The Project Gutenberg EBook of L'affaire Sougraine, by Pamphile Lemay This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: L'affaire Sougraine Author: Pamphile Lemay Release Date: March 17, 2008 [EBook #24861] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AFFAIRE SOUGRAINE *** Produced by R�nald L�vesque, Carlo Traverso, and the Online Distributed Proofreading Canada Team at http://www.pgdpcanada.net, and the BNQ (Biblioth�que Nationale du Qu�bec). L. Pamphile Lemay L'AFFAIRE SOUGRAINE QU�BEC TYPOGRAPHIE DE C. DARVEAU 1884 ============================================================ Enregistr� conform�ment � l'acte du Parlement du Canada, en l'ann�e mil huit cent quatre-vingt quatre par L. P. Le May, au bureau du Ministre d'Agriculture. ============================================================ L'AFFAIRE SOUGRAINE PROLOGUE LES DEUX FUGITIFS Il y a vingt ans les chemins de fer ne sillonnaient pas, comme aujourd'hui, les immenses prairies de l'ouest, et les voyageurs traversaient, � cheval ou � pied, la zone �tonnante qui se d�roule des bords du Mississipi aux montagnes rocheuses. Tant�t, dans la glauque prairie sans bornes, une caravane passait comme un tourbillon et s'estompait sur l'horizon, comme le bronze d'un bas-relief sur la corniche d'un temple; tant�t un chasseur, d�barrass� du joug qu'impose la soci�t� des hommes, cheminait seul, au hasard, buvant � la fontaine et dormant sur le foin vert, � la merci du ciel, avec les fauves et les oiseaux. Les blancs sortaient de leurs villages et les indiens sortaient de leurs montagnes, pour venir dans ces plaines chasser le buffle roux, et quelque fois des combats singuliers, plus souvent des engagements terribles, entre les bandes jalouses, arrosaient de sang le sol encore vierge. Nul �cho ne r�p�tait les clameurs des combattants, les �clats des mousquets, les plaintes des vaincus, les chants des vainqueurs. Tous les bruits s'�teignaient dans l'air morne; la solitude gardait ses secrets. Cependant le trappeur qui collait son oreille au gazon, pour interroger le d�sert, entendait d'�tranges murmures, et des tas d'ossements blanchis proclamaient, en ces lieux comme ailleurs, la malice des hommes. Un jour du mois de juillet de l'ann�e 18--, un indien s'en allait � travers la prairie, le fusil sur l'�paule, le regard fix� sur la cha�ne des montagnes rocheuses dont les pics s'enfon�aient comme une dentelure noire dans la lumi�re du ciel. Une jeune fille le suivait. Elle marchait avec peine et se laissait distancer souvent. Il l'attendait de moment en moment, sans murmurer, mais sans lui dire ces paroles d'encouragement qui font tant de bien � l'�me. De temps en temps la jeune fille pleurait et, du revers de sa main, elle essuyait les larmes du chagrin qui se m�laient aux sueurs de la fatigue. Elle pouvait �tre l'enfant de cet homme qu'elle accompagnait, mais la blancheur de son teint, l'�clat de son oeil bleu, la r�gularit� de ses traits, disaient qu'elle n'�tait pas indienne. D'o� venait-elle et pourquoi si jeune et tout �trang�re aux coutumes et au langage de l'habitant des bois, avait-elle laiss� sa famille et son village pour suivre les pas de ce chasseur? Il n'�tait point beau. Son visage plat et sans barbe, sa bouche largement fendue, sa peau cuivr�e, ses cheveux rudes qui tombaient en m�ches in�gales, n'en pouvaient faire un s�ducteur bien redoutable. Avait-il, par force ou par ruse, ravi cette fille � ses parents? Avait-elle volontairement d�sert� le toit paternel pour vivre la licencieuse existence sauvage? Il �tait bien coupable ou elle �tait bien perverse. Le soleil semblait toucher d�j� l'une des cimes �loign�es, et lui faire un nimbe d'or. Ses reflets moins chauds glissaient obliquement sur les flots de verdure qu'agitait le souffle du soir. La prairie rayonnait comme une mer profonde o� n'appara�t aucune voile. Pas un bruit, pas un chant, pas une plainte, sauf le fr�missement l�ger des tiges de foin sec qui s'emm�laient dans leur bercement. Les deux voyageurs s'arr�t�rent au bord d'une fontaine, allum�rent du feu avec l'herbe aride et firent r�tir une tranche de bison, mets d�licieux de ces sauvages endroits. --Les montagnes n'approchent pas vite, commen�a l'indien, et si tu ne marches plus, va, le soleil se l�vera deux fois sur la prairie avant qu'on dorme sous les grands arbres. --Je suis �puis�e, r�pondit sa compagne. --Il faut accoutumer tes pieds aux longues marches, Elmire, car l'homme de la for�t ne s'arr�te gu�re. Et puis l'on a bien fait de mettre un long espace entre le Saint-Laurent et nous. On informe, on fait des recherches l�-bas peut-�tre. --Le souvenir de ta femme me poursuit sans cesse comme un remords, Sougraine. Tu n'aurais pas d� l'abandonner, cette malheureuse, par le temps qu'il faisait, seule, sur la gr�ve de St. Jean. Elle ne serait peut-�tre pas morte. --Elle voulait mourir; tu sais, elle le disait; seulement, va! l'indien ne se pardonnera jamais l'imprudence qu'il a faite en laissant au cadavre la corde qui lui servait de ceinture. Elmire--c'�tait le nom de cette jeune personne--pencha la t�te sur sa poitrine et resta longtemps absorb�e dans un r�ve douloureux. Les derni�res lueurs du jour s'�teignirent peu � peu, les ombres s'�tendirent comme des voiles de deuil sur les champs infinis et le sommeil vint fermer les yeux des fugitifs. Au milieu de la nuit ils furent �veill�s par un bruit semblable au grondement du tonnerre. C'�tait le feu qui d�vorait la prairie. Le vent soufflait et les torrents de flamme, roulant comme des vagues en fureur, se pr�cipitaient vers eux. Des tourbillons d'aigrettes ardentes, form�es des grappes de foin, s'�lan�aient de tous c�t�s, et la rafale les semait pour allumer de nouveaux incendies. Le torrent poussait plus vite ses deux extr�mit�s comme pour former un cercle implacable autour des malheureux. La clameur, sourde d'abord, devenait �clatante, le sol tremblait, l'air �tait br�lant et des panaches de fum�e noire montaient vers le ciel. L'indien et sa compagne, pris de terreur, se mirent � fuir devant le fl�au. De temps en temps ils tournaient la t�te pour voir si le danger grandissait. La peur leur donna d'abord de nouvelles forces. Bient�t, cependant, ils s'aper�urent qu'ils faiblissaient et que leurs pieds perdaient de l'agilit�. Leur poitrine haletante ne suffisait plus � aspirer l'air chaud qui les enveloppait, leurs mains se crispaient comme pour saisir un appui, leur gorge r�lait, leurs paupi�res cuisantes et rougies s'ouvraient sinistrement. Ils couraient toujours et tr�buchaient dans les sinuosit�s du terrain. Le feu courait plus vite. L'indien, esp�rant d'abord se sauver avec sa compagne, n'avait pas voulu l'abandonner; mais � cette heure que le danger �tait grand, il songeait � se sauver seul et la laissait en arri�re. En vain, d'instant en instant, elle lui jetait un cri d�sesp�r�, il ne l'entendait plus; il ne voulait plus l'entendre. La crainte de la mort tuait son amour. Elmire retourna la t�te une derni�re fois et comprit que le salut �tait impossible. L'oc�an de flamme lui jetait d�j� ses bouff�es ardentes. Elle eut une pens�e pour sa m�re l�chement abandonn�e, pour son humble village si calme et si heureux, puis elle s'affaissa. ------ Dans une gorge tortueuse et profonde des montagnes rocheuses, une petite troupe de voyageurs canadiens cheminait avec pr�caution. Elle venait de la Californie. La soif de l'or l'avait attir�e dans cette r�gion lointaine, le besoin de revoir les rives natales la ramenait au bords du Saint Laurent. Elle avait brav� mille dangers pour atteindre les mines c�l�bres o� s'est pr�cipit� le monde des travailleurs aventureux, elle en bravait mille autres pour retrouver les joies de la famille et les charmes ind�finissables de la patrie. Parmi les gens qui composaient cette troupe se trouvaient L�on Houde, Ovide Beaudet et Casimir P�russe, de Lotbini�re. Houde, mari� et p�re de famille, les autres, gar�ons. Tous �taient durs � la fatigue, gais compagnons et bons amis. La troupe allait bient�t sortir de l'�pre chemin qu'elle avait heureusement suivi � travers les montagnes. Une derni�re nuit dans les ravins, � l'abri des rochers, et la partie la plus redoutable de l'immense route serait travers�e. On entrerait dans la prairie. Les sioux, ces terribles indiens de l'Ouest, n'avait pas d�couvert la marche des blancs et nul combat ne s'�tait engag�. A l'approche du soir, la tente fut dress�e au pied d'une muraille de roches coup�e en zigzag par un filet d'eau, et les voyageurs se couch�rent sur un lit de feuilles. Ils s'endormirent tour � tour de ce bon sommeil qu'apporte la fatigue, et leur esprit s'envola, sur l'aile capricieuse de l'imagination, vers les r�gions qu'ils avaient quitt�es, vers les plages qu'ils allaient revoir. Une sentinelle veillait � la porte de la tente, pour donner l'alarme au moindre bruit inusit�. Il ne fallait pas s'endormir dans une confiance funeste et perdre, au dernier moment, le fruit d'une longue prudence. On se rel�verait d'heure en heure, car il n'e�t pas �t� juste qu'un m�me homme veill�t toute la nuit. Le premier d�sign� par le sort vint s'adosser � un arbre, le revolver au poing, l'oreille attentive, puis, une heure �coul�e, il c�da sa place et s'en alla dormir. Il �tait minuit. Casimir P�russe sortit de la tente et se mit en faction � quelques pas, au bord du torrent. La nuit �tait tr�s noire, surtout au fond de cet ab�me on reposaient les voyageurs canadiens. Un silence presque lugubre r�gnait partout et le torrent lui-m�me, trouvant en cet endroit un lit de sable, se taisait. On n'entendait que la source voisine qui murmurait en descendant du rocher o� elle s'�tait creus� un lit capricieux. P�russe tira son briquet et fit sortir le feu de la pierre. Le tondre en br�lant r�pandit une odeur agr�able. Quand il eut fum� quelque temps il secoua les cendres de sa pipe sur des feuilles s�ches, � ses pieds, et une flamme l�g�re se mit � vaciller gaiement. Il prenait plaisir � regarder le rayonnement du feu sur les angles des rochers et sur les feuilles des arbres. Une douce m�lancolie enivrait son �me. Il songeait � sa m�re qui l'attendait en priant, � son p�re qui recevrait une bonne poign�e d'or, aux amis d'enfance qu'il �tonnerait par ses r�cits merveilleux. Et la flamme grandissait, et son p�tillement devenait vif. Une vo�te noire, dont l'oeil ne pouvait percer la masse t�n�breuse, pesait de plus en plus sur la ravine. P�russe ne voyait rien � cause de l'�clat de la flamme qui l'�blouissait. L'imprudent, s'il eut pu voir, il aurait aper�u, de l'autre c�t� du ruisseau, quelques ombres mena�antes qui se glissaient sans bruit et s'approchaient toujours. Il achevait sa faction et se disposait � �teindre, avant de se retirer, le feu qu'il avait allum�, quand, soudain, des sifflements aigus travers�rent les ombres. Il poussa une clameur et vint tomber � la porte de la tente, le corps perc� de fl�ches empoisonn�es. Les canadiens, tir�s violemment de leur sommeil, s'�lanc�rent dehors, la rage au coeur et d�cid�s � vendre cher leur vie. Un silence profond s'�tendait de nouveau sous les bois. Ce calme effrayant les �pouvantait plus que les cris et les menaces. Ils ne savaient pas o� se cachait leur tra�tre ennemi et ne pouvaient ni l'attaquer ni s'en d�fendre. Horrible position! Se sentir capable de lutter et ne pouvoir d�tourner le bras qui nous menace! attendre le coup fatal et comprendre l'impossibilit� de l'�viter! Quelques heures se pass�rent dans cette cruelle angoisse. Un sombre d�sespoir s'emparait des voyageurs, car ils savaient bien que les sioux ne s'�taient pas �loign�s et que s'ils ne se montraient point, c'�tait � dessein, pour atteindre leur but sans courir de dangers. On devait s'attendre � des attaques r�it�r�es, � des surprises fr�quentes. On tomberait probablement tour � tour, comme ce pauvre P�russe, dans la solitude sauvage, loin du cimeti�re b�ni de la paroisse.... Il fallait cependant se mettre en route; on ne pouvait ind�finiment demeurer l�. Et qui sait? quelques uns �chapperaient, peut-�tre, et pourraient aller raconter au pays le triste destin des autres. Alors, sur la terre impr�gn�e du sang de leur compagnon, ils tomb�rent � genoux et leur voix tremblante et pleine de larmes implora la protection de Marie, la consolatrice des afflig�s. ------ Au m�me instant, dans la lueur mourante du feu, il virent appara�tre un homme. Il �tait grand, jeune, et de toute sa personne se d�gageait un m�lange charmant de douceur et de dignit�. Ses cheveux tombaient en boucles noires sur son cou, sa l�vre �tait garnie d'une fine moustache et son menton, d'une barbiche. Il n'avait point la peau jaune des indiens; cependant il �tait basan�. Son regard n'�tait pas oblique et fuyant comme le regard du sioux, mais ferme et droit. Il portait un poignard � sa ceinture. D�s qu'il parut plusieurs revolvers se braqu�rent sur lui. --Arr�tez! fit-il, en levant la main, arr�tez! J'appartiens � la tribu sanguinaire qui vient de tuer l'un de vos amis, mais je r�prouve son action. Je suis chr�tien. A ces paroles une grande joie remplit l'�me des voyageurs. --Vous nous sauverez! s'�cri�rent-ils... n'est-ce pas? vous nous sauverez. --Silence! murmura l'�tranger; j'essaierai de vous sauver, mais qui sait ce qu'il m'en co�tera. Vous �tes enferm�s ici. Des guerriers sont partout qui vous guettent pour vous �gorger et vous piller. Je ne connais qu'un chemin, c'est celui-ci. Il montrait le roc � pic comme une muraille. --Impossible d'escalader ce rocher, reprirent les canadiens au d�sespoir. --Venez, dit-il. Il les conduisit � quelques pas, et, dans l'obscurit� il saisit une corde qui tombait du sommet abrupt. Il reprit: --Suivez-moi, ne craignez rien. Je l'ai solidement attach�e, cette corde; elle ne vous laissera pas tomber. Quand vous serez en haut, vous trouverez un guide; vous n'aurez qu'� fuir. Les voyageurs, tout exalt�s par la pens�e du salut, press�rent les mains loyales du guerrier et le suivirent. La corde �tait un lasso qui descendait par les m�andres de la source, et la source semblait faire tout le tapage possible afin d'�touffer le fr�lement des pieds et des mains contre les parois sonores. L'�tranger disait: --Vous emm�nerez avec vous une jeune fille de votre pays qui se trouve dans mon wigwam depuis quelques jours, et vous la rendrez � ses parents. Elle est en ce moment sur le rocher avec ma femme. Ce sera ma femme qui vous conduira. Elle veut s'en retourner au bord de la mer d'o� vient le soleil, car c'est l� qu'habite sa vieille m�re. Elle a une enfant, une petite fille de six mois qu'elle porte dans sa nagane, sur son dos. Vous prendrez soin de l'une et de l'autre; vous d�fendrez la m�re et l'enfant si elles ont besoin d'�tre d�fendues. Moi, j'irai vous rejoindre dans la prairie aussit�t que les sioux auront oubli� le m�compte que je leur pr�pare en ce moment. Si je partais avec vous ils me soup�onneraient. A leurs yeux la sainte action que je fais est un crime. L'un des voyageurs s'avan�a, c'�tait L�on Houde. --Je jure, dit-il, de prot�ger ta femme et ton enfant, et, s'il le faut, je me ferai tuer pour les sauver. --Merci, fit l'indien. Et il continua: --Ne soyez pas surpris de me voir vous parler comme je le fais. Je vous l'ai dit, je suis chr�tien. Le sang indien n'est pas le seul qui coule dans mes veines; il est m�l� au sang espagnol. Ma m�re venait de l'Espagne. Elle m'a bien aim�, ma m�re, et je lui garde un culte sacr�. Je n'ai pas vu le jour dans ces lieux sauvages; je suis n� dans le beau pays du Texas. J'aime votre belle langue. Je connais votre fleuve sans pareil, le grand St. Laurent. J'ai vu Qu�bec sur son rocher et Montr�al au pied des grands rapides. J'irai vivre encore au milieu de vous, car les coutumes barbares de mes fr�res indiens me font mal, et je travaille vainement � adoucir le caract�re de ces hommes aveugles; ils ne veulent point �couter mes conseils. Mais, h�tons-nous! Du courage et de la prudence. ------ Le sauvage et la jeune canadienne qui fuyaient devant les vagues br�lantes de la prairie, n'avaient pas remarqu�, dans leur terreur, un chasseur qui venait au galop de son coursier. C'�tait une lutte formidable entre ce chasseur et le fl�au. Celui-ci, dans sa fureur inconsciente semblait vouloir d�vorer le couple malheureux; celui-l�, dans son h�ro�sme voulait les sauver. Tous les deux s'approchaient dans une course vertigineuse. Le cavalier �peronnait son cheval, le vent poussait la flamme. Le cheval �cumait et ses naseaux �taient bruyants comme les soufflets d'une forge; la flamme roulait comme une trombe et jetait un mugissement effroyable. On se f�t demand� quelle folie poussait cet homme vers l'implacable brasier. La folie de la charit�. Il passa comme un trait � c�t� de Sougraine et vint s'arr�ter aupr�s de la jeune fille �vanouie sur l'herbe. Il sauta de cheval, enleva l'infortun�e d'un bras vigoureux, la mit en croupe et reprit sa course. Cette fois, il fuyait l'incendie. Alors Sougraine se jeta � genoux en levant les deux mains comme pour l'implorer. Le chasseur le fit monter pr�s de lui, en arri�re, et dirigea sa monture rapide vers une gorge des montagnes, dans l'�loignement. Les sioux qui le virent entrer dans le campement se moqu�rent de lui, disant que les guerriers, ses p�res, quand ils revenaient de la prairie n'emportaient des blancs que la chevelure. --Vous oubliez, r�pondit le chasseur, que ma m�re appartenait � cette race blanche que vous ha�ssez: vous oubliez que ma religion m'oblige � faire du bien � tous les hommes. En parlant ainsi il regardait ses compagnons d'un oeil ferme, et sa voix vibrait, comme l'acier de son poignard. L'un des sioux, le plus vieux, lui r�pliqua cependant: --Si la Longue chevelure--c'�tait le nom sauvage du jeune chasseur. Chez les blancs on l'appelait Leroyer--Si la Longue chevelure a peur du sang que ses a�eux comme les n�tres aimaient � boire dans le cr�ne de l'ennemi; si la Longue chevelure d�teste nos coutumes anciennes et le culte de nos Manitous; si la Longue chevelure aime la vie paresseuse et les l�ches habitudes des Visages p�les, il peut s'�loigner de notre vaillante tribu, et retourner aux lieux d'o� il vient. Nous l'avons jadis accueilli avec joie, nous le verrons s'�loigner sans regrets. C'�tait le chef qui parlait ainsi. L'irriter n'e�t pas �t� prudent. La tribu l'entourait de respect et tous les guerriers ob�issaient � sa parole. La Longue chevelure ne fit qu'ajouter: --Vous connaissez mal les Visages p�les, car vous ne les jugeriez pas aussi s�v�rement, et, loin de les tuer comme des chiens, quand vous les surprenez, vous leur presseriez la main comme � des fr�res. --Des fr�res qui nous traquent comme des b�tes fauves, r�pondit le vieillard, qui nous poussent sans cesse au fond des bois, s'emparent de nos for�ts, de nos montagnes, et nous laissent mourir de faim sur nos rochers. Leroyer entra dans son wigwam, et quand les fugitifs furent remis de leurs fatigues et de leur terreur il les interrogea. --Cette jeune personne est-elle ta femme? demanda-t-il � l'Ab�naqui. --Oui, elle est ma femme, r�pondit Sougraine. --Elle est bien jeune. --Oui, c'est vrai, mais elle est ma femme. --D'o� venez-vous? o� vous �tes-vous mari�s? --On vient du Canada, de Notre-Dame-des-Anges, une paroisse sur la rivi�re Batiscan, au nord du grand fleuve. On s'est mari� � St. Jean Deschaillons, au sud. C'est l� que ma femme est morte. --Ah! tu as perdu une premi�re femme? Et quand cela? --A la derni�re chute des feuilles.... --Tes parents, dit-il � la jeune fille, ont-ils consenti � ton mariage, et savent-ils o� te conduit ton mari? La jeune fille baissa la t�te et ne r�pondit point. --Si tu me trompes, reprit Leroyer s'adressant � Sougraine, tu t'en repentiras. Je veux savoir la v�rit� et j'ai droit de la savoir, moi qui viens de vous sauver la vie � tous deux. L'Ab�naqui h�sita un moment, puis faisant un effort. --Oui, c'est vrai, tu nous as sauv� la vie; tu es bon et tu auras piti� de nous encore. Je te parlerai la v�rit�. On n'est pas mari�, mais on le sera d�s qu'il sera possible de trouver un missionnaire. --Sougraine, ordonna la Longue chevelure, et sa parole �tait solennelle, cette jeune fille sera comme ta soeur, d�sormais. L'Ab�naqui s'inclina. Elmire dit, baissant les yeux et rougissant de honte: --Je ne suis plus une soeur pour lui. Il me doit protection. --Il passe de temps � autres des caravanes de Visages p�les qui se dirigent du c�t� du soleil levant, continua la Longue chevelure, parlant � la jeune fille, tu suivras l'une de ces caravanes et tu retourneras dans la maison de ton p�re. Ma femme, qui souffre au milieu de notre tribu, veut s'en aller avec son enfant dans le beau pays d'o� elle vient. Vous voyagerez ensemble. Je vous rejoindrai si quelque raison m'emp�che de partir avec vous. L'occasion attendue ne tarda gu�re. Les voyageurs qui revenaient de la Californie s'�taient depuis longtemps engag�s dans les gorges o� nous les avons vus et s'approchaient de la retraite des sioux. Ils venaient d'�tre trahis par la clart� du feu allum� sous les bois, et P�russe se tordait sur le sol dans une terrible agonie. Les sioux qui avaient surpris le camp des voyageurs n'�taient pas nombreux; ils n'os�rent point exposer leur vie inutilement. Ils savaient que tous les guerriers de la tribu seraient contents de prendre part � un combat. Au reste, les derni�res lueurs du feu vacillaient sous les rameaux et bient�t l'on ne se verrait plus; il valait mieux attendre le jour. Les Blancs ne bougeraient point dans ces t�n�bres �paisses et, d�s le matin, quand ils voudraient s'�chapper, un cercle de vaillants ennemis les �treindrait mortellement. Le chef fut aussit�t averti de ce qui venait de se passer. Il tint conseil pendant la nuit, et, comme l'avaient pr�vu les assassins de P�russe, l'extermination de la bande �trang�re fut d�cid�e. C'est alors que la Longue chevelure voulut, au risque de sa propre vie, d�livrer les malheureux voyageurs, et qu'il vint les trouver en secret, se glissant au moyen d'un lasso, par le chemin difficile que l'on sait, afin d'�viter la rencontre de ses fr�res les sioux. Les canadiens escalad�rent le rocher. La femme de la Longue chevelure les attendait. --Par ici, dit-elle. Comme des ombres les voyageurs d�fil�rent, l'un apr�s l'autre, sous les arbres noirs de la montagne. Une jeune femme les guidait. Elle portait une nagane sur son dos et, dans la nagane, une jolie petite fille qu'un ange gardien faisait sourire pour l'emp�cher de pleurer; car ses cris n'auraient pas manqu� d'�tre entendus et d'�veiller les soup�ons des farouches sauvages. PREMI�RE PARTIE Vingt-trois ans apr�s. UN BAL CHEZ MADAME D'AUCHERON I --On sonne, Ad�le, allez donc ouvrir. --J'y cours, monsieur. Et la vieille servante qui r�pondait au nom d'Ad�le, s'avan�a vers la porte, de ce pas tranquille et tra�nard d'une personne qui est toujours s�re d'arriver assez t�t. Elle revint moins vite encore, les yeux fix�s avec �tonnement sur une grande lettre carr�e. Elle pensait: --Il doit y en avoir long. Il a besoin de savoir lire, le professeur.... --Voici, monsieur, dit-elle, en tendant � son ma�tre le large pli cachet�. --Diable! fit celui-ci, une �criture de femme. Et il lut � demi-voix: Monsieur Antoine Duplessis, Instituteur. Il d�chira le bout de l'enveloppe. --Une carte! de l'imprim�, s'il vous pla�t! J'aime bien cela: �a se lit vite. Voyons, que dit-elle cette carte majestueuse? _Monsieur, madame et mademoiselle D'Aucheron prient monsieur et madame Duplessis de les honorer de leur pr�sence, vendredi soir, le 11 janvier, � 9 heures. R. S. P. On dansera._ --On dansera! on dansera! murmura le vieux professeur: �_Bien danse pour qui la fortune chante_....� Mais �_Tout le monde ne s'accommode pas d'une m�me chaussure_.� N'importe, continua-t-il, �_On ne doit juger d'homme, ni de vin, sans les �prouver soir et matin_.� Et comme je n'ai �prouv� monsieur D'Aucheron, ni le soir ni le matin, je ne saurais le juger. Tout de m�me cette invitation me semble assez dr�le, assez surprenante. �_Il doit y avoir anguille sous roche�. �On a souvent besoin de plus petit que soi._� Si j'allais �tre utile � M. D'Aucheron, ou, plut�t, si monsieur D'Aucheron allait m'�tre utile. Car le plus petit de nous deux n'est peut-�tre pas celui qu'on pense... Irons-nous � cette soir�e? Il est un peu tard: Nous c�toyons la soixantaine... Vendredi, le onze, c'est demain, et demain j'ai des pauvres � visiter. Passer du taudis au palais la transition n'est gu�re naturelle. Il n'y a pas de malheureux, cependant, que ceux qui habitent des cabanes o� le vent et la neige s'engouffrent. J'ai vu couler des larmes dans la demeure de l'opulence. La douleur habite un peu partout, et le bonheur vient souvent de sortir quand on frappe � sa porte.... Si je parlais de mes pauvres � madame D'Aucheron? Si je lui demandais de prendre sous sa haute protection cette bonne vieille femme que la Saint-Vincent de Paul nourrit et loge depuis quelques mois?... Une vieille qui ne veut plus porter d'autre nom que celui de la Sainte Vierge. La m�re Marie! Un bal, cela peut avoir du bon. C'est un bal; la carte ne le dit pas mais toute la ville le sait. On veut fiancer mademoiselle D'Aucheron.... Pauvre enfant!... Pourquoi choisir le vendredi, par exemple? Pour braver la superstition, je suppose... �_Tel rit vendredi, dimanche pleurera_.� Monsieur D'Aucheron ne veut-il pas se faire �lire d�put� pour un comt� quelconque? Il ne serait pas difficile sur le choix.... Il arrivera car il a du toupet et il donne des bals. Mais �_Mesure la profondeur de l'eau avant de t'y plonger_.� Les grands de notre petit monde vont se pavaner dans ses salons. Si quelques uns de nos ministres s'y trouvent je les aborde. Il faut qu'ils me promettent de donner � nos institutions de charit� une subvention plus g�n�reuse. �_Qui donne aux pauvres pr�te � Dieu_.� Ce sera de l'argent bien plac�. Et personne au monde n'est plus reconnaissant que le bon Dieu. Il peut emp�cher une crise minist�rielle en inspirant l'esprit de soumission aux brebis r�tives, et retenir au pouvoir pendant tout un parlement, au grand �bahissement du public qui n'y voit goutte, un minist�re politiquement condamn�. J'irai au bal, oui, j'irai.... Pourtant, je n'irai pas, non, je n'irai pas. Tout en monologuant le brave instituteur marchait, les mains derri�re le dos, dans la petite pi�ce qui lui servait de salle d'�tude. Sa femme l'entendait bien mais s'inqui�tait peu, vu qu'il avait l'habitude de se parler ainsi � lui-m�me. Pourtant, quand il r�p�ta d'un ton ferme: J'irai, oui, j'irai!... Je n'irai pas!... non, je n'irai pas!... elle ne put r�sister � la curiosit�, entr'ouvrit la porte et lui demanda o� donc il se proposait d'aller et de ne pas aller. Tu me fais songer, ajouta-t-elle en riant, �.... Elle n'eut pas le temps de finir. --Au bal, ma ch�re, c'est au bal que nous allons demain soir. Tiens, vois. Il lui mit sous les yeux la carte d'invitation. --Les D'Aucheron sont bien aimables, reprit madame Duplessis, mais je ne vais pas � leurs soir�es.... --Attention, femme, �_Il vaut mieux tomber de cheval que de la langue._� --Je ne vais pas � leurs soir�es, de m�me que je ne vais pas aux soir�es des autres. Je ne vais jamais dans le monde, tu le sais bien. --Moi non plus, ma femme, mais il pourrait se faire que j'irais demain. Les �lections approchent et il y aura de la politique dans les entr'actes. J'ai des int�r�ts � sauvegarder. J'irais chez le diable si j'�tais s�r d'y trouver le bon Dieu. --Comme je n'ai que mon repos � sauvegarder, moi, continua madame Duplessis, je te laisserai sortir seul. Au reste, quel �clat apporterais-je � ce bal? Personne ne tient � m'y voir; pas m�me monsieur ni madame D'Aucheron qui me prient de les honorer de ma pr�sence. --Ma femme, vous avez un grain de malice aujourd'hui; remettons la partie � demain. Cependant je croyais que vous portiez int�r�t � mademoiselle D'Aucheron et que vous seriez contente de saisir cette occasion de la voir. --C'est une colombe dans un nid de merles. --N'ach�ve pas! n'ach�ve pas! nous irons peut-�tre chanter dans ce nid de merles, demain soir. --On sonne, Ad�le, allez ouvrir, cria de nouveau le professeur. J'y cours, Monsieur, r�pondit, encore l'ob�issante fille, qui courait toujours et n'en allait jamais plus vite pour cela. --Encore une lettre! fit-elle, en revenant du m�me pas lentement empress�, mais une lettre d'une grandeur raisonnable, cette fois. Duplessis prit la lettre des mains de la servante: --Toujours une �criture de femme, dit-il; des pattes de mouche. Tiens! ce n'est pas pour moi. A Madame, Madame Antoine Duplessis, rue D'Aiguillon, Qu�bec. --Pour moi? exclama Madame Duplessis, un peu surprise. Elle ouvrit la lettre et lut: Ma ch�re Madame Duplessis, --Un jour, nous sortions toutes deux d'une maison pauvre o� g�missaient des orphelins qui vous appelaient leur m�re, vous m'avez montr� un jeune homme qui rentrait dans une �glise et vous m'avez dit: S'il y en avait plus comme celui-l� le bonheur du m�nage serait moins probl�matique. Suivons-le? vous demandai-je �tourdiment; et nous all�mes nous agenouiller aupr�s de lui, devant l'autel. Nos regards se rencontr�rent et je ne sais quelle �motion j'�prouvai. Nous sort�mes, il priait encore. Je sentais toujours le rayon de son oeil m�lancolique qui cherchait mon coeur. Nous nous rev�mes, vous le savez. Nous nous aimions d�j�. C'est � vous que nous devons notre bonheur. Il sera ici, demain soir, lui, mais il y en aura un autre, un autre choisi par mes parents. Notre paix est menac�e. Vont �tes de bons conseil, aidez-moi. Venez � notre soir�e pour m'emp�cher de faire des coups de t�te... ou de coeur. L�ONTINE D'AUCHERON. L'Instituteur ajouta: --Cela veut dire, premi�rement, que tu prot�ges les amoureux; deuxi�mement, qu'on aura besoin de toi, demain soir; troisi�mement, que nous irons tous deux au bal pour la premi�re fois de notre vie, vendredi le onze janvier de l'an de Notre Seigneur mil huit cent... et caetera. II Pendant que les cartes d'invitation volaient � leur adresse, Madame D'Aucheron et Mademoiselle L�ontine allaient d'un magasin � l'autre. Il faut tant de colifichets, tant d'atours pour passer � travers un bal sans laisser trop de sa toison sous la dent de la m�disance. Les amis sont implacables, surtout quand on les f�te bien. --Rendons-nous chez Glover, dit Madame D'Aucheron; j'aime mieux acheter chez les Anglais; c'est plus _chic_.... La jeune fille sourit et, de son l�ger manchon de loutre, prot�gea contre le froid sa bouche mignonne. En janvier la brise qui souffle ne fait pas �panouir les fleurs. Elle passe sur d'�ternels champs de neige et ne nous apporte ni babil d'oiseaux, ni murmures de ruisseaux, ni frissonnements de feuilles, ni bouff�es de parfums. Elle est glac�e et ses aiguillons vous fouillent comme des lames de poignards. Devant la vitrine de Glover il y avait un curieux, un homme �g� de plus de cinquante ans, pas gros, pas grand, cuivr�, sans barbe, le blanc de l'oeil un peu jaune et la bouche large fendue. Il portait un _capot de couvertes_ avec une raie noire dans le bas, une ceinture _fl�ch�e_, des mitaines de caribou, un casque de chat sauvage. --C'est un indien, dit L�ontine � sa m�re. Il y en a plusieurs en ville en ce moment-ci. Madame D'Aucheron s'arr�ta pr�s de l'�tranger, lui jeta un regard distrait et se mit � examiner les articles de fantaisie �tal�s derri�re les glaces brillantes. A chaque nouvel objet qu'apercevait sa convoitise, elle poussait un cri d'admiration. --Que ce fichu est beau! c'est de la dentelle de vrai fil--Ah! ces mouchoirs, quelle fine broderie!... Regarde donc ces gants!... Quelles mains �l�gantes ils doivent faire!... Il n'y a personne comme ces Anglais pour savoir acheter. --Et vendre, ajouta L�ontine avec une pointe d'ironie. L'Indien regardait furtivement cette jolie dame entich�e des choses anglaises, et semblait prendre plaisir � �couter le son de sa voix au diapason un peu trop �lev�. Les deux femmes entr�rent, choisirent quelques unes des derni�res nouveaut�s, ce qui fut assez long, puis sortirent pour aller ailleurs. L'indien �tait toujours l�. --Ce n'est point devant la vitrine d'un marchand canadien qu'il resterait aussi longtemps, observa madame D'Aucheron. Il se trouve de ces sauvages qui ne manquent pas de go�t. Elles se dirig�rent enfin vers le faubourg St. Jean, suivant la grande rue jusqu'� la c�te Ste. Genevi�ve. Mademoiselle D'Aucheron descendit � la rue Richelieu pour rendre visite � son amie mademoiselle Ida Villor, et sa m�re rentra. III Monsieur D'Aucheron sonnait chez le notaire Vilbertin, son ami, pendant que Madame D'Aucheron visitait les boutiques de nouveaut�s. --Le notaire est-il chez lui? demanda-t-il au clerc qui vint ouvrir. Le clerc n'avait pas encore r�pondu qu'une voix caverneuse s'�cria: --Entre, mon vieux, j'y suis en corps et en �me en corps surtout, car mon �me, je ne sais pas au juste o� elle loge. Le visiteur entra. Une poign�e de main fut �chang�e. Les deux amis qui se trouvaient r�unis ne se ressemblaient gu�re, si ce n'est par l'�ge. L'un et l'autre, toutes voiles au vent, voguaient vers la pleine mer, mais ne faisaient que de laisser les rivages de la jeunesse. En langage ordinaire, l'un et l'autre ne d�passaient gu�re trente � trente cinq ans. D'Aucheron, quant au physique, �tait demeur� dans les limites du bons sens, le notaire prenait des envergures de ballon. Le premier �tait assez grand, le second, trop court, roulait plut�t qu'il ne marchait. D'Aucheron cultivait l'ambition, pr�tendait mener de pair plusieurs besognes, se prodiguait, faisait l'important, posait; le notaire rempla�ait toutes ces mis�res par une seule: l'avarice. Depuis plusieurs ann�es il vivait dans l'isolement. Son �tude �tait comme une toile d'araign�e. Il se tenait tapi dans le fond, attendant l'imprudente victime. Il pr�tait � la petite semaine et � la grosse rente. Sa charit� �tait une roue d'engrenage d'o� l'on sortait parfaitement broy�. Il s'�tait mari� pour avoir de l'argent. Sa femme eut la chance de mourir avant de le conna�tre. Elle s'endormit en paix apr�s quelques mois d'illusions. Le beau p�re avait fait la sottise de la pr�c�der dans un monde que l'on est convenu d'appeler meilleur. A son lit de mort il manda son gendre et lui parla longuement. Que lui dit-il? Rien de bien agr�able � coup s�r, car ce brave gendre fit une grimace significative et donna pendant longtemps libre cours � sa mauvaise humeur. Vilbertin cultivait une autre passion bien inoffensive, en apparence du moins: la passion de la chasse. Je me trompe, il ne la cultivait pas, il la r�primait � cause du plomb perdu et de la poudre qu'il ne fallait pas jeter aux moineaux. Pourtant, une fois l'an, elle se r�veillait si vive qu'il ne r�sistait plus; une fois l'an, toujours � la m�me �poque, � l'�poque des vents glac�s et des neiges �clatantes, � l'�poque des grands caribous fauves. --Eh bien! dit-il � l'ami qui entrait, comment vont les affaires. --A merveille. --Vas-tu avoir une section du chemin de fer � construire? --Je l'esp�re. Plusieurs ministres m'ont promis d'assister � mon bal. Or, tu le comprends, c'est dans les soir�es, au souper, quand le vin coule abondamment et que les femmes se montrent aimables, que les grandes questions se traitent le mieux et que les travaux les plus consid�rables trouvent des hommes d'�nergie pour les entreprendre. La reconnaissance de l'estomac, mon cher, c'est la plus vive... et la plus durable. C'est ma femme qui a con�u cette id�e de bal. --C'est ta femme qui a!... tiens! il me semblait que... mais enfin. Ta femme elle est diplomate comme Bismark. --Quand une femme se m�le de la politique, ou de ses annexes, elle peut enfoncer les plus retors. --Elles ont des moyens que nous ne poss�dons point. --Les femmes m�nent le monde, mon cher. Nous allons o� elles veulent, nous faisons ce qu'elles d�sirent, et, du fond de leurs boudoirs, elles rient bien de nos pr�tentions et de notre vanit�. --Moi, dans ce cas, je ne fais plus partie du monde, car j'ignore enti�rement le pouvoir occulte de la femme. --Puisses-tu toujours y �chapper! D�fie-toi, cependant, car il suffit d'un regard pour �veiller le coeur le plus endormi. Tiens! moi... Mais je ne suis pas venu pour soutenir une th�se, comme un docteur, ou m'�pancher comme un amoureux. J'ai besoin de quelques dollars, une centaine tout au plus, pour terminer les appr�ts de ma f�te. Elle va �tre �blouissante, ma f�te. Il faut qu'on en parle longtemps. Plusieurs journalistes y sont convi�s. Les principaux. Les journalistes, voil� des gens qui ont du flair. Il y en a qui sont de force � faire lever la perdrix o� il n'y a que des merles, et � mettre en fuite, par leurs aboiements, le gibier du carnier. Le notaire ne l'�coutait plus, il calculait. --Cent piastres pour terminer, diable! le commencement a d� �tre joli. Et si tu allais manquer ta section? Si ces messieurs avaient la digestion p�nible et l'estomac ingrat? --J'ai une autre corde � mon arc, une bonne, celle-l�. --Montre vite cette corde supr�me qui... t'attend. --Je marie ma fille adoptive. Elle a fait tourner la t�te � notre jeune ministre. --D'Aucheron, mon ami, je te souhaite du succ�s. --Et tu me pr�tes de l'argent? --Et je te pr�te de l'argent; mais signe-moi un bon re�u. Entre amis, tu sais, il faut savoir s'obliger. Le p�re Duplessis nous honorera probablement de sa pr�sence demain soir, reprit D'Aucheron, souriant un peu m�chamment. --Duplessis? Il va nous parler de ses pauvres. Il collectionne des veuves et des orphelins. Je suppose qu'il nous passera le chapeau pour qu'on y jette l'obole de la charit�. Enfin, tu es bien libre d'avoir qui te pla�t. --De la politique, mon bon, de la politique. Ce vieux p�dagogue est populaire en diable dans son quartier. Les pauvres l'adorent. Ils lui br�leraient de l'encens sous le nez. Les �lections ne sont pas loin et le jeune ministre qui est mon intime, tu sais.... --Par ta femme. --Vilbertin! --Oui, c'est par ta femme que je le sais. --A la bonne heure. Eh bien! le jeune ministre m'a demand� mon appui. Il conna�t mes ressources. J'ai tout de suite pens� � Duplessis. C'est l'homme. Cela va le flatter de se trouver en contact avec les sommit�s de notre monde. Il va voir comme sont joyeux, aimables et bons gar�ons, dans nos salons, ces hommes que l'amour du devoir et le d�vouement � la chose publique rendent si ch�res et si redoutables dans leurs bureaux. Tu vois l'encha�nement? Ma femme prend Duplessis, car c'est elle qui a con�u cette id�e. --Diable! encore! elle.... Il n'eut, pas le temps de finir sa remarque. D'Aucheron continua: A chacun le sien. Duplessis prend le ministre et le soigne comme ses pauvres; le ministre prend son mandat, gr�ce au d�vouement de Duplessis, et moi j'attrape ma section de chemin, par le ministre, et toi tu partages avec ton ami la poule aux oeufs d'or. --C'est bien agenc�. Mais ta femme, quelle influence exerce-t-elle sur ce vieil instituteur pour le forcer � venir � ta soir�e, lui qui ne va jamais dans le monde? --Un cha�non que j'ai oubli�. C'est par ma fille adoptive. L�ontine conna�t madame Duplessis et elles se rencontrent souvent dans les galetas de l'indigence et chez les Dames de la Charit�. --Voil� pr�cis�ment ce qui fait que madame Duplessis ne viendra pas au bal. L�ontine a d� lui �crire un mot. Je ne sais quoi par exemple; elle n'a pas voulu nous le dire. Mais elle lui aura fait croire sans doute qu'il y allait de l'int�r�t de ses besoigneux. C'est une fine mouche que cette L�ontine, et f�t-t-elle ma propre fille, je ne l'aimerais pas davantage. --Si j'avais ma bonne petite femme moi, observa en poussant un profond soupir, le dodu notaire, je l'aimerais bien aussi ce me semble, et je ne serais pas seul aujourd'hui! J'aurais un peu de gaiet� dans ma maison; je me reposerais mieux de mes soucis. Cela est si gai une jeune femme de vingt ans dans une chambrette fra�che. C'est l'oiseau qui gazouille dans sa cage. C'est... --Tiens! tiens! voil� que tu fais du sentiment. Je ne te connaissais pas ce c�t� sensible. --Parce que l'on se donne s�rieusement aux affaires, il n'en faut pas conclure que le coeur est compl�tement dess�ch�. Si je te disais tout, vraiment tu serais �tonn�. --Tu me diras tout et tu m'�tonneras... si tu peux, mais pas aujourd'hui. J'ai � d�penser les cent dollars que tu m'avances avec tant de bont�... et de prudence, puis j'irai me reposer un instant chez moi. Il faudra que je rencontre ensuite la d�putation indienne de B�cancour. Les ministres m'ont pri� de leur pr�parer les voies. Il n'est pas toujours ais� d'arriver promptement � une entente avec ses farceurs-l�. --Je parle des indiens de B�cancour. Il est bon de les endoctriner un peu. --Que veulent-ils? --Des r�serves, des r�serves, et encore des r�serves. L�-dessus D'Aucheron sortit. IV Il y avait un vacarme d'enfer, le soir de ce jour-l�, dans l'une des petites salles noires de l'auberge du Loup-garou, � la basse ville. La fum�e flottait �paisse sous le plafond sale; l'�cre senteur du tabac vous mordait � la gorge; maintes personnes parlaient, criaient, chantaient, riaient � la fois. On ne s'entendait plus gu�re, on ne se comprenait plus du tout. La ma�tresse de la maison risquait de temps en temps un mot de reproche, un conseil, une supplication, mais rien n'y faisait; on r�pondait par un redoublement de tapage. --Il n'y a donc pas de chef parmi vous? dit-elle, � la fin. Alors, piqu� dans sa dignit�, l'un des hommes se leva. --Metsalabanl� est le chef, r�pondit-il gravement, et il sait bien qu'on lui ob�ira s'il commande. --Metsalabanl� est le chef, affirm�rent plusieurs et les indiens respectent leur chef. Ces bruyants h�tes �taient pour la plupart les Ab�naquis de la Rivi�re B�cancour, auxquels M. D'Aucheron avait fait allusion chez Vilbertin. Ils venaient en effet demander au gouvernement certaines faveurs pour leur tribu dispers�e. Metsalabanl�, leur chef, �tait un homme assez petit, pas replet du tout, plut�t maigre. Une l�g�re moustache couvrait mal sa l�vre sup�rieure. Il paraissait avoir d�pass� la cinquantaine, avait l'air doux, peu pr�somptueux. Cependant quand il affirmait ses pr�rogatives, il le faisait avec un accent qui indiquait de la fermet�. On l'aimait, cela paraissait �vident. Il voulut que le silence se f�t, et sur le champ, l'auberge du Loup-garou rentra dans le calme. Parmi les Ab�naquis se trouvaient deux indiens �trangers. L'un, grand, bien fait, avec un front plus large que ne l'ont d'ordinaire les enfants des bois, un oeil per�ant mais doux, un langage magnifique, une longue chevelure rejet�e en arri�re; l'autre, petit, gr�le, un peu rid�, l'air inquiet, morne, soup�onneux. Le premier avait un type particuli�rement remarquable, et semblait un objet d'admiration pour ses nouveaux amis. Il pouvait avoir cinquante ans, se disait moiti� sioux, moiti� espagnol. C'�tait la Longue chevelure ou Leroyer. Le second ne disait ni son �ge, ni son nom, ni sa tribu. Il ressemblait aux Ab�naquis, mais venait des montagnes de l'ouest. Ses compagnons le nommaient: la Langue muette. C'est lui qui se trouvait devant la vitrine de Glover, et dont madame D'Aucheron avait admir� le bon go�t. Monsieur D'Aucheron entra dans l'auberge au moment o� le calme se r�tablissait. Il crut qu'on se taisait par respect pour lui. Il s'annon�a comme l'envoy� du gouvernement, et fut l'objet d'une v�n�ration presque sacr�e. Il se montra habile, parla beaucoup pour ne rien dire, fit esp�rer tout sans rien promettre, et mit le comble � sa r�putation d'homme sup�rieur en priant les indiens de venir danser leur danse de guerre, � son bal, le lendemain, � minuit pr�cis. C'�tait une id�e, mais qui ne venait pas de lui. Sa femme, toujours poursuivie par la pens�e du sauvage intelligent qui admirait les marchandises anglaises, avait trouv� cela. Elle �tait ravie de son id�e. Ce serait du nouveau, pensait-elle, et du rare. Une surprise � tout renverser. Une bande de sauvages faisant irruption dans une salle �clatante, jetant leur cri de guerre et dansant leur ronde infernale sous des flots de lumi�res, quel succ�s! Ni madame de St. Flon, ni madame La merci�re, ni madame Duponteau ne pourraient rien imaginer de semblable. Elles en cr�veraient de d�pit. Quel triomphe! D'Aucheron dut aller le soir m�me rencontrer les Ab�naquis. Sa femme attendait son retour avec anxi�t�. Quand il rentra, elle �tait p�le de crainte. La crainte d'un d�sappointement. --Viennent-ils? demanda-t-elle d'une voix mal assur�e. --Ils m'ont presque bais� les pieds. Au temps du paganisme, je serais devenu leur idole... --Mais vont-il venir? --S'ils vont venir? oui, � minuit juste. Madame D'Aucheron se frappa dans les mains, embrassa sa fille et son mari. ---- L�ontine avait une amie, Mademoiselle Ida Villor, une douce jeune fille, son ancienne compagne de classe. Ida perdait son p�re alors qu'elle �tait encore au berceau. Sa m�re, venue de la campagne pour cacher un peu sa pauvret� parmi les nombreuses mis�res inavou�es ou inaper�ues de la ville, vivait du travail de ses mains ne reculant devant aucune t�che, se levant t�t se couchant tard, trouvant chaque jour cependant quelques instants pour aller prier � l'Eglise voisine. C'est au pied des autels, � genoux dans la poussi�re du saint lieu, qu'elle retrempait son �me souffrante. La pri�re est la force des faibles. Ida la suivait toujours et s'�tait form�e de bonne heure � cette vie pieuse de bien des jeunes filles, qui observent dans le monde les saintes pratiques du clo�tre. La douce intimit� qui r�gnait entre les deux jeunes filles ne pouvait qu'�tre agr�able � madame Villor, car L�ontine montrait aussi les plus heureuses dispositions de l'esprit et du coeur. Plus gaie, plus p�tulante qu'Ida, elle avait de fantastiques id�es parfois, et souvent �tonnait ses amies par ses singularit�s. L'�trange lui plaisait; elle ne faisait rien comme les autres, tout en ne faisant que d'excellentes choses. Madame D'Aucheron disait en parlant d'elle: --Bah! ces enfants trouv�s, ils sont p�tris de charmes et de caprices. Elle s'ennuyait d'�tre seule, madame D'Aucheron, elle s'ennuyait d'�tre seule et sentait le besoin de fa�onner un coeur et une intelligence. Elle alla donc demander un jour � l'hospice de la charit� l'une de ces petites cr�atures qui sont semblables aux fleurs du d�sert, aux fleurs du d�sert �closes d'une larme de l'aurore et d'un rayon de soleil, aux fleurs du d�sert que nulle main bienfaisante n'arrose ou ne recueille. Heureusement que l'enfant se modela sur sa compagne de classe et fut plus touch�e des discours admirables et de la vertu r�sign�e de madame Villor que des sottes conversations et du caract�re l�ger de sa m�re nourrici�re. V Madame Villor demeurait au troisi�me et dernier �tage d'une maison. Quatre petites chambres d'une exquise propret�, pleines de fleurs et de soleil, donnant sur la luxuriante vall�e Saint Charles et les onduleuses Laurentides, lui composaient son logement. C'est vers ce joli petit nid que monta mademoiselle L�ontine, apr�s qu'elle se fut s�par�e de madame D'Aucheron, au coin de la c�te Ste Genevi�ve et de la rue St. Jean. Elle trouva madame Villor et sa fille tout en pleurs. Cela la surprit beaucoup, car elle savait combien elles avaient de courage et de r�signation. Elle les embrassa l'une et l'autre. --Je regretterais d'�tre venue surprendre votre chagrin, commen�a-t-elle, si je n'esp�rais y apporter quelqu'adoucissement. --Nous sommes bien malheureuses, ma pauvre L�ontine, r�pondit Ida. --Qu'y a-t-il donc? que se passe-t-il ici? --Nous ne pouvons payer notre terme et le propri�taire menace de nous jeter sur le pav�... --En plein coeur d'hiver! quelle cruaut�! mais non, cela ne se fera pas. Vous trouverez des amis dans vos jours d'�preuve. --Pauvre enfant, dit madame Villor, tu ne connais gu�re le monde, et tu juges les autres d'apr�s tes bons sentiments. --Et quel est ce propri�taire qui vous menace de la sorte? --Le notaire Vilbertin. --Vilbertin! c'est l'ami de papa. Soyez tranquilles, vous ne serez point maltrait�es. Je parlerai pour vous � mon p�re; je parlerai au notaire. J'ai de l'influence; vous verrez. Consolez-vous; riez. Voyons, ne pleurez plus,--je vous promets que tout cela va s'arranger. On entendit tout � coup des pas l�gers qui montaient dru les degr�s tortueux, et une voix joyeuse qui �grenait des notes d'oiseau qui s'envole. --C'est Rodolphe, fit madame Villor. --Je me cache, dit L�ontine. Une espi�glerie. La porte s'ouvrit. --Bon jour, petite tante, bon jour, jolie cousine! Embrassons-nous: j'ai du bonheur plein le coeur: j'en ai jusque sur les l�vres... maintenant que je vous embrasse. --As-tu pass� tes examens? demanda la tante. --Oui, pass�, ce qui s'appelle pass�! Maintenant on va commencer � tuer l�galement ses semblables, sous pr�texte de leur conserver la vie.... Mais j'ai un autre sujet de bonheur encore. --Oui? lequel, dis vite, fit Ida. --Je vais au bal. --Chez monsieur D'Aucheron? --Chez monsieur D'Aucheron! Le petit ange du foyer ne m'a pas oubli�. Les portes vont s'ouvrir � deux battants pour me recevoir.... Papa D'Aucheron s'am�liore; c'est �vident. Il faut que je me fasse spirituel et beau, pour plaire � la m�re. Quand on a la m�re pour soi le reste nous est donn� comme par surcro�t. Me faire spirituel, je suis bien amoureux, pour cela. Il para�t que l'on est b�te quand l'on est amoureux. Beau! cela d�pend beaucoup du caprice des gens qui vous regardent. --Si mademoiselle L�ontine t'entendait, Rodolphe, elle croirait vraiment que tu l'aimes, remarqua madame Villor. --Je vous dis, ma tante, que je l'aime comme deux. --Elle a bien des qualit�s, cette jeune fille, et ce qui ne g�te rien, elle h�ritera d'une belle fortune. --Vous avez raison, tante, elle est pleine de gr�ce et de vertus; vous n'avez pas raison, tante, quand vous dites qu'elle sera riche h�riti�re. --Comment cela? --La farine du diable retourne en son. --Rodolphe, mon enfant, p�se tes paroles, sois prudent. --Comment! ces murs ont-ils des oreilles? --Peut-�tre. --Que voulez-vous? Je dis ce que je pense, et ce qui vaut mieux, je pense ce que je dis. D'Aucheron, tout le monde le croit, s'est enrichi par des tours de force. On conna�t �a, les tours de force. Je puis bien n'admirer ni cet homme ni sa femme et adorer leur enfant. Mais L�ontine n'est pas du tout sortie de cette race-l�. C'est une fleur suave transport�e par un souffle myst�rieux de la vall�e discr�te au bord du chemin. Il lui fallait bien de l'�clat et des parfums, pour demeurer ce qu'elle est. --C'est de la po�sie, cela, cousin. --Je l'aime tant que je deviens po�te. Depuis quelques minutes madame Villor faisait � son neveu des signes qu'il feignait de ne pas comprendre. Elle pensait bien que la situation de Mlle L�ontine devenait embarrassante, et que prolonger davantage ce jeu serait cruel. --Je ne comprends pas vos signes, ma tante, reprit en riant avec malice, Rodolphe qui soup�onnait la v�rit�, sont-ce des signes cabalistiques? Voulez-vous m'ensorceler? Je le suis d�j�. Vous me montrez la porte? Est-ce qu'on met les gens dehors par un temps pareil? Voyez donc la temp�te qui s'�l�ve. On g�le rien qu'� regarder la neige. Je passe ici la nuit, s'il le faut, pour attendre le beau temps. Mademoiselle L�ontine ne savait plus comment sortir de sa cachette et regrettait bien son enfantillage. Qu'allait-il penser d'elle? Une fille qui se cache pour entendre ce que l'on dit, c'est laid. Elle n'avait qu'une chose � faire: s'accuser de son �tourderie. Il �tait si bon qu'il pardonnerait. Cependant elle n'en faisait rien. Elle n'osait point. Ida, sa bonne amie, trouverait bien un moyen de la tirer de l�. Elle ne se h�tait toujours point mademoiselle Ida. --Savez-vous, continua Rodolphe, que cela m'amuserait de voir la fortune de D'Aucheron se fondre comme neige. L�ontine aurait la preuve que mon amour est tout d�sint�ress�. J'essuierais moins de contrari�t�s, je rencontrerais moins d'obstacles dans la poursuite de mon r�ve. Non pas que je craigne la lutte et que je ne me sente point le courage de vaincre; mais si elle allait se fatiguer avant moi, elle. L�ontine ne pouvant supporter plus longtemps la fausse position o� elle se trouvait, ramassa toute son �nergie et rentra le front haut dans la salle o� causaient madame Villor, Rodolphe et Ida. --Je vous pardonne, dit-elle, monsieur Rodolphe, d'avoir un peu mal parl� de ceux qui me tiennent lieu de parents et je vous demande pardon de mon �tourderie. --Quoi! vous �tiez l�? fit Rodolphe beaucoup moins �tonn� qu'il ne le paraissait. Si je vous avais devin�e, vous en auriez entendu de belles: Que je ne vous aime gu�re; que c'est votre fortune que je courtise; que vous n'�tes point belle � faire tourner la t�te; que vous avez des d�fauts. Un tas de mensonges!... Oui, j'aurais menti pour la premi�re fois de ma vie, expr�s, par malice. Il riait en disant cela. --C'est peut �tre un peu ce que vous avez fait, reprit L�ontine, mais j'avoue que j'ai m�rit� vos sarcasmes. On ne m'y reprendra plus. --Votre plus grande faute, dit Rodolphe, c'est de m'avoir priv� pendant un gros quart-d'heure du plaisir de vous entendre. Je ne vous garderai pas rancune, pourtant, puisque demain je pourrai vous voir encore et pendant toute une soir�e. --Vous accompagnerez Ida, n'est-ce pas? --Avec le plus grand plaisir, si ma cousine ne s'y oppose pas. --Je suis toujours heureuse de sortir avec toi, cousin, mais j'h�site � me risquer--m�me sous ton �gide--dans le grand monde et dans les brillantes soir�es. --Sois sans crainte, cousine, le grand monde est bien petit, et les soir�es brillantes ne sont pas plus d�sagr�ables que les autres quand on y rencontre des personnes que l'on aime. Un pas un peu lourd, un peu lent, se fit entendre alors. Ce n'�tait plus le pas l�ger de la jeunesse. --Voici quelqu'un, mademoiselle L�ontine, vous cachez-vous, demanda Rodolphe, d'un ton plaisant. --M�chant! lui r�pondit la jolie brunette en le mena�ant du doigt. La porte n'�tait pas ouverte que l'on entendait d�j� un proverbe: �_Faites le bien, Dieu fera le mieux_.� --Le professeur Duplessis, s'�cri�rent � la fois la femme et les jeunes filles. Rodolphe ne le connaissait pas. --Moi-m�me, mes belles dames, fit le vieux professeur, en saluant respectueusement. --M. Rodolphe Houde, �tudiant en m�decine. --Pardon, ma tante, docteur en m�decine, interrompit le jeune homme. --Eh oui! docteur en m�decine, reprit madame Villor, en pr�sentant le jeune homme. --�_Il vaut mieux courir au pain qu'au m�decin_,� �chappa le p�re Duplessis. Et il continua: --M. Rodolphe Houde, je vous f�licite d'�tre le neveu d'une si bonne tante et le cousin d'une si jolie cousine. --Monsieur le professeur dit Rodolphe, d'un ton demi-s�rieux demi-badin, j'esp�re que plus tard, si nous nous rencontrons encore tous ensemble, vous f�liciterez ma tante et ma cousine d'avoir, l'une un si digne neveu et l'autre un si brave cousin. --C'est cela: �_Fais honneur � tes habits et tes habits te feront honneur_,� r�pliqua le professeur en prenant le si�ge qu'on lui offrait. Les deux jeunes filles, craignant d'�tre indiscr�tes, ou voulant causer � leur aise, pass�rent dans la chambre voisine. --Puisque Monsieur est votre neveu, je puis sans doute parler de vous devant lui. --Il sait notre g�ne, r�pondit Madame Villor. --Le notaire Vilbertin, reprit le professeur, a dit � qui voulait l'entendre qu'il allait vous jeter dans la rue. �_Le fumier couvert d'or reste toujours fumier_.� Son clerc, qui fut mon �l�ve, m'a rapport� cela ce matin m�me; et je viens vous dire de ne point vous d�courager... La Providence a soin des petites insectes qui trottent sur nos sillons, elle ne peut oublier les pauvres humains qui la b�nissent? --C'est vrai, mais mon Dieu! il est malais� d'esp�rer contre toute esp�rance.... --Bah! laissez faire le ciel, il est ing�nieux. Il vous causera quelque bonne surprise.... �_Si Dieu a cr�� la bouche il a aussi cr�� de quoi la remplir_.� Des larmes coulaient des yeux de madame Villor. --Monsieur, dit Rodolphe, j'aurais voulu vous conna�tre plut�t; un jeune homme comme moi gagne beaucoup dans la fr�quentation d'un homme comme vous. --�_Chacun est fils de ses oeuvres_.� �_Il faut puiser tandis que la corde est au puits_.� Tout de m�me, jeune homme, je crois que vous n'avez pas perdu votre temps. Les bons conseils de votre tante ne sont pas tomb�s dans une terre aride. Tant mieux. J'aime beaucoup la jeunesse, beaucoup. C'est elle qui est l'avenir. Une g�n�ration croyante et chaste forme toujours une �poque de force, de gloire et de grandeur dans la vie d'un peuple. Oh! la jeunesse, si on savait mieux pr�server sa foi! La morale va souvent se perdre sur les �cueils du monde si elle n'a pas la foi pour guide. �_A navire sans pilote tous les vents sont contraires_.� La vraie foi ne fait pas souvent naufrage. Sachons l'inculquer et la morale suivra. �_La barque sous voiles n'est pas ballott�e comme le vaisseau d�sempar�_.� Dirait-on, � m'entendre, que je deviens mondain que je ne r�ve plus que bal et grande soir�e? Voil� bien pourtant la v�rit�. �_Comme on conna�t les saints il faut les honorer._� --Vous allez chez monsieur D'Aucheron, peut-�tre? observa madame Villor. --Je vais chez monsieur D'Aucheron. Je ne serai pas f�ch� de rencontrer l� quelques uns de nos hommes politiques. Je veux leur dire dans l'intimit� ce que je pense de leur mani�re de gouverner. J'ai ma petite influence. Puis on a souvent besoin de plus grand que soi. J'ai une autre raison. J'accompagne ma femme. �_Le coeur m�ne o� il va_.� �Qui prend s'engage.� --Comment! madame Duplessis va au bal? exclama madame Villor. --Eh oui! comme elle irait � un enterrement. M�me elle se m�le d'intriguer. Pas dans la politique; cette b�tise-l� n'est bonne que pour nous, les forts. Elle fait dans les amours. Pas comme entremetteuse, par exemple, oh! non! Comme protectrice de l'innocence menac�e. Un beau r�le pour une femme qui a sacrifi�, un jour, l'avenir le plus brillant � la foi promise. �_Mais il n'y a ni belles prisons, ni laides amours_.� Il para�t que notre jeune ministre Le P�cheur, a t�moign� le d�sir d'�pouser la dot de Mlle D'Aucheron. Une belle dot. Une belle demoiselle aussi, L�ontine D'Aucheron, et bonne, et gentille. Un peu.... comment dirai-je? un peu �trange, par exemple. Mais c'est un charme de plus, un charme rare, � mon avis. Elle ne m'entend pas, j'esp�re. Le citoyen D'Aucheron est on ne peut plus flatt�. La citoyenne D'Aucheronne appelle d�j� sa fille la _ministresse_. On a tenu la chose secr�te.... autant qu'on peut tenir secr�te une chose dont on est heureux, fier, orgueilleux. Le secret ne doit �tre officiellement �vent� que demain soir. �_Pr�parez-vous au pire en esp�rant le mieux_.� �_On ne va jamais si loin que lorsqu'on ne sait pas o� on va_.� VI Rodolphe �prouvait une rude angoisse pendant cette conversation. Il voyait ses esp�rances tomber une � une comme les feuilles quand le frimas d'octobre les a recouvertes de sa froide poussi�re d'argent. Il aimait depuis longtemps mademoiselle D'Aucheron. Il l'avait connue dans une des solennelles f�tes de l'Universit� Laval. Il recevait ses dipl�mes et la m�daille d'or. On l'avait acclam�. Il resplendissait dans son triomphe, et pourtant son maintien grave avait gard� une suave modestie. On e�t dit qu'il ignorait son m�rite et que l'ovation n'�tait point pour lui. Parmi les petites mains blanches qui battirent bien fort, ce jour l�, les plus vaillantes furent celles de mademoiselle L�ontine. Tout modeste que l'on soit, on l�ve les yeux de temps � autre, surtout vers des galeries peupl�es de jolies femmes qui vous regardent curieusement et vous admirent au moins un peu. Rodolphe avait lev� les yeux et rencontr� sur son passage le minois gracieux de mademoiselle D'Aucheron. Le regard de la jeune fille croisa le sien. Deux regards qui se croisent produisent souvent un effet merveilleux. C'est comme deux courants �lectriques. Le feu s'allume soudain au fond du coeur, comme si les regards partaient de ce coin secret de notre �tre. Quelques heures plus tard la ville se promenait sur l'immense terrasse Frontenac, � 200 pieds au dessus des hautes maisons noires de la rue Champlain, � 150 pieds au-dessous de l'imprenable citadelle. La fanfare, sous la direction de V�zina, l'habile chef d'orchestre, jetait au ciel ses �clats sonores qui se r�percutaient sur les rochers voisins; le fleuve dormait dans son lit profond; les navires immobiles avec leurs grands m�ts garnis de cordages, ressemblaient � une for�t d�pouill�e par l'hiver. Le bruit continu des camions, des charrettes des wagons, qui serpentaient dans les rues �troites de la basse-ville, montait comme un grondement de tonnerre vers les calmes all�es des remparts. Les hommes d'affaire, les fl�neurs, les �tudiants, les dames de l'aristocratie, les demoiselles, les bonnes d'enfants, les gamins, les d�soeuvr�s, les curieux, les employ�s du gouvernement, les chercheurs d'aventures ou de distractions, les avocats en qu�te de paradoxe, les m�decins fuyant les remords, les notaires placides, les ouvriers de tout m�tier, les hommes politiques de toutes couleurs, les chercheurs de place de toute sorte, tout ce monde allait, venait, se croisait, se m�lait, se d�gageait pour s'embarrasser encore, comme une populeuse fourmili�re qui s'�bat au soleil sur le sable dor� d'un jardin. Un grondement sourd s'�levait de l�, qui se taisait quand les cors et les fl�tes, les clarinettes et les trombones recommen�aient leurs accords. Mademoiselle L�ontine se promenait avec Ida Villor. Elle dit tout � coup � demi-voix et ne croyant pas �tre entendue: --C'est lui. Elle regardait un joli gar�on qui passait pr�s d'elle avec quelques amis. Le jeune homme surprit son regard et saisit ses paroles. Il dit � ses compagnons, assez haut pour qu'elle l'entendit: --C'est elle. Il voulait faire une boutade, rien de plus. On passa. A la rencontre suivante, Rodolphe--c'�tait lui--risqua un salut qui lui fut gracieusement rendu. A la troisi�me promenade, il br�la ses vaisseaux. Il prit un ton badin. Le badinage est souvent un excellent moyen de commencer un affaire s�rieuse: --Puisque c'est vous, mademoiselle et puisque c'est moi, voulez-vous que nous marchions ensemble? La foule est difficile � percer; je vous aiderai � vous frayer un chemin. --Vous �tes bien aimable, monsieur. D'apr�s ce qu'il m'a �t� donn� de voir aujourd'hui, les difficult�s ne vous d�couragent point, et vous pouvez vous ouvrir un superbe chemin, r�pondit aussit�t mademoiselle D'Aucheron. Ce fut l� le commencement des amours de Rodolphe Houde, alors �tudiant en m�decine et de L�ontine D'Aucheron. Pas un nuage n'avait pass� sur cette amiti� tendre d'une jeune fille sage et d'un jeune homme vertueux, pas un souffle mauvais n'en avait terni l'�clat. Monsieur et madame D'Aucheron n'avaient pas, il est vrai, donn� leur assentiment � cette liaison, et la pens�e d'avoir pour gendre un homme sans fortune et sans nom dans la politique, ne leur souriait pas du tout. Ils tol�raient partout except� � la maison les rencontres des deux jeunes amoureux. Ce contresens de la vigilance chr�tienne ne les troublait nullement. Tout en laissant l'attachement se fortifier dans le coeur de sa fille adoptive et de l'�tudiant, D'Aucheron cherchait un pr�tendant s�rieux et bien pos�. Il l'avait donc trouv�. Et certes! il n'avait rien perdu pour attendre. Un ministre, quand m�me il ne le serait que par contrebande et pour un jour, c'est beau. Etre ministre cela grandit un homme et transforme un nom. L'honorable monsieur Renard, L'honorable monsieur Lelapin, L'honorable monsieur Lacarpe, voil� des noms qui deviennent merveilleusement beaux avec cette aur�ole dont les entoure la vanit�. Et puis on la garde cette aur�ole sa vie durant, descendrait-on quatre � quatre les degr�s de l'�chelle sociale escalad�e un jour par hasard. VII Rodolphe souffrait. Les paroles de l'instituteur �taient tomb�es sur son coeur comme des gouttes de plomb fondu. Il s'�veillait au milieu d'un beau r�ve et la r�alit� cruelle se montrait tout � coup � son �me confiante comme ces spectres horribles que la nuit apporte l'on ne sait d'o�, sur ses vagues de t�n�bres. Pourquoi lui avoir cach� avec tant de pr�caution une affaire aussi grave? Mais pourquoi surtout l'avoir invit� � cette soir�e, s'il doit y rencontrer un rival heureux? Non, L�ontine n'est pas si m�chante que cela. Son �me droite n'a pas m�dit� une pareille tromperie. L'amour ne s'est pas �teint dans son coeur, puisqu'il brillait encore dans ses paupi�res tout � l'heure. Il se cramponnait � l'esp�rance. Les deux jeunes filles sortirent de la petite chambre. L'heure avan�ait, le froid, le vent, la neige augmentaient d'instant en instant. Il fallait rentrer avant que la neige s'amoncel�t sur les trottoirs. Rodolphe proposa � son amie de l'accompagner. --Je ne saurais refuser un si brave compagnon, r�pondit-elle. C'est surtout maintenant que la temp�te gronde que j'ai besoin de son appui. Rodolphe la regarda avec de grands yeux charg�s de tristesse. Elle eut un profond tressaillement et comme l'intuition d'un malheur. --Il sait, pensa-t-elle, ce que je n'osais lui apprendre. J'aurais voulu pourtant souffrir seule. Ils sortirent, apr�s s'�tre bien envelopp�s dans leur v�tement de fourrure. La brise leur fouettait le visage. --Que ne puis-je me moquer des orages du coeur comme de ces orages de la nature? observa Rodolphe. --Je vous croyais courageux, r�pondit L�ontine. --Courageux, je le suis quand je sais d'o� vient le danger et o� se cache l'ennemi. --Je voulais vous �viter d'inutiles alarmes et des tourments insens�s. --Mais si vous m'aviez dit: Lutte, combat et esp�re, j'aurais, avec le plus grand bonheur, brav� tous les p�rils, repouss� toutes les attaques, bris� tous les obstacles. --La valeur, dans ces batailles de l'amour, consiste souvent � beaucoup souffrir en silence. Je vous ai dit d'esp�rer. --Mais depuis quand veut-on vous faire �pouser ce ministre? --Duplessis vous a dit que c'est un ministre. --Pas � moi, � madame Villor. --Et vous m'avez trouv�e bien.... --Bien discr�te pour le moins. --Vous avez d� me d�cocher un autre qualificatif. --Ma foi! j'�tais tellement ahuri que je ne cherchais nullement les noms que vous m�ritiez. Quand j'eus repris un peu possession de moi-m�me, je ne trouvai encore que les doux noms que vous savez. --Vous avez eu raison de ne pas douter de moi. Je ne sacrifierai jamais mon amour et la paix de mon �me � un sentiment de vanit�. Je respecte la volont� de mes parents cependant; mais j'esp�re qu'ils respecteront aussi cette chose divine et sans prix que le bon Dieu a mise dans l'�me de chacun: la libert� d'aimer. Les deux jeunes amoureux se s�par�rent � la porte de M. D'Aucheron. L�ontine rentra tout �mue. Elle n'avait pas encore parl� un langage si ferme et si plein de tendres promesses. Rodolphe, la figure au vent, rayonnait de bonheur. Le professeur Duplessis fut bien chagrin de n'avoir pas m�nag� la sensibilit� du docteur. Il ne savait pas, lui, qu'il aimait L�ontine. Il rassura de nouveau madame Villor contre les duret�s du notaire et s'en retourna en songeant � tout le bien que l'on pourrait faire et que l'on ne fait pas. VIII Pendant toute la journ�e du vendredi ce fut un va et vient continuel dans la maison des D'Aucheron. Les servantes allaient et venaient, �poussetant, arrangeant, d�rangeant. Elles paraissaient avoir perdu la t�te et recommen�aient dix fois la m�me chose. C'est que madame D'Aucheron courait partout, donnant des ordres, les r�voquant pour les redonner et les annuler encore. Rien n'�tait assez bien. Les rideaux de damas pourpre tombaient mal et ne se repliaient pas assez gracieusement sur le parquet; les chaises et les fauteuils pouvaient �tre plac�s avec plus d'art. Il y avait trop de sym�trie, pas d'imagination dans l'arrangement. Les lampes ne jetteraient peut-�tre point tout l'�clat que l'on �tait en droit d'attendre d'elles en pareille occurrence. Il ne faudrait pas fermer les volets trop juste, car, de la rue, ou ne verrait rien des splendeurs de l'int�rieur. Il faudrait entr'ouvrir discr�tement les vasistas pour laisser les flots d'harmonie se glisser un peu au dehors, et surprendre agr�ablement les curieux qui passeraient ou viendraient �couter. Pourtant ils ont des replis majestueux, ces �pais rideaux et ils tombent mollement de leurs corniches dor�es. Ils ne font pas un si mauvais effet, apr�s tout, ces si�ges de velours rouge o� personne ne s'est assis encore. Les tapis de turquie, avec leurs larges fleurs de toutes nuances, ne ressemblent pas mal � un parterre savamment dessin�. On n'a pas vu mieux ailleurs. Il faut �tre de bon compte et juste envers soi-m�me, franchement, on n'a jamais vu m�me rien d'aussi bien ailleurs. La voiture du p�tissier apporta une charge de choses sans noms, toutes plus extraordinaires les unes que les autres. Il y a des gens qui connaissent l'histoire et la g�n�alogie de ces �tranges produits de l'art culinaire en d�vergondage, et qui ne croquent pas un _kiss_ ou ne portent pas un _doigt de dame_ � leurs l�vres, sans publier aux quatre coins... de la table la raison myst�rieuse d'une aussi charmante appellation. Madame D'Aucheron admirait tout cela, se souciant peu des noms et croyant fermement aux qualit�s. A mesure que le jour baissait les �motions se pressaient dans l'�me de la ma�tresse de maison. Le moment solennel arrivait. Les lustres furent allum�s. La lumi�re ruissela sur l'or des cadres suspendus aux murs, sur la tapisserie � grands ramages, sur les consoles sculpt�es, les panneaux vernis des meubles. C'�tait un rayonnement qui semblait doux et chaud comme un rayonnement de soleil. --N'est-ce pas que c'est beau, L�ontine, fit madame D'Aucheron tout enthousiasm�e? --Trop beau, peut-�tre, m�re. --Trop beau? mais tu n'y penses pas. Pour des d�put�s, pour des ministres rien n'est trop beau. Ce sont ces hommes-l�, vois-tu, que Dieu place � la t�te de la nation pour la gouverner. --Dieu ou le diable, r�pondit L�ontine en �clatant de rire. --Il y a peut-�tre parfois des ministres pr�varicateurs, ma fille, oui pr�varicateurs, c'est bien le mot que j'ai entendu l'autre jour, mais ces ministres-l� sont rares, ton p�re l'a dit. --Ah! m�re, parlons colifichets, plut�t, nous serons mieux dans notre �l�ment. --Il faut que tu t'habitues � parler politique, et que tu apprennes � en causer toi-m�me, ma fille; car, autrement, la position que tu vas occuper, bient�t dans le monde, t'exposerait � bien des m�comptes. Je ne voudrais pas que l'on p�t me reprocher une lacune quelconque dans ton �ducation. --J'aimerai mon mari, je le laisserai parler et agir � sa guise; j'aurai soin de sa maison pour qu'il y revienne toujours avec bonheur, ce sera ma politique.... --Je me disais cela, moi-m�me, dans le temps, mais j'ai bien compris plus tard toute l'influence que la femme peut exercer sur les hommes publics. J'ai compris mon �poque, et je ne suis pas demeur�e inactive. C'�tait aussi par int�r�t pour mon mari que je travaillais. Je voulais le sortir de la foule des mis�rables o� il peinait sans espoir. Aujourd'hui tu vois quelle position nous avons conquise. Nous sommes mont�s haut, laissant au-dessous de nous ceux qui furent nos �gaux. La fortune passait, j'ai su lui ouvrir la porte. Plus chanceuse que moi, tu as re�u, par mes soins, une instruction parfaite--je ne te la reproche point--et tu vas du premier coup--gr�ce toujours � mon habilet�--atteindre le fa�te de la grandeur. Comme tes amies vont te porter envie! C'est l� le plaisir: faire crever de jalousie tous ceux qui nous connaissent. --Je ne tiens � faire mourir personne. D'ailleurs, ce ministre ne recherche-t-il pas votre argent plut�t que votre fille? --Notre argent! si tu savais avec quel accent passionn� il m'a parl� de toi. Au reste, il dit qu'il sera ministre aussi longtemps qu'il le voudra. Il n'est point de ces esprits �troits qui s'attachent irr�vocablement � un parti, � une id�e. Il croit qu'il faut savoir changer avec les temps et les circonstances, se modifier sur les n�cessit�s ou les int�r�ts nouveaux qui surviennent. Il a l'esprit large, il est sans pr�jug�; tu le conna�tras. --Je le connais assez d�j�. --Ton p�re qui est tout � fait son intime, a d� te dire d�j� comme il est surprenant ce gar�on, ce monsieur, dis-je, cet honorable Monsieur. --Il ne me surprendra point. --Montre-toi charmante comme toujours, qu'il devienne fou de toi. Prends bien garde de donner des esp�rances � ce petit freluquet d'�tudiant. On t'a permis de l'inviter, mais on avait une intention. On veut qu'il sente toute l'ironie de sa position et tout le ridicule de ses d�marches. --L'�tudiant d'hier est un docteur aujourd'hui, m�re. --C'est cela, femme, tu parles comme la sagesse m�me, s'�cria D'Aucheron en faisant irruption dans le salon tout illumin�. Il embrassa sa femme et mit un baiser sur le front de L�ontine, se frotta les mains avec all�gresse, enveloppa la pi�ce d'un regard satisfait, se laissa choir sur un sofa et bondit sur le coussin moelleux. Il se releva presqu'aussit�t. --Suis-je bien ainsi demanda-t-il. --Oh! tr�s bien! r�pondirent les deux femmes. Il portait l'habit noir de rigueur, cravate blanche, col droit et luisant, gilet largement �chancr� pour laisser se d�couper en coeur une chemise de toile fine sur la quelle s'�panouissaient trois gros boutons de diamant plus ou moins authentiques. --Et nous, comment nous trouves-tu? demanda � son tour madame D'Aucheron, en se tournant dans sa longue robe de satin rose, dont elle renvoya, jusqu'au milieu du salon, d'un coup de pied savant, la _tra�ne_ �clatante. --Adorable! IX L'horloge en bronze dor� achet�e � grand prix, la veille, chez Duquet, sonna neuf fois. Madame poussa un grand soupir, monsieur palpa sa cravate blanche pour s'assurer qu'elle �tait bien � sa place, et mademoiselle fit une moue charmante en disant que c'�tait bien ennuyeux de commencer la veill�e � l'heure o� les honn�tes gens songent � se mettre au lit. --C'est l'usage du monde, ma fille, r�pliqua madame D'Aucheron; accoutume-toi � veiller, parce que dans la carri�re politique o�.... Le timbre clair de la porte qui retentit ne lui permit pas de terminer sa phrase. Les premiers invit�s entraient. C'�taient le professeur � l'Ecole Normale et sa femme. On pouvait les recevoir, ils �taient mis convenablement. Ils passeraient inaper�us. D'Aucheron et sa femme �chang�rent un regard rapide qui voulait dire: --Ils pouvaient bien ne pas tant se h�ter ceux-l�. Puis s'�tant lev�s ils serr�rent avec une effusion menteuse les mains loyales de ces braves gens. --J'avais peur que vous ne fussiez emp�ch�s de venir, commen�a D'Aucheron, vous avez toujours un tas de gens chez vous, le soir. Vrai, cela m'e�t chagrin�. --J'ai pens� qu'en effet la pr�sence d'un vieux patriote ne vous serait point d�sagr�able, et j'ai fait une br�che dans mes habitudes. _Pourtant, le lima�on ne doit pas sortir de sa coquille_. --Vous �tes tout de m�me bien aimable, madame Duplessis, d'avoir si vite r�pondu � notre invitation, disait madame D'Aucheron. --Il est neuf heures, ma bonne madame, et nous ne voulons point passer la nuit, tout aimable que soit la compagnie. --Oh! quand je dis: vite.... Cette pendule, la plus belle que nous ayons pu trouver en ville, nous avertit qu'il est temps d'ouvrir nos portes, comme nos coeurs, aux distingu�s amis qui nous font l'honneur de.... --Monsieur le notaire Vilbertin, annon�a un serviteur d'occasion plac� en sentinelle � la porte du salon. --Ce cher notaire! s'�cria madame D'Aucheron, qui laissa de nouveau sa phrase inachev�e. Le notaire donna une poign�e de main aux dames, une autre � son ami D'Aucheron, salua le vieux professeur, s'inclina aussi profond�ment que le lui permettait la pro�minence de son ventre, devant madame Duplessis, et tout essouffl�, s'assit dans le plus large fauteuil. Il �tait connu, le notaire; son avarice aussi. Le professeur pensa en le voyant: �_C'est une folie que de vivre pauvre pour mourir riche_.� Le timbre retentit encore, retentit souvent, et les invit�s arrivaient, arrivaient toujours. Joseph, le domestique, gauchement affubl� d'un habit bleu barbeau garni de boutons dor�s, se tenait pr�s de la porte, pour recevoir les messieurs et leur indiquer une petite salle o� ils pourraient refaire le noeud de leur cravate et les d�sordres de leurs cheveux, avant de monter, car le salon �tait au premier �tage. Les dames passaient aux mains de Catherine, une assez gentille fille de chambre, qui prenait un plaisir extr�me � comparer les unes aux autres les tapageuses toilettes dont la maison s'emplissait. Ce fut comme une procession radieuse dans l'escalier. Les replis des robes de soie ou de satin jetaient des rayons de vagues o� flotte le soleil, et des senteurs enivrantes se r�pandaient partout. X En attendant le quadrille d'honneur on causait. --Quelles nouvelles, monsieur Duplessis? Demandait le notaire Vilbertin; la soci�t� St-Vincent de Paul a-t-elle bien de la besogne cet hiver? --Monsieur le notaire, soyez s�r qu'il ne manque pas de gens qui lui en taillent de la besogne, r�pondit l'instituteur en regardant d'aplomb l'avare notaire. --Il faut qu'il y ait des pauvres, reprenait celui-ci, afin que la charit� des bonnes �mes puisse s'exercer.... Que ferait mademoiselle L�ontine, par exemple, si elle n'avait point � qui distribuer ses douces paroles et ses nombreuses aum�nes? Il regardait mademoiselle D'Aucheron en souriant et voulait d�tourner l'attention qui s'attachait � lui. --Monsieur Vilbertin, r�pondit la jeune fille, nous devrions former une soci�t� tous les deux; je distribuerais les paroles et vous, les �cus.... --Une soci�t� avec vous?... je vous prends au mot... mais une vraie soci�t� que vous n'aurez pas le droit de dissoudre. --Une vraie soci�t� de bienfaisance. Ouvrez votre bourse, monsieur, payez. --Ouvrez votre bouche adorable, mademoiselle, parlez.... --Remettez � madame Villor le prix de son loyer... jusqu'au mois de mai prochain. J'ai parl�. --Rien que cela? fit le notaire un peu d�contenanc�, mais riant toujours cependant. Vous commencez bien; n'importe, pour vous, je m'ex�cuterai. --Il faut que ce soit pour l'amour de Dieu... pas pour l'amour de moi. --Cela n'est point dans le contrat. Pas de clauses frauduleuses, mademoiselle. Vous n'avez rien � voir aux motifs. C'est pour l'amour de vous. J'y tiens. --Excusez-moi, l'on me demande, fit L�ontine qui se leva pour courir au devant de quelques jeunes dames qui entraient. --Diable! fit le notaire � madame D'Aucheron, votre fille est bien jolie. Il lorgnait L�ontine qui s'en allait d'un pas gracieux et vif. --Oh! oui, soupira la vaniteuse femme, c'est � son tour � porter le trouble dans les coeurs. --Veillez sur elle, on pourrait vous l'enlever. --L'enl�vement est � la veille de s'accomplir. Vous en entendrez parler. Cette soir�e, si vous �tes observateur, vous dira que... --L'honorable monsieur Jean-Baptiste-Oscar Le P�cheur! cria tout � coup le gar�on de sa voix la plus retentissante. --Le P�cheur en eau trouble, chuchota quelqu'un. Madame D'Aucheron resta court une fois de plus. Elle ne put r�sister au mouvement qui la poussait, se leva, courut plut�t qu'elle ne marcha, les mains tendues vers le jeune ministre.... --Comme vous �tes aimable de nous honorer ainsi de votre pr�sence! s'�cria-t-elle. --Oui, oui, mon cher Le P�cheur, que vous �tes aimable! r�p�ta D'Aucheron qui s'�tait avanc� en m�me temps. --Tout l'honneur est pour moi, mes chers amis, croyez-le, r�pondit le jeune ministre. --Permettez-moi de vous pr�senter ma fille adoptive, demanda madame D'Aucheron. --Il me tarde d'offrir mes hommages � mademoiselle L�ontine. L�ontine causait avec les jeunes dames qui venaient d'entrer. Elle s'interrompit et salua froidement l'honorable personnage qui s'inclinait jusqu'� terre, comme un huissier de la verge noire, aux jours de gala. --Elle est intimid�e, pensa le ministre. Ces gens-l� croient que nous ne sommes point des �tres ordinaires. � leurs yeux nous sommes des divinit�s. S'ils savaient!... --J'aurai le bonheur de dire bient�t � mademoiselle L�ontine l'admiration que m'inspirent ses hautes qualit�s, ajouta-t-il, et il passa. --Monsieur Antoine Duplessis, ancien instituteur, membre de la St. Vincent de Paul, et congr�ganiste, d�bita D'Aucheron en pr�sentant l'instituteur. --M. Duplessis, l'amiti�, la confiance et l'aide d'un homme comme vous ne peuvent que m'�tre utiles et me flatter. J'esp�re que nous ferons tout � l'heure plus intime connaissance, et que nous nous comprendrons � merveille. --M. le notaire Vilbertin, l'honneur et la gloire de la profession, continua D'Aucheron. --L'on fait ce que l'on peut dans l'humble sph�re o� la Providence nous a plac�, repartit le notaire en donnant la main au ministre. --Votre �tat, M. le notaire, vous met en rapport avec bien des gens, et votre influence doit �tre grande, observa celui-ci. --Je ne dis pas non, et si l'on voulait se livrer � la chose publique on pourrait peut �tre arriver � son tour. --Le champ est ouvert � tous. --C'est vrai, mais beaucoup d'appel�s et peu d'�lus, ajouta en riant D'Aucheron qui s'imaginait avoir invent� un mot dr�le. Jean Griflard, d�put� multicolore et souvent en disponibilit�, fut acclam� chaleureusement quand il entra avec sa femme, une joyeuse dondon � l'oeil clair, avec une rose sur la t�te, une robe fantastique qui ne commen�ait nulle part et ne finissait jamais. Monsieur et madame Laminon firent aussi une entr�e triomphale. Ils venaient de se retirer des affaires. C'est un titre. Ils furent suivis de monsieur et madame Dupotain, de monsieur et madame Blanchoux, de Joachim Pichenette, le conseiller de ville, de Marc Blondole, l'�chevin, d'Athanase Baudriol, le marchand de charbon, de Pierre-Jean-Louis Landeau, l'�picier; toute une l�gion. Tous les �tats se trouvaient repr�sent�s. C'�tait une bigarrure qui ne manquait pas d'avoir son c�t� dr�le. Les femmes �taient mises avec ce go�t particulier dont les a dou�es le Cr�ateur. Il y avait peut-�tre un brin de coquetterie; il y en avait certainement. Chacune voulait para�tre mieux que les autres; de l� un d�ploiement de luxe inutile. Les chances restaient les m�mes qu'auparavant. On retrouvait d'anciennes connaissances, on en formait de nouvelles; la conversation s'allumait comme un feu de broussailles, et le murmure des fra�ches voix de femmes, le parler sonore des hommes, les fr�missements de la soie, le bruissement des pieds sur les tapis, tout cela formait un bruit �trange et gai qui remplissait la maison et grisait tout le monde. L�ontine se montrait fort aimable. Elle avait une bonne parole, un sourire gracieux pour chacun des invit�s. Cependant elle semblait un peu inqui�te, un peu mal � l'aise, et ses grands yeux noirs revenaient toujours se fixer vers la porte grande ouverte. Elle attendait quelqu'un. Et celui qu'elle appelait de tout son coeur ne venait point. Elle perdait toute sa gaiet� et ne r�pondait plus que par monosyllabes � ceux qui lui adressaient la parole. Elle ne se contraignait pas longtemps. Avec son caract�re vif, bouillant, un peu fantasque, comme disait le p�re Duplessis, elle ne pouvait pas feindre. --Vos parents font vraiment bien les honneurs de leur maison, lui dit le jeune ministre, qui venait de s'asseoir aupr�s d'elle, aussi, comme tout le monde se livre � la joie; vous seule semblez un un peu ennuy�e: n'aimez-vous donc pas ces f�tes. --Mes invit�s � moi ne se montrent gu�re empress�s, et cela me fait de la peine. Elle souligna cette phrase. --Ah! vous attendez quelqu'un? --Deux amis seulement. --Et s'ils ne viennent pas, ne vous laisserez vous point distraire ou consoler un peu par d'autres amis qui, pour �tre nouveaux, n'en seront pas moins d�vou�s et fid�les? --Je t�cherai de d�guiser mon d�sappointement, mais j'ai peur d'y mal r�ussir. XI La premi�re danse s'organisait. Les instruments de musique jetaient les premi�res notes �veill�es, comme des oiseaux qui essaient leurs jeunes ailes. Des vibrations sonores, des soupirs m�lodieux, des fugues vives comme des fus�es, arrivaient par vagues harmonieuses avec des bouff�es d'ar�mes. Toutes les figures riaient, tous les yeux �taient charg�s d'�clairs. Le ministre dansa le premier quadrille avec mademoiselle L�ontine. Ils avaient pour vis-�-vis M. D'Aucheron et madame Griflard. Le notaire Vilbertin eut l'honneur de danser avec la ma�tresse de la maison. Duplessis refusa. Les figures du quadrille �taient pour lui d'inextricables d�dales o� il se serait invariablement perdu. Il danserait peut-�tre un cotillon, tant�t, apr�s les autres. Le d�put� flottant avait jet� son d�volu sur madame Baudriol, une blonde un peu fade, mais fort sentimentale. Elle parut bien heureuse de danser avec un d�put�. Plus tard elle dansa avec un �picier et elle parut bien heureuse encore. Elle passa par le quadrille, le lancier, la caledonia, le cotillon, le Sir Roger de Coverly, etc., avec le d�put�, l'�picier, le marchand de charbon, l'�chevin et le conseiller, et elle parut toujours bien heureuse. On dansait dans une grande salle voisine du salon. Ceux qui ne dansaient point regardaient danser et critiquaient en attendant qu'ils fussent critiqu�s. --Savez-vous que ce bal est splendide? disait-on, d'un c�t�. --Un peu bigarr�, peut-�tre, mais enfin.... --Madame D'Aucheron ne vieillit pas. --Elle attend son mari. --En effet, il est bien plus jeune qu'elle. --Une dizaine d'ann�es. --On dit que c'est un mariage d'argent. --Elle n'est pas jolie dans tous les cas. --Pas fine, non plus. --Pas jolie, pas fine, pas jeune.... mais dor�e sur tranche; le myst�re est expliqu�. On disait ailleurs: --Il n'y a pas tr�s longtemps que D'Aucheron est � Qu�bec. Il s'est mari� aux Etats-Unis. Et quelqu'un qui se targuait d'en savoir long expliquait � demi-voix, en s'inclinant vers les curieux. --D'Aucheron est ici depuis une dizaine d'ann�es, � peu pr�s. Il vient de Lowell, Mass. C'est l� qu'il a connu sa femme. Je le sais bien. Mon fr�re qui demeure en cette ville me l'a dit. Elle �tait modiste, elle, sur la rue Merrimack, la principale rue. Elle faisait d'excellentes affaires. Il �tait tout jeune, lui, et beau gar�on. Il s'est laiss� tenter par les �cus. --Ils n'ont jamais eu d'enfants, je crois. --Pas depuis que je les connais. Ils ont pris une orpheline peu de temps apr�s leur arriv�e ici. --C'est mademoiselle L�ontine. --C'est mademoiselle L�ontine, un beau brin de fille.... D'autres causaient un peu plus loin sous les flots de lumi�re qui tombaient des lustres et ne se g�naient pas pour rire. --Voyez donc madame chose, disait l'un, comme elle prend des airs de chatte. --C'est son air; je vous jure qu'elle est sage, r�pondait l'autre. Elle a des griffes sous ses pattes de velours. --Vous aurait-elle �gratign�? --Je me tiens toujours loin de ces charmants petits animaux-l�. --Mademoiselle L�ontine danse bien, n'est-ce pas? Et notre jeune ministre, voyez donc s'il y met de l'entrain. --Ce qui m'�tonne c'est qu'il n'aille pas plus vite que le violon. --Vilbertin garde bien la mesure, malgr� son poids �norme. --Ce serait la premi�re chose qu'il ne garderait pas. --Tiens, M. le d�put� et madame Landeau qui arrivent apr�s les autres. --Ils auront pass� par la chambre. Au dessus des accords entra�nants de l'orchestre on entendit un tintement joyeux et clair: le timbre de la porte. L�ontine eut un vif tressaillement et perdit deux ou trois mesures. --Venez donc, lui dit plaisamment le ministre, vous savez bien que nous devons marcher ensemble maintenant. Il faisait allusion � leur union prochaine. Elle feignit de ne point entendre et continua la figure commenc�e tout en �piant l'arriv�e des nouveaux convives. C'�tait lui, Rodolphe, avec Ida, sa cousine. --Est-elle assez simplement habill�e, celle-l�, remarqua l'une des robes de soie gros grains, en faisant une moue d�daigneuse. --Elle s'est tromp�e de pi�ce, je crois, c'est � la cuisine qu'elle est attendue, r�pondit un corsage en rupture de ban. --Elle n'est pas laide, cependant. --Laissez donc! y a-t-il jolie fille sous pareille pelure? j'appelle cela une pelure, moi! --Lui n'est pas trop mal, observa une longue jupe allong�e sur le tapis comme un chien au pied de sa ma�tresse. --Lui! c'est un beau gar�on, mais... ses mani�res ne sont pas des plus d�gag�es. --C'est mal � D'Aucheron de n'�tre pas plus difficile dans le choix de ses invit�s. Quant � moi, je ne suis pas vaniteuse, cela ne m'offusque point; mais il y a ici des d�put�s, un ministre, et ces hommes-l� doivent �tre respect�s. --D'autant plus que le ministre, m'a-t-on assur�,--devient ce soir le fianc� de mademoiselle L�ontine. C'est le pr�texte de la f�te. --Qui vous a dit cela? --Cela c'est su par les domestiques. Ils connaissent tout, les domestiques et ces gens l� sont cr��s et mis au monde pour vendre les secrets de leurs ma�tres. --Voil� pourquoi D'Aucheron demandait au ministre, il y a un instant, comment il trouvait sa petite L�ontine. Le quadrille fini, les dames furent respectueusement conduites � leurs si�ges, sauf L�ontine qui vint souhaiter la bienvenue � Rodolphe et � sa ch�re Ida. Elle �tait devenue toute autre. Elle subissait une transformation compl�te. Tout le monde remarqua son expansive et joyeuse humeur. Le ministre en prit ombrage. Il n'entendait point que le premier venu, m�me un docteur en m�decine, v�nt donner sur ses bris�es. Il �tait bien d�cid� d'�pouser L�ontine, pour sa dot, d'abord, pour elle ensuite, et il l'�pouserait. Il chercha l'occasion de lui parler. Il dut attendre un peu, car elle voulut danser un lancier avec Rodolphe. En attendant il aborda D'Aucheron. --Est-ce que ce gar�on recherche mademoiselle L�ontine? demanda-t-il; il me semble la poursuivre plus que de raison. Je serais humili� d'avoir � lutter contre un pareil rival. --Mon cher ministre, une amiti� de jeunesse, vous savez ce que c'est. Autant en emporte le vent. Il n'oserait pas; non, il n'oserait pas. Et puis L�ontine est avertie, bien avertie. Elle est cach�e par exemple, elle est dissimul�e, la coquine. Il est malais� de savoir ce qu'elle pense. --S'attend-elle � me voir lui demander sa main? --Sans doute. --Et si elle allait me la refuser? --Elle ne le fera pas. Un ministre, allons! vous n'y pensez pas. --Les jeunes filles... voyez-vous, c'est toujours ce r�ve stupide d'une chaumi�re sous les bois, loin du monde, pr�s des flots bleus, avec le bien aim� qui les a ravies... le bien aim�! un sot, tr�s souvent, qui peut � peine dire oui, non, un gueux qui grignote un morceau de pain noir en chantant des stances amoureuses, un po�te! XII La danse allait toujours, il y avait de l'entrain. La chaude atmosph�re des salles pleines de femmes et de lumi�res se remplissait de suaves �manations. On sentait passer des effluves voluptueuses. O les grandes soir�es de danse, quelles d�lices pour les sens! quel champ pour les amours! quel tombeau pour la chastet�! Rodolphe et L�ontine se laissaient emporter aux accords de l'entra�nante musique, et les yeux dans les yeux, coeur contre coeur, ils tourbillonnaient comme des flocons de neige au souffle de la temp�te. Ils vinrent s'asseoir l'un pr�s de l'autre, portant vaillamment le poids de tous les regards. Madame D'Aucheron cherchait une occasion d'aborder sa fille pour lui rappeler que le ministre �tait l�. Plusieurs d'entre les messieurs pass�rent dans le fumoir. D'autres s'assirent aux tables de cartes. L'on se mit � discourir sur toutes sortes de sujets, mais la politique finit par tout absorber. La politique, c'est une �ponge qui boit bien. Le ministre �tait entour�. Il discourait avec l'aplomb que donne l'ignorance ent�e sur la vanit�, et maints sots l'approuvaient. Les puissants n'ont-ils pas toujours raison? Comment, si jeune et sans fortune, �tait-il devenu ministre? Un accident. La constitution permet cela. Il avait de la langue et du toupet, fausse monnaie tr�s en vogue et que des gens sens�s m�me ont la faiblesse d'accepter. Il se vantait de tout savoir et le monde, qui est ignorant, le croyait sur parole. Il exploita les pr�jug�s et le peuple jaloux lui trouva du bon sens. Il �tait pauvre, il devait �tre support� par la classe pauvre. C'est juste, disait-on. Les riches ont les riches pour eux. Il connaissait les mis�res de l'ouvrier, lui, et serait en �tat d'y apporter rem�de. Nul plus que lui n'�tait d�sh�rit�, puisqu'il n'avait pas m�me de parents. Il en avait emprunt� pour na�tre. Il ne rougissait pas de son origine et se vantait de remonter � Adam, comme tous les autres hommes, mais par un chemin d�tourn�. On trouvait cela fort original. Il avait pass� par le s�minaire, fait plus de _pensums_ que de versions et lu plus de nouvelles que d'histoire. Il est vrai que l'histoire n'est souvent qu'un roman. Il sortit en troisi�me pour �tudier le droit, et donna pour payer ses cours, des le�ons de grammaire, de latin, de grec et d'anglais. Des choses qu'il ignorait la veille, et qu'il apprenait � la h�te pour l'occasion. Il se faufila dans les assembl�es publiques, se hissa sur l'estrade et se mit � pratiquer l'�loquence � quatre sous. Il devint habile, se fit un clich� de phrases et de maximes sonores et vagues qui pouvaient �tre dites en tout temps, en tous lieux et en toutes occasions. Il proclama sans cesse son amour de la patrie, protesta de son d�sir d'�clairer ses semblables, affirma la n�cessit� de cr�er des lois sages et de faire sortir le peuple de la torpeur o� il g�missait. Il osa briguer les suffrages des �lecteurs et les �lecteurs os�rent l'�lire. Il �tait peut �tre de bonne foi et croyait en lui-m�me, mais sa vertu n'avait pas �t� mise � l'�preuve. Combien de belles et nobles intentions font naufrage d�s la premi�re temp�te! Ceux qui n'ont point pass� par le creuset de la tentation ne connaissent ni leur force, ni leur faiblesse. Hier donc, intransigeant, il mena�ait de rester toute sa vie dans les bas-fonds de la gauche, plut�t que de sacrifier une de ces id�es g�n�reuses qui devaient sauver le monde; aujourd'hui il s'est s�par� de ses amis pour accepter, au refus de tout autre, un si�ge � la droite, un portefeuille de ministre et un titre qui ne cache pas sa honte. --Le grand secret de la politique, disait-il, c'est l'�conomie. D�pensez peu et vous serez toujours riches. Avant longtemps le coffre public sera plein car nous allons �monder s�rieusement. La politique, c'est un arbre. Si vous voulez qu'il croisse vite et monte haut, taillez-le, coupez les branches inutiles, �mondez! C'est ma devise. --�_J'entends bien la bruit de la meule mais je ne vois pas la farine_,� observa le p�re Duplessis en apart�. --Le ministre a raison, dit le notaire, l'�conomie est la grande loi qui sauve les nations comme les individus. --Il existe un mal certain, risqua un autre, un jaloux: Le trop grand nombre d'employ�s. --Pour cela, c'est vrai, r�pondit une voix nouvelle; nous nourrissons � ne rien faire un tas de fain�ants. --Nous allons mettre ordre � cela, fit le ministre, se rengorgeant. La question--qui est une des grandes questions sociales--est � l'�tude depuis mon arriv�e au pouvoir, et il a �t� d�cid�, � la derni�re r�union du conseil--je puis bien le dire, puisque la chose sera connue officiellement d�s demain--il a �t� d�cid�, messieurs, de renvoyer tous les serviteurs inutiles. C'est ainsi qu'un chef de maison agit, n'est-ce pas? il renvoie les serviteurs dont il n'a plus besoin. --Quand leur engagement est termin�, r�pliqua le docteur. --Les employ�s, reprit le ministre, ne sont maintenus que durant le bon plaisir des autorit�s. --Je croyais qu'un certain nombre �tait nomm� � vie. --Oui, sans doute, ils sont nomm�s � vie; c'est-�-dire qu'on leur donne avis de leur destitution, dit le ministre en riant de son affreux jeu de mots. --Monsieur, fit le jeune docteur, n'avez-vous que cet ing�nieux moyen de vous tirer d'affaire? --Pour le bien public tout est permis; il n'y a pas d'injustice lorsque la force majeure commande. --La question est de savoir quand il y a force majeure, r�pondit le professeur Duplessis. Et, s'adressant au notaire Vilbertin, il ajouta: --Quand un contrat, m�me tacite, a eu lieu _bona fide_ entre deux parties, est-il permis � l'une ou � l'autre des parties de l'abroger de son chef? --Un contrat? non, s'il s'agit d'un contrat; mais il y en a tant de contrats, vous savez, il faut �tre explicite et bien sp�cifier. Il y a tant de causes qui peuvent rendre un contrat nul. Il y a, par exemple.... --Assur�ment, monsieur le notaire, fit le jeune docteur, vous ne l'�tes gu�re explicite, vous, en ce moment. --Jeune homme, vous pataugez dans votre pilon comme vous l'entendez, c'est votre affaire, et l'on est trop poli pour vous le dire. --Vous pataugez dans le droit, c'est notre affaire, et nous sommes assez francs pour vous en avertir, r�pliqua vivement le jeune homme. Rodolphe se faisait des ennemis. Il y trouvait une �cre jouissance, parce que ces hommes qui se montraient sans coeur, il ne voulait pas les trouver sur son chemin. --Et croyez-vous, monsieur, recommen�a le ministre, que ce soit par plaisir que nous renvoyons du service tant de bras cependant inutiles. --Il ne fallait pas faire la faute de les placer d'abord. Maintenant, il n'y a qu'un moyen honn�te de r�parer ce mal, c'est de ne point remplir les places qui deviennent vacantes. --Nous sommes bien oblig�s de faire des nominations, les d�put�s nous les imposent. --Ou bien vous les offrez comme prix du vote de ces d�put�s sans conscience. --C'en est trop, s'�cria le jeune ministre. Monsieur D'Aucheron, si ce monsieur Rodolphe.... Je ne sais qui, ne me fait point d'excuses, je vous prierai de recevoir mes adieux. --Jeune homme, demanda M. D'Aucheron avec fatuit� et comme s'il e�t �t� un vieillard, lui, vous ne refuserez pas, j'esp�re, de r�parer l'outrage que vous avez fait � l'honorable monsieur Le P�cheur. --Si, par ma vivacit�, j'ai bless� ici quelque personne que je ne voulais pas atteindre, je le regrette infiniment. --Etes-vous satisfait, monsieur le ministre, demanda D'Aucheron? --Je me contenterai de ces excuses, r�pondit le ministre. --Il n'est gu�re difficile, dit Duplessis � son voisin, mais: �_A petit saint petite offrande_.� Le ministre, tout triomphant, passa dans le salon. L�ontine causait avec Ida de l'incident qui venait de se produire dans le fumoir, car tout ce qui se disait l� s'entendait du salon. L�ontine, tout en �tant bien aise de voir Rodolphe donner la r�plique � son rival, craignait qu'il ne se f�t un ennemi de son p�re. --Je crois que j'ai mal choisi mon temps pour demander une subvention plus consid�rable en faveur des maisons de charit� et d'�ducation, dit le p�re Duplessis. --Et moi, r�pliqua Rodolphe, je ne me suis gu�re affermi dans les bonnes gr�ces de M. D'Aucheron. --Je vous dirai monsieur le docteur que _le temps d�truit tout ce qui est fait et la langue tout ce qui est � faire._ XIII Minuit approchait et madame D'Aucheron regardait souvent � sa pendule. Les aiguilles d'or se promenant lentement dans leur cercle fatal, marquaient sans cesse les moments de la vie que nous avons � jamais perdus, car les horloges ne sonnent que les heures pass�es. Une horloge c'est le plus terrible t�moin de notre n�ant; c'est un doigt qui nous montre sans cesse la fuite irr�parable du temps. Cependant pour madame D'Aucheron les aiguilles ne se h�taient point assez. Elle �tait anxieuse. Les sauvages devaient entrer au coup de minuit. L'honorable M. Le P�cheur avait r�ussi, par une manoeuvre adroite, � se trouver seul avec L�ontine et il �tait en train de lui raconter comment il avait forc� Rodolphe � lui faire des excuses. Il amplifiait un peu, et corrigeait � son avantage certains d�tails de la sc�ne. L�ontine le laissait dire et regardait d'un oeil distrait les m�andres de la danse. --Mon honneur de ministre et la qualit� plus agr�able que je dois avoir � vos yeux, mademoiselle, m'obligeaient � le traiter ainsi. --Je ne comprends gu�re vos derni�res paroles, monsieur, observa L�ontine. --Quelle est charmante cette modestie qui refuse de comprendre! --Je vous assure que la modestie n'y est pour rien. --Vous �tes merveilleusement adroite. Vous voulez que je vous dise tout et que je n'apprenne rien. Vous voulez que je vous devine. Les femmes aiment les petits myst�res et elles veulent qu'on les devine, elles et leurs petits myst�res. --Je suis bien femme mais pas du tout myst�rieuse. Je n'ai rien � cacher. --Vous cachez, pourtant, l'amour que vous devez avoir pour celui qui sera bient�t votre mari. --Il ne serait pas n�cessaire de le publier tout haut, cet amour, dans le cas o� il existerait. --Non, sans doute, mais il se dit tout bas, il se montre dans un regard, il s'�lance dans un soupir.... Entendez-vous? Il poussa un long soupir: --J'entends, fit L�ontine, �clatant de rire. --L'amour qui rit n'est pas loin d'�tre cruel, observa le ministre. --Ce n'est pas mon amour qui rit. --Ne me faites donc point souffrir davantage. Vous savez bien que j'ai eu l'honneur de solliciter votre main, et vos excellents parents m'ont donn� l'assurance que mes voeux seraient combl�s. --Ils ont promis plus qu'ils ne pourront donner, peut-�tre. --Comment, vous refuseriez d'unir vos destin�es aux miennes?... Pourquoi donc. --C'est mon secret. --Je suis jeune, j'occupe une haute position, l'avenir le plus beau m'est sans doute r�serv�. Ah! combien de jeunes filles, dans notre brillante soci�t� canadienne, seraient heureuses de devenir la femme de l'Honorable M. Le P�cheur. --Alors faites donc le bonheur de l'une d'elles et laissez-moi rendre heureux un homme qui n'a pas vos �tonnants avantages. Le t�te � t�te fut long et anim�. Le jeune ministre venait d'essuyer un rude �chec, mais il ne se tenait pas pour battu. Il avait trop haute opinion de lui-m�me pour cela. Il se plaignit am�rement � monsieur et � madame D'Aucheron. Madame D'Aucheron vint trouver sa fille et lui dit: --Je ne veux plus que tu parles � M. Houde. D'Aucheron vint � son tour: --Ma volont� est ma volont�, lui dit-il, et tu seras la femme de l'honorable M. Le P�cheur avant un mois. Agis en cons�quence. Il alla vers le jeune docteur. --Monsieur, lui dit-il, ma fille doit �pouser bient�t l'honorable M. Le P�cheur, faites-moi le plaisir de ne plus songer � elle, et de ne plus chercher � la voir. Sinon.... --Sinon? --Sinon je serai forc� de prendre des moyens �nergiques pour faire respecter mes volont�s. --Et si votre fille m'aime, monsieur? --Amour de jeunesse, folie! Il faudra bien qu'il s'en aille comme il est venu, cet amour... o� bien elle s'en ira comme elle est venue, elle. D'Aucheron s'animait. Il se souciait peu d'�tre entendu ou de ne l'�tre pas. M�me, il n'�tait pas f�ch� que l'on s�t comment il cong�diait le malencontreux amoureux de sa fille. L�ontine se trouvait alors avec madame Duplessis. --Que dois-je faire, lui demanda-t-elle? --Laissez passer l'orage. --Mais je ne veux pas qu'on lui fasse subir une humiliation semblable devant tout le monde. Il faut que je lui dise une parole au moins. --Vous allez irriter vos parents et faire un �clat regrettable. --Mais je ne tiens pas � acheter, moi, au prix que l'on y met, cette existence brillante que l'on m'offre. --Ce n'est pas en brusquant le d�nouement que vous le ferez tourner � votre avantage. --Voyez-vous? le voil� qui part. Rodolphe, debout dans le vestibule, se pr�parait � sortir. L�ontine se leva tout �mue. Elle rougit puis aussit�t devint d'une p�leur singuli�re. Elle traversa le salon et s'avan�ant vers lui. --Vous partez, monsieur Rodolphe? --Ma pr�sence n'est pas agr�able � tout le monde, ici. --Si tous ceux qui n'ont pas la bonne fortune de plaire � tout le monde suivaient votre exemple, d'autres partiraient aussi, vous le savez bien. --Il y a cette diff�rence entre les autres et moi, que l'on m'a dit � moi que je ne plaisais point. --D'autres devraient le deviner. Deux mains tremblantes se serr�rent bien fort. --Mais, mon cousin, dit une voix all�gre, vous n'allez pas m'oublier ici? --Je n'oublie pas ceux que je laisse, cousine. Il regarda L�ontine en disant cela. --Ida, je te garde jusqu'� demain, dit mademoiselle D'Aucheron; je ne veux pas que tu partes; j'ai besoin de toi; j'ai besoin de tous ceux qui m'aiment. Rodolphe ne partit pas seul, cependant, monsieur et madame Duplessis, pr�textant la fatigue, se retir�rent en m�me temps. XIV Comme ils sortaient les douze coups de minuit tombaient sur le timbre de bronze de la pendule du salon. D'Aucheron dit au ministre. --Vous voyez qu'on y va rondement. Pas de midi � quatorze heures. La porte, voil� mon argument. --La porte! c'est ce que nous disons aux employ�s r�calcitrants ou inutiles. La porte! c'est la base de mon syst�me d'�conomie. On entendit rire et parler au dehors. --Les voil�, s'�cria madame D'Aucheron. --Qui? demand�rent plusieurs voix. --Les sauvages! vous allez voir. On crut qu'elle devenait folle. Un instant apr�s, on comprit bien qu'elle disait vrai quand on vit entrer au salon dix visages cuivr�s. --Que viennent faire ici ces gens? demanda le notaire � son voisin. --Du diable! si je le devine. --Mes amis, commen�a D'Aucheron, j'ai cru, ou plut�t madame D'Aucheron a pens� vous faire une agr�able surprise, en vous donnant le spectacle assez rare d'une danse de guerre sauvage. --Par des gens gu�re sauvages, souffla l'un des invit�s � son voisin. On applaudit � outrance aux paroles de monsieur D'Aucheron. --Alors, dit-il, permettez-moi de vous pr�senter mes nouveaux h�tes, des Ab�naquis de B�cancour, des chasseurs distingu�s. Et d'abord: Metsalabanl�, le chef. Je ne sais pas les noms de chacun, mais je vous les pr�sente tous. Il en est deux toutefois, continua-t-il, dont je puis d�cliner les noms magnifiques, c'est la Langue muette d'une tribu que je ne connais point et.... --C'est un nom de femme, �a, dit un malin. --Et la Longue chevelure, un sioux. Ces deux derniers arrivent des Montagnes Rocheuses. Ils sont tr�s f�roces, ajouta-t-il en riant. Ils enl�vent la chevelure de leurs prisonniers et boivent le sang dans leur cr�ne. Les femmes fr�missaient tout en riant. Madame D'Aucheron reconnut l'indien dont elle avait admir� le bon go�t et lui adressa le plus honn�te sourire. La Longue chevelure promena ses grands yeux noirs sur l'assistance, et les fixa un moment sur L�ontine qui se trouvait par hasard assez pr�s de lui. La jeune fille ne put s'emp�cher de tressaillir sous ce regard profond. La Langue muette regardait avidement madame D'Aucheron qui s'�tait mise � gesticuler en parlant avec chaleur et � rire aux �clats. Ces indiens s'�taient rev�tus de leurs costumes de f�te. Ils �taient couverts de verroteries, de plaques d'�tain, de plumes �clatantes. C'�tait d'un effet curieux. Mais un seul, la Longue chevelure captiva bient�t tous les regards. Il �tincelait comme un soleil. On e�t dit que de ses v�tements s'�chappait une poussi�re de feu. Il �tait couvert de diamants. Ce fut un cri d'admiration quand on s'aper�ut de l'�tonnante richesse de son costume. D�j� certaines femmes r�vaient de feux et d'�tincelles. Pas les femmes aimantes, les vaniteuses. Madame D'Aucheron se flattait de garder un souvenir. Pas comme Didon, soyons franc. --Quand on a tant de pierres pr�cieuses on peut bien en donner une, pensait-elle. L�ontine admirait surtout l'�trange beaut� de cet Indien, et la douceur de son regard lui plaisait mieux que l'�clat de ses diamants. La danse fut ex�cut�e avec gr�ce, souplesse, langueur ou vivacit�, selon le rhythme et l'id�e qui se d�veloppaient. Le chant �tait remarquablement juste, cadenc�, les gestes, tr�s vari�s. On mena�ait les ennemis absents, on pi�tinait sur les cadavres, on scalpait les t�tes, on chantait le triomphe, on pleurait les morts. Quand ils eurent fini la salle retentit de longs applaudissements. On leur offrit � boire. On dut rester dans le grand salon, tout le monde voulant �tre o� ils �taient. --Quelle id�e ing�nieuse vous avez eue, madame D'Aucheron! affirmaient toutes les femmes. Votre bal fera �poque: on en parlera longtemps. La conversation �tait g�n�rale. Tout le monde parlait � la fois, mais quand un Indien prenait la parole, le silence se faisait. Il semblait que ces gens-l� devaient parler autrement que les autres et dire des choses �tranges. Les Indiens sont un peu comme le commun des mortels, ils restent o� ils se trouvent bien. L'heure du r�veillon sonna et l'on se mit � table. La pr�sence des sauvages amusait tellement les invit�s que D'Aucheron, modifiant son programme avec l'assentiment g�n�ral, fit mettre dix nouveaux couverts. Madame D'Aucheron riait toujours, parlait � tout le monde, sans trop savoir ce qu'elle disait. On l'approuvait sans trop savoir pourquoi. L'Honorable Le P�cheur la conduisit � la place d'honneur. La Longue chevelure offrit son bras � mademoiselle L�ontine. C'est Madame D'Aucheron qui le voulut ainsi. Tout le monde prit place autour de la table somptueusement servie. On sut manger et boire. Deux choses qu'il est pourtant fort difficile de bien faire. Il y eut des sant�s: A la reine, au lieutenant-gouverneur, au gouvernement, � l'h�te distingu�, � la presse qui �claire le monde, aux dames qui le charment, aux Indiens! A la reine, on chanta God save the Queen avec accompagnement d'orchestre. L'excellente m�re de famille qui r�gne depuis bient�t cinquante ans sur un grand peuple, d�t sentir ses entrailles palpiter. Au lieutenant-gouverneur, un flatteur dit avec emphase le contraire de sa pens�e; au gouvernement, le ministre r�pondit avec verve et s'enfon�a jusqu'au cou dans une nouvelle th�orie sur l'�conomie; � l'h�te distingu�, tous les estomacs remplis voulurent t�moigner leur reconnaissance; � la presse qui �claire le monde, on pr�na longuement le bien qu'elle produit, on n'eut pas le temps de signaler le mal. C'e�t �t� trop long, du reste. L'un des journalistes les plus enthousiasm�s parla de son ind�pendance en termes magnifiques, et, quand il eut fini, il entra en n�gociation avec le ministre au sujet de la vente de ses principes.... Aux dames, on dit tout le bien qu'on n'en pensait point; aux indiens, Metsalabanl� adressa quelques mots de remerc�ment � monsieur D'Aucheron, puis exprima l'espoir que sa tribu dispers�e pourrait, gr�ce au gouvernement, se r�unir de nouveau. XV L'un des invit�s eut l'id�e de demander des r�cits d'aventure ou de guerre � la Longue chevelure. Ce fut une salve d'applaudissements. Le Sioux parut intimid�, cependant il reprit bient�t son assurance, et, s'exprimant dans un langage imag�, il dit: --Il y a plus de vingt moissons, comme un filet d'eau sort d'une fontaine profonde et s'enfuit au hasard, je suis sorti de ma tribu guerri�re et j'ai port� bien loin mes pas. Ce fut � la suite d'�v�nements excessivement douloureux pour moi-m�me, et dont le souvenir est amer comme le fruit du masquabina. Le r�cit de mon infortune vous int�ressera peut-�tre, car des blancs comme vous et que vous avez peut-�tre connus, furent m�l�s � ces �v�nements et pes�rent d'un grand poids dans la balance de ma destin�e. Depuis, comme le hibou taciturne, j'ai v�cu seul. Seul j'ai v�cu dans les montagnes hautes comme les nues, seul, dans les villes bourdonnantes comme des ruches d'abeilles. C'est dans le d�sert que je me trouvais le moins isol�; alors j'�voquais en paix les images ch�ries de ma jeune femme et de ma petite fille. A nous trois nous peuplions la solitude. Dans les villes je me croyais abandonn� de ces deux �tres que j'aimais, comme on aime l'ombre d'un ch�ne au milieu d'une plaine ensoleill�e, les rayons du soleil, dans les sombres ravins des Montagnes Rocheuses. Une chance insolente m'a toujours poursuivi depuis que je n'ai plus � faire le bonheur de personne. J'ai ramass� les pierres pr�cieuses et les diamants comme d'autres ramassent les grains d'or. J'en ai jet� � tous les vents. J'�tais irrit� de cette moquerie du sort. Qu'avais-je besoin de d�couvrir ces mines in�puisables que je ne cherchais point? Elles pouvaient rester enfouies dans le sein de la terre comme le d�sespoir est enfoui dans mon coeur. Rien comme l'infortune n'inspire l'int�r�t. Il ne manquait plus � la Longue chevelure pour �tre un h�ros que des chagrins profonds, et, tout � coup, il venait de d�voiler, dans un sanglot, une souffrance longue de vingt ann�es, un d�sespoir qui ne finirait qu'avec sa vie. On le d�vorait des yeux, on buvait ses paroles. L�ontine qui souffrait depuis un instant seulement, trouvait d�j�, dans cette am�re parole, une vigueur nouvelle et un nouvel esprit de soumission. Le sioux continua: Mon p�re �tait un guerrier de la vaillante mais cruelle nation des sioux, ma m�re �tait une fille de la br�lante Espagne. Je pris pour compagne une indienne de la Baie-des-Chaleurs, une belle jeune femme qui m'aimait beaucoup et me suivit jusqu'aux Montagnes Rocheuses. C'est l� qu'habitaient les miens. Je voulais voir mon p�re d�j� bien vieux, et qui se penchait sur sa fosse comme un tronc moussu sur un ravin noir. J'arrivai pour recevoir son dernier soupir et ses derni�res volont�s. Il me supplia de rester dans la tribu qu'il avait toujours tant aim�e, comme le rameau doit rester apr�s le tronc d'o� il est sorti; je lui en fis la promesse solennelle, et il mourut en me b�nissant. Ma m�re dormait depuis longtemps � l'ombre de la croix, dans le cimeti�re d'un village am�ricain. Elle m'avait enseign� la religion de son beau pays, et cette religion je l'aime jusqu'au martyre. Mes fr�res sioux n'ont jamais voulu en comprendre les divines beaut�s. Cependant ma femme mourait d'ennui dans nos t�n�breux rochers et dans nos prairies sans limites. Elle ressemblait � la grive g�missante que l'oiseleur enl�ve � ses bois. Elle voulait revoir le bassin de la Baie-des-Chaleurs, bleu comme un coin du ciel, et ses parents qui ne se consolaient point de son d�part. Par piti� pour elle je r�solus d'�tre infid�le � la parole donn�e � mon p�re mourant. Au reste, je n'�tais pas heureux avec les guerriers de ma nation, � cause de leur cruaut�, et tout �tait pr�t pour le d�part. Or, nos pr�paratifs ne sont pas longs, � nous, enfants de la for�t. Nous n'emportons rien d'inutile, et nous nous contentons de fort peu de choses. Je voulus une derni�re fois aller � la chasse dans ces prairies que je ne reverrais probablement jamais plus. Au lieu des troupeaux de bisons, je vis bient�t s'�lancer un torrent de feu. J'allais retraiter au galop de mon coursier, quand j'aper�us, dans le lointain, deux ombres qui fuyaient devant le fl�au terrible, comme deux voiles sous un souffle de temp�te... C'�taient deux cr�atures humaines. Je..... Un cri d'angoisse se fit alors entendre et la Longue chevelure s'interrompit. C'�tait madame D'Aucheron qui s'�vanouissait. --Cette pauvre madame D'Aucheron, elle est tellement sensible, disait-on.... Son mari vint � elle. L�ontine courut chercher des sels. Apr�s un instant de trouble le calme se r�tablit. Elle reprenait ses sens. Cependant ses yeux hagards avaient d'�tranges fixit�s. On e�t dit qu'ils regardaient loin, loin. --Courage, madame, �a ne sera rien, lui assurait-on. Vous �tes vraiment trop sensible. --Me voil� remise et j'esp�re que mes nerfs ne me joueront plus de ces vilains tours, dit-elle en essayant de sourire. La Longue chevelure reprit: --Je regrette d'�tre la cause de cette p�nible �motion, madame, mais ne prenez point d'inqui�tude, les pauvres cr�atures que poursuivait le fl�au n'ont pas �t� perdues. Il �tait temps cependant. La femme--il y avait un homme et une femme--la femme gisait paralys�e par la frayeur sur le sol br�lant. C'�tait une jeune fille blanche enlev�e � sa famille sans doute. L'homme appartenait � quelque tribu du Canada. Il �tait Ab�naqui, je crois. --Il y a vingt-trois ans de cela? demanda l'un des convives? --Il y a vingt-trois ans, r�pondit le sioux. --C'�tait peut �tre Sougraine avec la petite Audet; vous souvenez-vous? continua-t-il, s'adressant aux invit�s. Quelqu'un r�pondit: --Je me souviens en effet. --Et moi aussi, fit un autre.... On a trouv�, le printemps suivant, � Beaumont, la femme de Sougraine noy�e, avec une corde au cou. Comme il n'�tait point probable qu'elle se f�t pendue avant de se jeter � l'eau, on en a conclu qu'elle avait �t� tu�e. --Est-ce que la lumi�re ne s'est jamais faite sur cette affaire? demanda le notaire visiblement affect�. --Jamais. On n'a plus entendu parler de l'Ab�naqui, non plus que de la jeune fille. Madame D'Aucheron regardait fixement devant elle, p�le, immobile comme une statue. Pourtant un petit tressaillement nerveux courait parfois sur ses �paules nues. Pendant que ces remarques s'�changeaient de part et d'autre, l'un des indiens, celui que l'on nommait la Langue muette, se tenait la t�te pench�e sur la table et froissait d'une fa�on convulsive les franges de la nappe. --Ainsi, demanda au sioux l'un des invit�s d�sireux d'entendre la suite du r�cit commenc�, vous les avez sauv�s l'un et l'autre du feu de la prairie? --Quand je suis arriv� pr�s de la jeune fille, elle venait de tomber la face contre terre, je la mis en travers sur ma monture. L'homme se sauvait encore: il l'avait abandonn�e. Cependant, il ne pouvait aller gu�re plus loin. Je le pris aussi avec moi et nous cour�mes comme un tourbillon devant l'incendie. Ah! mon pauvre coursier, comme il nous emportait bien! Je conduisis sous ma tente mes deux prot�g�s. Ils furent respect�s, car chez nous l'hospitalit� est la plus sacr�e des choses apr�s la tombe. Cependant l'on me reprocha de n'avoir pas apport� que deux chevelures. J'avais r�solu de ramener avec moi la jeune fille afin de la rendre � ses parents, si je les pouvais rencontrer. Son s�ducteur devait continuer sa route vers la terre de l'or. Il suivit un parti de chasseur. Je le revis deux ans apr�s dans la ville de Los Angeles. Depuis, je ne l'ai jamais rencontr�. Pourtant j'ai travers� en tous sens les immenses r�gions qui bordent la grande mer o� le soleil va chaque soir noyer ses feux. Au moment o� je prenais ma carabine pour franchir une derni�re fois le seuil de mon wigwam avec ma femme, mon enfant et la jeune Canadienne, continua le sioux, j'appris qu'une bande de voyageurs qui revenaient des mines d'or par les gorges de nos montagnes, avait �t� surprise, la nuit, � deux pas de notre village, et que l'un d'eux avait �t� tu� � la porte de la tente o� dormaient ses compagnons. --C'�tait Casimir P�russe, notre voisin autrefois, dit vivement l'amie de L�ontine. Ma m�re m'a souvent parl� de ce tragique �v�nement, ajouta-t-elle. Tous les yeux se tourn�rent vers mademoiselle Ida. --Je suis bien aise, mademoiselle, lui dit la Longue chevelure, je suis bien aise d'apprendre cela. Avec votre secours je pourrai peut-�tre retrouver quelques uns de ceux qu'alors j'ai sauv�s d'une mort certaine, et, en retour du bien que je leur ai fait, ils me diront si mon enfant a p�ri avec sa m�re ou si elle a �chapp� � la fureur de la tribu. --Ma m�re vous donnera peut-�tre quelques renseignements, car son fr�re aussi se trouvait parmi les blancs que vous avez sauv�s, et j'ai entendu parler d'une petite fille..... --O� est votre m�re? et son fr�re, o� le trouverai-je? fit anxieusement le sioux dont l'espoir se r�veillait plus vif que jamais. --Ma m�re est chez elle et vous la verrez quand il vous plaira.... mon oncle et ma tante sont morts.... leur fils �tait ici tout � l'heure, le docteur Rodolphe..... --Tiens! pensa D'Aucheron, j'aurais d� patienter un peu, le cousin Rodolphe avait peut-�tre son mot � dire..... Le temps de mettre les gens � la porte c'est quand on n'a plus besoin d'eux. --De son c�t�, le notaire se demandait quel pouvait bien �tre le nom de fille de madame Villor. Il questionna son voisin qui ne lui r�pondit pas. Tout le monde �coutait religieusement le sioux infortun� qui disait avec des larmes: --Mon enfant, ma ch�re petite Estellina, est-elle morte ou vit-elle encore? Sait-elle que son p�re d�sol� la cherche et la pleure depuis plus de vingt hivers? Ah! si elle vit, elle ignore mon nom et mon existence! Un enfant ignorer le nom de son p�re! un p�re ne pas savoir ce qu'est devenu son enfant!.... Oh! vous ne devinez pas quel est le supplice de ma pens�e, vous qui pressez sur vos coeurs les enfants que le bon Dieu vous a donn�s! Vous qui sentez leurs chauds baisers sur vos fronts vous ne savez pas ce que j'endure, moi qui suis seul au monde! seul comme l'engoulevent dont l'autour a d�vast� le nid! Elle n'est jamais l�, ma fille, pour me sourire quand je suis d�sol�, pour essuyer l'eau qui coule sur mon front apr�s de longues courses, pour me murmurer de ces paroles douces qui nous font songer aux anges. Je n'ai jamais re�u, moi, les caresses de ma fille bien aim�e, de ma petite Estellina! Elle serait grande aujourd'hui, comme ces belles jeunes filles qui sont l�. Elle serait jolie, j'en suis s�r, jolie et douce comme une violette qui parfume l'ombre. Elle serait bonne aussi. Je voulais qu'elle f�t bonne et s�ut, comme vous, mademoiselle, s'attendrir sur le sort des malheureux. Il regardait mademoiselle D'Aucheron. L�ontine se cacha le visage dans son mouchoir et se mit � pleurer. D'autres aussi pleuraient. La Longue chevelure lui-m�me s'interrompit un moment, pour laisser son �motion se calmer. Il avait �voqu� le pass� et le pass� lui �tait apparu dans toute son amertume. XVI La Longue chevelure reprit: --Je retardai mon d�part pour sauver mes semblables. Je r�ussis � les faire sortir de l'endroit dangereux o� ils s'�taient arr�t�s. Ce fut presque un miracle. Ma femme leur servit de guide � travers les montagnes. Elle portait une enfant dans une nagane. J'avais mis dans les langes de la petite, comme plus en s�ret� sous la protection de l'innocence, une somme consid�rable, toute ma fortune alors. Je dus rester dans mon wigwam pour emp�cher les soup�ons de peser sur ma t�te. Ce fut en vain, l'on m'accusa de trahison. Je vis que je n'�chapperais point � la vengeance et je profitai des t�n�bres pour fuir. J'esp�rais rejoindre la caravane des Visages P�les. Un matin, � la sortie des montagnes, je m'agenouillai sur le gazon au bord d'une source limpide qui descendait joyeusement de roche en roche comme un oiseau qui saute de branche en branche, et je priai pour les fugitifs, pour ma pauvre femme, pour ma petite enfant,..... H�las! malheureux! c'est pour moi-m�me qu'il e�t fallu prier, c'est moi qui avais besoin du secours de la sainte Providence! En reportant mes regards sur la terre autour de moi, je d�couvris, � quelques pas du ruisseau, sous un feuillage �pais, le corps ensanglant� d'une femme. Un frisson parcourut mes membres, un horrible pressentiment me serra le coeur. Je me levai, je fis quelques pas. O Ciel! � douleur! je reconnus ma pauvre femme!.... Une pens�e am�re traversa mon esprit comme un dard traverse le coeur de l'ennemi vaincu: Les blancs que j'ai sauv�s m'ont donc r�compens� de mon d�vouement en laissant l�chement massacrer la femme qui leur montrait le chemin du salut. J'�tais injuste. Les cadavres de six tra�tres sioux gisaient un peu plus loin. --Merci, Visages p�les, mes amis, m'�criai-je, vous l'avez veng�e! Je me mis � chercher mon enfant. La nagane gisait pr�s de l'eau. Les inf�mes l'auraient-ils donc jet�e dans le torrent, pensais-je? Ont-ils eu honte de leur l�chet�? Ont-ils voulu cacher leur ignominie en livrant au courant, pour qu'il l'emport�t, le corps de l'innocente cr�ature? Mes recherches furent vaines; je ne trouvai nulle part le petit ange que l'amour m'avait donn�. Je fis � ma femme une fosse profonde dans un endroit d'acc�s difficile, sur la pente du ravin, o� fleurissait un coin de verdure, o� descendait un rayon de soleil et je mis au milieu de ce tertre simple une croix form�e de deux b�tons. Je tressai une couronne de lierre et de fleurs sauvages que je suspendis aux bras du divin embl�me, et, apr�s avoir pri�, je redescendis au fond de la vall�e. Quand je fus en bas, je vis des corbeaux qui tournoyaient en croassant au-dessus des cadavres des meurtriers de ma femme. Je souris et passai sans bruit pour ne pas les effrayer. Cependant j'eus honte de mon action. Cette parole de la pri�re du Christ: Pardonnez-nous nos offenses comme nous pardonnons � ceux qui nous ont offens�s, me venait � l'esprit. Je retournai sur mes pas, chassai les corbeaux avec ma carabine, r�unis les morts sur une m�me couche, et les couvris de rameaux en attendant la s�pulture. Comme j'achevais ma t�che p�nible, deux des anciens de la tribu survinrent. Ils venaient qu�rir les restes de leurs fils. --Pourquoi, me demand�rent-ils d'une voix mal affermie, pourquoi la Longue chevelure fait-il cela? --Pour emp�cher les corbeaux de ronger les entrailles de vos enfants. La Longue chevelure ne sait-il pas que nos enfants ont tu� sa femme? --Il le sait. --Il le sait et ne se venge point? --Il vous l'a dit souvent, le seul et vrai Dieu qui existe, et que j'adore, ne veut pas que l'on fasse du mal � ses ennemis. --Nous voulons le conna�tre ce Dieu qui t'a dit de respecter les cadavres des guerriers qui ont massacr� ton �pouse.... --Les vieux guerriers savent-ils, leur demandai-je, ce qu'est devenue mon enfant? --Ils l'ont jet�e dans le torrent. --Pauvre petite! m'�criai-je en pleurant. --Je voulais continuer ma route et rejoindre les voyageurs afin de savoir s'ils emportaient ma petite fille, et la pens�e me vint qu'une m�re seule pouvait s'imposer la t�che de porter un enfant dans ses bras � travers les pr�cipices et les rochers, sous les ardeurs du soleil, dans les d�serts, pendant des mois entiers et � des distances prodigieuses. Je ne pouvais non plus me s�parer sit�t de la tombe o� dormait la femme que j'avais tant aim�e. Je revins au campement avec les vieux sioux. La col�re des guerriers �tait terrible � cause des pertes qu'ils avaient subies, et les paroles sages des vieillards qui m'avaient pris sous leur protection ne purent me sauver. Je fus pris, enferm�, gard� � vue. En v�rit�, l'aspect de la mort ne m'effrayait nullement. Je souriais � la pens�e d'aller revoir les deux cr�atures qui faisaient tout mon bonheur. Je trouvais qu'on tardait bien � me juger. Enfin, un jour j'appris que le conseil de la nation m'avait condamn�, et que j'allais �tre ex�cut� le lendemain, � l'heure o� le soleil sortirait de la prairie. Le lendemain �tait la f�te anniversaire d'une victoire sur les am�ricains, et les jeunes gens allaient se livrer � toutes sortes d'exercices et de divertissements. On s'exercerait � tirer de l'arc, et je servirais de cible. Celui qui me porterait le coup mortel serait d�clar� vainqueur. La nuit arriva, cette nuit qui devait �tre la derni�re pour moi. Je priai longtemps et m'endormis ensuite d'un profond sommeil. Quand je m'�veillai, je me trouvais loin du village, seul dans le ravin qu'avaient suivi les blancs pour revenir de la Californie, pr�s du tombeau de mon p�re. Ma carabine �tait pr�s de moi. Je me rendis au pays de l'or, sur les rives de l'oc�an du soir. Plusieurs des convi�s vinrent serrer la main du brave sioux, et l'assur�rent qu'ils l'aideraient de tout leur pouvoir dans ses recherches. Madame D'Aucheron, tout � fait remise, s'essuyait avec son mouchoir de fine batiste brod�. La Langue muette r�vait toujours. On e�t dit qu'il n'avait gu�re �cout� le r�cit de la Longue chevelure. Il avait sournoisement mais obstin�ment regard� l'impressionnable madame D'Aucheron. Il venait de prendre une r�solution, et quand une r�solution entrait dans cette t�te-l� elle ne devait pas �tre facile � d�loger. Il avait toujours �t� pauvre et mis�rable, ce myst�rieux Indien, pourquoi ne serait-il pas riche � son tour? Est-ce que l'on est n�cessairement gueux toute sa vie? N'arrive-t-il pas un moment o� la fortune se laisse saisir par toute main adroite ou hardie? XVII Apr�s la somptueuse collation quelques uns des convives se retir�rent, d'autres revinrent au salon, pour entendre la musique et le chant, d'autres encore, les nonchalants fumeurs, se retir�rent dans la petite salle consacr�e � la pipe. Ils avaient l'air, ces derniers, de dieux ou de diables si�geant dans les nuages. Une des jolies femmes venait de chanter en regardant au plafond avec des yeux �veill�s qui voulaient para�tre r�veurs, elle aborda le jeune ministre. --Je sais, dit-elle, monsieur le ministre, que vous mettez bravement � ex�cution votre programme... comment dirai-je? d'�conome?... d'�conomie?... d'�conomiste?... Je m'y perds dans ces mots-l�, et dans cette chose-l� aussi. Pourtant, il faut que vous m'accordiez une faveur. Le ministre la regarda franc dans les yeux. --Regardez-moi si vous voulez, mais il faut que j'obtienne cette faveur. --Vous �tes bien impatientes, vous autres, mesdames, quand vous voulez une chose. --Et vous donc, messieurs, temporisez-vous beaucoup d'ordinaire? --Vous nous laissez longtemps parfois dans l'antichambre. --On ne peut pas toujours recevoir. --On doit toujours recevoir ceux qui nous aiment.... --Non, ceux que l'on aime, peut-�tre.... --Eh bien! que vous faut-il donc pour �tre heureuse? --Mon mari se trouve sans position.... Voyons, ne prenez pas cet air d�sagr�able. --Ne prenez pas cette adorable figure, vous, madame,... c'est de l'influence indue. --Mon mari est sans position. Ce n'est point sa faute. Il faut vivre cependant; vous comprenez-�a, M. le ministre. S'il ne trouve rien � faire, il faudra prendre le chemin de l'exil.... J'appelle cela l'exil, moi, l'existence � l'�tranger. --Il serait vraiment regrettable de voir dispara�tre une des �toiles qui rayonnent sur notre ville. --Etoile, com�te ou plan�te, elle dispara�trait bien s�r. --Je ne puis, cependant, malgr� l'extr�me envie que j'en aie, vous accorder madame, tout de suite du moins, ce que vous me demandez. La chose est grave. Je m'en occuperai. --S�rieusement? Vous ne l'oublierez pas? --Comment l'oublier puisqu'il faudrait vous oublier en m�me temps? --Que je serais heureuse! --D'�tre oubli�e? --Non, que mon mari ne le f�t pas. Le reste de la nuit s'�coula rapidement, et quand les premi�res lueurs de l'aube, per�ant les vitres des fen�tres, vinrent colorer d'un doux �clat les grands rideaux de damas, la derni�re danse d�roula ses gracieuses figures et l'orchestre laissa mourir ses accords. La fatigue commen�ait � �teindre le feu des regards et la p�leur succ�dait aux teintes roses sur les frais visages de la jeunesse. Chacun reprit frileusement le chemin de sa maison, trottinant sur les trottoirs glac�s. L'honorable M. Le P�cheur s'en allait seul, et des paroles sans suite tombaient de ses l�vres serr�es par la col�re. --Me pr�f�rer un va-nu-pieds!... Elle m'aimera!... Il faut que je l'�pouse.... S'il n'�tait pas riche comme on dit.... Tout de m�me elle est bien belle. Quelqu'un le suivait de pr�s, mais il ne s'en apercevait point, tant il �tait absorb� dans la pens�e de mademoiselle L�ontine. Il la croyait riche h�riti�re et l'aspect de l'or qu'il voyait scintiller dans ses r�ves, l'aiguillonnait comme un �peron, les flancs d'un coursier. La lutte ne lui faisait point peur; au contraire. Il se trompait cependant. D'Aucheron s'�tait dit riche et le monde l'avait cru tr�s riche. Sa fortune id�ale faisait boule de neige dans le champ de l'imagination. --Je demande pardon � mon fr�re l'honorable ministre, dit tout-�-coup l'individu qui le suivait, je demande pardon � mon fr�re si j'ose lui adresser la parole. Le P�cheur se retourna tout surpris et reconnut la Langue muette. Il l'interrogea sans lui parler, d'un mouvement de la t�te. --Je sais, continua l'indien que l'homme illustre � qui je parle veut �pouser une belle jeune fille qui pleurait en �coutant le r�cit de la Longue chevelure, et j'ai bien vu que la jeune fille aimait un autre homme. Plus on pers�cute l'amour et plus il grandit, c'est comme un feu de la prairie que le vent attise. --O� veux-tu en venir? demanda Le P�cheur d'un ton brusque. --Mon fr�re l'honorable ministre veut-il me dire s'il �pouserait mademoiselle L�ontine, quand m�me elle ne l'aimerait point. --Pourquoi cette demande? --L'indien peut �tre d'un grand secours � l'honorable ministre. --Comment cela? --C'est un secret et jamais la Langue muette ne le r�v�lera... mais avant que huit jours soient �coul�s, mon fr�re l'honorable ministre remarquera un changement dans les mani�res de la jeune demoiselle, s'il a confiance en l'homme des bois et le prend � son service. --Es-tu sorcier? --Mieux que cela. --C'est bien, travaille, agis, va. --La Langue muette est pauvre et n'est point couvert de diamants comme la Longue chevelure; il aurait besoin de quelques dollars. --Je te comprends, mon vieux, tu fais dans le chantage.... Au large! Il fit mine de repousser l'indien et continua son chemin. --Mon fr�re l'honorable ministre me juge mal, dit la Langue muette.... Je sais un secret terrible, moi, et je pourrai tenir ce que je promettrai. --Ces sauvages, pensa le ministre, �a parle au diable. Qui sait? Combien te faut-il, face de cuivre? --Peu de chose; dix piastres pour commencer. --Pour commencer? Tu promets de bien finir. --Cela d�pendra du succ�s. --Viens ici. Il lui glissa dans la main un billet de dix piastres de la banque de Montr�al. --C'est toujours cela, murmura l'Indien en s'�loignant. DEUXI�ME PARTIE LA LANGUE MUETTE ET LA LONGUE CHEVELURE I Le notaire Vilbertin, assis devant son bureau charg� de papiers, �crivait d'une fa�on distraite les paroles sacramentelles d'un acte de vente. Il se dictait tout haut. Affaire de routine, car sa pens�e n'�tait pas avec lui. Il s'arr�ta tout � coup. --Apr�s tout je suis encore jeune, pensa-t-il.... Et puis, l'�ge, qu'est-ce que cela fait? Il y a des jeunes gens qui sont vieux et des vieillards qui sont jeunes. Affaire de temp�rament.... C'est un fait, je n'ai pas vieilli depuis dix ans.... Je suis comme � vingt-cinq. Il se remit � �crire: �Et le dit acqu�reur d�clare bien conna�tre la dite propri�t� et en �tre satisfait.... La plume resta le bec dans l'encre. --Elle est belle, murmura-t-il, oui, elle est belle. C'est dr�le comme je me sens troubl�.... Il �crivit encore: �Cette vente est faite � la charge par l'acqu�reur de payer, � compter de ce jour et � l'avenir.... --L'avenir!.... l'avenir!.... On fera des objections, je le sais bien. Monsieur Le P�cheur est entr� en guerre lui aussi. Un ministre contre un notaire, c'est le pot de fer contre le pot de terre. N'importe! si l'on entre en danse on dansera.... Vilbertin, tu as deux rivaux devant toi.... Tu n'es ni tr�s jeune, ni tr�s beau, mais tu as de l'argent; l'avantage est de ton c�t�. Si tu sais manoeuvrer, mon vieux, tu gagneras la partie.... Oui, l'id�e de la lutte me r�veille.... Comment se fait-il que je l'aie vue tant de fois cette jeune fille et que je ne me sois pas aper�u plus t�t que je l'aimais? Vieux sot! attendre si longtemps. La rose s'est entour�e d'�pines. On pourrait s'y piquer. N'importe, elle la vaut bien la piq�re.... Allons! soyons �pre � la cur�e, mais prudent. Pas de b�tise. Mettons nos adversaires sous nos pieds en les comblant de faveurs. L'id�e est ing�nieuse. Vilbertin, ne fais pas les choses � demi. Elle a voulu former avec moi une soci�t� de bienveillance, exploitons la soci�t�. Il va m'en co�ter cher, mais si l'on ne se refait pas en esp�ces sonnantes, on se refera d'une autre fa�on. La petite sera mon oblig�e et la famille qu'elle prot�ge ne pourra pas prendre les armes contre un bienfaiteur. Il essuya sa plume, plia ses papiers, les serra dans un casier et se mit � marcher � grands pas dans son bureau. Le sang lui montait � la t�te et ses joues rouges paraissaient s'arrondir encore sous leur fi�vreuse ardeur. Il sortit. --Que l'air est bon! pensa-t-il; je ne vivrais pas dans les climats br�lants. C'est absurde de vivre l�. � moins que l'on n'aime point. Au coin de la rue du Palais il rencontra la Longue chevelure. --L'amour aveugle, se dit-il en lui-m�me! Depuis hier, je n'ai song� qu'� elle.... Et pourtant j'ai des int�r�ts � sauvegarder. Le salut avant tout. Pas l'�ternel, l'autre. Sa peau avant sa chemise; c'est vulgaire, mais c'est juste. Au reste, les deux affaires peuvent marcher de front. Donnons notre amour, mais gardons notre argent. Il monta la rue de la Fabrique, suivit la rue Buade, descendit l'escalier qui conduit � la rue Champlain, puis entra dans le bureau de monsieur D'Aucheron, rue St. Pierre. D'Aucheron tenait un bureau o� l'on transigeait toutes sortes d'affaires. Les deux pieds sur les chenets, il lisait son journal. --Est-ce que l'on parle de ta soir�e? demanda Vilbertin. --Un excellent compte rendu. Toute une colonne. --De fait, le succ�s � d�pass� ce que l'on pouvait raisonnablement attendre. L'apparition des sauvages et l'histoire du sioux principalement, ont marqu� cette f�te d'un cachet tout particulier. --Cela me pose, Vilbertin, oui cela me pose. --Certaines gens pr�tendent que tu n'as pas les moyens de donner ces grands bals, sais-tu ce qu'� ta place je ferais pour leur imposer silence? J'ach�terais une maison sur la Grande All�e. C'est le lieu le plus en vogue aujourd'hui. Notre aristocratie y b�tit des palais. Il y a l� une superbe demeure � vendre. Je te fournis l'argent. Il faut aller de l'avant ou reculer. Ne recule pas, ce serait perdre tout ce que tu as gagn� depuis dix ans. --Je te dois beaucoup d�j�, et si j'allais manquer mon contrat avec le gouvernement. --Tu ne saurais le manquer avec les influences qui militent en ta faveur. --Tant que L�ontine montrera de la froideur au ministre qui l'adore les sp�culations n'avanceront gu�re. La causerie fut longue entre les deux amis. D'Aucheron �tait vaniteux. Il savait que l'on �blouit facilement le monde et que les sots--qui comptent pour un tr�s grand nombre--n'ont d'estime et de respect que pour les choses ou les hommes qui jettent de l'�clat. Le conseil de Vilbertin ne lui d�plaisait point. Il disait qu'il songerait, qu'il en parlerait � sa femme. Le notaire, ne voulant pas avoir l'air de le pousser, lui recommanda, de ne pas se h�ter et de faire de s�rieuses r�flexions avant de se d�cider. Apr�s avoir �veill� des d�sirs de luxe il faisait semblant de les combattre. C'�tait une ruse. Toutes les passions se r�voltent contre les obstacles. Il lui sugg�ra aussi d'acheter cette propri�t� au nom de mademoiselle L�ontine, Quand on est dans les affaires on ne saurait �tre trop prudent. En sortant de chez son ami, Vilbertin se dit en lui-m�me. --Il va mordre � l'hame�on. Il revint � la haute ville par la c�te de la Montagne et malgr� le froid, il avait des sueurs au front. --Il est toujours malais� de monter, pensait-il. Rodolphe, gr�ce � la sc�ne que lui avait faite monsieur D'Aucheron, �tait rentr� de bonne heure chez lui. Il habitait une petite chambre bien �clair�e, mais peu chauff�e, dans les mansardes d'une haute maison de la rue St. George, pr�s du grand escalier. Il n'avait pas repos� de la nuit. Le d�pit, l'inqui�tude, l'amour tourment�rent son �me pendant de longues heures. Le souvenir de L�ontine le consolait cependant, et les injures des D'Aucheron ne pesaient gu�re quand il les mettait en regard de cet ineffable d�lice. Les D'Aucheron, que pouvaient-ils lui faire? Il s'en moquait bien. C'est vrai; mais ils s'irriteraient contre leur fille � cause de ses r�sistances, et peut-�tre, pousseraient-ils la vilenie jusqu'� la maltraiter. Voil� ce qu'il faudrait emp�cher. Comment l'enlever � son existence fastueuse cependant?... Est-ce aimer v�ritablement une personne que de l'obliger � renoncer � ses habitudes de bien-�tre? Il ne pourrait pas, lui, satisfaire toutes ses exigences, et qui sait? elle finirait peut-�tre par se lasser des privations qu'elle aurait � subir. N'est-ce pas une folie pour un gar�on pauvre de se faire aimer d'une jeune fille riche?... Pourtant elle �tait si bonne!... On pouvait avoir confiance. Toutes ces pens�es le tenaient �veill�. Il s'endormit � l'heure o� le jour se levait. II Les incidents de la soir�e de madame D'Aucheron furent cause de bien des �motions, la plus surprise, la plus troubl�e, la plus inqui�te de toutes les personnes qui s'y trouvaient fut bien madame D'Aucheron elle m�me. Elle avait fait un grand effort pour reprendre une apparente tranquillit�, mais l'orage grondait toujours au fond de son coeur, et rien ne pouvait dissiper le sombre nuage qui l'enveloppait. --Ces r�cits d'enl�vement, de brigandage, d'assassinat, disait-elle � son mari, me font une impression des plus douloureuses; J'aurais mieux aim� que ces indiens ne fussent pas venus. Rien que les voir me fait peur maintenant.... Sont ils partis? Monsieur D'Aucheron se moqua de ses vaines frayeurs et pr�tendit que ce n'�tait qu'un jeu des nerfs. L�ontine, s'�tant mise au piano, jouait des motifs aim�s de Rodolphe et chantait des vers pleins de tristesse et d'amour. Le chant et la musique sont les expressions de la douleur comme de la joie. Madame D'Aucheron pensait: --Elle ne l'oubliera pas ais�ment son Rodolphe. Il faut qu'elle l'oublie cependant. Plus que jamais son mariage avec monsieur Le P�cheur est n�cessaire. On ne touche pas � la belle m�re d'un ministre. --Ma L�ontine, dit-elle, tu vas �tre raisonnable, n'est-ce pas? tu vas ob�ir aux voeux de ton excellent p�re, de ta petite m�re qui t'aiment tant; tu vas consentir � devenir madame Le P�cheur.... Voyons, sois soumise et le bon Dieu te b�nira.... La pauvre enfant ne r�pondit pas, mais ses doigts tremblants s'arr�t�rent sur les touches d'ivoire et la douce romance finit dans un soupir. Madame D'Aucheron allait continuer quand la servante lui dit qu'un indien d�sirait la voir. --Un indien! fit-elle avec terreur, non, je ne re�ois point; je suis malade.... Dites que je suis malade, et que je ne puis voir personne.... La servante ob�it. --Mon Dieu! comme vous voil� p�le, petite m�re, qu'avez-vous donc? demanda L�ontine.... --Rien, ce ne sera rien.... Je vais me reposer un peu. Elle se leva pour sortir du salon. La servante apparut de nouveau. --L'indien insiste, madame. Il dit qu'il reviendra tant�t, demain, tous les jours s'il le faut. --Est-ce la Longue chevelure, demanda L�ontine? Vous savez? ce beau sauvage avec de grands cheveux noirs et des diamants. --Non, mademoiselle, ce n'est pas celui-l�. --Ce n'est pas la Longue chevelure?... r�p�ta madame D'Aucheron, qui se remit un peu. --Non, madame, j'en suis bien certaine. --Peut-�tre, apr�s tout, que je pourrais recevoir. Pourvu qu'il ne demeure pas trop longtemps.... Eh bien! faites-le entrer. Des pas retentirent dans l'escalier. Un individu que nous connaissons d�j� se pr�senta dans le salon. C'�tait la Langue muette. --Tiens! pensa madame D'Aucheron, mon indien. Il vient me pr�senter ses hommages. Il a vraiment du go�t et il est bien �lev�. La Langue muette salua poliment. On lui indiqua un si�ge. Il s'assit en roulant dans ses mains dont il ne savait que faire, son _casque_ de chat sauvage. Il avait l'air abasourdi. C'�tait bien la premi�re fois qu'il se trouvait seul dans un salon aussi somptueux. Il demeura quelques instants sans parler. --J'esp�re que vous ne regrettez pas d'�tre venu � notre soir�e, demanda madame D'Aucheron. --A ta soir�e? oh non! l'on ne le regrette pas. --Pourtant, reprit L�ontine, il me semble que vous ne vous �tre gu�re amus�.... --Gu�re amus�...? Oh! oui, l'on s'est bien amus�. --Laissez-vous bient�t Qu�bec? --Laisser bient�t Qu�bec? l'on ne sait pas. --Il est assez laconique, pensa la jeune fille. Il est bien nomm� Langue muette. --La Longue chevelure est-il parti? demanda madame D'Aucheron. --La Longue chevelure? oh! non, pas encore parti, oh! non. --Quand part-il? --La semaine qui vient.... ou plus tard. --Ne serait-il pas aussi intelligent que je croyais, se dit-elle? C'est sans doute la g�ne. Apr�s une vingtaine de minutes d'une conversation par questions et par r�ponses, l'indien se leva pour sortir. Madame D'Aucheron, tout � fait remise de ses terreurs, s'avan�a vers la porte du salon pour le reconduire. --Vous reviendrez nous voir avant de partir? dit-elle. --Avant de partir? oh! oui. On reviendra demain, apr�s demain, et encore.... Elle fit un pas en arri�re et parut surprise. --L'indien voudrait te voir seule, ajouta Sougraine.... --Pourquoi? --Parce qu'il a bien des choses � te dire, vois-tu. --Vous? mais qui �tes-vous? Je ne vous ai jamais vu. Elle s'�tait remise � craindre. --Demain l'indien te fera souvenir. L'indien n'oublie pas, lui. Il est comme l'oiseau qui revient � son nid quand la neige s'en va. Le piano remplissait le salon de ses accords et L�ontine n'entendait rien. La Langue muette sortit et madame D'Aucheron rentra dans sa chambre en proie aux plus vives inqui�tudes. III Quand Rodolphe se fut ras�, lav�, peign�, cravat�, il �tait bien pr�s de midi. --Quelle absurdit�, pensa-t-il, que de transformer le jour en nuit! On y perd son temps et sa sant�. Heureusement que cela ne m'arrive pas souvent..... Je vais d�ner avec ma tante et ma cousine, pour les voir d'abord, ces deux charmantes personnes, et pour savoir comment a fini cette soir�e.... Il fit comme il disait. --O mon cher cousin, s'�cria la jeune Ida, quand elle le vit entrer, quel dommage que tu sois parti si t�t! tu aurais entendu un r�cit bien int�ressant! La Longue chevelure est cet indien sioux qui sauva la vie � ton p�re et � ses compagnons, dans les Montagnes Rocheuses, il y a vingt ans. Quelqu'un frappa; le silence se fit. C'�tait le notaire qui entrait. Madame Villor ne le connaissait pas. Ce n'est pas elle qui s'occupait de chercher des logements ou d'aller payer les termes. Elle �tait d'une sant� fort d�licate et ne sortait gu�re. Ida, sa fille, et l'instituteur se mettaient de bon coeur � son service et g�raient fort bien les petites affaires de la maison. --Je vous demande pardon si je suis indiscret, madame, fit Vilbertin en saluant profond�ment, mais j'ai cru vous faire plaisir en vous apportant cette quittance. Il tendait � sa locataire un papier soigneusement pli�. Madame Villor prit le papier et le parcourut des yeux. --Mon loyer est pay� jusqu'au premier de mai! dit-elle, toute surprise. --Jusqu'au premier de mai, madame. --Est-ce M. Duplessis?... --Non, non, c'est moi... que diable! il faut faire un peu de bien si l'on veut se sauver...... C'est peu, mais c'est cela. Et plus tard..... on verra. Je ne dis rien; cela d�pendra.... Il essayait de rire, le notaire; l'effort �tait visible. Madame Villor, les larmes aux yeux, se confondait en remerciements. Rodolphe se joignit � elle pour f�liciter le g�n�reux notaire. Ida pensait qu'il �tait bien bon, ce gros homme dont on avait tant peur. --Vous n'�tiez donc pas s�rieux, l'autre jour monsieur le notaire, quand vous nous menaciez de nous mettre dehors? demanda cette derni�re. Le gros Vilbertin, un peu d�contenanc�, r�pondit cependant: --Bah! un moment d'humeur, une parole sans r�flexion. J'ai comme cela des mouvements brusques, mais c'est l'�corce qui est rude. Le coeur n'est pas mauvais. Tenez, pour vous prouver que je ne d�teste point mes semblables, et que je fais ma petite somme de bien comme les autres, j'ai cherch� comment je pourrais venir en aide � monsieur Rodolphe que voici, votre neveu, madame, et l'objet de votre plus tendre affection, apr�s mademoiselle votre fille, cela se comprend. --Et puis, qu'avez-vous trouv�? demanda Rodolphe un peu sceptique? --Aimeriez-vous � vivre � la campagne? --Je me plais beaucoup � la campagne. La vie des champs a ses d�lices. C'est une vie calme comme la nature qui vous entoure. Les pens�es y sont douces, les passions, tendres. On y est plus ignor�, moins envi� par cons�quent. On y vit de peu. Le luxe insens� des villes n'a pas encore p�n�tr� partout. Pour celui qui n'a point trop d'ambition, qui ne recherche point les plaisirs enivrants, qui sait lire dans les oeuvres de Dieu, il y a vraiment du bonheur � demeurer loin des villes. --Vous avez la sagesse d'un vieillard, docteur, r�pliqua le notaire, et vos go�ts r�v�lent un jeune homme vertueux. Un de mes amis qui demeure � Notre-Dame-des-Anges, tout en m'annon�ant, hier, la mort du m�decin de l'endroit, me demanda si je ne connaissais pas quelqu'un qui p�t le remplacer. La client�le serait consid�rable. Je vous engage � prendre la chose en consid�ration. --Notre-Dame-des-Anges ou ailleurs, cela importe peu. La campagne est � peu pr�s la m�me partout. Au reste, il y a, comme distraction, la p�che et la chasse. J'avoue que je suis du nombre de ces imb�ciles qui se tiennent avec patience au bout d'une perche de ligne, pendant des heures enti�res, pour attendre qu'un innocent poisson vienne s'accrocher � l'hame�on. Ce qui fait que la chose est agr�able, c'est qu'on ignore le butin que le lac ou la rivi�re nous r�serve. L'homme est ainsi fait que rien ne l'amuse comme d'ignorer ce qui l'attend et de pouvoir esp�rer toujours ce qu'il n'aura jamais. --Alors je vous conseillerais d'aller vous �tablir en ces lieux. Vous aurez un vaste champ pour exercer votre art et vos talents, et vous recueillerez, j'en suis s�r, une excellente moisson de dollars. --Et tu pourras te marier bient�t, Rodolphe, ajouta madame Villor. Le notaire fit une grimace dont personne ne comprit la signification. --Il est bon, continua-t-il, de ne point se h�ter trop en ces mati�res. C'est pour longtemps qu'on se marie. Je crois, du reste, qu'il est important de mettre le pain sur la planche avant d'aller chercher des marmots pour le manger. --A Notre-Dames-des-Anges, reprit madame Villor, c'est l� que demeuraient Sougraine et Elmire Audet dont la fuite, il y a vingt trois ans, fit joliment du bruit. --J'�tais jeune alors, dit le notaire, et je ne me souviens gu�re de cela. Est-ce que r�ellement cette affaire fit beaucoup de bruit? --Beaucoup. Vous comprenez? un enl�vement et un meurtre.... --Un meurtre? �tes-vous bien s�re qu'il y eut un meurtre? --La rumeur le disait.... Il est vrai qu'on doit ne se fier que peu � la rumeur. --Avez-vous connu Sougraine, vous, madame Villor? --Oui! il a pass� deux ans � Lotbini�re. Sa femme �tait d'une extr�me habilet�, et nulle part on n'a vu rien de joli comme les chapeaux qu'elle fa�onnait. Avec des �corces de fr�ne teintes des plus belles couleurs, elle imitait toutes les fleurs de la nature. Ils avaient deux enfants, deux petits gar�ons. --Vous avez demeur� � Lotbini�re, madame Villor? reprit le notaire, sans avoir l'air d'attacher d'importance � la r�ponse. --Oui, monsieur; ma famille restait pr�s du domaine. La famille Houde. Je suis la soeur de L�on Houde qui se trouvait au nombre des voyageurs surpris par les sioux dans les Montagnes Rocheuses. Pauvre L�on! il est mort des suites des blessures qu'il re�ut alors.... Rodolphe est son fils. --Vraiment! Ah! mais.... savez-vous que cela m'int�resse fort.... Votre m�re vit-elle encore? monsieur Rodolphe? --Non, elle n'a pu survivre � son malheur, reprit Rodolphe, et ma bonne tante a pris soin de moi; je suis devenu son fils.... --J'aurais bien voulu, dit madame Villor, prendre aussi la petite fille, mais je n'�tais pas riche et j'ai d� conseiller � ma belle-soeur de la placer � l'hospice, avant de mourir. --Ah! il y avait une petite fille? vous avez donc une soeur, M. Rodolphe? --Pas du tout, monsieur le notaire, c'est une petite fille indienne que mon p�re avait apport�e, l'enfant de son sauveur.... para�t-il.... --Mais je ne savais pas cela, moi! exclama Ida.... --Tu l'as sans doute oubli�, car j'ai d� en parler devant toi, r�pondit madame Villor. Trois petits coups furent alors frapp�s � la porte, et un beau vieillard entra. C'�tait le cur�. On le connaissait bien et il connaissait tout le monde, les pauvres surtout. Il prit le si�ge qu'on lui pr�sentait et s'assit sans dire un mot, lui qui abondait en paroles gaies et d�testait le silence en dehors de son oratoire. Il �prouvait certainement une surprise. Madame Villor, en femme d'esprit, se h�ta d'ouvrir un champ � la conversation. --C'est en v�rit� une bonne journ�e pour moi, fit-elle: la visite de mon neveu qui m'apporte toujours un rayon de joie, la visite de mon propri�taire qui me remet gracieusement le prix de mon loyer, la visite de mon cur� qui, j'en suis certaine, va me dire de bonnes paroles. Le cur� se tourna vers le notaire. --Comment, monsieur Vilbertin, vous �tes assez bon pour remettre � madame Villor le prix de son loyer. --Jusqu'au premier de mai prochain, r�pondit le notaire en s'inclinant respectueusement. --Ecoutez maintenant les rumeurs de la rue et fiez-vous donc aux gens, continua le cur�! J'avais appris que madame Villor allait �tre mise sur le pav� et je venais lui offrir des consolations. --Monsieur le cur�, r�pondit l'excellente femme, si vous ne m'aidez pas � pleurer, vous m'aiderez � b�nir la Providence et � remercier comme il le m�rite ce bon M. Vilbertin. --Non, ce n'est pas la peine, dit Vilbertin, l'air tout confus, ce que je fais n'est pas grand'chose. --Monsieur le notaire, dit le cur�, vous avez comme le pr�tre, par votre �tat, de nombreux moyens de faire du bien aux malheureux. --Oui, monsieur le cur�, vous avez raison, cent fois raison, et je commence � voir le meilleur c�t� de ma profession, le c�t� qui en fait une esp�ce de sacerdoce. --Monsieur le cur�, dit Rodolphe, je vais peut-�tre aller me fixer � Notre-Dames-des-Anges. --Notre-Dame-des-Anges, c'est dans le comt� de Portneuf, sur la rivi�re Batiscan, ah! je connais parfaitement cette paroisse. J'ai �t� � la p�che maintes fois dans les lacs et les rivi�res d'alentour... le lac des sables, le lac Fran�ais, la rivi�re � Pierre, la rivi�re Tawachiche. La plus belle truite que j'aie prise en ma vie, �a �t� dans le lac Masketsy. On p�chait sur un _cajeu_, � la mouche....Quelle belle p�che! C'est le malheureux Sougraine qui nous avait conduits. Nous sommes entr�s dans sa cabane, au bord de la rivi�re, � deux milles de l'�glise. Il p�chait bien la truite, le malheureux! c'est dommage qu'il se soit mis � faire une p�che moins innocente. J'ai vu aussi cette jeune fille, Elmire Audet, dont l'enl�vement a fait tant de bruit! et Clarisse Naptanne, la femme de Sougraine, une grande et grosse micmacque, laide, sale, hargneuse, toujours la pipe � la bouche, souvent le verre � la main... Et, comme �a, tu vas aller demeurer � Notre-Dame-des-Anges? --C'est M. Vilbertin qui me le conseille. --Il ne faudrait pas tarder, ajouta Vilbertin, les bonnes paroisses sans m�decin se font rares. La conversation roula pendant quelque temps sur diff�rents sujets, et le notaire, pr�textant des affaires pressantes, reprit le chemin de son bureau. En s'en allant il songeait: --Trente piastres de perdues.... pour le moment, du moins, mais plus tard, on ne sait pas. Il est bon d'obliger des gens qui peuvent devenir vos juges ou vos accusateurs.... Trente piastres... Dans tous les cas, on peut fort bien �lever le prix des loyers, au printemps, et reprendre sur dix locataires ce que l'on donne � l'un deux. Vilbertin, tu n'es pas un sot.... Et puis, il faut qu'il s'�loigne mon rival.... mon rival! C'est la premi�re fois de ma vie que je prononce ce mot mena�ant.... L'absence tue l'amiti�. On a beau dire, il faut se voir souvent pour s'aimer longtemps. Les amoureux sont unis par une cha�ne quand ils sont pr�s l'un de l'autre, par un fil quand ils sont �loign�s. Je vais peut-�tre me fourrer dans un gu�pier. Attention! Tout de m�me le bien trouve toujours sa r�compense. Je viens de faire une bonne action.... et me voil� d�dommag� au centuple. Tu as su des choses qui te regardent de pr�s, mon brave Vilbertin. Qui m'aurait dit que j'avais pour locataire la soeur de L�on Houde?.... Elle me para�t avoir bonne m�moire.... Et le gros notaire, allant � pas courts et drus sur les trottoirs glissants, s'entretenait ainsi avec lui-m�me, parlant parfois tout haut comme pour se mieux entendre. Le cur� ne pouvait comprendre quelle gr�ce efficace avait touch� l'avare notaire. Il admirait les voies myst�rieuses que le Seigneur conna�t pour aller aux �mes les plus endurcies, et trouvait un nouveau motif de publier sa bont�. Le Seigneur ne lui garda pas rancune de sa m�prise. Rodolphe se livrait aux esp�rances les plus douces. Il se voyait avec sa jeune amie, dans une charmante maisonnette, sous les grands arbres charg�s de chants et de murmures, loin du tumulte de la ville, loin des regards jaloux. Et qui sait? plus tard il descendra peut-�tre, � son tour, dans l'ar�ne politique. Mais, par exemple, jamais il ne transigera avec sa conscience. Ce n'est pas lui qui vendrait ses convictions pour les deniers de Judas. Il �tait trop profond�ment chr�tien. Or les hommes d'une foi vive sont les seuls qui ne se heurtent point � ces pierres d'achoppement que la politique s�me sur tous les chemins. Il partirait dans quelques jours pour aller visiter cette paroisse o� son existence allait peut-�tre s'�couler. Il voulait revoir L�ontine, d'abord, pour lui demander conseil, et s'assurer que cette vie nouvelle au milieu de la solitude ne lui serait point trop d�sagr�able. Ida fut charg�e de porter un billet � son amie. C'est elle qui �tait la messag�re de leurs amours. Les rencontres des jeunes fianc�s se faisaient d'ordinaire � la promenade, sur la rue St-Jean, � quatre heures de l'apr�s-midi. La rue St-Jean, si elle pouvait parler!.... Ne craignez rien, amoureux de tous les �ges, de toutes les formes, de tous les genres et de toutes les conditions, elle ne redira jamais les secrets qu'elle entend alors que vous marchez serr�s l'un contre l'autre, par couples interminables, depuis la porte jusqu'� la barri�re, et au del�, sous les arbres �pais de la banlieue; elle ne dira jamais rien, si ce n'est au po�te qui, du reste, devine tout, et au romancier qui a le droit de tout savoir. IV Le vieil instituteur et sa femme, assis � la porte du po�le bourdonnant, caus�rent aussi de la brillante soir�e de madame D'Aucheron. --O quel �talage de luxe! disait le p�re Duplessis, quelle d�pense! "Mais bah! _Savonne bien_: _le savon a �t� pris � cr�dit_." Voil� comment va le monde: Pendant que les uns gaspillent dans de vains plaisirs l'argent qu'ils amassent facilement, les autres mendient un morceau de pain; pendant que les uns chantent, dansent, se divertissent, les autres pleurent et grelottent pr�s d'un foyer sans chaleur. Il est bon d'�tre t�moin de la folie des riches, cela nous fait aimer les pauvres. Je me demande parfois, disait-il encore, ce qu'il en adviendrait de tous ces gens heureux si les d�sh�rit�s de la terre n'avaient pas pour se consoler les promesses de la religion. L'esprit de r�volte germerait dans les coeurs, la haine soufflerait sur le monde, l'envie rel�verait sa t�te de vip�re, et, le moment favorable venu, toute l'arm�e des mis�rables se pr�cipiterait sur les classes ais�es. Ce serait le partage du butin apr�s la bataille du luxe et de la vanit� contre l'indigence incr�dule ou impie. Cette bataille et ce partage �pouvantables arriveront bient�t si les ap�tres de la libre pens�e continuent leur oeuvre diabolique. --Le croirais-tu? ajouta le vieux professeur � sa femme, Madame D'Aucheron m'a refus�, pour les pauvres de la St. Vincent de Paul, les restes de son festin de Sardanapale.--Amenez-ici quelques affam�s, m'a-t-elle r�pondu, et je leur donnerai � manger.--Comme s'il �tait bien ais� de transporter ainsi des gens qui n'ont pas m�me de v�tements pour se prot�ger contre le froid. N'importe, je vais lui en amener, et plus qu'elle ne voudrait. _Le renard est bien fin, mais celui qui le prend est encore plus fin._ V Les indiens s'�taient rendus aupr�s des ministres. Ils voulaient de nouveau vivre en bourgade, � leur guise. Ils auraient leur conseil, r�gleraient leurs affaires sans l'intervention des blancs. Ils demandaient aussi une r�serve assez consid�rable. La chose �tait prise en s�rieuse consid�ration. Apr�s l'entrevue, l'honorable Le P�cheur avait accost� la Langue muette. --Eh bien! as-tu agi? qu'as-tu fait? --On n'a pas pu voir madame D'Aucheron seule; sa fille �tait l�, l'indien ne pouvait pas lui dire de s'en aller. --Prends garde � toi; si tu m'as tromp� pour avoir de l'argent, tu ne m'�chapperas pas. --On le sait bien. Un ministre, c'est tout puissant. --Quand retournes-tu chez monsieur D'Aucheron? --On y va, l�, tant�t. Une heure ne s'�tait pas �coul�e qu'il se dirigeait vers le haut de la rue St. Jean. Il pensait, la t�te basse: --Il ne faut pas que l'indien se prenne dans son pi�ge.... Allons avec prudence et sans bruit. Le serpent qui rampe est plus � craindre que le serpent qui rel�ve la t�te.... Si le moyen ne r�ussissait pas comme on l'esp�re!... Elle est riche, elle a de puissants amis.... L'indien est pauvre et personne ne le prot�gera. Il sera poursuivi partout; on n'aura point piti� de lui. Quelle vie mis�rable il m�ne! Comme elle est heureuse, elle! Non, cela n'est pas juste, cela ne peut pas durer plus longtemps. Il faut qu'on ait de l'argent, que l'on vive � l'aise. Si elle ne veut pas tendre la main � l'indien son fr�re, elle verra ce qu'il peut faire. Il rencontra, sans les voir, Rodolphe et L�ontine qui marchaient lestement �paule contre �paule, l'air tout joyeux. Ils se vengeaient des souffrances de l'autre jour et b�tissaient avec des rayons leur ch�teau de Notre-Dame-des-Anges. Il entra. Madame recevait, bien malgr� elle cependant. Le pr�ambule fut court. --Le sioux a racont�, l'autre soir, commen�a-t-il, une histoire qui t'a bien impressionn�e, hein? --C'est vrai. Je suis sensible, voyez-vous, tr�s sensible, et nerveuse, oh! tr�s nerveuse, r�pondit, avec assez d'assurance, madame D'Aucheron. --Avais-tu peur que la jeune fille f�t d�vor�e par le feu de la prairie? Madame D'Aucheron ne r�pondit pas imm�diatement. --Le danger �tait grand, dit-elle enfin, et son l�che compagnon n'avait pas le courage de mourir avec elle,... avec elle qui avait tout trahi, tout abandonn� pour le suivre. A son tour l'indien resta muet. Apr�s un assez long silence il reprit. --On serait curieux de savoir o� elle est cette jeune fille. Madame D'Aucheron fit un mouvement des �paules. --Tu ne pourrais pas le dire? recommen�a-t-il. --Moi?... comment voulez-vous?... Est-ce que je l'ai connue?... --Ecoute donc! cette jeune fille qui est ici avec toi, ce n'est pas la fille de ton mari, hein? Madame D'Aucheron fut un peu surprise de cette question brutale. Elle crut cependant que l'indien ne voulait pas dire ce qu'il disait.... Il n'�tait pas familier avec la langue fran�aise. Elle r�pondit: --Ni la fille de mon mari ni la mienne.... --Oh! elle doit �tre la tienne, affirma le sauvage. --Vous oubliez que vous �tes chez une femme respectable et que vous n'avez pas le droit de la questionner, fit madame D'Aucheron avec dignit�. --L'Indien, va! ne conna�t pas beaucoup les usages du monde. --Eh bien! apprenez que vous faites l� un vilain m�tier. --L'indien peut bien te demander, il me semble, si ta fille est la fille de ton mari. --C'est de l'insolence! Elle se leva; Sougraine aussi. Il s'approcha d'elle. --Voyons! dit-il, la jeune fille qui suivit Sougraine avouait qu'elle serait m�re, hein? --Vos paroles sont inconvenantes; retirez-vous. --Elle s'est s�par�e de l'Ab�naqui aux Montagnes Rocheuses? continua Sougraine. --Demandez � ceux qui le savent.... Sortez, vous dis-je. --Elle est revenue, le sioux l'a dit, et son enfant doit �tre quelque part, hein? --Qu'est-ce que cela me fait? --Si cela ne te fait rien, cela fait quelque chose � l'indien. Et de la main il se touchait la poitrine afin qu'elle compr�t bien qu'il s'agissait de lui m�me. --A vous? balbutia-t-elle. --Ah! oui... � moi. Il tendit la main comme pour l'arr�ter, car elle se retirait. --Ne me touchez pas! dit-elle. Elle tremblait. Elle pressentait un coup de foudre et n'osait plus parler. Elle sentait que chaque mot h�tait un fatal d�no�ment. --Je suis fatigu�e, reprit-elle; je vous laisse. --Attends donc, r�pliqua l'indien, on va parler de Sougraine. Un frisson parcourut tout le corps de la jolie femme. --De gr�ce, laissez-moi; vous reviendrez. --Tu l'as connu? Elle le regarda fixement pendant une seconde et devint blanche comme le marbre. --Regarde bien, va! continua Sougraine, et dis si tu ne reconnais plus sous la vieillesse rid�e de l'indien, la jeunesse de l'homme que tu as aim� l'autrefois?... Madame D'Aucheron jeta un cri et tombant � genoux les mains jointes.... --Pour l'amour de Dieu, supplia-t-elle, Sougraine, ne me perdez point! ne trahissez point la femme qui fut coupable pour vous plaire! Oh! piti�! piti�!... Sougraine la regardait d'un oeil curieux et un sourire m�chant plissait le coin de sa bouche. --Ne dites rien, mon bon Sougraine, je vous en conjure, ne dites rien � personne. On ne sait pas qui je suis, voyez-vous. J'ai chang� mon nom autrefois.... Mon mari ignore tout. S'il allait savoir! Oh! de gr�ce! soyez bon, Sougraine, et souvenez-vous de notre amour pass�.... Montrez-vous g�n�reux; vous aurez votre r�compense, oui vous l'aurez grande, je vous le promets. --On va faire des conditions, r�pondit l'indien, avec un flegme d�solant. --Quelles conditions voulez-vous faire? Parlez! parlez vite, je serai g�n�reuse. Vous verrez que je serai g�n�reuse. --Sougraine est pauvre et tu es riche, toi.... --Je ne suis pas aussi riche qu'on le dit; non je ne suis pas riche, mais je te donnerai de l'argent, Sougraine; oui je t'en donnerai, et tu vivras sans travailler le reste de tes jours; mais tu t'en iras, n'est-ce pas? tu iras loin, vivre tranquille... vivre heureux..... Ici, tu ne serais pas � l'abri toi-m�me. Tu sais, la justice veille toujours. --Oh! oui, on le sait, mais on veille aussi. Sougraine n'est pas coupable apr�s tout. Et puis, il n'a rien � perdre... qu'une vie de peines et de mis�res. --Combien faut-il que je vous donne pour que vous partiez? --Oh! l'on n'est pas pr�t � partir. En attendant, il lui faudrait bien cent dollars. --Cent dollars! c'est beaucoup.... comment les trouverai-je, moi?... Je vendrai des bijoux, s'il le faut.... Vous les aurez, mais, partez, allez loin. --Partir? aller loin? Ecoute, il faut que ta fille... qui est peut-�tre la fille de l'indien.... Madame D'Aucheron fit un geste solennel. --Il faut qu'elle �pouse le ministre, tu sais. L'indien a promis cela,... et, tu comprends, il y tient; cela peut le sauver, et toi aussi. --Je le d�sire de tout mon coeur, r�pondit madame D'Aucheron... mais elle aime un jeune m�decin et ne veut entendre parler de nul autre. --A toi de lui faire comprendre cela, �coute! sinon.... Il sortit, emportant un bon � compte sur les premiers cent dollars, et tout fier du succ�s de ses d�marches. VI L�ontine � son retour � la maison, trouva sa m�re tout en pleurs. --Que veut dire ce chagrin, bonne petite m�re? demanda-t-elle, il n'y a pas longtemps je t'ai laiss�e tout � fait joyeuse. --Puisqu'il faut te l'avouer, L�ontine, c'est � ton sujet que je pleure. --A mon sujet? --Oui, c'est ta r�sistance � nos volont�s qui va me faire mourir de chagrin.... --Ce n'est donc pas mon bonheur que vous cherchez? --Tu serais heureuse avec l'honorable monsieur Le P�cheur.... et quelle belle position tu occuperais dans la soci�t�! --Je n'aime gu�re les grandeurs, et les jouissances intimes de la famille ont plus de charmes � mes yeux que l'�clat des f�tes mondaines. --Il faut pourtant, ma fille, que ce mariage se fasse, oui, il le faut..... --Mais! je ne l'aime point moi, cet homme. --L'amour! une belle folie de jeunesse.... On se marie pour s'�tablir, pour avoir une position... C'est ton bonheur que je veux; tu le verras plus tard. --Laissez-moi donc le chercher o� mon coeur esp�re le trouver. --Je t'en supplie, L�ontine, ob�is, fais le sacrifice de ta volont� et le bon Dieu te b�nira; oui, mon enfant, il te b�nira. En parlant ainsi madame D'Aucheron entourait de ses bras le cou de sa fille et d�posait un baiser sur son front pur. --Pauvre enfant, continua-t-elle, tu serais bien r�compens�e de ton d�vouement, va! tu sais: P�re et m�re tu honoreras afin de vivre longuement.... L�ontine se sentait envahir par une poignante amertume. Les r�ves d'or qu'elle venait de faire avec son cher Rodolphe, elle les voyait s'en aller comme la fum�e sous le souffle de la temp�te. Elle n'osait croire que l'ambition seule p�t donner � sa m�re une pareille t�nacit�. Elle devinait un myst�re et craignait de le d�couvrir. N'y a-t-il pas des �mes n�es pour souffrir? et ne suis-je pas un enfant de malheur pensait-elle? N'est-il pas de mon devoir de tout sacrifier, amour, joie, esp�rances, f�licit�s, tout, tout, pour ceux qui m'ont combl�e de biens depuis mon enfance?.... Pauvre Rodolphe!.... Elle s'�chappa des �treintes de sa m�re et se renferma dans sa chambre. Elle se jeta � genoux. Les mains jointes, les yeux lev�s vers le petit crucifix d'ivoire qui surmontait la t�te de son lit blanc, elle implorait celui qui s'est sacrifi�e pour sauver le monde. Pauvre enfant, comme elle souffrait! comme elle priait! Madame D'Aucheron sourit quand elle vit l'affaissement de sa fille. --Elle ne se r�volte point, pensa-t-elle, c'est bon signe. Elle aura du chagrin, versera des larmes, mais finira par c�der. Le chagrin passera, les larmes se dess�cheront, et elle sera madame Le P�cheur. Monsieur D'Aucheron rentra vers le soir, la t�te remplie de projets insens�s. Il achetait une magnifique maison, des chevaux, des voitures. Il aurait des cochers en livr�e, comme d'autres qui ne sont pas plus que lui. Il fallait �blouir les gens, faire parler de soi. On paierait avec les _jobs_ du gouvernement. Quand on a pour gendre un ministre, on peut bien avoir sa part de la cur�e. Il souriait en songeant � l'�tonnement des na�fs qui l'avaient vu battre la pav� jadis et qui n'avaient pas su faire leur chemin..... Vilbertin fournirait l'argent. Ce diable de notaire, il en avait bien de l'argent.... Il aurait sa part du g�teau, il entrerait dans la soci�t�. Il le savait et comptait l�-dessus. Il n'avait pas une fille � jeter en p�ture � une des sommit�s du monde politique, lui, pour en obtenir des faveurs, mais il poss�dait des pi�ces d'or et cela valait autant. Madame D'Aucheron, qui n'�tait pas moins vaniteuse que son mari, approuva en tous points les projets nouveaux qu'on faisait miroiter � ses yeux, et se chargea de choisir un ameublement digne de la nouvelle demeure. Il y a, comme cela, des gens qui ne voient jamais le revers de la m�daille, et, quand ils ach�tent, ils n'ont pas l'air de se douter qu'il faudra payer. Ils ne veulent pas que leur plaisir soit g�t� par une pens�e triste. VII A l'heure du souper, comme on se mettait � table, le professeur Duplessis arriva avec six pauvres, des vieillards. Il entra malgr� la servante qui voulait aller prendre les ordres de sa ma�tresse. --Je suis invit�, dit-il, et priez madame de me pardonner si je me trouve en retard. _Au reste, les premiers � la table sont les derniers � l'ouvrage._ Quand il �tait avec ses prot�g�s il devenait hardi, presque gouailleur. Il puisait de l'audace dans le bien qu'il faisait. Madame D'Aucheron se pr�senta, suivie de pr�s par son mari. Elle �tait de bonne humeur � la perspective de la belle maison, des chevaux et des voitures qu'on allait acheter. --Ce ne sont pas des convives brillants comme ceux de l'autre soir, que vous m'amenez-l�, dit-elle en minaudant, mais enfin.... --Ce sont ceux-l� que Notre Seigneur choisissait, repartit le p�re Duplessis. --Nous sommes loin du temps de Notre Seigneur, continua madame D'Aucheron. --Vous avez raison, madame, nous en sommes loin, trop loin.... c'est � vous, les riches, � nous aider � y revenir.... _C'est songer � soi que de secourir les malheureux._ Elle fit passer les pauvres dans la cuisine. --Notre Seigneur les faisait asseoir � sa table, murmura le professeur. Il fut entendu. D'Aucheron se frotta les mains en riant. Il �tait tout ragaillardi ce soir-l�. Il approuva vivement: --Pas mal donn�, pas mal, mon vieux Duplessis. C'est superbe. Attrape, femme pa�enne! Madame D'Aucheron r�pondit, en faisant une moue significative: --Ah! bien, s'ils ne sont pas contents.... Elle acheva par un geste non moins significatif. --Ce sont de braves gens, allez! reprit le p�re Duplessis. --Braves tant que vous voudrez, croyez-vous que je vais les recevoir � ma table. Je n'ai pas d�j� trop d'app�tit.... --Ces pauvres en ont bien, eux, de l'app�tit, je vous le jure, surtout, la vieille Marie. Une vieille qui ne fait point ses trois repas tous les jours. --Je crois que L�ontine m'a parl� de cette vieille femme. Elle vit seule? --Toute seule dans une petite chambre mal �clair�e, mal a�r�e, mal chauff�e.... La pauvre vieille! elle est bien bonne et elle a beaucoup souffert. --Vraiment! Il y en a tant qui ont souffert! il y en a tant qui souffrent encore! --C'est vrai, mais celle-l� plus que bien d'autres, parce qu'elle a souffert dans ses affections les plus pures: dans son mari, dans ses enfants!... Vous savez, une m�re qui se voit d�laiss�e de ses enfants, c'est cruel, allez!.... Madame D'Aucheron, qui voulait changer le sujet de la conversation, pensa � L�ontine. --Je vais appeler ma fille, dit-elle, peut-�tre qu'elle sera contente de voir sa vieille prot�g�e... Et elle courut � la chambre de la jeune fille. La porte �tait ferm�e. --L�ontine, cria-t-elle, le p�re Duplessis nous a amen� des convives: six pauvres. Si tu aimes � les voir, descends, mon enfant. Les pauvres, tu sais, ce sont les amis du bon Dieu.... A cette derni�re parole, L�ontine ne put s'emp�cher de sourire � travers ses larmes. Lorsqu'elles tombent de certaines l�vres les paroles les plus sacr�es deviennent des plaisanteries. Mademoiselle D'Aucheron baigna dans l'eau froide son front p�le et ses yeux rougis afin de dissimuler mieux les chagrins dont elle �tait accabl�e, puis elle descendit � la salle � manger o� se trouvaient ses parents et l'excellent instituteur. --O� sont donc vos amis? M. Duplessis, demanda-t-elle, d'un air surpris. Elle savait bien qu'ils �taient � la cuisine. Madame D'Aucheron se h�ta de r�pondre: --Ils sont attabl�s en bas. Catherine en prend soin. Ils sont bien servis. L�ontine descendit � la cuisine et prit la place de Catherine. --C'est moi qui suis la servante des pauvres, dit-elle, laissez-moi faire. Jamais ces d�sh�rit�s de la terre ne firent un aussi bon d�ner. Ils riaient, pleuraient, chantaient tour � tour ou � la fois, comme dans une orgie. L'orgie de la charit� et de l'amour de Dieu. Quand ils eurent fini leur agape, L�ontine les fit monter au salon, se mit au piano et trouva, pour les r�jouir, des harmonies d'une suavit� toute nouvelle, des chants d'une incomparable douceur. Elle �tait inspir�e par sa profonde douleur et sa foi na�ve. Les six pauvres qui l'entendaient croyaient voir la porte du paradis s'ouvrir et des vagues de m�lodies c�lestes se pr�cipiter vers eux. Le professeur, monsieur et madame D'Aucheron vinrent aussi dans le salon pour �tre t�moins des �motions de ces gens mis�rables � qui les d�lices de la terre �taient refus�es. Marie, la vieille femme, pleurait beaucoup. --Je n'ai jamais rien entendu de si beau, disait-elle en branlant la t�te, non jamais! que c'est donc beau, le ciel, puisque c'est encore plus beau que cela! Sa voix chevrotante fit tressaillir madame D'Aucheron qui pensa: --Je l'ai entendue quelque part. Elle cherchait dans ses souvenirs. --Venez souvent, fit mademoiselle D'Aucheron, venez, m�re Marie. Je chanterai pour vous et pour vous je jouerai les plus belles symphonies. --Si madame me le permet, repartit la vieille, de sa voix cass�e, en regardant madame D'Aucheron, je reviendrai bien s�r; mais pas souvent peut-�tre, ni longtemps, car mes pieds ach�vent leur course. Je me vois aller vite � la tombe. C'est aussi bon. Je n'ai plus personne qui m'aime et je suis un fardeau pour ceux qui m'entourent. --Ne dites pas cela, m�re Marie, reprit vivement L�ontine, vous avez de bons amis. --Je veux dire que je n'ai plus de famille. --Vous avez la famille des �mes charitables, observa Duplessis, c'est la meilleure. Elle ne vous abandonnera point. _Les puits dont on tire souvent de l'eau sont rarement � sec._ Madame D'Aucheron paraissait mal � l'aise. Elle aurait bien voulu dire quelque chose. Elle sentait qu'elle ne pouvait pas d�cemment garder plus longtemps le silence. Il faut au moins, quand on a des malheureux devant soi, ne pas leur refuser un mot de consolation. --Je suis contente que ma fille vous ait prise sous sa protection, la m�re, et je suis s�re qu'elle ne vous laissera manquer de rien. Je lui recommande chaque jour de bien s'informer de l'�tat de votre sant�, de vous porter ces petites douceurs qui font tant de bien aux vieillards, et si elle vous oublie jamais, ce ne sera point ma faute. Duplessis la regardait en souriant. Il savait bien qu'elle se vantait. --Mon Dieu! que vous me rappelez une voix connue, ch�re Dame! --Moi? fit madame D'Aucheron. --Oh! oui, et plus vous parlez plus mon illusion est compl�te..... Il me semble entendre la voix de mon enfant, de ma fille.... Ah! la malheureuse, je l'aimais bien pourtant..... Et la vieille femme fondit en larmes. --Votre fille, demanda D'Aucheron, avec l'indiff�rence des �mes �go�stes, elle est morte?.... --Morte? peut-�tre... je n'en sais rien... Toute jeune encore elle a �t� enlev�e par un sauvage... Je n'en ai plus entendu parler. Madame D'Aucheron ne put retenir un cri. Elle faisait cependant un effort surhumain pour ne pas se trahir. --Tiens! dit D'Aucheron, l'histoire du sioux qui revient. Puis il continua: --Etes-vous la m�re Audet, de Notre-Dame-des-Anges? --Vous connaissez donc mes malheurs? r�pondit la vieille femme. --L'affaire a fait du bruit dans le temps, para�t-il, et d'apr�s ce que nous a racont� un sauvage de l'ouest, votre fille se serait s�par�e de son ravisseur, aux Montagnes Rocheuses, et serait revenue ici avec des voyageurs canadiens. --L'on m'a dit cela, mais je ne l'ai jamais revue. Elle aurait d� savoir que le coeur d'une m�re pardonne toujours; elle aurait d� venir se jeter dans mes bras. Oh! comme j'aurais �t� heureuse!... Elle se mit � sangloter de nouveau. --Chante donc, L�ontine, ordonna madame D'Aucheron, pour se donner une contenance. La jeune fille r�p�ta plusieurs romances dont les paroles s'adressaient � Rodolphe absent. Puis, pour ne pas abuser de l'extr�me bont� des D'Aucheron, le p�re Duplessis ramena ses pauvres � leurs tristes r�duits. Alors madame D'Aucheron dit � sa fille: --- Il vaut mieux que cette vieille ne revienne pas ici. A son �ge, vois-tu, les �motions sont dangereuses. Tu lui porteras des secours � domicile. Sans compter qu'il y a plus de m�rite � visiter les pauvres qu'� les faire venir chez soi. Elle �tait contente d'avoir trouv� cette id�e-l�. VIII Dans les huit jours qui suivirent le bal, monsieur Le P�cheur vint pr�senter ses hommages � madame et � mademoiselle D'Aucheron. Il �tait lustr�, bross�, pimpant, jaseur. Il �tait confiant dans son �toile et croyait au pouvoir du sauvage. L�ontine l'accueillit froidement, mais sans le repousser tout � fait. Il en augura bien. Elle devait agir ainsi. C'�tait de bonne guerre que ne pas se livrer � la premi�re sommation. La m�lancolie r�pandue sur sa brune figure lui donnait un charme inaccoutum�. Il l'aimait mieux comme cela, avec une teinte de tristesse. C'�tait moins vulgaire. Il osa m�me faire allusion � l'�poque du mariage. Elle pencha la t�te comme une victime qui se r�signe. Il aimait cela, la r�signation chez une femme, et trouvait que c'�tait une belle vertu. Il avait vu monsieur D'Aucheron auparavant, et monsieur D'Aucheron lui avait appris la grande nouvelle: l'achat d'une maison splendide, d'une voiture d'�t�, d'une voiture d'hiver, de deux chevaux. --Vous comprenez, avait-il dit en clignant de l'oeil, c'est pour ma fille. A son retour, il trouva Sougraine � sa porte, parmi les solliciteurs qui font pied de grue. Il le re�ut assez mal, car il pensait n'avoir plus besoin de lui. Il s'�tait �videmment fait un travail dans l'esprit, sinon dans le coeur de sa future. Maintenant que l'onde avait pris son cours elle irait d'elle m�me et le sillon se creuserait davantage chaque jour. Il en �tait quitte � bon march�. Sougraine insista et ses raisons n'�taient pas sans valeur. --On peut d�faire ce qu'on a fait, disait-il. Sois g�n�reux envers ceux qui te font du bien. La reconnaissance est une belle chose, mais la vengeance est une plus belle chose encore. Le ministre souriait. --On verra, r�p�tait-il, on verra. Tu demandes trop, tu n'es pas raisonnable. Tu reviendras quand je serai mari�. Il ouvrit la porte. --Le mariage n'est pas fait, va! r�pondit Sougraine, en sortant. --J'ai peut-�tre tort de le froisser, pensa le ministre. Il eut mieux valu attendre un peu.... Bah! qu'il aille au diable! IX Avant de venir � Qu�bec la Longue chevelure avait parcouru plusieurs des villages �chelonn�s sur les bords du grand fleuve, demandant partout sa fille tant regrett�e. Il avait visit� le canton iroquois du Saut St. Louis, les indiens d'Oka, sur le lac des Deux Montagnes, les Ab�naquis de la rivi�re Saint Fran�ois. Nulle part il ne recueillit ces agr�ables rumeurs qui font na�tre l'esp�rance et soutiennent le courage. Il se rendit � Notre-Dame-des-Anges, sur la rivi�re Batiscan. Les gens de l'endroit se souvenaient � peine de l'enl�vement d'Elmire Audet. Le p�re de la jeune fille �tait mort; ses fr�res et ses soeurs travaillaient dans les fabriques am�ricaines, et la m�re, vieille et souffrante, s'�tait r�fugi�e l'on ne savait o�. Quelques Ab�naquis de la rivi�re B�cancour lui apprirent, aux Trois-Rivi�res, que Sougraine comptait des parents parmi eux. Il avait m�me laiss� deux enfants, deux petits gar�ons, chez un de ses beaux-fr�res. L'un de ces enfants mourut fort jeune: l'autre �tait devenu quelqu'un, un monsieur, comme on dit � la campagne. Mais l'on ne savait plus o� il demeurait. Quant � la jeune fugitive, personne n'avait eu connaissance de son retour. Il �tait, en diff�rent temps, arriv� des voyageurs de l'Ouest, des pays d'en haut, de la Californie, mais on ne savait plus gu�re o� les retrouver. La Longue chevelure suivit ces indiens � la rivi�re B�cancour. Les Ab�naquis, dispers�s parmi les blancs, songeaient � se r�unir pour de nouveau vivre en tribu, comme par le pass�. Ils d�sign�rent le chef Metsalabanl�, Thomas et plusieurs autres des plus consid�rables pour solliciter, aupr�s du gouvernement, l'autorisation de se r�organiser et d'aller demeurer sur des r�serves. La Longue chevelure s'achemina vers Qu�bec en leur compagnie. Il voulait se rendre jusqu'aux rives du Golfe St. Laurent. Il devait traverser en faisant la chasse, la cha�ne des Alleghanys, visiter la Baie des Chaleurs, puis se diriger vers le sud, fuyant les neiges du Canada, pour retourner enfin sous les climats plus doux des Etats Am�ricains. Le hasard le conduisait: le hasard ou plut�t la Providence, cette force myst�rieuse qui nous pousse � notre insu, par une voie �trange, vers un but que nous n'apercevons point. Sougraine venait d'arriver. Il cherchait quelqu'un lui aussi. Souvent le souvenir de ses enfants s'�tait r�veill� dans son coeur. Les folles passions d'autrefois, devenues calmes aujourd'hui, n'avaient pas �touff� pour toujours, au temps de leur �closion, la sollicitude paternelle. Pendant qu'il errait dans les montagnes de la Californie, se faisant tour � tour mineur et trappeur; pendant qu'il s'�garait dans les villes, au milieu des flots d'aventuriers apport�s, comme des �paves, de tous les coins du monde, fl�nant au soleil ou dormant � l'ombre, vidant la choppe de bi�re dans les tavernes du sous sol, ou grugeant des bananes sous l'auvent des marchandes de fruits; pendant qu'il parcourait, demandant son pain au travail de la ferme, les vastes champs couverts de ma�s d'or et les prairies vertes comme des mers profondes, il songeait au pays, aux parents, aux amis, aux enfants, � tout ce qu'il avait aim�, ce qui est la vie, l'espoir, le bonheur, et il se trouvait bien malheureux. Des larmes mouillaient ses paupi�res. Ses enfants surtout, ses deux petits gar�ons, comme il aimait se les rappeler! Il �voquait leur souvenir, et ils apparaissaient devant lui dans la fra�cheur de leur enfance, comme aux jours de jadis. Il les voyait babiller comme des oiseaux. Il s'imaginait entendre leur voix dans le murmure des ruisseaux, dans le gazouillement des feuillages. Il voyait encore �tinceler leurs yeux noirs, rire leur bouche mutine. Mais eux se souvenaient-ils de lui? Voulaient-ils s'en souvenir? Le croyaient-ils coupable ou savaient-ils son innocence? Ils avaient peut-�tre oubli� son nom.... Oublier le nom de son p�re!.... Ah! comme il e�t donn� cher pour les voir, n'aurait-ce �t� qu'un instant. Comme ils devaient �tre chang�s! Ils �taient devenus des hommes. Oui, ses petits enfants qu'il laissa un jour, pour se sauver avec sa honte et son d�shonneur, ils sont des hommes aujourd'hui.... Et que font-ils dans le monde o� il les abandonna?... Ceux qui en ont pris soin les ont ils prot�g�s fid�lement? Vivent-ils pauvres, d�courag�s, mis�rables, ou bien, dominant la fortune par leur �nergie, se sont-ils fait une bonne place au soleil?... Pauvres enfants! Il les reverra. Apr�s plus de vingt ans d'exil on peut bien retourner dans la patrie. La vengeance doit �tre satisfaite et l'expiation assez grande. Et puis, on n'a peut-�tre pas retrouv� le cadavre de sa femme.... Et, si on l'a retrouv�, il n'a peut-�tre pas �t� reconnu.... Qui peut l'accuser apr�s tout, lui Sougraine, d'avoir tu� sa femme?.... Il a �t� bon, trop bon, peut-�tre, et c'est ce qui l'a perdu. Il ne fallait pas retourner � St. Jean pour la chercher. On ne l'aurait pas accus�. Ses enfants auraient jur� qu'il ne l'avait pas tu�e. Ils ne savaient pas, eux, ce qu'il allait faire tout seul, la nuit, sur la rive o� �tait rest�e leur m�re.... Si, encore, il n'avait pas fait la sottise d'oublier sa corde au cou de la malheureuse.... Et puis Elmire dont le sioux l'avait cruellement s�par�, qu'�tait-elle devenue?... Elle serait aujourd'hui sa femme l�gitime, et des rayons de f�licit� tomberaient sur leur existence. Il regrettait d'avoir ob�i � cet imp�rieux �tranger et de s'�tre s�par� d'elle. Elle �tait la femme d'un autre aujourd'hui sans doute, et elle repoussait, comme une vision inf�me, le souvenir de l'homme qu'elle avait un jour trop aim�... O ch�timent! l'amour qui se change en haine. Toutes ces pens�es venaient souvent � l'esprit de Sougraine et ne lui laissaient gu�re de repos. Elles le fatiguaient, elles �branlaient ses premi�res r�solutions, comme le pic du travailleur �branle et d�molit le mur qu'il frappe incessamment.... Il r�solut enfin de revenir chez les siens et de soulever le voile qui lui cachait tant de secrets. Il s'aventurait donc maintenant comme fant�me dans les rues �troites de la ville, recueillant toutes les rumeurs qui passaient dans l'air, interrogeant rarement et discr�tement. Il n'avait pas os� se rendre directement � B�cancour, crainte de quelque m�saventure. Metsalabanl� �tait peut-�tre encore le chef de la petite tribu qui vivait en cet endroit, et cet homme intelligent mais impitoyable lui faisait peur. Il fallait s'assurer auparavant des dispositions des fr�res indiens. Il rencontra les d�l�gu�s de la tribu et put se joindre � eux sans �veiller de soup�ons. Il se fit appeler la Langue muette. X Ce fut au bal de madame D'Aucheron que la Longue chevelure apprit pour la premi�re fois, les noms et la demeure de quelques uns des voyageurs qu'il avait jadis sauv�s de la mort. Le lendemain, un habitant d'une paroisse �loign�e l'emmena chez lui. Son voisin avait fait autrefois le voyage de la Californie. Il savait peut-�tre quelque chose. Vain espoir. Ce voyageur avait travers� les Montagnes Rocheuses deux ans apr�s Houde et P�russe. Ils les avait vus cependant, l�-bas, et avait travaill� avec eux dans les mines. Leroyer revint � Qu�bec. Il lui semblait, malgr� tout, qu'un horizon nouveau, tout or et tout lumi�re, s'ouvrait devant ses yeux. Une confiance inaccoutum�e remplissait son �me et il �prouvait d'�tranges enivrements. Il lui tardait maintenait de voir madame Villor. S'il avait su, il n'aurait pas fait ce voyage inutile,... Peut-�tre aurait-il trouv� sa fille aujourd'hui.... Il peigna ses longs cheveux, mit un gros diamant � sa cravate, car il �tait cravat� comme un bourgeois, passa dans ses doigts des anneaux o� scintillaient les plus belles pierres, s'enveloppa dans une large �charpe comme un seigneur espagnol, chaussa des mocassins de caribou, comme un coureur des bois, mais des mocassins garnis de vraies perles, enfon�a sur sa t�te un _casque_ de loutre et se rendit chez Rodolphe, le jeune docteur. Il voulait s'en faire accompagner. Rodolphe �tait sur le chemin de Saint Raymond. Le professeur � l'�cole normale, qui ne perdait pas une occasion de faire le bien et ne souffrait pas une minute de retard dans l'ex�cution d'un projet, venait d'apprendre qu'on demandait un m�decin en cet endroit. Saint Raymond, une belle, grande et riche paroisse, comme vous savez. Il courut chez madame Villor, qui d�p�cha sa fille � Rodolphe. Il fallait faire diligence, les bonnes paroisses sont rares. Une heure apr�s le jeune m�decin �tait en route. Saint Raymond �tait bien plus avantageux que Notre-Dame-des-Anges. La Longue chevelure pensa qu'il devait aller pr�senter ses hommages � madame D'Aucheron, il verrait madame Villor en revenant. Ce serait mieux, on pourrait s'attarder longtemps ici. Quand il entra, monsieur, madame et mademoiselle D'Aucheron, assis tous trois dans le salon, en face d'un �tre flamboyant, �taient engag�s dans une conversation fort anim�e. Il s'agissait encore du mariage de L�ontine. --Je ne parle pas souvent, disait le chef de la famille, mais quand je parle je veux �tre �cout�; je dois l'�tre. Il faut que ce mariage ait lieu prochainement. Il y va de mon honneur: j'ai engag� ma parole; il y va de ma fortune politique: l'honorable monsieur Le P�cheur me promet une place de conseiller l�gislatif. On dira: si jeune et d�j� conseiller! Pas d'�lection � subir. On se moque du peuple. C'est la couronne qui nous choisit et non pas une foule ignorante et pr�jug�e.... Le titre d'honorable jusqu'� ce que mort s'en suive... jusqu'� la mort, je veux dire. Je deviendrai ministre. Oui Le P�cheur me l'a dit et je le crois. Je le sais; je connais ma valeur.... Un homme qui se conna�t apprend aux autres � le conna�tre.... Ton mari ministre, ton p�re ministre, ma L�ontine, est-ce assez de chance comme cela? --Et pourquoi, mon enfant, reprenait madame D'Aucheron, pourquoi serais-tu r�calcitrante? ne nous dois-tu pas tout ce que tu es, tout ce que tu as? --Exploitez-vous une industrie? demanda la jeune victime, tout-�-coup bless�e, suis-je donc un objet de commerce? --L'entends-tu? s'�cria le futur conseiller l�gislatif. --Seigneur Dieu! fit madame D'Aucheron, la r�volte dans une �me que je me suis efforc�e de rendre ang�lique. --Pardon, fit L�ontine, je ne voulais pas oublier le respect que je vous dois. Elle se mit � regarder jouer les flammes l�g�res du foyer qui s'�lan�aient en fl�ches ardentes vers la chemin�e; son �me aussi, dans ses br�lantes aspirations, s'�lan�ait vers un avenir encore rempli de t�n�bres. Ce fut en ce moment que la Longue chevelure se pr�senta. Il s'aper�ut qu'il arrivait un peu trop t�t ou un peu trop tard. Il y avait du m�contentement sur les figures, de la g�ne dans les mani�res. --Nous sommes heureux de vous voir, lui dit monsieur D'Aucheron. --Ce n'est pas s�r, cela, pensa le sioux. Quelques instants apr�s, mademoiselle D'Aucheron, priant le visiteur d'�tre indulgent, lui dit qu'elle devait sortir. On l'attendait: elle �tait en retard d�j�. Vilbertin survint. Il parut regretter l'absence de L�ontine. Il n'�tait pas g�n� avec D'Aucheron, le gros notaire; avec personne. Au reste, il �tait le plus intime ami de la maison. Il amena la causerie sur le mariage de mademoiselle D'Aucheron. La pr�sence du sioux ne comptait point � ses yeux.... --Ce sera un brillant mariage, dit monsieur D'Aucheron. --Un mariage heureux, ajouta sa femme. L'indien, surpris, questionna du regard. Il n'aurait pas os� se m�ler � cette conversation. --Elle fait bien quelques petites r�sistances, observa madame D'Aucheron, mais elle a trop de bon sens et elle nous aime trop pour ne pas consentir � cette splendide union. --Ce serait un grand malheur pour moi que la rupture de ce projet, reprit le chef de la maison, en regardant La Longue chevelure. --Je sais que dans votre soci�t� civilis�e, remarqua alors le siou, il y a des mariages de convenance que l'on ne conna�t pas chez nous, dans nos for�ts. Vous vous mariez pour avoir de l'or, des honneurs, une position, nous nous marions pour avoir la personne que nous aimons. Vous avez souvent des chagrins intimes, nous n'en avons jamais. Il faut que le coeur aime et nulle puissance au monde ne peut l'emp�cher de rechercher l'objet qu'il a choisi. S'il ne le poss�de pas par le mariage il le poss�dera malgr� le mariage. --Vous �tes na�fs, vous autres les indiens, dit en riant l'homme d'affaire, et vous placez encore l'amour parmi les choses s�rieuses. Il y a longtemps que la civilisation l'a mis � sa place. C'est l'�go�sme qui prime tout, mais un �go�sme revu et corrig�: le soin de son bien-�tre. Vous comprenez? Ne pas souffrir. C'est moi qui ai trouv� ce mot. C'est tr�s large et tr�s juste. Songez-y. L'amour! c'est un passe-temps, une distraction, quelquefois une malice. C'est moi qui ai trouv� ce mot-l� aussi. Il a son application. --Mademoiselle votre fille ne me semble pas partager votre mani�re de voir, fit l'indien, qui se leva pour prendre cong�. --Elle est jeune, r�pondit D'Aucheron, et la jeunesse donne encore dans les vieilles id�es, laissez-la vieillir, elle acceptera bien les nouvelles. Vilbertin ne trouvait pas fort rassurantes les dispositions de son ami. Il se mit � parler affaires. L'achat de la maison de la Grande all�e �tait chose faite. On ne le regrettait point. On paierait cela comme le reste, d'un coup de d�. Tous les sp�culateurs ont des veines de chance; on l'attendait avec assurance, la veine, et les yeux ferm�s. Il y en a comme cela qui ferment les yeux pour ne pas voir leur folie. XI Leroyer se fit conduire rue Richelieu et monta chez madame Villor. Mademoiselle D'Aucheron venait d'entrer. Madame Villor tenait une lettre � la main et paraissait toute troubl�e. La Longue chevelure exposa le motif de sa visite. Il �tait tellement �mu que sa voix tremblait comme celle d'un vieillard. L�ontine et Ida disaient: --S'il pouvait retrouver son enfant! A la grande surprise des jeunes filles, madame Villor balbutia, parut chercher des paroles, s'efforcer de se souvenir. Elle portait la main � son front. Ida pensait: --Maman est-elle malade? Elle n'est pas comme de coutume. La Longue chevelure semblait d�courag�. --Qu'est-ce donc que cette lettre que tu viens de recevoir, petite m�re? demanda mademoiselle Ida. --Je ne sais pas, fit madame Villor, agit�e par une �motion �trange. --Mon Dieu! tu me fais peur, reprit la jeune fille. --Rodolphe!... exclama L�ontine, qui ne pensait qu'� son ami.... Serait-ce un malheur? Et elle devint toute livide. Madame Villor fit signe que non. --Tu nous caches un secret... j'ai peur... montre cette lettre, m�re. Voyons, il faut tout savoir, continua Ida. Elle prit la lettre d'une main fi�vreuse et lut vivement � haute voix. "Malheur � vous! malheur � votre fille! malheur � Rodolphe! si jamais vous dites un mot � qui que ce soit, vous entendez bien? � qui que ce soit, au sujet de la petite fille sauvage amen�e des Montagnes Rocheuses, par votre fr�re, il y a vingt-trois ans. On prouvera que vous avez eu votre part de l'argent...." La figure d'Ida qui s'�tait color�e tout � l'heure, sous les coups de fouet du sang, devint d'une p�leur extr�me � la lecture de cette derni�re ligne. Ida l'avait lue tout d'un trait, sans y regarder d'avance. Elle �tait bless�e au coeur. L'oeil de madame Villor �tincelait. --J'ai pris ma part de l'argent, dit-elle lentement, ma part de l'argent.... Mensonge! horreur! Les deux jeunes filles se lev�rent spontan�ment tout heureuses de cette �nergique protestation. Elles savaient bien que Madame Villor �tait une femme d'une grande probit�, et il leur �tait p�nible de voir sa vertu subir les morsures de la calomnie. Mais si madame Villor n'avait rien � craindre de cette l�che accusation, elle pouvait bien parler. C'est ce qui vint � leur pens�e. La pauvre femme comprit cela aussi. --La jeune enfant, commen�a-t-elle, je l'ai... elle a.... Sa langue tout � coup embarrass�e balbutia des mots incoh�rents. --Qu'avez-vous donc, m�re, s'�cria la jeune Ida, qu'avez-vous donc? Madame Villor venait de s'affaisser. Elle n'avait pu soutenir le choc des �motions. La surprise, la peur, le pressentiment d'une sourde pers�cution, la pens�e de voir des malheurs inconnus tomber sur sa fille ch�rie, tous ces fant�mes qui se pr�cipitent, � certaines heures, dans les imaginations vives et bouleversent les temp�raments faibles, l'avaient bris�e de m�me que l'orage brise une plante d�licate, et elle gisait l� comme dans une agonie cruelle. Les jeunes filles tout en pleurs cri�rent au secours. Les voisins accoururent. On appela le pr�tre et le m�decin. La Longue chevelure sortit d�sol�. Y avait-il eu un drame sur le berceau de sa fille comme sur la tombe de sa femme? XII Le notaire Vilbertin, de retour � son �tude, se livrait aux charmes de la r�verie. L'exercice �tait nouveau pour lui. Il n'avait jamais song� qu'� grossir son tr�sor, � bien arrondir sa fortune, et cela tenait de la prose plut�t que de la po�sie. C'�tait un travail, non une r�cr�ation. Aujourd'hui un nouveau r�ve hantait son esprit. Il se sentait dominer par une myst�rieuse puissance, il y avait un envahissement de tout son �tre par une passion �trange, et il e�t voulu s'endormir dans cet enivrement des sens. Il redoutait le r�veil. L'image de mademoiselle D'Aucheron passait et repassait sans cesse devant ses yeux ferm�s. On voit mieux sa pens�e quand on ferme les yeux. On dirait qu'on regarde en dedans. Il n'�tait pourtant pas sans inqui�tude, le gros notaire, et plus il devenait amoureux plus il avait peur de ne pouvoir saisir l'objet de ses d�sirs. Le ministre �tait un rival formidable. D'Aucheron le laissait bien voir. Il �tait jeune, �l�gant, galant, sur la voie de la fortune, arriv� aux honneurs. Rodolphe, l'autre rival, serait moins difficile � supplanter. Il ne le redoutait gu�re, celui-l�. Il comptait un peu sur la chance et jouait en aveugle. Il ne faudrait cependant pas tarder longtemps � se mettre sur les rangs; il ne fallait pas non plus brusquer une d�claration. N'importe le moyen, il l'aurait cette belle jeune fille. Il sentait maintenant un vide �norme dans son existence. Il ne s'�tait jamais vu seul comme cela. Oh! comme il l'aimerait, comme il la traiterait avec bont�! Il aurait du plaisir � satisfaire ses caprices, car elle en aurait des caprices; toutes les jeunes femmes en ont. Il ne vieillirait plus! non, il aurait tant de soin de lui-m�me que les ann�es glisseraient, glisseraient sans laisser de traces sur son front.... Les rides--il �tait quelque peu rid�--les rides s'effaceraient sous les baisers de la jeunesse. Il se leva. Le feu qui le mordait au coeur mettait des reflets pourpres sur sa face ronde. --O amour! amour! soupira-t-il. Et sa main cherchait � comprimer les battements de son coeur. Une voiture attel�e de deux chevaux fringants s'arr�ta devant sa porte et une dame envelopp�e de riches fourrures descendit aussit�t. Les r�ves couleur de rose du gros notaire s'envol�rent comme des oiseaux qu'�pouvante un coup de foudre, et des pens�es plus pratiques arriv�rent alors. --Mon ami D'Aucheron n'a pas perdu de temps, pensa-t-il. Il donne dans le panneau comme un poisson dans le filet. La maison de la Grande all�e, 15,000 dollars, l'ameublement, 5,000, cela fait 20,000; les voitures, les chevaux, les harnais, une couple de mille encore, cela fait bien 22,000 dollars. Et pour payer tout cela, il faut faite un emprunt. Il n'eut pas le temps de pi�tiner davantage sur l'amiti� de son intime, la visiteuse entrait. --Comment vous portez-vous, depuis tant�t, mon cher notaire? --A merveille, madame,... � merveille! En v�rit�, je vous le dis, on rajeunit; ma parole, on rajeunit. --Que vous �tes heureux, vous! --Et comment, belle dame, vous n'allez pas vous plaindre des rigueurs du temps, je l'esp�re. Vous �tes demeur�e jeune, fra�che, aimable comme � dix-huit ans. --Vous �tes trop flatteur pour �tre vrai. Dans tous les cas si j'ai eu du bonheur dans le pass�, j'ai du chagrin aujourd'hui; oui, j'ai du chagrin. --Vous paraissiez pourtant bien heureuse tout � l'heure... vite, contez-moi ��. Vous savez, le notaire c'est comme le confesseur. --Je vais vous le dire mon secret. J'ai besoin d'un peu d'argent. Il me faudrait cent piastres et je ne voudrais pas les demander � mon mari. C'est une surprise que je veux lui faire.... Il faudrait garder la chose secr�te, bien secr�te. Je vous rendrai moi-m�me cette somme avant longtemps... --Eh! juste ciel! ch�re madame, voil� pourquoi vous n'�tes pas heureuse, vous, parce qu'il vous faut cent dollars? --Oh! non, il y a autre chose. Ce n'est pas un secret, du reste, et mon mari vous en a parl� il y a un instant. Il s'agit de ma fille, de L�ontine. Elle est d'un ent�tement ridicule. Elle s'obstine � repousser l'honorable M. Le P�cheur. C'est vraiment d�courageant. Il faudra bien qu'elle c�de cependant. Je l'ai dans la t�te, son p�re aussi. Elle s'est �prise de ce petit docteur. Heureusement qu'il va s'�tablir � la campagne, loin d'ici. Ils ne se verront pas souvent et finiront par s'oublier. --C'est ce que je crois, ajouta le notaire; c'est aussi ce que j'esp�re. Et ce mariage avec le ministre se ferait bient�t? --Le plus t�t possible. --Allons, mon petit, pensa Velbertin, joue serr�. Madame, ajouta-t-il tout haut, ma bourse est � votre disposition. Je ferai, pour vous �tre agr�able, tout ce qu'il est possible � un galant homme de faire, et je serai discret par dessus le march�! mais si un jour j'ai besoin de vous, vous m'aiderez, n'est-ce pas? --Comptez sur moi, monsieur le notaire. Madame D'Aucheron sourit mais avec amertume. --Savez-vous que madame Villor est bien mal, reprit-elle. --Non? comment cela? --Apr�s la lecture d'une lettre, para�t-il, elle s'est �vanouie, puis elle a �t� frapp�e de paralysie. Elle ne peut plus parler. --Et que disait cette lettre? --Cette lettre? je ne le sais pas. --Pauvre femme! Je lui ai fait remise de son loyer... c'est peut-�tre la joie.... Madame D'Aucheron retourna chez elle dans son magnifique sleigh attel� de deux chevaux. Le cocher, un �norme bonnet de peau de loup sur le chef, un paletot � trois collets sur le dos, conduisait fi�rement l'attelage. Il semblait n� cocher, car il y en a qui naissent pour conduire comme d'autres pour �tre conduits. Secret du destin. XIII La Langue muette venait souvent chez les D'Aucheron et cela pouvait �veiller la curiosit�. La curiosit� �veille le soup�on, et le soup�on est le plus obstin� comme le plus sournois de tous les d�nicheurs de choses louches. Il ne d�sirait qu'une chose: aller vivre et mourir tranquille, � l'abri de toute crainte, en quelqu'endroit �loign�. Pour arriver � ce terme heureux de sa destin�e il avait besoin d'argent, et son ancienne amie lui en donnait � pleines mains. Il le fallait bien. Elle �tait � sa merci. Il n'avait qu'� dire un mot et tout �tait fini pour elle: Honneur, respect, plaisir, fortune, amour, tout! Pauvre femme! elle payait cher ses faiblesses de jadis. Elle e�t voulu le charger d'or, ce monstre qui la poursuivait, le gorger de richesses, pourvu qu'il s'�loign�t, pourvu qu'il dispar�t � jamais.... Ses nuits se passaient dans d'affreuses songeries. Le jour, elle pouvait se distraire un peu. Elle recevait ses amies, sortait pour faire admirer ses belles toilettes, et le bruit, les plaisirs l'�tourdissaient un peu. Elle oubliait. La nuit, quand tout se taisait autour d'elle, les cris de sa conscience devenaient terribles. Il lui semblait que tout le monde pouvait les entendre. Mille pens�es lugubres l'absorbaient. Ses amies se raconteraient son histoire. Comment trouvez-vous l'histoire de la D'Aucheron? diraient-elles, et elles �clateraient de rire. Des sueurs froides mouillaient son corps convulsivement agit�. Son sommeil avait quelque chose de plus p�nible encore, car elle ne pouvait point chasser les sombres visions qu'il lui apportait. Elle remit � Sougraine les cent dollars qu'elle venait d'emprunter au notaire. --Voyons, dit-elle, sois g�n�reux enfin, pars, ne me condamne pas � un plus long supplice; j'en mourrai, bien s�r. --Ecoute, tu ne veux pas dire � l'indien o� est son enfant.... As-tu peur qu'il l'enl�ve comme il t'a enlev�e autrefois?... Si c'est L�ontine on la laissera ici pour qu'elle vive dans les plaisirs.... Oh! va! on l'aimera assez pour ne pas troubler son bonheur.... Avoir un enfant et ne pas pouvoir lui dire: moi, je suis ton p�re... et ne pas pouvoir mettre un baiser sur son front, et ne pas avoir le droit de lui demander une petite place dans son coeur! tu comprends, c'est affreux cela... Non, non, l'indien ne s'en ira pas ainsi!... Il ne dira rien, il ne fera rien, mais il ne s'en ira pas... Et puis, les deux gar�ons, tu sais? il faut qu'on les retrouve eux aussi.... --Je vous l'ai d�j� dit, Sougraine, je ne sais pas ce qu'est devenu notre enfant. Je ne l'ai jamais vu... Nous avons pris � l'hospice des soeurs de la charit� la jeune fille que vous voyez avec nous. --Eh bien! �coute, l'indien ne partira pas, except� si tu lui donnes encore de l'argent, beaucoup d'argent. Le mal r�pugne d'abord � toute personne, quelque perverse qu'elle soit, parce qu'il est de sa nature oppos� � Dieu. L'�me est faite pour Dieu et son premier mouvement doit �tre pour le bien. La lutte s'engage bient�t � cause de notre libert� d'action. Nous succombons souvent parce que nous �coutons nos sens, et c'est par eux que nous sommes vaincus. Les consid�rations sup�rieures de l'esprit ne valent pas, aux yeux de la foule grossi�re, les ivresses de la chair. L'on cherche naturellement � se d�barrasser de l'ennemi qui nous pers�cute. Madame D'Aucheron songeait � se d�faire de Sougraine et se mettait l'esprit � la torture pour trouver le moyen d'y arriver. Elle n'aurait pas voulu commettre un crime, mais elle ne pouvait cependant pas supporter toujours cet affreux �tat de chose. XIV Rodolphe s'en revenait tout joyeux de St. Raymond. Sur la c�te �lev�e qui domine le village, au sud, il s'arr�ta pour embrasser d'un coup d'oeil les jolies maisons group�es dans la vall�e, sur le bord de la rivi�re. Le clocher de l'Eglise �tincelait au soleil et cent colonnes de fum�e montaient en ondoyant dans le ciel d'azur. --L�ontine aimera bien ce po�tique endroit, pensa-t-il; comme nous serons heureux ici! Le cheval se mit au trot sur le chemin de neige qui serpentait comme un ruban d'argent � travers les montagnes bleues, et les grelots �veill�s tint�rent joyeusement dans la vaste solitude des Laurentides, comme des chants d'oiseaux quand le printemps fleurit. --Ce bon M. Duplessis, pensait encore Rodolphe, il me rend v�ritablement heureux. Je n'aurais pas song� � venir planter ma tente dans cette ravissante oasis. Mon vieux Qu�bec je ne te regretterai gu�re. Le r�ve de mon enfance va donc se r�aliser: une retraite paisible sous les bois, une chaumi�re sur le bord d'un ruisseau, une femme ador�e pr�s de moi. Il lui tardait de voir L�ontine pour lui dire comme ils auraient du bonheur l�-bas.... Et sa bonne tante et sa charmante cousine, il pourrait sans doute leur trouver un petit coin dans son nouveau paradis. Il entra dans la ville qu'il trouva bien sombre et fit arr�ter la voiture � la porte de madame Villor. Il monta. Sa cousine vint ouvrir. Il l'embrassa, couvrant d'un frimas l�ger ses l�vres roses. --Ma tante? dit-il, ou est ma tante? Bonne nouvelle, va, cousine, bonne nouvelle. --Triste nouvelle, cousin r�pondit-elle, et elle se mit � pleurer. Rodolphe fut saisi de crainte.... Il devina. --Ma tante est malade, Ida? Ma tante est malade? Dis, parle.... --Bien malade, mon cher Rodolphe. Et elle le conduisit au lit de sa m�re. La pauvre malade eut un redoublement d'angoisses � la vue de son neveu, et des larmes remplirent ses grands yeux souffrants. --La paralysie, fit le jeune m�decin en branlant la t�te. Ida n'osait parler. --Dis-moi tout, cousine, dis-moi comment cela est survenu; il faut que je le sache.... Il est plus facile de gu�rir une maladie quand l'on en conna�t les causes. Ida lui raconta comment l'accident �tait arriv�, car c'�tait bien comme un accident, cette maladie subite. Rodolphe ne pouvait revenir de son �tonnement. D'o� partait le coup? Qui avait int�r�t � cacher l'existence de cette enfant sauvage? Il devait y avoir une question d'argent au fond de cela. On trouverait sans doute en cherchant un peu. Il ne manquait pas de gens qui se souvenaient de son p�re, � lui, et de la petite fille toute jeune qu'il avait amen�e de la Californie. Pour lui, il ne se souvenait de rien. Si sa tante pouvait parler! Il faudra bien qu'elle parle.... Le jeune m�decin fit appel � toutes ses connaissances. Il commen�ait � livrer une guerre sans merci au mal qui tuait sa tante. XV Les D'Aucheron �taient venus habiter leur maison nouvelle de la Grande All�e; les visiteurs affluaient. Duplessis disait avec un peu de malice en voyant la splendide demeure: _Quand on taille dans le cuir des autres on peut faire large courroie._ L'Honorable monsieur Le P�cheur ne manqua pas une si belle occasion d'aller visiter ce qu'il croyait �tre sa future propri�t�. D'Aucheron l'avait dit, c'�tait pour L�ontine. Or, ce qui �tait pour elle �tait pour lui, n'est-ce pas? puisqu'elle allait devenir sa femme. --Je suis n�e pour le malheur, pensait L�ontine, inutile de chercher � fuir ma destin�e, je serai malheureuse. Elle devenait fataliste. Il n'y a pas de destin�e absolument n�cessaire. S'il y en avait une il n'y aurait point de libert�, par cons�quent point de responsabilit�; donc ni bien, ni mal. Il y a une destin�e que l'on est libre de suivre ou de ne pas suivre. On est pouss� vers cette destin�e, mais on peut r�sister; on est sollicit�, mais l'on discute les motifs. Son amour pour Rodolphe ne faisait que grandir devant les obstacles, mais sa raison aussi parlait plus haut, et son coeur saignait � la pens�e de causer une peine mortelle � des personnes dont l'affection pour elle avait �t� si profonde. A l'aspect de la douleur de sa m�re, elle se sentait �branl�e dans ses r�solutions et trouvait naturel le sacrifice de sa personne. Voici comment, presque tout � coup, elle en �tait venue � cet �tat d'abn�gation ou d'an�antissement moral. Elle avait remarqu� les visites fr�quentes de la Langue muette et le trouble que la pr�sence de cet �tranger jetait dans l'esprit de sa m�re adoptive. Sans chercher des myst�res que sa na�ve innocence ne soup�onnait point, elle voyait bien qu'il y avait quelque chose d'insolite dans cette obstination du sauvage � revenir sans cesse dans une maison o� on le connaissait � peine. Elle ne songeait pas � scruter ce secret, et elle serait demeur�e indiff�rente � ce qui se passait autour d'elle, si le hasard, ce terrible instrument de la providence qui y voit plus clair que nous, n'�tait venu lui montrer un ab�me o� pouvaient rouler, d'une minute � l'autre, les personnes qui lui tenaient lieu de p�re et de m�re. De retour de sa promenade, se rendant � sa chambre, elle passa devant la salle � manger dont la porte �tait ferm�e. Une voix suppliante frappa son oreille. C'�tait la voix de sa m�re. --Je t'en supplie, disait-elle, ne trahis point notre secret. Va-t-en pour ne plus jamais revenir.... Etonn�e, elle s'arr�ta instinctivement. --L'indien veut encore de l'argent, dit une autre voix, une voix d'homme. --Je n'en ai plus: je ne trouve plus personne qui veuille m'en pr�ter. --Je resterai. --Sougraine, je t'en conjure, ne me perds point.... Au nom de notre ancien amour! Pour le bonheur de notre fille!.... --Notre fille! hein! que dis-tu?..... Notre fille! L�ontine est la fille de Sougraine?.... de Sougraine? Sa fille? oh! dis, c'est bien vrai? --C'est vrai... mais sauve-la! sauve-nous... Un flot de sang monta � la figure de L�ontine. Elle crut qu'elle allait mourir. Elle s'appuya sur le mur, tenant son front dans ses mains crisp�es comme pour en arracher une pens�e affreuse, puis elles se tra�na jusqu'� sa chambre et tomba au pied de son crucifix. La pri�re, c'est le seul refuge efficace des vraies douleurs. Sougraine! Sougraine! ce nom qu'elle ne connaissait que depuis quelques jours tintait comme un glas fun�bre � ses oreilles! Sougraine! Sougraine! c'�tait le chant de mort de ses amours et de ses esp�rances! Sougraine! Sougraine! Toujours il revenait ce nom fatal, et rien, rien ne pouvait le chasser. Il se liait au nom de sa m�re.... ils devenaient ins�parables, ces deux noms, comme deux serpents qui s'entrelacent et m�lent leurs orbes dans l'amour ou la haine.... Elle demeura longtemps au pied de la croix, dans un inexprimable abattement et ne parut pas au souper. Sa m�re, fort agit�e elle m�me, remarqua peu son absence. Cependant elle �tait plus gaie que d'ordinaire et elle s'applaudissait de l'heureuse id�e qu'elle avait eue. M. D'Aucheron n'avait pas seul le monopole des id�es heureuses. Pourquoi n'avoir pas pens� � cela plus t�t? Que de pers�cutions et de soucis elle se serait exempt�s!... Sougraine aurait �t� son esclave au lieu de se faire son tyran! Il ne lui demanderait plus d'argent, maintenant, pour garder l'horrible secret. Il ne voudrait jamais rien faire qui p�t troubler la douce qui�tude de son enfant.... Son enfant! L�ontine venait de prendre aux pieds du Christ l'h�ro�que r�solution de s'offrir en victime pour le salut de sa m�re. Elle avait besoin du secours de la Foi pour ne pas faiblir. Ce qui l'effrayait surtout, c'�tait la pens�e que Rodolphe, atteint dans ses affections les plus pures, d��u dans ses plus ch�res esp�rances, finirait peut-�tre par la m�priser. Il ne saurait pas, lui, les motifs imp�rieux et sacr�s qui la faisaient agir; il ne les saurait jamais. Elle en mourrait probablement. On meurt de chagrin; les peines de l'�me minent et d�truisent le corps. On dit: une maladie de langueur emporte cette jeune fille, cette jeune femme; oui, mais cette langueur est n�e de quelque grande douleur. Les personnes �nergiques n'aiment point les atermoiements et vont droit au but; l'incertitude les irrite; elles veulent des situations claires et bien dessin�es. Pas de tergiversations! Aussi, L�ontine se rendit imm�diatement chez son amie, pour lui apprendre la p�nible d�cision qu'elle avait prise tout � coup et lui demander de la soutenir dans le combat terrible qu'elle se livrait � elle m�me. Ce serait pour Ida un triste devoir � remplir. L'amiti� en a souvent. Elle �tait si bonne, Ida, qu'elle ne s'arr�terait pas une minute � la pens�e qu'on pouvait vendre son amour ou le sacrifier � des motifs de vanit�s. Elle soup�onnerait une raison, sans jamais deviner le terrible secret. Ida fut p�niblement affect�e de la r�solution de son amie. Elle en fut presque choqu�e. Mais quand elle vit pleurer la malheureuse jeune fille elle se laissa attendrir et se mit � pleurer elle-m�me. Rodolphe, qui ne laissait gu�re sa tante malade, arriva sur les entrefaites. Il crut que les jeunes filles pleuraient � cause de la maladie de madame Villor et s'effor�a de les consoler en leur disant qu'il y avait du mieux, un mieux sensible. --O ma L�ontine, fit-il, que nous serons heureux l�-bas, dans le nid que nous allons construire, sous les bois, comme les oiseaux!... St. Raymond est une charmante paroisse. C'est en �t� qu'il fera bon d'y s�journer. De la verdure � foison, des arbres superbes, deux rivi�res qui luttent de limpidit� et font au village une ceinture gracieuse, des c�tes d'une hauteur prodigieuse et d'o� les yeux plongent en des horizons d'or et d'azur! L�ontine, p�le, la douleur peinte sur la figure, le regardait � travers ses larmes et ne disait rien. --Rodolphe, dit Ida, c'est un r�ve que tu fais l�... ce n'est qu'un r�ve. L�ontine se cacha le visage dans ses deux mains et fit entendre un sanglot. --Un r�ve que je fais? reprit Rodolphe, un r�ve qui va se r�aliser, n'est-ce pas, L�ontine? Il avait peur de la r�ponse, malgr� son air d'assurance. Mademoiselle D'Aucheron branla la t�te lentement � deux reprises et ne r�pondit point. C'�tait une r�ponse que ce silence, une r�ponse douloureuse que le jeune homme ne comprit que trop. --Comment, vous trompez ainsi mes plus ch�res esp�rances, s'�cria-t-il? vous ne m'aimez donc plus?.... --Rodolphe, je vous aime plus que jamais, Dieu m'en est t�moin... et pourtant il faut que nous nous oubliions.... --Moi, vous oublier?..... Les femmes qui se vantent de leur tendresse infinie et de leur �ternelle fid�lit� peuvent, dans l'espace d'un jour, mentir � leurs serments, oublier leur amour, mais les hommes ne sont pas ainsi, dit Rodolphe avec amertume. --Rodolphe, je vous en supplie, fit L�ontine, joignant les mains et regardant son fianc� avec l'expression de la plus affreuse douleur, ne me jugez pas, vous me jugeriez mal! ayez piti� de moi, je suis la plus infortun�e des femmes! ne me m�prisez point, je ne suis point coupable! --Alors expliquez votre conduite et faites-moi conna�tre au moins le pouvoir occulte auquel vous ob�issez. --Impossible. Le secret qui me lie n'est pas le mien et je n'ai pas le droit de le r�v�ler.... Ce serait un crime. Dieu seul peut le d�voiler. Rodolphe, il est un homme qui saura tout parce que cet homme prend la place de Dieu, c'est le pr�tre. Je lui dirai tout; je lui ouvrirai mon coeur; il y verra tout l'amour que j'ai pour vous, toutes les angoisses qui me torturent. Il vous dira ensuite si je suis digne de m�pris ou de piti�..... Rodolphe r�fl�chit un instant puis il reprit d'une voix grave et bris�e..... --L�ontine, ce que vous faites doit �tre bien, malgr� le mal que j'en ressens. Vous m'aimez et vous me sacrifiez � un devoir plus saint que l'amour, que Dieu soutienne votre courage. Je serais indigne de vous si je ne respectais point votre secret ou si je suspectais vos motifs. --Rodolphe, je n'ai plus qu'un espoir...... mourir bient�t...... Quand mademoiselle D'Aucheron fut sortie, Rodolphe et sa cousine, profond�ment attrist�s, cherch�rent longtemps, mais en vain, qu'elle pouvait �tre la cause de cette d�termination subite. --O mes beaux r�ves! � mes doux espoirs! � f�licit�s divinement entrevues!... adieu! adieu! dit � la fin le jeune docteur, et son front resta longtemps appuy� sur sa main. Un souffle avait pass� et l'�difice de sa f�licit� n'�tait plus qu'une ruine. XVI Madame D'Aucheron, certaine maintenant que son ancien amant ne la trahirait point, se livrait � des acc�s de folle ga�t�, riait, se moquait de la peur qu'elle avait eue, s'apostrophait � cause de sa sottise. Elle voulait se d�dommager de ses angoisses. Elle s'attendait si peu � ce retour de la fortune. Les bonheurs vont deux par deux comme les malheurs. Quel allait �tre l'autre? Elle ne tarda pas � le savoir et faillit, dans sa joie inopin�e, g�ter sa d�licieuse qui�tude par une parole imprudente. Elle �tait dans son boudoir, voluptueusement enfonc�e dans une berceuse de velours, rappelant avec d�lice les amertumes qu'elle avait bues, quand sa fille entra, se mit � genoux devant elle, l'entoura de ses deux bras et, l'embrassant avec une fi�vreuse ardeur, lui dit: --M�re, je n'apporte plus de r�sistance � tes volont�s; je suis ton enfant soumise. Madame D'Aucheron �tait sa v�ritable m�re, il fallait donc qu'elle f�t sa v�ritable fille. C'est ce qu'elle pensait. L'amour filial qui se r�veillait tout � coup au fond de son coeur la transformait et lui donnait une grande force pour supporter les afflictions. On ne dit jamais au calice: Passe loin de moi! quand, en le vidant jusqu'� la lie, on peut arracher � la douleur le coeur d'une m�re. Madame D'Aucheron ne se mit pas en peine de savoir d'o� venait un pareil changement dans les dispositions de sa fille. Elle crut y voir le travail de la vanit�. Elle ne connaissait gu�re d'autre mobile aux actions, la pauvre femme. --Ch�re enfant, dit-elle, comme tu me fais plaisir!... comme ton p�re va t'aimer! comme monsieur le ministre, ton futur mari, �prouvera de joie et de reconnaissance! Tu seras une grande dame. La femme de l'honorable monsieur Le P�cheur! Il y en a qui ne trouvent point ce nom-l� de leur go�t, mais cela sonne bien; surtout avec le titre d'honorable. Tu vas faire des jalouses, ma petite, tu es bien heureuse. Et moi, quand je dirai: ma fille, madame la _ministresse_... Il m'en passe des frissons.... J'ai de l'orgueil, vois-tu. Une m�re est toujours orgueilleuse de ses enfants.... C'est comme si tu �tais ma propre file..... Je t'aime autant..... L�ontine, la t�te appuy�e sur sa m�re, �tait navr�e par l'�motion. Elle se releva subitement, � cette derni�re parole, et son regard interrogea madame D'Aucheron qui ne comprit pas. --Ma m�re rougit de moi, pensa-t-elle, et j'irais dire � un homme: prends moi pour ta femme, je suis digne de toi!... jamais! oh! jamais! La honte de ma naissance sera le ch�timent de celui qui m'ach�te..... Elle alla plus tard, comme elle l'avait dit, �pancher son coeur dans le sein de son directeur. Elle avait besoin de s'appuyer sur quelqu'un pour marcher dans cette voie douloureuse o� elle venait d'entrer. L'�tonnement du pr�tre fut grand; grande aussi fut son admiration pour le d�vouement sublime de l'enfant. Cependant il ne trouva pas qu'il y avait lieu de se h�ter d'accomplir le sacrifice. On pouvait temporiser. Le danger ne semblait pas imminent. Que d'incidents pouvaient surgir et modifier la situation. Puis il fallait toujours esp�rer en Dieu, m�me contre toute esp�rance. C'est quand les hommes de bonne foi ont perdu leur voie et se sont �gar�s dans des t�n�bres les plus profondes, que la Providence fait rayonner son �toile pour diriger leur pas. L�ontine revint consol�e, fortifi�e, et comme berc�e par l'esp�rance d'une myst�rieuse protection. XVII Les jours passaient. Sougraine �tait content. S'il ne pouvait sans danger chercher ses deux gar�ons il pouvait, au moins, voir sa fille. Il pourrait un jour se faire conna�tre � elle, car par sa position elle le prot�gerait.... Elle allait se marier avec un homme puissant!... Quelle chance! Apr�s tout, son affaire n'aurait pas si mal tourn�.... Il entra dans un h�tel et but un peu sec. Il fallait saluer la bonne fortune. Quand il sortit il rencontra Leroyer. --Viens prendre un verre de vin, lui dit-il, la Langue muette a la joie au coeur, et puis il a de l'argent. Il montra un rouleau de billets de banque. La Longue chevelure le regarda tout surpris. --Je ne te croyais pas si riche, Langue muette, lui dit-il.... --Riche et heureux!... On n'a pas dit le dernier mot. La Langue muette, gris� par le vin, par la satisfaction d'avoir extorqu� une bonne poign�e de dollars et le bonheur d'avoir retrouv�, dans une position fort honorable, un enfant qu'il n'avait jamais connu, s'abandonnait aux d�lices du moment. De taciturne qu'il avait �t� il devenait jovial, de m�fiant il se faisait expansif. La Longue chevelure suivait avec une certaine curiosit� les phases de son ivresse. L'homme qui boit perd tout contr�le sur lui-m�me et devient indiscret. Il ne voit plus les choses telles qu'elles sont, mais transform�es de mille fa�ons selon les caprices de son imagination ou l'humeur de son caract�re. Il se croit plus fort et plus rou� que tous les hommes ensemble et ne craint plus de les provoquer. Il se vante et ne souffre pas qu'on le mette en parall�le avec d'autres. Ce qu'il fait, nul ne le ferait mieux, ce qu'il ne fait pas, on aurait tort de le tenter. Il trahit souvent ceux qui ont mis en lui leur confiance et il se trahit lui-m�me. --Mon fr�re La Langue muette a peut-�tre assez bu, observa La Longue chevelure. --La Langue muette peut boire encore et garder toujours la prudence du serpent, r�pondit Sougraine. Il n'a que des amis, et des amis puissants. --Il est bon d'avoir des amis, surtout de savoir les garder, r�pliqua La Longue chevelure. --L'amiti� de la Langue muette est recherch�e comme un tr�sor et sa puissance est grande, r�pondit avec ostentation, l'Ab�naqui. Il ouvrait la porte aux confidences. La Longue chevelure profita de l'occasion. --Ton influence et ton amiti� sont bien pay�es si j'en juge par ce que je vois, dit-il. --La Langue muette n'a qu'� parler et l'or tombe dans ses mains comme une pluie. La Langue muette a ses secrets. Il tient dans ses mains la destin�e de plusieurs. Mais il ne parlera pas. --La Langue muette n'�tait ni si riche, ni si puissant il y a quelques jours, alors qu'il me demandait quelques mis�rables �cus pour faire le voyage de Qu�bec � B�cancour. --La Longue chevelure �tait bien pauvre la veille du jour o� il trouva des diamants bruts dans les Montagnes-Noires.... --Qui t'a dit cela? Langue muette. --La Longue chevelure, lui-m�me, � Los Angeles. Le sioux s'approcha de l'Ab�naqui et le regarda fixement dans les yeux. L'Ab�naqui perdait contenance. Il s'apercevait tout � coup qu'il n'avait pas eu la prudence du serpent. --Tu as bien vieilli depuis vingt-ans, Sougraine, mais tu n'as pas acquis la sagesse. Je t'ai dit que tu buvais trop.... Sougraine fut un instant abasourdi. --Si la Longue chevelure a reconnu Sougraine, qu'il ne le trahisse point, supplia-t-il. --La Longue chevelure n'est pas un tra�tre!... mais d'o� te vient tant d'argent et tant de gaiet�?... --Sougraine a retrouv� un enfant.... Tu sais? l'enfant de la jeune canadienne qui le suivit aux Montagnes Rocheuses.... C'est une fille. Tu l'as vue, tu la connais. Elle est belle, elle est riche, elle va �pouser un ministre, monsieur Le P�cheur. --Que dis-tu l�, Langue muette? Mademoiselle L�ontine est ton enfant?... Tu ne te moques pas de moi?... Mais comment sais-tu cela?... --Voil� ce que la Langue muette aura la sagesse de taire. Un �clair traversa l'esprit du siou; c'�tait un souvenir limpide de certains incidents de la soir�e de madame D'Aucheron. --Sougraine, sois prudent. Je te quitte, mais pour te revoir bient�t. Il voulait avoir le coeur net de cette affaire myst�rieuse, le beau siou, et il se rendit chez madame D'Aucheron. Le P�cheur prenait justement cong� des dames. Elles se tenaient debout pr�s de la porte o� s'engouffrait un petit vent froid qui les faisait frissonner sous leur ch�les de laine. --Au revoir, ma charmante amie, disait-il � L�ontine. A bient�t, pour ne plus jamais vous quitter. --Tu y vas un peu vite, toi, pensa le siou. C'est la fille de Sougraine. Eh bien! nous allons voir; c'est une partie � deux.... Il entra. Tout en causant il envisageait madame D'Aucheron qui, sous son regard per�ant, rougissait comme une jeune fille. Elle ne soup�onnait plus aucun danger. Elle croyait que l'heure redoutable �tait pass�e. En cherchant un peu on trouve toujours, sous l'empreinte de l'�ge, quelques traces de la jeunesse. Le voile �pais que les ann�es �tendent sur nos fronts devient transparent et nous apercevons tout � coup les traits que nous avions oubli�s. La Longue chevelure se dit � part lui: --C'est bien elle. Il profita des paroles qu'il avait entendues en arrivant, pour amener la conversation sur le mariage de mademoiselle L�ontine, et, malgr� les protestations de madame D'Aucheron, il n'eut pas de peine � comprendre le r�le de victime de la pauvre enfant. Son coeur n'�tait pas l�. Elle ne l'avait pas repris. Elle savait peut-�tre le triste secret de sa m�re, et s'offrait en expiation. XVIII L�ontine se rendit chez le vieil instituteur, afin de se faire accompagner de l'excellente madame Duplessis, dans sa visite aux pauvres du quartier. --Savez-vous une chose, lui dit le bonhomme, ne vous mariez pas maintenant, _bien qu'il faille manger le poisson frais et marier les filles jeunes_. Attendez apr�s les �lections. On ne sait pas ce qui arrivera. Il peut �tre battu ce ministre de contrebande, et s'il tombe �a sera pour longtemps. Ces hommes-l� n'ont pas deux chances en leur vie. C'est d�j� trop d'une. _Les gouvernements sont �tablis par Dieu, mais les gouvernants appartiennent souvent au diable._ Vous me pardonnerez ma franchise si je parle ainsi de celui dont vous porterez peut-�tre le nom. Je sais que l'on vous offre en holocauste. Il va �prouver une rude contestation. Quand il ne sera ni ministre, ni d�put�, il ne sera plus rien du tout, alors je ne crois pas qu'on s'obstine � vous le faire �pouser. _La mort des loups est le salut des brebis._ Le P�cheur, lui, voulait �pouser le plus t�t possible en pr�vision d'un �chec. Avec une fortune on flotte toujours sur la mer politique.... D'Aucheron opinait aussi pour un mariage imm�diat. Sa r�putation d'homme d'affaire �tait intacte, et sa fortune, �norme dans l'imagination de tout le monde. Comment faire une alliance brillante quand les pr�tendants, au lieu d'une dot princi�re, n'auraient � recueillir que des titres inutiles et des comptes en souffrance? Lorsque L�ontine revint � la maison elle vit un rassemblement au coin de la c�te Ste Genevi�ve et de la rue D'Aiguillon. Elle fut un peu effray�e parce que l'on y parlait fort. C'�tait un grand gaillard, � l'air intelligent, qui s'escrimait de la langue et des poings. Il �tait m�content, indign�, furieux. On l'�coutait avec curiosit�; plusieurs m�me l'applaudissaient.... --Oui, disait-il, on m'a jet� sur le pav� avec ma famille, sous pr�texte d'�conomie, moi un vieux serviteur, un serviteur fid�le.... Que puis-je faire maintenant pour donner du pain � mes enfants? Vais-je, � l'�ge de cinquante ans, apprendre un m�tier ou d�fricher une terre? Ah! l'on n'a plus besoin de moi!... Monsieur Le P�cheur peut se dispenser de mes services. A nous deux, monsieur Le P�cheur. Vous n'�tes pas encore �lu. --Savez-vous, demanda quelqu'un, l'heureux mortel qui vous remplace? --Est-ce que je suis remplac�?... ce serait trop canaille par exemple.... --Tu n'as pas vu papillonner une jolie femme autour de l'honorable ministre? demanda un petit vieillard, d'un air narquois. --Eh bien! ensuite? Cela ne veut rien dire. Les femmes papillonnent un peu partout.... --O� il y a de la lumi�re et quelque chose � butiner, ajouta quelqu'un. --Et elles se br�lent les ailes, cria un autre. L�ontine, qui marchait toujours, n'en entendit pas plus long. Elle eut une pens�e de m�pris pour monsieur Le P�cheur, et, comme elle s'�tait quelque peu habitu�e � l'id�e qu'il serait son mari, elle ne put se d�fendre d'une l�g�re atteinte de jalousie. XIX D'Aucheron jouait � la bourse. Il sp�culait, achetant et vendant par l'interm�diaire d'un courtier, sans rien en poss�der jamais, des actions de toutes les compagnies: compagnies de chemins de fer, de bateaux � vapeur, de canaux, de mines, et comme tous les sp�culateurs, il s'�veillait quelquefois au chant de la hausse et souvent au g�missement de la baisse. Vilbertin lui pr�tait les fonds et touchait les meilleurs b�n�fices. Ce jeu de bascule avait des enivrements indicibles. Ceux qui risquent, sur le caprice des cartes, l'argent dont ils semblent embarrass�s, peuvent avoir un aper�u du d�lire de ces grands joueurs aux millions, quand la partie s'engage � cent endroit divers et contre mille joueurs diff�rents. Il y a, comme aux cartes, des trucs formidables, des coups d'une hardiesse folle, des succ�s inesp�r�s, des pertes inou�es. Les lutteurs sont aux aguets; ils �coutent toutes les rumeurs, p�sent toutes les probabilit�s, questionnent continuellement les sentinelles qui se tiennent � l'aff�t. Le t�l�graphe parle partout � la fois � ces terribles hommes de proie, et chaque minute peut apporter un nouveau malheur ou une chance nouvelle.... D'Aucheron venait d'entrer chez le notaire. Il �tait tr�s p�le, tr�s �nerv�. --Mauvaises nouvelles, dit-il. Les actions de la compagnie mini�re ont encore baiss� tout � coup d'une fa�on d�solante.... Elles sont descendues � cinquante-sept. --Le notaire eut envie de sourire, mais il s'observa. --C'est le temps d'acheter, r�pondit-il. --Oui, mais il faut payer... j'en ai achet� trois cents sur marge, il y a un mois, � soixante-sept; c'est une perte �norme. --C'est un peu lourd, en effet, dit le notaire. --Il faut que je paie, cependant; j'attendrai ensuite que la hausse revienne; cela ne peut pas durer longtemps. --J'esp�re que non, fit le notaire. --Tu as �t� bien inspir�, toi, de ne pas acheter; tu croyais cependant qu'il n'y avait pas de danger. --Je risquais ailleurs pendant ce temps-l�.... --Vas-tu me fournir l'argent dont j'ai besoin? --Je t'avoue que tu me mets un peu dans l'embarras. --Il y va de mon honneur, tu sais, Vilbertin, ne va pas me l�cher.... --Veux-tu faire une belle sp�culation? demanda le notaire. --Je ne guette que l'occasion... et je trouve qu'elle tarde beaucoup.... --Cette fois, tu n'as pas de baisse � craindre; c'est un coup d'as... la plus belle affaire de ta vie.... --Comment se fait-il que tu ne la gardes pas pour toi, cette affaire, si elle est si bonne? --J'y ai de grands int�r�ts. --Vraiment? Alors, parle. --Assieds-toi, l�; �coute bien: j'ai envie de me remarier. --C'est une id�e. --Tr�s dr�le, je l'avoue. --Je croyais que tu avais fait voeu d'�ternel veuvage. --Oui, mais c'est la vertu personnifi�e que j'adore en secret.... --A la bonne heure! Et c'est en secret que tu l'aimes? --Oui, tu es le premier � qui je le dis. --Sait-elle au moins, cette vertu, que tu existes et que tu peux devenir son protecteur l�gal? --Elle ne le sait pas, mais tu vas te charger de le lui apprendre. --Moi? est-ce que je la connais? --Oh! parfaitement, c'est mademoiselle L�ontine, ta fille. Quand je dis: ta fille.... D'Aucheron fit un bond. --Tu plaisantes, dit-il... tu sais bien qu'elle est promise � Le P�cheur, et que le mariage doit avoir lieu prochainement. --Un mariage, c'est facile � rompre cela, surtout quand il n'est pas fait. Voyons, songes-y, la chose en vaut la peine. Je mets, dans la corbeille de noces, la maison que tu viens d'acheter avec mon argent et d'autres bagatelles encore. D'Aucheron �tait ahuri. Les dollars se livraient devant ses yeux � une danse macabre des plus �tourdissantes. C'�tait un tourbillon de pi�ces blanches qui sonnaient un carillon d'enfer en se heurtant dans leurs �lans insens�s. Une objection jeta du froid dans son imagination. --Les dons que tu feras � ma fille, dit-il, te reviendront avec elle. Le risque n'est pas fort de ton c�t�.... --Tu n'auras toujours pas � les payer, toi, et c'est bien quelque chose, ce me semble. --C'est � dire que je serai gros Jean comme ci-devant. --Tu seras toujours mieux que maintenant, puisque d'un signe je puis d�cr�ter ta ruine.... D'Aucheron courba la t�te. --Je suis tomb� dans un pi�ge, pensa-t-il, cet ami-l� est mon plus redoutable ennemi. Il dit tout haut et d'un ton ind�cis: --Je songerai � cela; j'y songerai. --Je songerai, moi aussi, � la demande que tu m'as faite tout � l'heure, riposta Vilbertin. --Voil� l'argument par excellence, pensa D'Aucheron; �videmment, je vais en sortir--si j'en sors--joliment d�chiquet�. Puis, il dit: --Il faut toujours bien que je parle de cela � ma femme. Je pr�vois une opposition s�rieuse. --Ta femme sera plus accommodante que tu ne le supposes... tu peux m'en croire. Il pouvait la compromettre. Une femme qui emprunte de l'argent � l'insu de son mari n'aime gu�re � rendre ses comptes. C'est ce que pensait le notaire Vilbertin. Quand D'Aucheron fut sorti, il se frotta les mains avec une satisfaction �vidente: --Je l'aurai, se dit-il, en ricanant, je l'aurai! Et son gros ventre sautait, sautait si bien que tout son coeur semblait y �tre descendu. D'Aucheron grommelait en marchant. Il voyait bien qu'il pouvait retirer quelque b�n�fice du mariage de Vilbertin avec L�ontine, mais il �tait un peu tard pour songer � cette union. La sp�culation serait peut-�tre meilleure qu'avec monsieur Le P�cheur. S'il avait parl� plus t�t, lui, le notaire, on aurait pu s'entendre et monter une excellente affaire. Il s'�tait mis dans un beau p�trin avec ses emprunts inconsid�r�s et ses sp�culations hasardeuses. Et, qu'allait dire le ministre, le fianc� tant adul�? Que deviendraient ses contrats avec le gouvernement et toutes ces int�ressantes annexes qu'on appelle le tour du b�ton?... Il sentait des chaleurs lui monter au visage et trouvait le vent ti�de. Il se faisait une lutte terrible en son �me et cette lutte le fatiguait. Il ne pouvait pas r�sister au notaire, il le sentait bien, puisqu'il le ruinerait sur le champ. Ruin�, pourrait-il encore offrir sa fille � l'honorable monsieur Le P�cheur et le ministre voudrait-il l'�pouser? Mais qu'allait dire L�ontine de ce changement � vue dans les sentiments et les calculs de son p�re? Se r�signerait-elle encore? Ne finirait-elle point par se r�volter et par traiter comme ils le m�riteraient les caprices de ses bons parents. Pour lui, il comprenait bien son devoir; il n'y avait plus � balancer.... Il arriva chez lui sans avoir vu, sur sa route, nombre de ses connaissances qui le salu�rent. Seulement comme il mettait le pied sur le seuil de sa maison, il aper�ut, � quelques pas, deux ministres qui lui firent des signes amicaux. Il �tait trop tard pour entrer; il dut subir leurs compliments. --Nos f�licitations, monsieur D'Aucheron, lui dirent-ils, en lui tendant la main. Il n'est bruit dans la ville que du prochain mariage de notre coll�gue avec mademoiselle votre fille.... --Ce n'est qu'une rumeur, r�pondit D'Aucheron embarrass�; les rumeurs ne sont pas toujours vraies. --Oh! monsieur Le P�cheur lui-m�me vient de confirmer l'heureuse nouvelle. Il est chanceux. Une jeune personne d'une beaut� remarquable et d'une vertu plus remarquable encore, dit-on... et puis, ce qui ne g�te rien, une petite part des �cus du papa. Ils se mirent � rire. D'Aucheron rongeait son frein: une col�re sourde bouillonnait au fond de son coeur. --Le mariage n'est pas du tout d�cid�, je vous le jure, r�pliqua-t-il. Vous savez, il faut toujours un peu consulter le go�t et les sentiments de ces ch�res petites cr�atures... et parfois elles ont des caprices, toutes bonnes et toutes vertueuses qu'elles soient. --En tout cas, pr�sentez � la future nos hommages respectueux et nos voeux les plus sinc�res pour son bonheur. --Je n'y manquerai pas, dit D'Aucheron en ouvrant la porte. --Madame D'Aucheron est-elle sortie, demanda-t-il � la servante? --Elle est dans sa chambre, monsieur, lui fut-il r�pondu. Il monta. Madame D'Aucheron remarqua son air un peu singulier. Il entra sans pr�ambule dans le coeur du sujet. --Tiens-tu beaucoup au mariage de L�ontine avec monsieur Le P�cheur? --Pourquoi cette question? tu le sais bien que j'y tiens. Tu t'es donn� bien du mal pour nous faire comprendre que cette alliance nous sauvait pour toujours, nous �levait au-dessus des autres, et je l'ai compris, et L�ontine a fini par le comprendre aussi. Il me tarde qu'il soit accompli, ce mariage. --Il ne s'accomplira pas cependant. --Ce n'est pas s�rieusement que tu parles? --Tr�s s�rieusement. --D'o� vient ce changement d'id�es? As-tu ton bon sens, mon mari? --Nous sommes � la merci d'un excellent ami qui joue avec nous comme le chat avec la souris. Il faut en passer par ses volont�s. --Quel peut �tre ce tyran? --C'est mon ami le notaire Vilbertin. --Vilbertin? A-t-il quelque chose contre monsieur Le P�cheur? A-t-il song� qu'en se vengeant de lui, c'est nous qu'il allait atteindre? Ce n'est pas possible qu'il nous fasse tant de mal, lui un ami cent fois �prouv�, non ce n'est pas possible. --Ce n'est pas possible, si tu veux, mais c'est comme cela. --Et pourquoi agit-il de la sorte? quelle raison donne-t-il?... --C'est tout simplement une substitution qu'il veut faire... --Une substitution? qu'est-ce que cela veut dire? --Cela veut dire que L�ontine aura toujours un �pouseur quand m�me. --Un �pouseur? qui? Un autre ministre?... --Non, pas un ministre... --Un d�put� au moins? --Pas un d�put�, non plus... --Mon Dieu! mon Dieu! o� s'en vont mes r�ves? Elle poussa un long soupir, puis elle demanda d'une voix inqui�te: --Est-il riche, au moins? --Riche, veuf, assez jeune encore... Elle poussa un autre soupir, un soupir de satisfaction, cette fois. Elle avait pens� voir s'�crouler sa magnifique demeure, dispara�tre ses �quipages, ses toilettes, toutes les d�lices de sa vanit�. Cependant une ombre traversa cette lueur: le spectre de Sougraine. Si l'Indien allait tenir pour le ministre? Ils sont ent�t�s ces sauvages. Il ne voudrait pourtant pas troubler le repos de celle qu'il croyait �tre sa fille. Madame D'Aucheron �tait tr�s agit�e; elle se sentait menac�e de nouveau. �a ne finirait donc jamais cette alternative de qui�tude et de terreur? Elle regrettait bien d'avoir adopt� cette enfant. C'est � cause d'elle qu'elle se voyait en butte � tous ces ennuis, � cause d'elle qu'un pass� coupable se dressait tout � coup. Faites du bien maintenant, voil� la r�compense. Elle avait presque envie de la ha�r, cette jeune fille qui troublait sa s�curit� et faisait sourdre des remords �teints. --Enfin, reprit-elle, avec l'accent du d�pit, o� est-il cet homme qu'il faut accepter � la place de l'honorable monsieur Le P�cheur? --Tu ne le divines point? cela m'�tonne. --Ce n'est toujours pas le notaire Vilbertin. --C'est l� ton erreur: c'est pr�cis�ment le gros, le rond, mais le riche notaire..... --Le notaire Vilbertin! exclama madame D'Aucheron! Va-t-il se montrer g�n�reux au moins? --Comme tous les avares qui sont mordus au coeur par l'amour. Il fera des folies sublimes.... Et si nous sommes intraitables, il nous ruinera compl�tement. Ils firent demander L�ontine. La jeune fille, qui cherchait dans la musique un adoucissement � ses douleurs, fit, en se levant, glisser ses doigts agiles sur le clavier et les gammes s'�lanc�rent comme des fus�es d'harmonie. Elle entra dans la chambre de ses parents adoptifs et attendit, debout, ce qu'on lui voulait. --La nouvelle que j'ai � t'apprendre, mon enfant, commen�a madame D'Aucheron, va te surprendre un peu, beaucoup m�me, mais elle ne te causera pas de peine, j'en suis s�re. --Parlez, m�re. --Ma fille, tu n'�pouseras pas monsieur Le P�cheur. --Vraiment! fit L�ontine en joignant les mains, que vous �tes bons, chers parents! Que je suis heureuse. Les D'Aucheron sentirent qu'ils n'�taient pas si bons que cela. La joie na�ve de leur fille leur fit mal. Ils se regard�rent un moment sans rien dire... A la fin, comme il valait mieux en finir tout de suite, D'Aucheron ajouta: --Il se pr�sente un autre parti,.... un homme riche, tr�s riche m�me, et jeune encore. Il t'aime � la folie.... c'est un notaire.... Une profession tr�s digne, le notariat. Il va te faire une corbeille de noces splendide..... et il m'aidera � sortir de mes embarras financiers..... Il vaut autant l'avouer, j'ai des embarras financiers. Tout le monde en a. L�ontine avait p�li et sa t�te s'�tait inclin�e sur sa poitrine. Elle ne r�pondit pas. --Tu comprends, continua D'Aucheron, je ne te donnerais pas � un homme qui ne serait point honorable, bien pos� dans le monde. Je tiens � ce que tu vives en grande dame. Vilbertin est mon ami d'enfance..... --Vilbertin! s'�cria L�ontine, le notaire Vilbertin! Consommons vite le sacrifice, � mon Dieu! car l'autre pr�tendant qui suivrait serait peut-�tre pire encore. Son d�sespoir s'armait d'ironie. --N'est-ce pas que tu vas te montrer soumise... comme toujours, mon enfant? murmura madame D'Aucheron, avec l'accent de la pri�re.... --Ne suis-je pas votre chose?.... vendez-moi donc au plus haut ench�risseur, r�pliqua L�ontine en les regardant avec fiert�. Les D'Aucheron furent �tonn�s de cette sanglante r�plique et courb�rent le front, � leur tour, sous le regard �tincelant de la jeune fille. --Vilbertin te rendra heureuse; il me l'a bien promis, reprit D'Aucheron, et, tu sais, ces gens l�--il allait dire les avares--quand ils aiment, c'est une fureur, une folie..... --Enfin, d�cidez de moi comme il vous plaira; r�pliqua L�ontine, vous me trouverez toujours soumise. Elle songeait maintenant au secret de sa m�re et cela lui donnait l'esprit d'abn�gation. Elle se retira. Quand elle fut sortie, monsieur D'Aucheron dit � sa femme. --�a n'a pas �t�, apr�s tout, aussi malais� que nous le supposions. XX L'amour du notaire pour L�ontine allait en grandissant de jour en jour. Les passions qui s'�veillent tard gagnent en intensit� ce qu'elles ont perdu en dur�e. Il lui tardait de se jeter aux genoux de cette enfant pour lui demander pardon d'avoir os� l'aimer, pour la supplier d'avoir piti� de lui. Il serait assez �loquent pour l'attendrir. On ne r�siste pas � un amour comme le sien. Il crut bon, toutefois, de mettre mademoiselle Ida Villor dans ses int�r�ts. Il la savait l'intime amie de L�ontine. Il quitta donc son bureau et se rendit chez madame Villor. On le re�ut cordialement. Un bienfaiteur!.... Il fit comprendre � mademoiselle Ida qu'elle et sa m�re lui devait un peu de reconnaissance. Six mois de loyer, c'�tait quelque chose..... Il ne demandait rien, en retour, si non un l�ger service, une parole seulement. Parler, c'est facile et �a ne co�te pas cher... Il faudrait voir mademoiselle L�ontine et lui dire, sans faire semblant de rien, qu'il avait un bon coeur, lui Vilbertin, qu'il rendrait certainement une femme heureuse..... qu'il �tait riche, avec cela pas �go�ste comme il y en avait tant...... qu'il n'�tait pas sans piti� pour les pauvres; au contraire. Ida le remercia avec effusion de ce qu'il faisait si g�n�reusement pour elle et sa m�re, mais elle lui rappela que Rodolphe �tait son cousin � elle, presque son fr�re, et qu'elle ne pouvait pas d�tacher de lui la seule femme qu'il eut jamais aim�e.... c'e�t �t� une trahison. Le notaire, dans son aveuglement, avait oubli� que Rodolphe �tait le cousin d'Ida. Il s'en revint tout penaud, jurant qu'on ne le reprendrait plus � faire des remises de loyer.... Il cherchait un moyen de se venger. Les �mes basses ne manient bien que cette arme: la vengeance. Elle est � la port�e de tous les l�ches. Quand il fut dans son �tude il r�digea cette affiche originale: GENS PAUVRES Un philanthrope Vous offre un logement gratis Pour l'ann�e prochaine. Allez au No. 444 rue Richelieu. Il paya quelques centins pour faire coller cette affiche sur les murs de la porte St. Jean, dans l'escalier de la rue Buade, � la salle Jacques Cartier, et sur la cl�ture du terrain vacant, pr�s de l'Eglise du-Faubourg St. Jean. Tous les passants lisaient et se sentaient pris de curiosit�. Le lendemain il se pr�senta chez D'Aucheron. Mademoiselle L�ontine ne recevait point: elle �tait souffrante. Il revint chez lui, �crivit une longue lettre toute de feu, mais dans le style du parfait notaire, et la fit porter � l'objet de sa passion. Il demandait une r�ponse et se mourait en l'attendant. La r�ponse ne vint pas.... la mort non plus. Il fut plus heureux le lendemain. Il la vit, cette adorable cr�ature dont il raffolait. Il se jeta � ses genoux. Il avait vu quelque part, au th��tre peut-�tre, que cela se faisait dans les grandes passions. Il voulut lui embrasser les mains, il ne r�ussit qu'� effleurer le velours de sa robe. C'�tait d�j� quelque chose. Elle fut tent�e d'appeler au secours. --Si vous saviez comme je vous aime! lui disait-il, et sa voix rauque avait des pleurs de lubricit�... Je suis riche et ma fortune est � vos pieds. Pour vous je donnerais la terre enti�re, si je la poss�dais; je donnerais toutes les f�licit�s du ciel. --Si vous le poss�diez, ajouta L�ontine qui s'�tait tout � coup d�cid�e � rire de cette �trange passion, afin de la mieux d�sarmer. Il n'y a rien comme le rire pour tuer l'amour. --Avec vous je le poss�derais, le ciel! oui, et je n'en voudrais pas d'autre, continua-t-il..... Depuis que je vous ai vue, au bal, l'autre jour, je n'ai pas eu de repos. Votre souvenir m'a poursuivi partout, la nuit, le jour, au travail, � la promenade, toujours, toujours! Je voulais vous oublier d'abord: je pensais bien que vous ne m'aimeriez pas. Je ne suis ni beau, ni jeune. Vous en aimiez un autre! Vous �tiez promise... Je me faisais toutes les objections. Je savais que j'�tais fou. Et cependant c'�tait inutile, je ne pouvais �teindre cette flamme �trange. Je me d�lectais dans mon d�sespoir. Elle ne peut toujours pas m'emp�cher de la voir en r�ve, me disais-je, m'emp�cher de songer � elle? Oh! que je voudrais �tre plus jeune! plus beau, plus riche! plus renomm�! Mais mon amour suppl�era � tout ce qui me manque; daignez, � daignez m'accorder votre main! Je serai le plus d�vou� des maris. Vos moindres d�sirs seront pour moi des ordres; je ne vivrai que pour vous. Vous puiserez dans ma bourse pour vos pauvres... vos pauvres que vous aimez tant! Vous leur donnerez tout ce que vous ne voudrez pas garder pour vous m�me... quel besoin aurai-je des biens et des richesses, moi, quand je vous poss�derai? Vous serez tout mon bien, toute ma vie, toute ma richesse! Oh! par piti�, mademoiselle laissez-vous attendrir. Il �tait �puis�. Il poussa un �norme soupir qui retentit dans les quatre coins du salon, et s'essuya le front avec son mouchoir. L�ontine l'avait trouv�e joliment grotesque cette �loquence de notaire. --Relevez-vous, dit-elle, en souriant d'un air sardonique, je vous pardonne. Il se releva. Son enthousiasme �tait quelque peu tomb�. Seulement il avait dans les paupi�res des �clairs de chaleur qui indiquaient un orage. Il acheva par o� il e�t d� commencer. --Votre p�re vous a dit, n'est-ce pas, que je sollicitais votre main. --C'est vrai, mais vous n'�tes pas g�n�reux; vous menacez mes parents de toutes sortes de malheurs si je r�siste � vos instances. --Je vous aime tant que je ne reculerai devant rien pour vous obtenir.... --Ce n'est pas moi que vous aimez alors, c'est vous m�me. --C'est vous, mais parce que vous devez �tre � moi. N'est-ce pas toujours ainsi? Mademoiselle D'Aucheron lui fit comprendre qu'elle ne pouvait pas d�cemment rompre avec l'autre et s'engager avec lui en une minute. Elle passerait pour une �tourdie. Elle e�t mieux aim� ne point se marier; cependant s'il fallait faire cet acte de d�vo�ment pour sauver ceux qui avaient eu soin de son enfance, elle se sentait capable de le faire. Mais celui qui l'�pouserait serait bien sot de prendre une femme incapable de l'aimer. Elle ne serait que sa servante dans sa maison, car une femme qui n'aime point son mari ne fait plus dans sa maison que le r�le d'une servante. L�ontine venait d'�chapper � une union d�testable, mais ce n'�tait que pour subir une humiliation plus profonde, et pour accomplir un sacrifice plus p�nible encore... Le bon Dieu n'avait donc point piti� d'elle. Cette fois il n'y aurait plus de d�lai. L'�p�e �tait suspendue par un fil sur la t�te de ses parents. Vilbertin n'avait qu'� le vouloir et le fil se romprait. Ne vaudrait-il pas mieux, cependant, laisser se consommer la ruine des D'Aucheron plut�t que son malheur � elle?... Ah! si comme elle le croyait, il n'y avait pas longtemps encore, elle n'�tait pas la fille de madame D'Aucheron, ce serait bien ais� de laisser faire les �v�nements, de se tenir � l'�cart.... Elle avait assez souffert, d�j�, pour payer les faveurs dont on l'avait combl�e.... Mais ce n'�tait plus cela. Madame D'Aucheron �tait sa m�re.... Elle l'avait avou� � Sougraine.... Ce ne pouvait pas �tre un mensonge. Pourquoi un mensonge? Pour se d�barrasser des importunit�s de l'Indien, peut-�tre. Qui sait? Oh! si elle savait! si elle pouvait savoir? Elle avait envie de se jeter aux pieds de sa m�re et de lui demander la v�rit�, toute la v�rit�, si affreuse qu'elle p�t �tre. Mais quelle honte pour sa m�re! Non, ce serait trop cruel de la faire souffrir ainsi: Dieu arrangerait cela. XXI La Longue chevelure s'�tait plu � voir mademoiselle D'Aucheron et � causer avec elle. Rien ne le charmait comme la fra�cheur de sa voix, la na�vet� de son esprit, l'�clat de son oeil noir. Il g�missait avec elle car il avait souffert aussi lui, et ceux-l� seuls savent compatir aux douleurs des autres, qui ont bu le calice des amertumes. Il avait voulu s'assurer qu'elle aimait toujours le jeune docteur et qu'elle n'aimerait jamais que lui. Alors il revint trouver l'Ab�naqui. Il l'avait averti qu'il le reverrait bient�t. --Sougraine, lui dit-il, tu sais que ta fille n'aime pas le ministre. --Cela ne fait rien. --Sougraine, tu sais que ta fille aime un jeune m�decin. --Cela se peut bien.... --Sougraine, si tu tiens � ta t�te tu vas donner ta fille � celui qu'elle aime. La Langue muette fit un bond, regarda la Longue chevelure avec terreur et dit en suppliant: --La Longue chevelure a le coeur trop bon pour forcer Sougraine � rompre une union qui va faire sa fille riche... et heureuse.... --Tu mens, ta fille en mourra de chagrin. --C'est que, vois-tu, le mariage est d�cid�. Tout est arrang�.... Le ministre se f�chera. On ne sait pas ce qu'il peut faire.... --Je sais bien ce que je ferai, moi, si tu ne m'ob�is point.... XXII Le directeur de mademoiselle L�ontine fit une visite au notaire Vilbertin. Il fut tr�s bien accueilli. On parla politique, religion, instruction, entreprises. Le notaire y mit beaucoup de bonne volont�. Rarement il se montrait si loquace. Il �tait probablement heureux; on est aimable envers tout le monde quand on est heureux. L'abb� lui demanda, en se levant pour prendre cong�, s'il �tait vrai qu'il allait bient�t �pouser une jeune et jolie fille.... Le notaire, gonfl� de joie, n'osa pas nier. --Je ne doute pas que cette jeune fille ne vous apporte son amour, lui dit-il avec intention. Le notaire eut un soup�on et r�pondit froidement: --Quand on se marie c'est signe que l'on aime. L'abb� lui fit observer que malheureusement le contraire arrivait quelquefois et qu'alors la b�n�diction divine ne descendait pas sur ces mariages. Il n'y avait que des peines au foyer, des remords, des reproches. --Je ne parle pas pour vous, disait-il, car je suppose que vous �tes aim�.... Et il continuait � faire une peinture redoutable des tortures de toutes sortes qui sont r�serv�es � ceux qu'un amour sinc�re n'a pas r�unis. Le notaire �coutait tout r�veur. Il sentait bien qu'il disait vrai et c'�tait pour cela qu'il souffrait de l'entendre.... Peu � peu et graduellement le pr�tre en vint jusqu'� le supplier de renoncer � ce projet de mariage, au nom de sa tranquillit�, de son bonheur � lui, au nom de la paix et de la f�licit� de cette jeune fille qui s'immolait par d�vouement filial... --Vous auriez pu commencer par la fin, r�pondit froidement le notaire, cela vous aurait m�nag� du temps, et � moi aussi. Puis il s'assit � son bureau et se mit � �crire. A la v�rit� il ne savait pas du tout ce qu'il �crivait. Il voulait faire comprendre � son visiteur qu'il ne faisait aucun cas de ses observations. --Monsieur le notaire a sans doute de nouvelles affiches � r�diger, je lui demande mille pardons et me retire, dit malicieusement l'abb� en sortant. Le notaire lui lan�a un regard foudroyant. --Ces calotins! grogna-t-il, de quoi se m�lent-ils donc? est-ce qu'on va les d�ranger dans leurs douce solitude?... Ils veulent tout r�genter. Laissons faire, ils verront bient�t qu'on peut na�tre et mourir sans eux... et surtout qu'on, peut se marier sans leur consentement. Quand donc aurons-nous l'esprit de nos cousins de France et surtout leur courage? Voyons, ajouta-t-il, se parlant � lui-m�me, ne nous excitons pas trop, mon petit ami, tu sais que le sang te monte au cerveau, et c'est dangereux. L'apoplexie te guette; �vite-la. On a toujours le temps de faire le plongeon. Qui peut dire apr�s tout ce qui nous attend l�-bas, dans cette maudite tombe?..... Si c'�tait vrai ce qu'ils nous enseignent de Dieu et de la religion, les pr�tres!..... Voyons! j'ai trop d'esprit pour perdre mon temps � scruter ces myst�res. Et puis le bon Dieu aura piti� de nous. Il sait bien qu'il n'y pas de malice. Est-ce notre faute si nous sommes ignorants? Au bout la fin! soyons homme; pas de crainte chim�rique, pas de courbettes. Renoncer � mon amour! renoncer � la poss�der, elle, cette belle jeune fille que je vois dans mes r�ves, que je d�sire de toutes les ardeurs de mon �me, oh! il est fou!..... Il ne sait donc pas ce que c'est qu'aimer?... Mon coeur qui se reposait depuis longtemps ne s'est pas r�veill� pour rien. Je le sens battre, je le sens br�ler. J'ai du feu dans les veines.... Et l'on veut que tout cela se refroidisse soudain, que tout cela se taise et meure sans retour! Allons donc! je suis plein de vie, et je veux aimer, et je veux jouir des d�lices de l'amour, et je briserai tout ceux qui me feront obstacle.... Je me moque bien, moi, d'un ciel qui vient trop tard et d'un enfer qui br�le moins que mes sens! Je veux me plonger dans un oc�an de volupt�s, je veux mourir d'ivresse! Apr�s cette �lucubration �rotique le notaire se baigna le front dans l'eau glac�e. Il avait toujours peur de l'apoplexie. L'allusion qu'avait faite en partant le jeune abb� n'avait pas, comme on le voit, manqu� son effet. Les passants lurent cette affiche singuli�re qui promettait un logement pour rien. Plusieurs rirent de cela, mais beaucoup s'imagin�rent que c'�tait un truc de la charit�. La charit� fait souvent le bien comme la haine, le mal, en se cachant. Ils se dirig�rent vers la rue Richelieu. On pouvait toujours voir. Madame Villor ne connaissait rien de l'affaire et comprit que c'�tait une mystification. Ida devina d'o� le coup partait. Rodolphe alla en parler � Duplessis le vieil instituteur. A chaque instant on entendait monter, puis frapper � la porte. On voulait voir ce logement. Il ne manque pas de gens qui seraient heureux d'�tre h�berg�s gratis...... C'�tait un va-et-vient �tourdissant dans les escaliers. La maison toujours ouverte, faisait entrer le vent et le froid. On gelait. La malade empirait. R�ellement il y avait une pers�cution atroce. Le p�re Duplessis dit � Rodolphe qui lui demandait un conseil: --Il manque un mot � l'affiche; vous �tes jeune, courez l'�crire. --Qu'est-ce donc? --On est pri� de s'adresser au notaire Vilbertin, rue du Palais. Rodolphe courut dans tous les coins de la ville o� les malheureuses affiches avaient �t� placard�es et fit la correction sugg�r�e par le professeur. La foule prit alors le chemin de l'�tude du notaire. Ce fut une v�ritable avalanche. Le notaire ahuri donnait � tous les diables les malencontreux qui le venaient d�ranger ainsi. Il n'y avait pas �crit sur l'affiche de s'adresser � lui. Il savait bien qu'il n'avait pas mis cela... Au reste, il affirmait qu'il n'�tait pas l'auteur de cette annonce ridicule. Les gens venaient, venaient toujours comme en procession. Chacun craignant d'arriver trop tard, on se pressait, on se bousculait pour entrer, on criait du dehors, on se r�servait un petit coin, n'importe lequel. Et lui, frappait sur son pupitre avec son poing ferm�, ordonnait de sortir, mena�ait d'appeler la police... Jamais de sa vie il n'avait �prouv� une pareille contrari�t�; il en voulait � tout le monde... surtout � cette famille Villor qu'il gardait par charit� dans cette excellente maison dont il aurait pu tirer un bon profit. Il se vit dans l'obligation de fermer son �tude pendant quelques jours. L'id�e lui vint d'aller relire son placard pour voir si l'on �tait justifiable de venir ainsi le troubler. Il poussa un cri de mal�diction quand il lut: Adressez-vous au notaire Vilbertin, rue du Palais. --Ce ne peut-�tre que ce freluquet de m�decin, pensa-t-il... le neveu de la Villor. Gredin, va! tu me le paieras. Il donna quelques sous � un gamin pour faire d�chirer toutes ces affiches. Afin de calmer un peu son esprit irrit�, il se mit � songer � son prochain mariage. Tout s'effa�ait devant l'enivrante effluve de volupt� que lui apportait le souvenir de L�ontine. Il se grisait de folles esp�rances comme d'autres se grisent de d�sespoirs insens�s. Tout son regret, c'�tait d'avoir perdu tant de jours qu'il aurait pu d�penser dans les jouissances exquises de l'amour. Comme il passait vis-�-vis l'�cole des fr�res, il vit quelques personnes entrer dans l'�glise du faubourg St. Jean. --Les hypocrites! murmura-t-il. Ne vaudrait-il pas mieux travailler que de venir pleurnicher devant des images? Quoi d'�tonnant qu'il y ait tant de pauvres! Les protestants prient moins et travaillent plus, aussi, comme ils font de l'argent!... Ah! mais, c'est elle! ajouta-t-il, c'est elle! et une �trange �motion serra sa poitrine. Mademoiselle D'Aucheron entrait dans l'�glise. Les riches, les heureux de la terre sentent peu, sans doute, le besoin de prier. La pri�re, c'est la supplication, c'est l'humiliation dans la poussi�re; les malheureux seuls savent bien prier. C'est � eux aussi que la bont� divine se manifeste davantage. Le notaire suivit la jeune fille. L'�glise avait un charme inconnu maintenant. Ce n'est pas Dieu qu'il venait y chercher, cet homme sensuel et impie, c'�tait une ivresse toute charnelle. Il s'assit dans un banc, en arri�re de l'�glise, et apr�s avoir port� des regards sceptiques sur les tableaux qui ornaient les murailles, sur les statues dor�es rang�es autour de l'abside, sur la lampe d'argent qui br�lait dans l'ombre comme une �me chaste, il les arr�ta sur la jeune fille � genoux devant l'autel et se mit � penser: --Tu perds ton temps et tes peines, car le bon Dieu ne s'enferme pas comme un bijou dans une bo�te dor�e..... Il se disait encore: --Si je croyais, je ne dirais pas cela. Je n'ai pas l'intention d'offenser Dieu. Ce n'est pas ma faute, � moi, si je n'ai point la foi. Il avait peur; la couardise et l'impi�t� se tiennent par la main. --Qu'on me la donne, la foi, on m'a bien donn� la vie sans ma permission. Il �tait de ces �mes l�ches qui ne cherchent point la v�rit�, se complaisent dans l'ignorance, et ne veulent pas �tre troubl�es dans leur fausse qui�tude.... Elles ne savent pas que Dieu se r�v�le aux humbles et qu'il se cache aux orgueilleux. La religion du Christ �tant une religion d'amour et d'humilit�, c'est par l'amour et l'humilit� qu'on arrive � la conna�tre. Mademoiselle L�ontine se leva. Le notaire se pr�cipita � genoux et se cacha le visage dans ses mains. Il �coutait le bruit des pas l�gers qui glissaient sur les dalles sonores, dont chaque son se r�percutait dans son coeur. Quand elle passa pr�s de lui, il la regarda furtivement. --Comme elle est belle! fit-il... Au moins, j'esp�re qu'elle m'a vu.... Elle va me croire d�vot..... C'est une bonne id�e que j'ai eue l�... Il sortit avec l'intention de la rejoindre. Comme il en approchait, Rodolphe d�bouchait de la rue Ste Marie, et les deux jeunes gens se donn�rent une poign�e de main longue et forte qui fut comme un serrement de tenailles pour l'�me du notaire. Il ralentit le pas, car il ne voulait point �tre vu. Nulle situation n'est p�nible comme celle d'un amoureux qui se trouve en pr�sence de l'objet de son amour et d'un rival fortun�. Rodolphe dit � L�ontine qu'il partait pour St Raymond. Il allait emmener sa tante et sa cousine. Il vivraient tous trois ensemble. La tante �tait mieux; elle pouvait supporter le voyage. L�ontine savait d�j� le projet du jeune homme. Elle dit qu'elle allait bien s'ennuyer de se voir seule, abandonn�e en quelque sorte de ceux qu'elle aimait le plus au monde, mais qu'elle irait les voir. Oui, elle irait bien s�r..... Et ils viendraient eux aussi; ils viendraient souvent, le chemin de fer serait construit bient�t; ce serait facile. XXIII Dans le m�me temps Sougraine entrait chez monsieur Le P�cheur. --Tu n'as pas voulu y mettre le prix, monsieur le ministre, dit-il apr�s les salutations d'usage, eh bien! tu ne l'auras pas. La Langue muette te l'a dit, il est tout puissant dans cette maison, et il a d�cid� que mademoiselle L�ontine donnerait sa fortune et sa main au docteur Rodolphe. --Ne viens pas m'ahurir avec tes chansons d�mod�es, r�pliqua le ministre. Sais-tu que le m�tier que tu fais peut te conduire en prison. On appelle cela du chantage. C'est un vol d�guis�, mais c'est un vol. --L'Indien fait payer un grand service, voil� tout, il n'y a rien de bl�mable en cela, monsieur le ministre.... Il aurait pu te faire �pouser une jeune fille belle et riche; tu as pens� l'avoir sans lui, c'est ton affaire. Je viens te d�clarer que tu ne l'auras point. Sors d'ici, dit Le P�cheur qui commen�ait � perdre patience. L'Indien ne se le fit point r�p�ter. Il sortit. --Voil� une affaire r�gl�e, se dit-il, en cheminant. Le ministre et l'indien ne naviguent plus dans les m�mes eaux. Il faut voir l'ancienne maintenant. L'ancienne, c'�tait madame D'Aucheron. Il n'y avait pas � reculer; le sioux aux longs cheveux n'entendait pas badinage, et il ne fallait point s'exposer � �tre livr� � la justice des hommes. Madame D'Aucheron fit remarquer � Sougraine que ses visites �taient trop fr�quentes, cela semblait inexplicable aux gens de la maison. --L'Indien est forc� d'agir, r�pondit Sougraine; il a le couteau sur la gorge; il est reconnu.... --Reconnu! exclama madame D'Aucheron en p�lissant.... Une peur effroyable s'emparait d'elle.... --Il n'y a pas encore de danger, reprit l'indien, car celui qui sait notre secret le gardera bien, mais � une condition.... --Qui est-il donc cet homme? � quelle condition? demanda fi�vreusement la pauvre femme. --C'est la Longue chevelure..... --Mon Dieu! mon Dieu! qu'il ne dise rien. --Il ne parlera pas; il me l'a jur�, et sa parole est irr�vocable. Mais..... --Quelle condition met-il � son silence? --Le mariage de notre fille avec le docteur Rodolphe. --Le mariage de notre fille!..... notre.... Elle ne savait plus que dire, avait envie de d�faire ce qu'elle avait fait, de jurer que L�ontine n'�tait pas sa fille..... qu'elle ne savait rien apr�s tout..... qu'elle avait �t� folle longtemps dans sa maladie..... qu'elle n'avait jamais vu son enfant... qu'on lui avait dit que c'�tait un gar�on.... Mais � quoi cela servirait-il? Si le sioux voulait ce mariage, il faudrait bien le faire tout de suite... Il pourrait parler, le siou. Il dirait: Voici Sougraine, prenez-le, car c'est un ravisseur de jeunes filles, c'est peut-�tre un meurtrier.... Un meurtrier! Il ne l'�tait point..... mais les apparences seraient contre lui... Sougraine, pour se venger crierait � son tour: Voici Elmire Audet, mon ancienne ma�tresse, ma complice!... C'est cette belle dame qui se prom�ne avec un magnifique attelage, chaque jour, dans les rues de Qu�bec. C'est madame D'Aucheron. Oh! malheur! Jamais madame D'Aucheron n'avait �prouv� une pareille terreur. Elle se sentait devenir folle. Elle tenait sa t�te � deux mains et criait: Mon Dieu! mon Dieu! qu'allons nous devenir?.... --Allons! Elmire, dit Sougraine avec douceur, courage! prudence! rien n'est perdu.... --Rien n'est perdu? rien n'est perdu? mais la fortune que Vilbertin nous promettait!... Vilbertin allait �pouser L�ontine. Il est riche, Vilbertin, tr�s riche! Il aime notre fille � la folie... il donnerait toute sa fortune pour l'avoir. Il la veut, il a jur� qu'il l'aurait. Tout est arrang�, conclu. L�ontine a consenti..... Et puis les affaires vont mal. Nous avons fait des pertes. Si Vilbertin nous abandonne nous sommes perdus.... Nous lui devons beaucoup � ce gros notaire que vous avez vu ici, au bal.... � notre grand bal.... Ah! le malheureux bal!.... Et s'il �pouse notre fille, le notaire, il nous fait remise compl�te de ce que nous lui devons.... Si elle en �pouse un autre, il nous ruine; il l'a dit l'autre jour...... Oh! quelle affreuse situation! qui donc nous tirera de cet horrible ab�me? --C'est beau de l'or, c'est commode de l'argent, r�pondit Sougraine, lentement, scandant chaque mot, mais l'indien aime mieux sa t�te.... Et toi? Madame D'Aucheron eut un fr�missement. Non! elle le voyait bien, il n'y avait pas � lutter. Ce serait l'�crasement du ver par le talon. La richesse, c'est une belle chose, mais l'honneur, mais la vie, ce sont des biens qui ne se paient ni ne se remplacent. La fortune perdue se retrouve quelquefois, l'honneur, la vie, jamais!.... Cependant ce mot lugubre: ruin�! ruin�! tintait � ses oreilles comme un glas des morts. Cela voulait dire: plus de demeure somptueuse, plus de v�tements magnifiques, plus de brillants �quipages, plus de serviteurs! Ruin�s, les D'Aucheron, ruin�s! Comme leurs amis en feraient des gorges chaudes! Ce sont toujours les amis qui s'amusent le plus de nos infortunes. Quand ils passeraient � pied sur les trottoirs, eux les D'Aucheron, ils se feraient �clabousser � leur tour. On ne se rangerait plus pour les laisser passer. On n'�crirait plus leur nom avec une apostrophe et un grand A. Et puis comment expliquerait-on leur �clat d'un jour suivi d'une aussi horrible obscurit�?... Voil� donc comme vont les choses de la vie! Des songes vermeils et des r�veils �pouvantables, des coups de soleil et des bourrasques terribles. Et c'�tait bien vrai cela! Mais pourquoi l'intervention de la Longue chevelure dans leurs affaires? N'�tait-ce pas un acc�s de folie qu'elle avait tout � coup, elle, madame D'Aucheron? Peut-�tre que tout cela se dissiperait tout � l'heure, comme un nuage emport� par le vent, et que le calme reviendrait. C'�tait peut-�tre une fantaisie de Sougraine pour l'effrayer. Il en �tait bien capable. Elle verrait le beau sioux et lui ferait entendre raison. Il ne r�sisterait pas � ses larmes. Elle se jetterait � ses genoux..... Un homme r�siste-t-il aux larmes d'une femme? Mais comment annoncer la chose � monsieur D'Aucheron? Il ne voudrait rien entendre. Il ne saurait pas la raison de ce changement d'id�e, il ne pourrait pas la savoir, et cependant il faudrait le convaincre..... Quand elle se retira dans sa chambre, elle passa devant une image de la Ste Vierge au pied de la croix, mais elle ne comprit rien � la douleur de cette autre femme qui fut la plus grande des martyrs, et ne songea m�me pas � lui demander le secours divin qui n'est jamais refus� aux �mes souffrantes. Elle n'avait pas l'habitude des mystiques entretiens, et ne cherchait ses consolations que dans les frivolit�s du monde. Le monde allait lui manquer et elle se trouverait seule avec elle-m�me: ce serait le d�sespoir. Le ciel ne manque jamais � ceux qui l'invoquent, et c'est pourquoi les hommes de foi n'ont jamais de ces l�ches d�faillances qui cherchent un refuge dans la mort. Vers le soir L�ontine rentra. Elle venait de laisser Rodolphe et le bonheur rayonnait encore dans son coeur. Elle voulait parler de la m�re Audet, sa grand'm�re peut-�tre, � madame D'Aucheron, et elle �prouvait un serrement de coeur inexprimable. Elle avait peur d'�tre indiscr�te, d'�veiller des souvenirs trop p�nibles. Cependant il le fallait bien. --Tu te rappelles, m�re, commen�a-t-elle, la bonne vieille que monsieur Duplessis a amen�e souper ici l'autre jour? --Eh bien! fit madame D'Aucheron qui avait t�ch� de se remettre un peu et de faire dispara�tre les traces de ses derni�res larmes. --On vient de la renvoyer dans sa paroisse. --Madame D'Aucheron respira plus � l'aise. --On a bien fait, dit-elle. Il est mieux d'aller mourir avec les siens. --Elle ne semble pas pr�te � mourir. Elle se porte � merveille maintenant que son gar�on est revenu et qu'il lui a t�moign� le d�sir de ne plus se s�parer d'elle. --Son gar�on est revenu? oh! il est revenu? quand cela? --Il �tait ici hier. C'est lui qui emm�ne la bonne vieille. Croiriez-vous qu'elle pleurait en nous disant adieu?.... Ces pauvres gens, comme ils exag�rent le bien qu'on leur fait! --Est-ce qu'elle retourne dans sa maison, au huiti�me portage? --Au huiti�me portage? qu'est-ce que cela veut dire? Madame D'Aucheron s'aper�ut qu'elle avait l�ch� un mot de trop..... --J'ai entendu dire cela, qu'elle demeurait au huiti�me portage.... je ne sais pas ce que c'est. L�ontine n'eut plus de doute, madame D'Aucheron �tait bien la fille de la m�re Audet.... mais elle, �tait-elle vraiment la fille de madame D'Aucheron?..... Pourquoi alors l'hospice des enfants trouv�s? Ah! pourquoi?.... sa candeur se troublait; cette question �tait pleine d'�pouvantement. --Tiens! ch�re enfant, reprit madame D'Aucheron avec des airs c�lins, j'ai � t'annoncer une chose qui va faire battre de joie ton petit coeur. --Ah! rien ne peut me r�jouir maintenant.... vous le savez bien. --Ces enfants, comme ils se d�couragent vite! on dirait qu'ils n'ont pas l'avenir pour eux.... Ecoute-moi bien. Je ne suis pas une femme sans piti� comme tu pourrais le croire. J'ai un coeur de m�re.... et si j'ai contrari� tes desseins et tes voeux c'�tait pour avoir la paix avec mon mari. Une femme doit ob�ir aux volont�s de son �poux... Cependant, apr�s des r�flexions profondes, j'ai compris que je devais te prot�ger. La fortune, les honneurs, les plaisirs, c'est beau sans doute et cela rend la vie attrayante; mais quand il faut acheter ces divers biens au prix du bonheur de son enfant, une m�re a raison de se dresser devant la volont� cruelle du ma�tre, et de s'�crier: Frappe-moi, mais �pargne l'innocente cr�ature qui nous a vou� ses plus pures affections.... L�ontine, pendant ce pr�ambule pr�tentieux, �prouvait de curieuses sensations: des rayons d'espoir traversaient les t�n�bres de son �me comme des �toiles filantes sillonnent, � certaines �poques, le ciel obscur, puis des craintes, des appr�hensions suivaient. Elle �tait assaillie de mille sentiments divers, mais elle eut une joie intense, elle poussa un cri de surprise lorsque sa m�re ajouta: --Moi je d�sire que tu donnes ta main � celui qui poss�de ton coeur. Aimes-tu toujours monsieur Rodolphe? --Si je l'aime! m�re, que tu es bonne! que tu me rends heureuse. Et elle se mit � pleurer, � pleurer comme si elle avait eu quelque grande douleur. Chose singuli�re les larmes sont la plus haute expression du bonheur et le rire la plus grande preuve du plus profond d�sespoir. --Tu sais, mon enfant, disait toujours madame D'Aucheron, je fais un grand sacrifice, mais n'importe, tu seras heureuse, je ne d�sire rien de plus. Nous serons ruin�s,.... nous serons pauvres.... comme les pauvres que tu vas visiter avec tant d'amour,.... mais tu seras heureuse, toi..... Peut-�tre me donneras-tu une petite place, l�-bas, dans ton humble maison, au milieu des champs... Ah! je n'ai plus d'ambition..... oui j'en ai une: l'ambition de faire ton bonheur..... L�ontine lui jetant ses bras autour du cou l'embrassa avec une inexprimable effusion. XXIV D'Aucheron avait d� se rendre aupr�s de monsieur Le P�cheur pour lui d�clarer que des raisons d'une extr�me gravit� le for�aient � d�cliner l'honneur de l'avoir pour gendre. Il en �tait extr�mement mortifi� et ne s'en consolerait point. Il avait tant caress� cette esp�rance: avoir dans sa famille, dans sa maison, un homme politique, un membre du cabinet. Il savait bien ce qu'il perdait en rompant ce mariage et ne se faisait point illusion. Le ministre qui l'avait d'abord accueilli avec une affabilit� toute particuli�re, prit un air digne. Lui aussi il voyait tomber ses illusions. Il ne put s'emp�cher de songer � l'indien. Ce maudit sauvage �tait-il donc r�ellement pour quelque chose dans le d�sagr�ment qui lui arrivait? Il faudrait �claircir ce myst�re et.... gare � lui!... il lui apprendrait � ne pas se m�ler des affaires des autres... Il sortit pour secouer un peu sa torpeur morale et dissiper l'essaim de ses pens�es noires. Il rencontra un ami qui lui dit � br�le pourpoint: --A quand ton mariage? --Va au diable avec tes questions indiscr�tes! pensa-t-il. Il en rencontra un autre qui lui apprit que la belle mademoiselle D'Aucheron �pousait le notaire Vilbertin. Un mariage d'int�r�t..... Il devint bl�me et une sourde col�re gronda dans son �me. --Est-ce bien vrai, ce que tu dis-l�? demanda-t-il en tremblant. L'ami ne remarqua pas son �motion et r�pondit. --C'est absolument vrai. D'Aucheron donne sa fille pour sauver sa fortune. Il a des relations d'affaire tr�s intimes avec le notaire..... L'Honorable monsieur Le P�cheur continua sa promenade la t�te basse, l'esprit tr�s pr�occup�. Il s'expliquait la volte-face ex�cut�e si prestement par D'Aucheron, et se consolait en songeant que la capture n'eut pas �t� alors excessivement importante. Mais il aper�ut le notaire qui venait avec la Langue muette, et la jalousie lui darda ses aiguillons dans le coeur. --C'est pour laisser entrer ce ballon que l'on me prie d'�vacuer la place, grommela-t-il? ce n'est pas flatteur pour moi,.... un ministre!.... Et toi, face jaune, te voil� encore sur mon chemin, ajouta-t-il, en pensant � l'indien, es-tu donc mon mauvais g�nie?..... Tu viens � moi, mon mariage s'arrange; tu t'�loignes pour en aborder un autre, mon mariage se rompt et ma future passe dans les bras de cet autre.... Il y a du diable l�-dessous: Es-tu sorcier?..... Il faut que je te d�niche, mon hibou de mauvais augure!..... Ils pass�rent pr�s de lui et le salu�rent en souriant.... XXV Jamais D'Aucheron n'entra chez lui le coeur plus gai et l'esprit plus alerte que le jour o� madame son �pouse, press�e par Sougraine, promit de donner sa fille � Rodolphe le jeune m�decin. Il avait vu de nouveau son ami Vilbertin qui s'�tait montr� fort accommodant, g�n�reux m�me. Les affaires allaient se relever. Il n'y aurait pas d'effondrement scandaleux. Il se souciait bien du jeune ministre qui ne serait peut-�tre plus rien demain. Ce qu'il fallait avant tout, c'�tait de l'argent. Les honneurs qui ne rapportent rien deviennent un embarras. Il �tait bien bon, ce Vilbertin, de payer si cher la possession d'une fille pauvre. Elle �tait belle, c'est vrai, mais il n'en manque pas de belles filles � Qu�bec. Il trouva que sa femme le recevait un peu froidement. En tenait-elle encore pour monsieur Le P�cheur? Non pourtant. Elle n'�tait toujours pas d'une humeur gaie. Apr�s tout, une femme ne comprend pas les affaires comme un homme. Les combinaisons du coeur la touchent plus que les calculs de l'esprit. --Notre gendre agit royalement, commen�a D'Aucheron. Il m'a donn� un fameux coup d'�paule. --Notre gendre? demanda ing�nument madame D'Aucheron, lequel? --Lequel? Comment? nous n'en avons qu'un, nous n'en aurons jamais qu'un seul... Vilbertin, le brave notaire Vilbertin. Madame D'Aucheron ne savait trop comment engager cette derni�re lutte, la plus terrible de toutes. Comment faire croire � son mari qu'il devait tout sacrifier, sa r�putation d'homme d'affaires et sa fortune enti�re, au caprice, � l'inclination d'une enfant trouv�e?.... On ne pouvait pas reculer, cependant. Il y avait en jeu quelque chose de plus important qu'une fortune et une r�putation d'habilet� en affaires........ quelque chose qu'il ignorait, lui D'Aucheron, mais qu'elle ne savait que trop, elle, la malheureuse femme. --Depuis quelque temps j'ai r�fl�chi profond�ment, commen�a-t-elle, et j'ai des remords, oui des remords qui me rongent le coeur. D'Aucheron craignit une r�v�lation mortelle. Quelquefois cela arrive qu'une femme bourrel�e de remords fasse l'aveu d'une grande faute. Ce fut en tremblant qu'il demanda: --Pourquoi ces remords? qu'as-tu donc fait?... --Rien. C'est cette pauvre L�ontine. Elle change � vue d'oeil, mon mari; la voil� p�le comme une morte.... --Le mariage la ram�nera, ma ch�re femme. --Pas le mariage avec le notaire Vilbertin, toujours. --Comment, pas le mariage avec le notaire Vilbertin? que veux-tu dire? je ne te comprends plus.... --Est-ce que cela ne te fait pas de la peine de la voir se donner ainsi pour nous plaire � un homme qu'elle n'aime pas, quand elle pourrait �tre si heureuse avec son Rodolphe? --Ne me parle pas de Rodolphe, s'�cria D'Aucheron, qui s'emportait.... est-ce que tu perds la t�te? --Tu n'as pas un coeur de m�re, toi?.... --On dirait vraiment qu'elle est ton enfant, cette petite fille du hasard!... Crois-tu que nous l'aurons nourrie, �lev�e, v�tue, instruite pour rien, ou pour qu'elle nous cause de la peine? Ce serait un peu fort. Tu peux en prendre ton parti, cette fois, c'est irr�vocablement d�termin�. Vilbertin la veut, il l'aura. --Tu la vends? --Madame, m�lez-vous de ce qui vous regarde c'est pour vous conserver votre superbe demeure, vos chevaux, vos voitures, vos meubles somptueux, vos habits magnifiques, que je la vends, comme vous dites. --Des habits magnifiques, des meubles somptueux, des voitures, des chevaux, une superbe demeure, je n'en veux plus!.... D'Aucheron fut tellement �tonn� de cette r�plique qu'il resta muet pendant une minute... --Qu'ai-je entendu fit-il enfin? Est-ce vous qui parlez ainsi, madame? --Oui, monsieur, c'est moi. --Vous �tes folle. --Je le deviendrai, bien s�r, si vous donnez suite � vos projets. --Rien au monde ne me fera changer d'avis... --Si je vous disais que des malheurs plus grands que ceux que vous redoutez tomberont sur nous si vous ne m'�coutez point.... --D'Aucheron �clata de rire, cette fois. --Vous voulez vous moquer de moi. Allons! est-ce que je suis un enfant qu'on effraie avec des menaces ridicules. --Mon mari, je t'en supplie! continua madame D'Aucheron. Elle avait une expression singuli�rement touchante. Sa figure se transformait. Ses mains jointes se serraient convulsivement. --Caprice de femme! b�tise, b�tise!.... r�pondit-il. Elle tomba � ses genoux..... --Pour l'amour de moi! g�mit-elle, pour l'amour de toi! oui, pour l'amour de toi! --Mais, malheureuse, c'est ma ruine... --Nous vivrons bien quand m�me.... Dieu qui donne aux petits oiseaux leur nourriture. --De la po�sie! diable! o� prends-tu cela? La premi�re fois de ta vie. Mieux vaut tard que jamais..... Et tu crois, comme cela, que Dieu qui donne aux petits oiseaux leur nourriture.... Ensuite qu'est-ce que c'est?.... fit-il en se moquant. --Oh! reprit madame D'Aucheron toujours � genoux, ne ris point, je suis horriblement malheureuse..... --Elle est folle, pensa-t-il tout haut. --Non, je ne suis point folle, mon mari,.... je t'en supplie, �coute-moi. Tu sais bien que je t'ai toujours aim�. Nous n'avons eu que du bonheur ensemble, continuons � vivre heureux. Pour cela nous n'avons besoin que d'une chose: la sant�, la sant� pour travailler. Je travaillerai tant que tu voudras.... Je ne te serai pas � charge. Le travail ne me co�te pas; non il ne me co�te pas. Tu sais bien que je ne suis pas une paresseuse.... C'est vrai que j'aimais un peu le luxe, mais c'�tait quand je croyais pouvoir me donner ces mille choses de la vanit�, sans te g�ner dans tes sp�culations..... --Tu savais bien, au contraire, que j'empruntais cet argent que tu d�pensais si bien.... --Oui, je le savais bien, mon cher mari, je le savais bien; mais je me disais: il est habile mon mari, il r�ussira; tout cela se paiera d'un coup de d�.... --Oui, eh bien! le coup de d�, le voici, je l'ai tir� et j'ai gagn�.... C'est le mariage de L�ontine avec Vilbertin. Entends-tu?.... --Non, non, il ne se fera pas ce mariage, il ne peut se faire, cria-t-elle en se tordant les bras... s'il se fait, je dispara�trai; tu me reverras jamais... D'Aucheron finit par s'�mouvoir et par soup�onner qu'il y avait l� quelque chose d'extraordinaire.... --Si elle n'est pas folle, pensa-t-il, elle me cache un secret. Puis il ajouta tout haut: --Dis-moi avec franchise, au moins, la raison de la position que tu viens de prendre � l'�gard de L�ontine et de Vilbertin.... --Je ne veux pas que ma fille meure de chagrin..... je l'aime trop pour supporter plus longtemps cette pens�e.... et je sens en moi l'id�e d'un grand devoir � remplir. --Ce n'est pas vrai, r�pondit-il avec aigreur, et il sortit, la laissant seule � genoux sur le parquet. XXVI Ce fut un beau moment pour Rodolphe que celui o�, des l�vres m�mes de L�ontine, il apprit que le ciel se laissait attendrir et que l'espoir leur �tait encore permis. Ils renou�rent le fil bris� de leurs doux projets, refirent leur retraite paisible et chaste avec les oiseaux chanteurs et les arbres fleuris, s'abandonn�rent � toutes les d�lices nouvelles qui reviennent en foule, comme un essaim de bourdonnantes abeilles, au coeur qui se reprend � croire et � esp�rer, apr�s un deuil qui devait �tre �ternel. Rodolphe partit donc ivre de bonheur pour sa paroisse d'adoption. Le village o� l'on demeure, c'est la patrie dans la patrie. On l'aime plus que tous les autres, comme on aime plus que tous les autres, aussi, le pays o� l'on est n�. Il emmenait avec lui sa tante et sa cousine. Vilbertin s'�tait souvent inform� de la sant� de madame Villor, et quand il apprit son d�part pour St. Raymond, il en t�moigna beaucoup de plaisir, disant qu'elle y serait mieux qu'en ville, et que l'air pur des champs ne manquerait pas d'avoir sur elle un effet merveilleux. Il loua son logement aussit�t, et ce fut un double plaisir, car il regrettait bien la sottise qu'il avait faite dans un moment d'erreur. Il avait mal calcul�. Le secours n'�tait pas venu de ce c�t�-l�. Enfin tout allait pour le mieux maintenant. Il �tait assis, les jambes allong�es, les bras derri�re la t�te, repassant, avec un raffinement de satisfaction, les derniers incidents de sa vie, et surtout les derni�res phases si nouvelles et si pleines d'agr�ables surprises..... Il fumait un cigare, et des meilleurs..... Il faisait des folies tant il �tait heureux. Il regardait la fum�e bleue qui montait en orbes odorantes vers le plafond noirci par le temps et la poussi�re, et pensait: --Il y a des hommes dont les esp�rances s'envolent et se dissipent comme cette ondoyante fum�e. Je les plains. Des maladroits, des malchanceux, des sots, des gens n�s sous une mauvaise �toile!... Elle brille mon �toile, � moi.... Elle vaut l'�toile des mages. Un coup fut frapp� � la porte. --Allons quel malvenu me d�range ainsi dans mes r�veries? Il eut envie de ne pas r�pondre. On frappa de nouveau. Il op�ra un demi-tour et se trouva convenablement plac� devant son �critoire, tel que doit �tre un notaire s�rieux, et cria: --Entrez! Sougraine parut. --On ne te d�range pas trop, j'esp�re, monsieur le notaire? fit-il en saluant. --Non, non, r�pondit Vilbertin, qui pensait tout le contraire. C'est la coutume, on ment pour ne pas �tre impoli. --L'indien vient pour une affaire s�rieuse, qui concerne monsieur le notaire. --Alors explique-toi. --Tu aimes mademoiselle D'Aucheron? --De quel droit me poses-tu ces questions? --La chose n'est pas inutile... --Je n'ai pas de temps � perdre, mon ami, va droit au but et sois convenable. --L'indien sait ce qu'il fait, il est pr�t � se retirer, mais tu aurais lieu de te repentir de ton impatience. --Que me veux-tu? --Tu aimes mademoiselle D'Aucheron? --Eh bien! oui. Apr�s? --Tu esp�res l'�pouser? --Oui! --Tu ne l'�pouseras pas. --Le notaire �clata de rire. --Est-ce toi, proph�te de malheur, qui m'emp�cheras de l'�pouser? --C'est un homme plus fort que nous deux. --Qui? --La Longue chevelure. --La Longue chevelure? ce beau sioux tout couvert de diamants que j'ai vu au bal de madame D'Aucheron? --Celui-l� m�me. -Mais comment cet �tranger peut-il disposer de la main de mademoiselle D'Aucheron? --La Langue muette ne peut pas r�pondre � cette question, mais il affirme que tant que la Longue chevelure vivra, le notaire Vilbertin n'�pousera point mademoiselle D'Aucheron. C'est le docteur Rodolphe qui aura la jeune beaut� que ton coeur d�sire. La jalousie br�la comme un fer rouge le coeur voluptueux du notaire et un �clat sinistre fit �tinceler ses yeux. --Le diable m'emportera, s'�cria-t-il, avant qu'un autre poss�de cette femme qui m'est promise. --Le diable, dit l'indien, t'emportera peut-�tre, mais, � coup s�r, tu ne l'auras point..... --Je voudrais bien savoir, par exemple, si ce dr�le-l�, va s'immiscer plus longtemps dans mes affaires. Il va voir ce que peut un homme que l'amour influence et que le sentiment de la conservation dirige.... Mais si tu me trompes, toi, tu me le paieras cher.....O mes r�ves d'or! fit-il en soupirant, en apart�, � mes suaves esp�rances! � mes divines amours! Il faisait le fanfaron, mais il �tait effray�. Peu accoutum� � la lutte, il s'irritait d'�tre forc� de descendre dans l'ar�ne. Sa d�fense � lui, comme ses moyens d'attaque, c'�tait l'argent. Son coeur saignait un peu sans doute quand il fallait d�poser en holocauste, sur l'autel de quelque dieu puissant, d'adorables pi�ces d'or; mais le sacrifice n'�tait jamais offert en vain, et les nouvelles jouissances faisaient oublier les d�chirements qu'elles avaient co�t�s. Ce riche sioux se moquerait sans doute des offres d'argent qu'on lui ferait. Il ne fallait pas songer � le vaincre avec cette arme pourtant triomphante. --Que faut-il donc faire? demanda-t-il � Sougraine. --L'indien n'en sait rien. Si le notaire trouve quelque chose, lui, l'indien sera bien aise et il agira. --Il faut que je voie la famille D'Aucheron d'abord. J'aimerais aussi � rencontrer le siou. Peut-�tre, apr�s tout, qu'il n'est pas si redoutable que tu le dis. Ou peut le rouler. Vilbertin en a d�j� vu d'autres!.... Comme il se laissait emporter agr�ablement par ses pens�es de forfanterie, la Longue chevelure, apr�s avoir frapp� � la porte, entra marchant d'un pas majestueux, les cheveux sur le cou, rev�tu d'un riche capot de loutre. --M. Vilbertin? fit-il. --C'est moi, monsieur, r�pondit le notaire, dont les pens�es vaniteuses s'envol�rent comme des flocons de neige sous la bourrasque.... La Longue chevelure salua aussi la Langue muette. --Le notaire va bien voir, pensa celui-ci, que la Langue muette ne le trompait pas, et que la Longue chevelure est un ami bien dangereux.... pour nous deux.... Le notaire approcha un si�ge et pria le sioux de s'asseoir. Il �tait devenu d'une exquise politesse, le notaire. --Je suis bien heureux de faire plus intime connaissance, dit-il, avec le chef distingu� qui nous a tant �merveill� l'autre soir, chez monsieur D'Aucheron. --Monsieur, fit le sioux en saluant, je viens vous dire qu'une jeune fille � laquelle je porte beaucoup d'int�r�t, d�sire �pouser un homme qu'elle aime, comme la fleur du n�nuphar aime le soleil qui baigne sa corolle. Cette jeune fille vous la connaissez, c'est mademoiselle D'Aucheron..... Vous la recherchez vous-m�me, je le sais, comme le chasseur alt�r� recherche la fontaine d'eau vive. Elle vous estime et vous respecte sans doute, mais elle ne vous aime point. Je vous supplie d'�tre g�n�reux et de l'oublier, comme le voyageur oublie l'ombre o� il s'est repos�. --Je ne comprends pas, monsieur, que vous me parliez de la sorte. Etes-vous envoy� par mademoiselle D'Aucheron ou par quelqu'un de sa famille? --Je ne suis l'envoy� de personne et je n'ob�is qu'� un sentiment de compassion et d'humanit�. --Alors permettez-moi de vous dire que je suis � un �ge o� l'on agit d'ordinaire apr�s des r�flexions suffisantes. --Vous �tes � un �ge o� l'on fait des folies, parce que l'on en fait toujours, et toujours en se croyant sage. --Dans tous les cas, monsieur le sioux des Montagnes Rocheuses, vous admettrez sans peine que vous jouez un r�le un peu singulier. Nous ne sommes plus au moyen �ge, et c'est en vain que vous voudriez imiter les galants chevaliers qui galopaient, allant de ch�teau en ch�teau pour d�fendre les belles ch�telaines et s'en faire aimer. --Je ne suis qu'un p�re malheureux qui cherche depuis plus de vingt neiges son enfant perdue. J'ai rencontr� par hasard une jeune fille remplie de charmes et de vertus. Elle est douce comme la gazelle. Un malheur la menace comme la serre de l'�pervier menace la fauvette, et je m'efforce de la prot�ger. --Vous �tes vraiment g�n�reux; elle vous devra de la reconnaissance.... Mais laissez faire ce que vous ne pouvez emp�cher. --J'emp�cherai ce que je ne dois pas laisser faire, r�pondit la Longue chevelure avec fermet�, puis il sortit. Quand il fut dehors le notaire dit � Sougraine: --Est-ce un complot? --Ce n'est pas un complot, r�pondit Sougraine, et l'indien donnerait beaucoup pour voir cet homme loin.... bien loin.... --Si c'est une affaire entre vous, reprit Vilbertin, cela ne me regarde pas; arrangez-vous ensemble, moi je tiens � mon mariage. Il se remettait � peine de son �motion que madame D'Aucheron, survint � son tour. Elle �tait plus p�le que d'habitude et l'on voyait, � ses yeux rougis, qu'elle avait beaucoup pleur�. Le notaire la fit entrer dans son bureau particulier, s'excusa aupr�s de l'indien et s'enferma avec elle. --Mon cher notaire, commen�a-t-elle--et sa main droite cherchait � comprimer les battements de son coeur--mon cher notaire, il faut renoncer � notre projet, notre doux projet....! Une force majeure.... quelque chose d'inexplicable et de terrible est survenu qui nous force � retirer notre parole.... L�ontine ne peut point vous �pouser. Mon cher notaire, soyez indulgent: soyez bon comme toujours! Ce n'est point notre faute � nous, non, je vous l'assure.... Le notaire l'�coutait tout �bahi. --Quel est ce myst�re? dit-il � la fin.... Ma t�te s'�gare.... je deviens fou, ma foi! c'est � devenir fou... l'Ab�naqui arrive et me dit: Vous ne vous marierez point. Le sioux le suit et me conjugue le m�me verbe. Vous survenez et c'est encore la m�me chanson... Vous me direz toujours bien pourquoi je n'�pouserai votre fille, et pourquoi, dans ce cas-l�, je ne vous ruinerais point, et ne vous jetterais point sur le pav�. Il �tait en fureur, le notaire, et ne pesait plus ses paroles.... --Pourquoi! oh! pourquoi vous vengeriez-vous ainsi? ce n'est pas notre faute, je vous l'ai dit; nous sommes sous un talon de fer.... --Et mon talon � moi, croyez vous que vous ne le trouverez pas dur? --Ce ne sera toujours que la ruine, r�pondit madame D'Aucheron, d'un air r�sign�.... --Que la ruine! comme vous en prenez votre parti, remarqua le notaire de plus en plus stup�fait..., l'autre chose qui vous menace est donc bien redoutable. Ce serait curieux cela, ajouta-t-il avec ironie. Pendant que le notaire et madame D'Aucheron �changeaient ainsi des pri�res contre des impr�cations, des supplications contre des moqueries, un monsieur entra dans l'�tude. --Le notaire est-il engag�? demanda-t-il � l'Indien. --Il y a une dame avec lui dans l'autre chambre, l�.... Et il montrait du doigt la porte du petit bureau. --Ne le d�rangeons pas, alors, fit le survenant. L'ab�naqui pensait � part lui: --�a va �tre dr�le tout � l'heure. Au bout d'une vingtaine de minutes qui parurent bien longues � celui qui attendait, la porte du bureau s'ouvrit et madame D'Aucheron parut. Elle �tait boulevers�e et ses yeux avaient quelque chose de vague, de hagard � faire peur. --Vous ici madame? fit le dernier arriv�. C'�tait monsieur D'Aucheron. Sa femme fit un pas en arri�re et ne r�pondit rien. --Vous avez voulu prendre les devants, madame, continua D'Aucheron, mais vous n'arriverez pas plus vite pour cela.... Elle vous a suppli�, sans doute, de renoncer � la main de notre fille? demanda-t-il, en s'adressant au notaire, n'allez pas l'�couter: elle divague. Le notaire poussa un soupir de soulagement comme un homme qui revient du fond de l'eau. L'ab�naqui sourit en entendant D'Aucheron appeler L�ontine sa fille. --Il me semblait, r�pondit Vilbertin que tu ne pouvais pas renoncer aux immenses avantages que t'assure mon mariage. --Jamais! r�pliqua fermement D'Aucheron. Est-ce que je me ruinerais pour les caprices d'une femme, la mienne? Ce mariage aura lieu, je le veux.... Mais j'oublie que nous sommes en pr�sence d'un �tranger, remarqua-t-il en faisant allusion � Sougraine, passons donc de l'autre c�t�; nous allons, une fois pour toutes en finir avec cette affaire.... --Il para�t, r�pondit Vilbertin, que cet indien n'est pas de trop. Il est du complot; le siou aussi. Ils sont venus ici avant madame D'Aucheron pour me sommer, s'il vous pla�t, rien que cela! de renoncer � mademoiselle L�ontine.... Dis-moi donc ce qu'ils ont � voir, ces individus-l�, dans nos projets.... Y comprends-tu quelque chose? --Ces deux �trangers, ces deux sauvages sont venus te dire de renoncer � la main de ma fille? --Comme j'ai l'honneur de te l'affirmer.... --Quelle insolence! quelle.... --Ce n'est pas cela, fit l'ab�naqui, d'une voix �trangement douce, c'est la n�cessit�.... une affreuse n�cessit�.... --Allez donc vous promener, avec vos n�cessit�s, cria D'Aucheron qui s'emportait... --C'est pour sauver la paix de ta maison, l'honneur de ton nom, et plus que cela encore, continua l'ab�naqui. --Tu mens. --L'indien dit la v�rit�.... Tout cela pourrait s'arranger pourtant, oui tout cela pourrait s'arranger, et le mariage de monsieur Vilbertin aurait lieu comme vous le d�sirez tous, si un homme s'�loignait. --Comment cela? quel est cet homme? demanda D'Aucheron. --C'est la Longue chevelure, r�pondit l'ab�naqui. Il nous tient tous sous son pied, et il nous peut tous �craser comme des vers de terre. --Quant � moi, continua D'Aucheron, je ne vois pas ce qu'il peut me faire.... --L'indien le sait, lui, et c'est terrible, va! --Si le sioux disparaissait, demanda le notaire, tout s'arrangerait? Il n'y aurait plus d'obstacles � mon mariage?.... La paix de tout le monde serait respect�e? --Oui! s'�cri�rent � la fois Sougraine et madame D'Aucheron. --Comment peut-il se faire, demandait D'Aucheron, qu'un homme qui ne nous conna�t que depuis quelques jours, qui a pass� toute sa vie loin de nous, qui est parfaitement �tranger � nos relations et � nos projets, devienne tout � coup l'arbitre de nos destin�es, nous oblige � faire ce que nous ne voulons pas, et � nous d�sister de ce que nous voudrions faire. Parlez donc, vous autres qui connaissez ses motifs et qui vous montrez les esclaves de ses volont�s, parlez donc! Quand on saura ce qu'il est, ce qu'il m�dite, ce qu'il ose on pourra d�jouer ses desseins. Rencontrons-le face � face. Avons-nous peur d'engager la lutte? Encore une fois, que peut-il nous faire? Nous n'avons rien � cacher dans notre existence. Aurions-nous quelque chose, que ce ne serait pas lui, cet �tranger, qui feuilletterait le livre de notre vie? Vous a-t-il achet�s avec ses diamants? Quel int�r�t a-t-il � emp�cher le mariage de L�ontine avec M. Vilbertin?... Madame D'Aucheron �coutait la t�te basse, l'ab�naqui paraissait distrait. Il cherchait � oublier le danger dont il �tait menac�. La position que prenait D'Aucheron n'avait rien de bien rassurant pour lui. --Voil� du singulier, ajouta D'Aucheron. Il faudra toujours bien que j'aille au fond de ce myst�re. Il regardait sa femme avec une certaine cruaut�. Elle vit bien qu'il �tait r�solu de d�couvrir le secret qu'elle cachait avec tant de soin. --Si la Longue chevelure disparaissait, pensait-elle.... Je n'aurais plus rien � craindre. XXVII Les �lections g�n�rales approchaient. On entendait une rumeur sourde et profonde comme le grondement d'un orage encore lointain. On fourbissait dans l'ombre des armes qui promettaient d'�tre mortelles. Chaque parti faisait la revue de ses forces et pr�parait les machines qui devaient d�truire le camp ennemi. Les futurs candidats se montraient d'une politesse exquise envers tout le monde, serraient avec effusion la main de l'ouvrier, saluaient avec le sourire sur la bouche le laitier, le bottier et le regrattier, libres et ind�pendants �lecteurs, dont le vote pouvait faire pencher la balance, et le regrattier, le bottier et le laitier, tous gens honn�tes et madr�s, se disaient: On a souvent besoin de plus petit que soi.... L'un des plus actifs, des plus polis, des plus affables, des plus populaciers, c'�tait M. Le P�cheur. Il entendait bien se faire r��lire et garder encore son portefeuille si doux � porter. Il allait de maison en maison solliciter les suffrages. On le recevait bien, mais on se disait � part soi: --L'on verra. Le scrutin a �t� donn� pour cacher son vote, on s'en servira, du scrutin.... L'adversaire du jeune ministre serait probablement l'employ� qu'il avait destitu� par �conomie et remplac� par galanterie. Le peuple est naturellement sensible, honn�te, compatissant. Les actes tyranniques ou injustes le r�voltent. Il prot�ge les victimes et flagelle les bourreaux. Le peuple inclinait vers monsieur Pr�chon, la victime. D'autant plus que Pr�chon avait des capacit�s, n'�tait pas sot du tout et se montrait bon chr�tien. On a beau dire, cela ne nuit pas aux choses temporelles d'aller � la messe le dimanche et � confesse plus souvent qu'� P�ques. Pr�chon avait bien menac� M. Le P�cheur, c'est vrai, dans un mouvement de col�re dont il n'avait pu se d�fendre, mais aujourd'hui, il ne tenait plus � se servir de cela pour discr�diter son adversaire. Et qu'importe l'origine d'un homme, dans notre monde et dans notre si�cle? Ce qui importe, c'est le caract�re de cet homme. Qu'il sorte d'un palais ou d'une chaumi�re, qu'il soit l'enfant de l'amour chaste ou du crime, on le jugera d'apr�s ses oeuvres. C'est ainsi que Dieu lui-m�me le juge. L'humanit�, longtemps aveugle ou l�chement avilie, avait oubli� ce supr�me jugement du Cr�ateur et se prosternait souvent devant un homme ignare ou m�chant, voluptueux ou sot, parce que l'un de ses a�eux avait fait une belle action, son devoir probablement, et rangeait du pied le nouveau venu plein de sciences, de talents ou de vertus qui n'avait point de noblesse ou de famille. Aujourd'hui, une lumi�re plus pure �claire les hommes, un sentiment plus juste les anime, un motif plus noble les conseille. Ce n'est pas le souffle jaloux et dangereux de l'�galit� qui passe sur la terre pour raser les t�tes qui s'�l�vent... c'est la col�re de J�sus qui maudit et jette au feu les arbres qui ne portent point de fruits. TROISI�ME PARTIE LES ASSISES CRIMINELLES I La chasse aux caribous n'est pas un frivole amusement, certes! et chaque hiver on voit sortir de nos murs, pour se diriger vers la cha�ne des Laurentides, plus d'un chasseur bien emmitoufl�, le fusil � l'�paule, l'imagination pleine de fantastiques panaches qui dansent sur des t�tes effar�es. Les neiges sont hautes, les chemins, durs, le froid, piquant, et il est bon d'aspirer l'air vivifiant de nos climats rigoureux. La glace, sous son �blouissant et incorruptible manteau, tient dans une impuissance absolue toutes les souillures du sol. Aux reflets du soleil les cristaux de la neige �tincellent comme une poussi�re de diamants, et sur les plaines d'une blancheur �clatante se d�roule sans fin l'azur fonc� d'un ciel pur... Le notaire Vilbertin et D'Aucheron, son ami, traversaient la ville dans une carriole mollement rembourr�e. D'autres suivaient. C'�taient Dupotain, Landau, Griflard, la Longue chevelure. Puis une voiture remplie de provisions de toutes sortes fermait le cort�ge. Ceux qui connaissaient la coutume du notaire et son go�t pour la chasse n'eurent pas de peine � deviner qu'il s'en allait relancer le caribou dans nos montagnes pittoresques. Le parti de chasseur descendit la c�te d'Abraham, traversa St. Sauveur et suivit le chemin de la petite rivi�re. Il passa par Lorette, St. Augustin, le Pont Rouge, entra dans la cha�ne des Laurentides, laissa derri�re lui Ste Catherine, atteignit et d�passa St. Raymond, au fond de sa charmante vall�e, sur les bords de la rivi�re Ste Anne.... La derni�re habitation disparut derri�re un coteau de neige, au bout des terrains � demi-d�frich�s, et les chasseurs s'enfonc�rent dans la for�t sombre, infinie, o� les montagnes, les rochers, les lacs et les vallons se succ�dent toujours, toujours jusqu'aux d�frichements du lac St. Jean et, par de l�, jusqu'� la mer de glace. Les grands sapins, les pruches, les �pinettes avec leurs larges palmes vert sombre couvertes de blancs flocons, ressemblaient � ces vieux rois du nord que nous montrent les l�gendes scandinaves--vieux rois drap�s dans leurs manteaux sombres garnis d'hermine, et couronn�s de chevelures d'argent. Les chasseurs marchaient � la file et les raquettes laissaient sur la neige molle une empreinte qu'on e�t dit produite par le pied d'un animal �norme ou le sillage d'un vaisseau dans une mer d'�cume. Sougraine conduisait la marche. Il connaissait bien ces lieux qu'il avait mille fois parcourus. La Longue chevelure, alerte et souple comme un cerf, le suivait. Puis les chasseurs de la ville, Vilbertin, D'Aucheron, Landau, Dupotain, Griflard. Puis encore les hommes de peine, ceux qui emmenaient le bagage sur des tra�nes sauvages, ou le portaient sur leur dos. Le soir, on dressait la tente, on allumait le feu, on faisait des lits de sapins, sur lesquels on �tendaient de chaudes couvertes de laine, et, apr�s avoir bu un peu sec et mang� avec app�tit, on s'endormait profond�ment. On d�couvrit apr�s quelques jours un superbe _ravage_, et l'on but � la sant� de l'animal complaisant dont la piste allait �tre un guide s�r. La marche dura plusieurs heures encore avant que l'on p�t apercevoir un superbe caribou. Il �tait couch� sous un magnifique sapin, et s'amusait � mordre les petites branches vertes qui pendaient comme des guirlandes au-dessus de lui. A l'approche de la caravane il dressa l'oreille et tourna la t�te. Il flaira le danger et son oeil doux s'alluma subitement. Il se leva tremblant. Une clameur fit retentir les bois; les chasseurs �taient presque � port�e du fusil. Alors, rapide comme l'�clair, rejetant, son panache mobile afin de ne point s'embarrasser dans les rameaux des arbres, il s'�lan�a � travers les couches mouvantes de la neige. Une poursuite acharn�e et sans tr�ve commen�a. La Longue chevelure, avait pris les devants. C'�tait lui, au reste, qui devait tirer le premier. Vilbertin, l'on ne savait pourquoi, avait demand� qu'il en f�t ainsi. Sougraine le suivait. Le caribou distan�a d'abord ses ennemis, mais la fatigue le gagna peu � peu dans cette course sans merci, sur ces neiges molles et profondes.... Les chasseurs s'aper�urent, aux traces irr�guli�res qu'il laissait maintenant, que ses forces le trahissaient, et qu'il faiblissait par instant pour reprendre aussit�t courage. Eux-m�mes aussi se sentaient gagner par la fatigue, et l'espoir seul d'un prochain triomphe animait leur courage. Tout � coup deux d�tonations retentirent; elles furent suivies de deux g�missements. Puis la for�t sonore, r�veill�e un instant comme en sursaut, retomba dans son morne silence. Le caribou �tait tomb�, mais non loin de lui, quelques pas en arri�re, celui qui l'avait bless� gisait aussi gri�vement atteint. Les chasseurs arriv�rent tour � tour en poussant des cris de joie; mais � la vue de la Longue chevelure affaiss� sur la neige et couvert de sang, leurs joyeuses clameurs se chang�rent en lamentations. --Comment cet accident est-il arriv� demanda l'un des chasseurs? --C'est ma carabine r�pondit Sougraine. L'indien ne sait pas comment, par exemple. Il courait, il courait.... il y a tant de petites branches.... Tu sais. --On n'est jamais assez prudent � la chasse, reprit, en forme de maxime, le gros notaire qui arrivait tout essouffl�. Et il �changea avec Sougraine un regard myst�rieux. La balle �tait entr�e en plein corps un peu au-dessus de la hanche. Le siou, malgr� la douleur que lui faisait �prouver sa blessure, n'avait pas perdu connaissance. On le coucha bien envelopp� dans de chaudes couvertures de laine, sur des branches molles au-dessous d'un arbre �pais qui lui faisait un excellent abri, en attendant la _tra�ne_ aux provisions sur laquelle on le mettrait pour le ramener aux plus prochaines habitations. Le caribou gisait � quelques pas plus loin. Quand les chasseurs l'entour�rent il voulut se lever pour fuir encore, mais sa t�te retomba sur la neige ensanglant�e, et ses grands yeux doux s'arr�t�rent sur eux pleins de larmes. Qui peut deviner � quoi songe la b�te, au moment o� elle se sent expirer sous les coups de l'homme? Ne pouvant raisonner sa douleur, ni s'en expliquer la cause, elle doit en souffrir davantage. L'homme, parfois, domine par la force de sa volont�, les souffrances qui le tuent. Sa pens�e l'emporte dans une r�gion sup�rieure. L'esprit impose silence � la mati�re. Le retour fut long et p�nible. Sur une _tra�ne_, la Longue chevelure, sur l'autre le caribou. Et les hommes peinaient � tirer parmi les broussailles, � travers les arbres de ces r�gions d�sertes, par dessus les montagnes, ou � travers les vallons les deux longues _tra�nes sauvages_. On laissa le malade � St. Raymond, dans la premi�re maison que l'on trouva. Puis on fit avertir le m�decin qui accourut aussit�t. Le m�decin, c'�tait Rodolphe Houde. Le notaire avait insist� pour qu'on transport�t le bless� � Qu�bec, sous pr�texte qu'il y serait mieux soign�, mais les autres furent d'avis qu'il ne supporterait pas un plus long voyage et que ce serait tr�s imprudent de l'exposer � de nouvelles fatigues. Le notaire c�da. Il supplia Rodolphe de lui envoyer des nouvelles chaque jour, si c'�tait possible. Il �tait bien chagrin, le bon notaire, de ce qu'un pareil accident f�t arriv� dans une partie de plaisir commenc�e sous d'aussi heureux auspices. Il croyait bien que jamais il ne retournerait � la chasse. Cela lui faisait prendre en aversion l'amusement le plus cher de sa vie. La vie d'un homme, il faut y songer, c'est d'un grand prix. II La partie de chasse avait �t� organis�e par le notaire et Sougraine. Ils en parl�rent � la Longue chevelure qui n'y vit qu'un agr�able d�lassement. Il avait �t� entendu qu'il aurait l'honneur de tirer le premier. Il passerait devant, alors, et... l'on ne sait pas ce qui pourrait arriver ensuite. Madame D'Aucheron fut mise au courant de ces petits arrangements, bien inoffensifs en apparence, et elle trouva que le notaire et Sougraine ne manquaient pas d'imagination. Elle attendait avec une impatience f�brile le retour de ses amis. Comme elle semblait pr�occup�e plus que de raison, L�ontine, toute p�tulante, toute joyeuse, lui parlait de sa f�licit� prochaine, pour la distraire un peu. Mais moins attendrie que les jours pr�c�dents, cette femme rus�e disait qu'il ne fallait pas trop compter sur les promesses du bonheur; qu'il n'y avait rien de changeant comme la fortune; que souvent la f�licit� nous �chappait au moment o� l'on en portait la coupe � ses l�vres. Ces paroles jetaient du froid sur l'enthousiasme de la jeune fille et faisaient rena�tre de vagues craintes un moment oubli�es. Elles produisaient l'effet du brouillard glac� qui s'abat sur le frissonnement amoureux des fleurs de la prairie, le soir d'une chaude journ�e. L�ontine re�ut une lettre de mademoiselle Ida Villor. Elle en d�vora les pages charmantes. Jamais sa bonne amie n'avait �crit avec autant d'abandon. Elle lui parlait de Rodolphe, son cher Rodolphe!... Comme il t'aime! disait-elle, et comme tu seras heureuse avec lui! Il est bon, va! Il a bien soin de nous.... La client�le est belle.... On vient de loin le chercher. Notre humble demeure, pr�s de l'�glise, s'ouvre � chaque instant du jour et de la nuit. C'est un peu fatigant, mais cela chasse l'ennuie. Madame Villor allait mieux. Le voyage ne l'avait pas trop fatigu�e. Elle articulait quelques mots maintenant. Quand le printemps serait revenu avec ses brises charg�es de parfums, ses chaudes bu�es, son �clatant soleil, ses chants d'oiseaux, les murmures des feuilles, les tressaillements nouveaux des champs et des for�ts � leur r�veil, elle aussi sans doute se ranimerait tout-�-fait et rena�trait � la vie. Une bonne, une grande nouvelle, pour terminer, ajoutait-elle. On veut que je fasse l'�cole. J'aurais dit oui, d�j�... s'il ne me fallait pour cela n�gliger un peu, beaucoup m�me, ma bonne m�re et mon cher cousin. On m'offre un joli salaire, et je n'aurai gu�re � me d�ranger. Une petite promenade seulement. J'ai bien envie de dire: oui. Si je me d�cide, tu me verras tomber dans tes bras, car il faudra que j'aille � la ville. Tu reviendras avec moi, c'est Rodolphe qui le veut. Ces derni�res paroles firent longtemps r�ver mademoiselle D'Aucheron. Elle ferait bien de se livrer � l'enseignement, pensait-elle, et si j'�tais l� je lui conseillerais de ne point se fermer une carri�re aussi int�ressante pour soi-m�me qu'utile pour les autres. Comme elle s'abandonnait � l'espoir de voir arriver son amie, et de partir avec elle sans doute, on vint lui dire qu'une jeune personne l'attendait au salon. Elle accourut. --Ida! --L�ontine! Les deux noms retentirent � la fois et les deux amies s'embrass�rent dans une douce �treinte. --J'achevais de lire ta lettre, dit L�ontine; un peu plus et tu la pr�c�dais..... --Nous n'avons pas le service de la malle tous les jours, vois-tu, l�-bas, dans nos for�ts..... --Non, mais vous avez la paix, le calme, le bonheur..... n'est-ce pas? --Tous les jours, ma bonne L�ontine.... Viens voir cela. Mademoiselle Villor fit une bonne provision de livres de classe, alla prendre conseil du Surintendant de l'Instruction publique, et se remit en route pour St. Raymond. L�ontine l'accompagnait. Madame D'Aucheron, qui ne d�testait pas d'�tre seule, vu la disposition d'esprit o� elle se trouvait et l'attente des nouvelles qui devaient venir, ne fit aucune objection � son d�part. Quand la voiture qui les emmenait fut sur le monticule qui domine le village, Ida chercha des yeux la maison de Rodolphe, et la montrant du doigt � L�ontine. --L�-bas, par de l� l'�glise, sous les grands pins noirs..... Vois-tu? L�ontine ne voyait pas, des larmes voilaient ses regards. On descendit la c�te escarp�e et on traversa le village au grand trot du cheval. Une voisine que mademoiselle Ida avait laiss�e avec sa m�re vint ouvrir en souriant. --Tout va bien ici puisque vous souriez, mademoiselle Cl�mence, observa l'amie de L�ontine. Cl�mence, c'�tait la voisine, une vieille fille qui n'avait jamais aim� que les chats et jamais racont� que des nouvelles vraies. --Oui, mademoiselle, tout va bien ici, mais �a ne va pas bien partout. --Non? qu'y a-t-il donc?.... --Entrez toujours; d�shabillez-vous, mesdemoiselles, vous devez �tre fatigu�es, vous devez avoir froid; on vous contera tout cela. Elle n'�tait pas press�e de dire la nouvelle parce qu'elle ne craignait pas d'�tre devanc�e par d'autres. Elle �tait seule avec la malade. Elle l'e�t racont�e � la porte, au risque de contracter une fluxion de poitrine, s'il se f�t trouv� quelqu'un dans la maison pour lui faire concurrence. Les jeunes filles embrass�rent la malade. --O� est Rodolphe? demanda Ida. A ce nom un doux tressaillement agita L�ontine et une vive rougeur parut sur ses joues encore froides des baisers du vent. --Voil� la nouvelle, s'�cria Cl�mence; chaque chose arrive en son temps. On est venu le qu�rir il y a dix minutes, � bride abattue, pour un sauvage qui s'est fait tuer � la chasse..... L�ontine p�lit tout � coup; une angoisse inexplicable l'oppressait. --Quand je dis: tuer, reprit Cl�mence, ce n'est pas tout � fait exact; mais bless� gravement. --Quel est le nom de ce sauvage? demanda mademoiselle Ida. --Un dr�le de nom, r�pondit Cl�mence qui ne se h�tait plus. --Encore, quel est-il? insista L�ontine, qui faisait un effort pour se remettre. --La chevelure longue, je crois, ou quelque chose comme �a.... --La Longue chevelure! s'�cria L�ontine.... est-il possible? mon Dieu!... --C'est cela, la Longue chevelure!......... Est-ce que vous le connaissez, mademoiselle? demanda la voisine. --Depuis peu de temps seulement, mais je l'estime beaucoup.... Il est si bon.... Si tu veux, Ida, nous irons le voir? --Nous le ferons transporter ici, L�ontine, et nous le sauverons si c'est possible.... Les jeunes filles attendirent avec une grande impatience le retour du m�decin. Il ne revint que le soir. Elles veillaient en causant pr�s du po�le o� la flamme bourdonnait gaiement. Quand le cheval qui ramenait Rodolphe s'arr�ta devant la porte, couvert de frimas et secouant sa longue crini�re et ses grelots au son argentin, elles coururent ouvrir. Il y eut un moment d'�go�ste bonheur: le bless� fut oubli� pendant une minute. Que ceux qui n'ont pas aim� jettent la premi�re pierre..... Apr�s les premiers �panchements on parla du malheureux siou. --Il est en danger, remarqua Rodolphe, et j'ai mand� un m�decin de la ville en consultation... Il n'y a cependant point de parties essentielles de l�s�es, car la mort serait d�j� survenue... Il y a les complications � redouter... les inflammations. --Sais-tu, cousin, reprit Ida, que nous voudrions l'avoir ici pour le soigner, L�ontine et moi. --S'il est possible de l'amener, nous le ferons de grand coeur. Je tiens � l'avoir sous mes yeux, afin de suivre mieux les phases du mal. Ensuite Rodolphe raconta comment l'accident �tait arriv�. Il n'y avait rien de bien surprenant en cela. Les accidents de chasse sont si fr�quents. Cependant une pens�e am�re, atroce peut-�tre, entrait dans l'esprit de L�ontine. Elle voulait s'en d�barrasser, la chasser comme un mauvais r�ve, comme un cauchemar, et elle revenait toujours, comme l'onde que l'on repousse avec un aviron. III Les chasseurs, Vilbertin en t�te, rentr�rent dans la ville, avec le caribou qu'ils avaient tu�, �tendu sur un tra�neau. La nouvelle de l'accident se r�pandit vite. Ce fut toute une journ�e le sujet de la conversation. --Il me semblait, disait le notaire, que je ne pouvais pas �tre toujours heureux � la chasse; j'avais comme un pressentiment de ce qui devait arriver, et je crois que je ne serais point parti, si les autres ne m'avaient entra�n�... Il disait encore: --Un accident est vite arriv�. Nous venions d'apercevoir le caribou. Ce fut un cri g�n�ral. Le sioux prit les devants, l'Ab�naqui suivait en imprimant � sa carabine un mouvement de va-et-vient dangereux. Je le voyais bien et j'allais lui dire de faire attention. Tout � coup. Vlan! Vlan! deux d�tonations. Une branche probablement avait fait partir la g�chette... C'est dommage, la chasse promettait, et c'est si plaisant de courir les bois en hiver!.... Pourtant, je crois bien que je n'y retournerai plus... Apr�s un malheur comme celui-l�... Si le pauvre diable pouvait en revenir! Le soir il y eut r�union des chasseurs chez D'Aucheron. On parla beaucoup de l'accident. Madame D'Aucheron demanda discr�tement au notaire s'il pensait le sioux mortellement atteint. Il r�pondit de m�me que les apparences le faisaient croire. La malheureuse reprenait, comme malgr� elle, ses r�ves de vanit�, d'ambition de richesses, de luxe.... et sa fille redevenait une chose � exploiter...... La Longue chevelure fut amen� chez le docteur Rodolphe. Il �prouva d'abord un mieux sensible puis une rechute. Une fi�vre br�lante s'empara de lui. Il eut le d�lire. L�ontine se tenait � son chevet, et quand Ida revenait de sa classe, elle rempla�ait son amie pour lui permettre de se reposer un peu. Le soir, elles veillaient toutes deux avec un d�vouement d'enfants pour un p�re bien-aim�. Tour � tour, avec des linges imbib�s d'eau froide, elles lavaient le front et la t�te du malade; elles mettaient de la glace sur ses l�vres enflamm�es par la fi�vre. Puis elles priaient avec une ardente ferveur. Rien n'�tait touchant comme de voir ces deux anges de la terre disputer � la mort sa victime. Parfois la mort vaincue s'�loignait et l'esp�rance rentrait dans l'�me des jeunes filles. Le m�decin luttait aussi de toutes les forces de son �nergie, de toutes les ressources de la science..... La lutte �tait �trange et belle. L�-bas, dans la ville, trois �tres mis�rables se cherchaient comme les ombres cherchent les ombres, sans bruit, sans amour, sans charit�, pour se communiquer les rumeurs saisies au vol. Ils prenaient un supr�me int�r�t � la lutte qui se livrait loin d'eux. Ce qu'ils pouvaient faire, ils l'avaient essay�. Ils n'avaient plus qu'� suivre d'un oeil inquiet les p�rip�ties du combat. Les voeux qu'ils formaient n'�taient point pour le triomphe des anges et du jeune m�decin, mais pour le triomphe de la mort. Elle tardait bien cette mort pourtant si vorace d'habitude.... elle tardait bien � venir. Un jour, la rumeur apporta une nouvelle terrible pour les trois conjur�s... La Longue chevelure avait le d�lire....Il allait mourir peut-�tre.... Mais ce n'est pas cela qui les effrayait. Dans sa folie il avait parl�; dans son d�lire il avait jet� un nom en p�ture � la curiosit� du monde, et plusieurs l'avaient entendu ce nom qui r�veillait un triste souvenir. Il avait parl� de Sougraine. --Ne tire pas, Sougraine, avait-il dit, si je le manque, tu l'attaqueras � ton tour. Il faisait �videmment allusion � la chasse. Il avait dit encore: --La Langue muette, cache-toi bien, car si l'on devine que tu es Sougraine, tu seras poursuivi comme le caribou de la for�t par le chasseur implacable... Puis: --Elle est m�connaissable, cette malheureuse Elmire, sous ses riches v�tements de dame.... Je ne peux cependant pas les laisser p�rir dans les flammes; il faut que je les sauve encore... Ils me tueront ensuite, mais n'importe, j'aurai fait mon devoir. Une nuit entre autres il ne cessa de parler. A ce nom de Sougraine une foule de pens�es assaillirent l'esprit d'Ida. Elle se souvint de l'histoire lamentable racont�e par le siou, le soir du bal et de l'�vanouissement de madame D'Aucheron. L�ontine, elle, avait des fr�missements de terreur. Elle entrevoyait la v�rit� � travers le sombre tissu des �v�nements, comme � travers des ombres flottantes on aper�oit une lumi�re encore vague... Elle avait peur de comprendre, de voir trop nettement dans ces myst�res redoutables. Et pourtant quelque chose lui disait qu'il y avait un mensonge dans ce qu'elle avait entendu; qu'elle n'�tait pas l'enfant du crime, et que sa d�livrance et son salut sortiraient de la ruine des siens. Elle aurait bien voulu �pancher ses craintes et ses frayeurs dans l'�me de son amie, mais elle n'avait pas le droit de parler. Elle passa une partie de cette nuit en pri�re. Ida, remarquant son extr�me inqui�tude et sa tristesse am�re, s'unissait � elle pour prier. IV Quelque temps apr�s, l'Ab�naqui, fort tranquille en apparence, savourait un verre de whiskey en songeant au bless� de St. Raymond, dans un des nombreux estaminets de la basse ville. Il �tait seul. Plusieurs jeunes gens entr�rent et, debout pr�s du comptoir, se firent verser � boire. --Savez-vous la nouvelle? demanda l'un d'eux. --Non, quelle nouvelle? --Il para�t que Sougraine est revenu.... --Quel Sougraine? --Un sauvage qui a tu� sa femme et enlev� une jeune fille, il y a vingt ans. --Et il est revenu? pourquoi? --Pour se faire pendre, je suppose.... --Comment sais-tu cela? --C'est lui, parait-il, qui a, dans une partie de chasse, envoy� une balle � ce beau siou, la Longue chevelure.... sous pr�texte de tuer un caribou. --C'est assez singulier, cela. Est-il arr�t�? --Je ne crois pas. On le cherche. Pendant ce dialogue Sougraine �prouva toute les angoisses par lesquelles un homme peut passer. Des sueurs froides lui coulaient des tempes sur les joues et ses dents claquaient de frayeur. La fille qui servait au comptoir ouvrait la bouche pour dire: --Je crois que c'est lui qui est assis l�-bas, � cette table, mais un sentiment de piti� l'arr�ta. --Il y a vingt ans, pensa-t-elle.... Mon Dieu, il doit avoir expi� suffisamment sa faute.... qu'il s'�chappe s'il le peut. Les jeunes gens sortirent. Sougraine �tait trop inquiet pour demeurer plus longtemps dans cet maison ouverte � la foule. Il sentait bien qu'il ne lui restait qu'une chose � faire, dispara�tre. Il lui en co�tait cependant de laisser le notaire et madame D'Aucheron recueillir seuls le fruit de la partie de chasse. Il d�cida de se rendre chez Vilbertin pour avoir des nouvelles. Il sortit, la t�te basse, mais regardant sournoisement autour de lui pour voir s'il n'y avait rien de suspect. Il suivit les rues les plus d�sertes. Il rencontra chemin faisant quelques agents de police et, chaque fois, il sentit une sueur perler sur son front, un frisson parcourir tous ses membres. Il �tait tent� de courir � toutes jambes, au risque de donner l'�veil. Il est si naturel de se sauver quand on a peur. A la tomb�e de la nuit il entra chez Vilbertin. Le notaire n'�tait pas, non plus, d'une gaiet� folle. Il voyait clairement maintenant sa coupable sottise. Ses paupi�res se dessillaient et l'aveuglement qui pr�c�de toujours un crime faisait place aux lumi�res de la raison.... Avant la faute on ne voit que les jouissances promises, apr�s, l'on suppute avec amertume ce qu'elles nous co�tent. En voyant entrer l'indien, il devint d'une p�leur extr�me et se prit � trembler. --Savez-vous, dit-il, d'une voix basse et profond�ment �mue, que le sioux a parl� et que votre vrai nom est connu maintenant? --Les paroles d'un fou, cela ne compte gu�re, r�pliqua l'indien. --La curiosit� se r�veille et l'on voudra savoir ce qu'il y a de vrai dans ces r�v�lations dues � la fi�vre: on vous fera arr�ter, c'est s�r. Si vous �tes Sougraine, vous n'�chapperez point; ne vous faites pas d'illusion. --Oh! non l'indien n'est pas Sougraine! --Alors vous n'avez rien � craindre, restez en paix, attendez les �v�nements. --Si l'indien s'�loigne, combien lui donneras-tu? --Mais si vous ne partez pas c'est la prison, le p�nitencier, l'�chafaud, peut-�tre, qui vous attend. Allez-vous jouer ainsi votre vie? Vous pouvez fuir, il en est temps encore. Demain il sera peut-�tre trop tard.... --L'indien n'ira pas tout seul dans la prison, au p�nitencier, sur l'�chaufaud.... --Comment? fit le notaire effray�, voudriez-vous nous perdre? pourquoi? quel mal vous avons-nous fait? --L'indien veut �tre en bonne compagnie. Tout seul, il sera trait� sans piti�; avec un gros monsieur et une grosse dame, il sera entour� de respect. --Sougraine, allez-vous en, je vous en conjure!... --Combien paies-tu? Le notaire, �cras� sous une pens�e de scandale, de trahison, d'ignominie et de piti�, crut �tre g�n�reux en offrant vingt-cinq dollars � l'indien.... Sougraine �clata de rire, et ce rire moqueur fendit l'�me de l'avare Vilbertin. --Quoi! pensa-t-il, ce n'est pas assez de se voir expos� � la honte, � la mort, au gibet.... il faut encore donner son argent.... Il fit un effort supr�me. --Cent dollars, offrit-il avec une angoisse profonde.... L'indien rit encore. Il se sentait heureux de faire � son tour l'office de bourreau. Vilbertin se ravisa. --Vous refusez, dit-il, soit, vous n'aurez rien. Nous n'avons point peur de vous; nous sommes deux pour contredire vos paroles mensong�res. Les juges comprendront bien que je n'avais aucun int�r�t � faire dispara�tre la Longue chevelure. Il ne m'a jamais fait de mal, cet homme-l�; je n'ai rien � craindre de sa part. Il me conna�t � peine. C'est vous qui le craigniez avec raison, et qui d�siriez sa mort, puisqu'il savait votre nom et pouvait vous livrer � la justice des hommes. Sougraine comprit que le notaire et madame D'Aucheron pouvaient, en effet, fort bien se tirer d'affaire, et que lui, leur instrument, il serait ais�ment sacrifi�. Il ne lui servirait de rien d'essayer � les compromettre. Il aggraverait sa position, voil� tout. On pourrait �tre indulgent pour une faute vieille de vingt ann�es, car on supposerait un long repentir; mais un crime nouveau s'aggraverait de toute la hideur des crimes pr�c�dents.... Il reprit apr�s quelques minutes. --On va s'enfuir, c'est bon, donne les cent dollars. --Je serais bien fou de payer pour vous emp�cher d'�tre pris, lorsque vous pouvez fuir ais�ment si vous le voulez. C'est votre affaire. Restez ou partez, cela m'est �gal. Sougraine suppliait � son tour. --L'indien est pauvre, disait-il, il aura besoin de donner beaucoup d'argent pour se sauver loin; il ne pourra pas travailler pour gagner son pain. Il devra se tenir cach� le jour, marcher la nuit... donne les cent dollars et il part tout de suite. Tu vas �tre heureux, toi, et tu vas �pouser une belle jeune fille que tu aimes beaucoup. Vilbertin s'attendrissait: il allait donner les cent dollars. --Oh! si tu savais, continua Sougraine, si tu savais de qui elle est l'enfant, cette jeune fille!... On va te le dire puisque l'on s'enfuit pour ne jamais revenir. Tu ne feras pas voir que tu le sais... pas m�me � sa m�re, madame D'Aucheron. Madame D'Aucheron est sa m�re. Et son p�re... eh bien! son p�re, c'est moi! --Vous! Vous! Ah! vous me trompez, Sougraine, s'�cria le notaire, hors de lui. Ce n'est pas possible! Ai-je bien entendu! Mal�dictions!! --Si l'indien te trompe, c'est qu'il aurait �t� tromp� lui-m�me. Madame D'Aucheron lui a dit que L�ontine est sa fille... --Comment madame D'Aucheron sait-elle cela? Comment? Parlez, mais parlez donc! Et Vilbertin, suffoqu�, frappait du pied, se tordait les bras. --Voila le fond de l'affaire... on te racontera tout, puisque l'on part pour ne plus revenir. Tu n'en diras mot � personne... Tu vas comprendre pourquoi l'indien avait de l'influence sur madame D'Aucheron... comme tu as compris pourquoi la Longue chevelure �tait son ma�tre � lui l'indien. Madame D'Aucheron, c'est Elmire Audet, la jeune fille que j'avais enlev�e... Le notaire faillit tomber � la renverse. Il se passait la main sur le front comme pour en enlever des nuages qui obscurcissaient ses id�es. --Est-ce possible? murmurait-il, est-ce possible? Maudite destin�e! Enfer! d�mon! Tu comprends, on lui disait: fais ceci, fais cela et elle faisait comme on lui disait. Donne notre fille � monsieur le ministre, donne-la plut�t � monsieur le notaire, ou � M. Rodolphe... sinon on te d�noncera... et tu seras perdue.... Et la jeune fille passait de l'un � l'autre. La peur du scandale.... de la honte, c'est fort cela... Comprends-tu? --Le notaire marchait � grands pas dans son �tude, toujours la main sur son front: --C'est affreux, ce que vous m'avez r�v�l�, Sougraine, oui c'est affreux! Vous me tuez.... Vous me tuez. Vous me volez mon bonheur... O d�sespoir, � mal�diction! elle, votre fille? Ce n'est pas vrai! Dites-moi que ce n'est pas vrai... et je vous donne de l'or tant que vous en voudrez; qu'ai-je besoin d'argent, moi, maintenant, puisque je suis vou� � la honte, � la douleur? puisqu'elle ne sera jamais ma femme, elle, L�ontine?... j'aurais �t� si heureux! si heureux! Qu'�tes vous venu faire ici, vous, apr�s cette longue absence? Troubler notre repos... ruiner nos esp�rances, empoisonner notre vie... --L'Indien est venu chercher ses enfants, dit Sougraine d'une voix, sombre, car il les aime encore... --Vos enfants! vos enfants! c'est faux!... vous ne les aimez point. Partez si vous les aimez encore; ne troublez point leur repos, ne les couvrez pas d'ignominie.... Croyez-vous qu'ils pourraient vous aimer, eux? --Des enfants n'aiment-ils pas toujours leur p�re? --Vous vous trompez... moi je suis votre fils... et je vous hais... Sougraine recula �pouvant�... --Mon fils? toi, mon fils? Sa voix tremblait, ses mains cherchaient un appui... --Oui, je suis votre fils... r�pondit le notaire d'une voix sombre. --Mon fils? tu es mon fils?... lequel! Louis ou Ad�lard? --Ad�lard est mort il y a longtemps... Il est bien heureux, lui!... Sougraine tomba � genoux: --Mon enfant, pardonne � ton p�re, supplia-t-il... Le notaire ne r�pondait rien, Sougraine demeurait � genoux. Il r�p�ta: --Pardonne � ton p�re, mon enfant... --Sauvez-vous avant qu'il soit trop tard, r�pliqua Vilbertin en proie au d�sespoir, sauvez-vous. Sougraine ne bougeait pas. Il �tait toujours � genoux. Le notaire reprit: Partez, vous dis-je; si vous �tes coupable nul ne pourra vous sauver... --Sougraine est coupable d'avoir enlev� une jeune fille et d'avoir abandonn� ses enfants... C'est un grand mal, il le sait bien, mais il n'a point tu� votre m�re..... --Quoiqu'il en soit, vous ne pouvez pas demeurer ici, vous le comprenez. Voici quelques dollars, adieu... Sougraine, chass� par son fils, profita de la nuit pour sortir de la ville. Le notaire se mit au lit, mais son esprit exalt� fut assailli par une vol�e de pens�es �tranges. Dans son angoisse il s'accrochait � des esp�rances incroyables. J'irai chez la D'Aucheron, se disait-il, je saurai tout. Il faudra bien qu'elle parle. V Le notaire Vilbertin �tait en effet l'un des enfants de Sougraine, le petit lutin, comme l'appelait son oncle Louis-Thomas qui le garda quelque temps chez lui, apr�s la fuite de l'ab�naqui avec Elmire Audet. Un notaire de la paroisse voisine, nomm� Vilbertin, l'ayant vu, lui trouva de l'esprit, de l'intelligence, l'emmena chez lui, le fit �tudier, et lui donna son nom, son �tude et sa fille unique, sans autre condition que de pratiquer consciencieusement et de rendre sa femme heureuse. Peu de temps apr�s l'obligeant notaire mourait presque subitement. A son lit de mort il appela son gendre et lui parla tout bas. Il lui montra une lettre qu'il fit jeter � la poste par un serviteur. C'�tait une lettre qu'il �crivait � madame Villor. Le malheureux gendre p�lit et se troubla mais ce ne fut pas long. Il fit de la t�te un signe affirmatif et laissa le beau-p�re mourir en paix. Quelques semaines apr�s sa femme suivait son p�re dans la tombe en lui l�guant tout ce qu'elle poss�dait. Alors il partit, la laissant dans le cimeti�re de sa paroisse natale aupr�s des siens. Vilbertin se rendit chez madame D'Aucheron. Une personne moins agit�e, moins troubl�e qu'elle, eut remarqu� du premier coup d'oeil le bouleversement du notaire. --Vous savez, madame, commen�a-t-il, qu'il n'est question dans la Ville que de l'affaire Sougraine. Quelle affaire? demanda-t-elle en p�lissant. Une affaire madame, qui date de vingt-trois ans. Vous vous en souvenez? Ce dernier mot �tait cruel et cruellement dit. Madame D'Aucheron �prouva une torture au fond du coeur. --J'ai vu Sougraine, hier soir, reprit le notaire, et il m'a tout avou�. Il m'a dit qui vous �tes. --Moi? fit madame D'Aucheron. --Oui, vous... Et je lui ai dit qui je suis, et sa surprise a �gal� la mienne. Vous �tes, vous, Elmire Audet.... Madame D'Aucheron, la t�te basse, ne r�pondit point. --Je suis venu vous demander si mademoiselle L�ontine est ma soeur.... Parlez, soyez franche, dites, est-elle ma soeur? --Votre soeur?... je ne sais point.... je ne comprends rien � ce que vous me demandez.... --Vous allez comprendre. Je suis Louis, l'un des enfants de Sougraine.... --Vous? vous? Louis? le fils de Sougraine? Est-ce possible?.... Et elle le regardait de ses grands yeux bleus hagards.... --L�ontine est-elle ma soeur? Madame D'Aucheron se mit � rire.... --Non je vous le jure, elle n'est pas votre soeur. J'ai dit un mensonge � votre p�re pour sauver la paix de ma maison.... H�las! cela n'aura servi � rien. --Dieu soit lou�! s'�cria le notaire.... tout n'est pas perdu encore. Il s'abandonnait � une joie folle.... --Vous avez un autre fr�re... je ne sais point s'il vit.... je n'ai eu connaissance de rien, et l'on ne m'a jamais rien dit.... Le notaire revenait � son �tude tout fier, tout palpitant, tout � ses amours un instant compromises. --D�s que mon p�re sera loin, se disait-il, je profiterai de mes avantages sur mes rivaux; je serai, � mon tour, ma�tre de ces gens-l�... Il m'est bien �gal d'�tre appel� Sougraine ou Vilbertin. On ne peut rien me faire � moi... Et puis, je suis riche, on me respectera... en ma pr�sence, du moins. En arri�re, on dira ce qu'on voudra... Madame D'Aucheron, elle, ce n'est pas la m�me chose.... Si elle tombe... elle tombe dans la boue.... Une grande dame ne se laisse pas tra�ner dans la fange comme cela. Elle fera bien des sacrifices avant de consentir � cette d�gradation... J'aurai L�ontine. O mon amour, tu n'es pas perdu!... Quand je pense � la peur que j'ai eue!... j'en frissonne encore... Elle, ma soeur? Bah! �a n'avait pas de bon sens... je le sentais bien... Vilbertin, tu vas te tirer d'affaire. Que le diable emporte les autres... Chacun pour soi... Les autres ne voudront peut-�tre pas �pouser une jeune fille �lev�e par Elmire Audet, par Elmire Audet d�chue, avilie, ridiculis�e... montr�e au doigt... Moi je l'emm�nerai dans la solitude... je l'aurai � moi seul... Oh! qu'elle soit un objet de honte pour tous si je ne puis l'obtenir qu'� ce prix-l�... VI Monsieur Le P�cheur gardait rancune � Sougraine; il se mit en frais de d�couvrir sa retraite, et lan�a une meute de policiers sur ses traces. --Si je le pince, se promettait-il, il verra!... je lui apprendrai � venir troubler mes amours.... Mais comment pouvait-il avoir tant d'influence sur madame D'Aucheron? se demandait-il? Et il cherchait. Il avait l'esprit inventif, de l'audace dans la conception, de la curiosit� dans le caract�re, et ne s'effrayait devant aucune supposition quelqu'absurde qu'elle fut.... --Si c'�tait cela! se dit-il, tout haut, en se frappant le front comme un homme qui veut en faire jaillir une �tincelle... si c'�tait cela! car enfin, il y a quelque chose, c'est s�r. Il faut voir. Quelques heures apr�s il pr�sentait ses hommages � madame D'Aucheron. L�ontine venait d'arriver et les nouvelles qu'elle apportait �taient des meilleures. La longue chevelure �chappait � la mort; la science et la charit� chantaient leur hymne de triomphe, et madame Villor commen�ait � se lever, marchait sans le secours de personne. La maison du m�decin s'emplissait de chants et de gaiet�. --Vous savez sans doute, commen�a le jeune ministre que notre _ami_ la Langue muette �tait un mis�rable enleveur de fille, un assassin, peut-�tre... --J'ai vu ce que les journaux en disent, r�pondit madame D'Aucheron. --Comment avez-vous pu �tre tromp�e, vous surtout, mesdames, qui avez un instinct si merveilleux? --Nous ne faisons cependant pas m�tier d'�pier les gens, r�pondit L�ontine en souriant avec malice. --J'esp�re, au moins, que vous ne faites pas, non plus, m�tier de prot�ger les sc�l�rats en rupture de ban, reprit le ministre. --Nous prot�geons nos h�tes quelqu'ils soient, dit madame D'Aucheron; mais nous nous effor�ons de recevoir des gens honn�tes seulement. --Ce serait dr�le, continua le ministre, si nous allions d�couvrir Elmire Audet, maintenant.... Elle se cache sans doute quelque part... qui sait? elle est peut-�tre une grande dame aujourd'hui... une dame lou�e, aim�e, admir�e de tout le monde... Il pouvait parler, le ministre, on ne songeait pas � l'interrompre, tant la surprise �tait grande chez madame D'Aucheron et sa fille. Une m�me pens�e les atteignait au coeur: --Il sait tout; c'est fini... Il revenait encore ce tourbillon noir: la honte, la peur, les terreurs, l'ignominie.... Et tout cela dansait, glissait, s'agitait lugubrement, confus�ment comme les cendres et les charbons d'un �tre immense o� passe un souffle de temp�te. Le ministre continuait toujours avec m�chancet�: --Je crois que je sais o� la prendre, cette jolie femme aux yeux bleus; car elle avait les yeux bleus, la jeune Elmire. Elle aura vieilli un peu. Les femmes m�me les plus aimables sont soumises � cette in�luctable loi; mais je parie qu'on pourra la reconna�tre encore. Il reste toujours quelque chose des traits de la jeunesse sur les visages les plus vieux. On soul�ve les rides et les teintes roses des fra�ches ann�es apparaissent encore. Qu'est-ce que je fais? parler de rides, c'est absurde. Elmire n'a pas plus de 40 ans maintenant, l'�ge de la beaut� parfaite, votre �ge, madame, j'en ferais le pari.... Voyons, dites, est-ce que je me trompe beaucoup? --Vous �tes bien cruel, monsieur, dit L�ontine et vous n'avez pas la g�n�rosit� d'un gentilhomme. Elle se leva pour sortir. --Je puis laisser �chapper Sougraine, madame, si vous le d�sirez, vous n'avez qu'� parler. --La cl�mence est une vertu divine, dit encore mademoiselle D'Aucheron, debout, pr�te � s'�loigner. Madame D'Aucheron gardait le silence. --L'amour est une chose divine aussi, r�pondit le ministre; je vous promets la cl�mence, mademoiselle, si vous me donnez l'amour.... --Jamais, monsieur; j'ai choisi mon �poux. Elle quitta le salon. Sa m�re resta seule avec monsieur le P�cheur. Le P�cheur se leva � son tour. Il �tait tr�s froiss�. --Je sais votre secret, madame, dit-il froidement: j'avais devin� juste. Sougraine sera pris et vous verrez ce qui s'en suivra. VII Quelques jours plus tard, un homme arm� d'une carabine, des raquettes aux pieds, errait � l'aventure dans les bois que traverse la rivi�re Batiscan, au-dessus de la paroisse de Notre-Dame-des-Anges. Il paraissait accabl� de tristesse autant que de fatigue, et le soir, quand le silence envahissait la for�t et que tout se confondait dans un oc�an de t�n�bres, il entrait dans une cabane de b�cheron, abandonn�e depuis longtemps, et l�, s'endormait sur un lit de branches. Il avait �puis� sa provision de poudre et de plomb, et sa carabine, fid�le amie des anciens jours, lui devenait inutile. Quelques jeunes gens qui venaient de couper des billots vers le haut de la rivi�re, remarqu�rent des traces de raquettes et se dirent entre eux qu'il devait y avoir un trappeur en ces endroits. Ils entr�rent dans la cabane pour y passer la nuit, car il se faisait tard, d�j�. Ils ne furent pas surpris d'y trouver un chasseur. C'est l'habitude de ceux qui errent dans les bois, en hiver, de chercher un refuge dans les chantiers. Sougraine,--car le chasseur c'�tait lui--r�veill� en sursaut par le bruit que firent en entrant les b�cherons, s'�lan�a vers la porte pour s'�chapper. --Eh! l'ami, dit l'un des survenants, vous �tes bien peureux... nous ne sommes pas des ours. --Un sauvage! remarqua quelqu'un de la bande. --La chasse est elle bonne? demanda un autre. --La chasse ne paie gu�re encore, r�pondit Sougraine: on a tendu des collets aujourd'hui; on ne sait pas quelle chance on aura. --Y a-t-il longtemps que vous avez laiss� les habitations? Quelles nouvelles? --Oh! non, il n'y a pas longtemps.... --D'o� venez vous? de Lorette? --Oui, de Lorette. Il �tait content de faire croire cela. Le mensonge �tait petit et les cons�quences pouvaient en �tre grandes. --Comme �a, vous n'avez pas de nouvelles de Notre-Dame-des-Anges, fit un jeune homme. J'aurais pourtant voulu savoir comment se portent ma vieille m�re et ma jeune blonde.... Mais je le saurai demain. --Bah! la m�re Audet est taill�e pour vivre un si�cle, reprit le plus vieux de la bande, et la petite Fradette, ta blonde, serait bien folle de ne pas _fr�quenter_ un peu pour se consoler de ton absence. Au nom de la m�re Audet, Sougraine eut un frisson. C'�tait un des fr�res d'Elmire qu'il voyait l�, devant lui?... La causerie ne fut pas longue, et tous ces hommes durs � la fatigue, rudes au travail, s'endormirent d'un profond sommeil, dans leur hutte de bois rond, sur des rameaux de sapin. Seul, Sougraine fut longtemps avant de clore les paupi�res, tant son esprit �tait cruellement tourment�. Les hommes de chantier partirent d�s le point du jour. La premi�re chose qu'ils apprirent en arrivant � Notre-Dame-des-Anges fut le retour de Sougraine. --Il est � Qu�bec, assurait-on. Il a �t� reconnu. Les gazettes annoncent une r�compense de la part du gouvernement � celui qui l'arr�tera. --Parions, s'�cria Audet, que c'est lui que nous avons rencontr�, dans la _cabane � billots_, la nuit derni�re.... Je m'explique sa frayeur, maintenant.... Si nous avions pu deviner! Comme une tra�n�e de poudre, la nouvelle se r�pandit dans la paroisse, que Sougraine se cachait dans un chantier abandonn�, sur le bord de la rivi�re Batiscan, � quelques milles seulement dans la for�t, et l'on organisa une exp�dition pour l'aller surprendre. Sougraine pr�vit ce qui devait arriver. Vers le soir il sortit de la cabane et, marchant avec une grande pr�caution, il suivit le cours de la rivi�re pendant quelques arpents. Il s'arr�ta pr�s d'un amas de racines et de branches, reste d'un arbre arrach� du sol un jour de temp�te, attendant en ce lieu que les ombres fussent assez �paisses pour lui permettre de fuir sans �tre aper�u. Il venait de se r�fugier en cet endroit, quand il entendit des voix et un bruit de raquettes sur la neige durcie. Quelques instants apr�s il vit, dans la p�nombre, un groupe noir qui s'avan�ait sur le lit gel� de la rivi�re. Les voix devenaient plus distinctes. --Il ne nous �chappera pas, s'il est encore dans la cabane, disait l'un de ceux qui approchaient. --Nous ferions mieux d'attendre, dit un autre; il peut nous voir arriver. Et la troupe s'arr�ta. --Nous n'allons pas rester ici, plant�s comme des piquets, au beau milieu de la neige, repartit une voix. --Avec cela qu'il ne fait pas chaud. Nous sommes expos�s au vent comme des girouettes. --Il y a l�, tout pr�s, un tas de branches qui feraient un excellent abri. Celui qui disait cela montrait, de la main, l'endroit ou s'�tait r�fugi� l'ab�naqui. La troupe se dirigea vers l'arbre tomb�. Sougraine ne pouvait pas fuir sans �tre vu. Les gens s'�taient mis au pas de course, � qui arriverait le premier. Un moment il perdit la t�te, demeura immobile, les yeux fix�s sur ces hommes qui le traquaient, comme le charmeur qui regarde le serpent pour le d�sarmer. L'instinct de la conservation lui revenant tout � coup, il �ta ses raquettes et se fourra sous le tronc, passant � travers les branches que la neige n'avait pas enti�rement recouvertes. --On est mieux ici que sur la glace, observa l'un des chasseurs d'hommes, en s'asseyant sur un tronc d'arbre pourri. --Il y a des pistes, observa un autre. Notre individu � du passer par ici. --Nous ne sommes pas loin du chantier, ajouta un troisi�me. Le fugitif, blotti dans la neige, ramass� sur lui-m�me, tremblant, retenant son haleine, �prouvait des tourments qui lui semblaient longs comme l'�ternit�. Il se demandait s'ils ne partiraient pas bient�t; s'ils allaient passer la nuit l�. Il devait �tre nuit enfin. L'obscurit� ne venait donc point, ce soir-l�, sous la for�t? Ses pieds s'engourdissaient. Ils gelaient peut-�tre. S'il allait se geler les pieds!... Oh! il mourrait l�, dans sa cachette, comme un fauve. On le trouverait au printemps. Les ours le d�voreraient peut-�tre.... Ce serait affreux, cette mort lente, dans le d�sert, sans une pri�re, sans un pr�tre,... Mourir sans confession, sans recevoir le pardon de ses fautes... Mais, non! il ne gelait point.... Ce n'�tait rien que de l'engourdissement. Tout � l'heure il sortirait et ses pieds seraient encore dispos et rapides... Ses pieds! il ne les sentait plus. Il les remuait peut-�tre, mais il n'en �tait pas s�r... Ses mains! l'une �tait sous lui, plong�e dans la neige froide, l'autre se crispait sur un tron�on de branche. Et les hommes qui le traquaient riaient et discouraient ensemble. Tout � coup un grognement sourd et rauque sortit du fond de l'antre form� par le pied de l'arbre affaiss� sur ses �normes racines. Sougraine fr�mit. Il leva quelque peu la t�te et crut voir, plus avant sous le tronc, deux yeux ardents qui le regardaient fixement dans l'obscurit�. Il voulut reculer sans faire crier la neige, sans faire craquer une branche, car le moindre bruit pouvait attirer l'attention des hommes ou exciter la b�te dont il profanait l'asile. Au premier mouvement qu'il fit, un rameau sec cassa, et l'animal gronda plus fort. Une sueur abondante et glac�e coulait maintenant sur ses membres, et des transes am�res torturaient son �me. Devant lui, un fauve cruel et affam�, irrit� d'�tre d�rang� dans sa retraite, derri�re, des hommes qui le guettaient pour lui faire expier une faute que le repentir avait sans doute effac�e depuis longtemps. Alternative �pouvantable! Les hommes sans piti� le conduiraient � l'�chafaud, la b�te le d�vorerait tout vif... Apr�s tout, s'il ne bougeait plus, s'il demeurait l�, immobile comme un cadavre, l'animal l'oublierait peut-�tre, ou lui pardonnerait de l'avoir troubl� dans son repaire. Mais il ne pourrait pas rester l� longtemps: il y mourrait. Il fit un nouveau mouvement de recul. --Avez-vous entendu? demanda quelqu'un de la bande. --Oui, un grondement sourd qui sortait de l�, fit un autre, en montrant l'arbre arrach� qui leur servait d'abri. --Il se pourrait qu'un ours y fut cach�. Baptiste Lanouette en a tu� un pas bien loin d'ici, l'hiver dernier. Un nouveau grognement sortit du repaire et tous s'�loign�rent subitement. --Sougraine aussi sortit de son g�te. L'ours poussa un cri f�roce mais n'osa pas le suivre. Ces animaux-l� ne marchent gu�re sur la neige molle. Ils s'enferment l'automne dans un arbre creux ou se cachent sous un tas de branches, d'o� ils ne sortent que le printemps pour se mettre en qu�te de leur nourriture. Quand l'obscurit� fut assez �paisse, Sougraine prit le chemin des habitations, marchant d'abord avec peine � cause de l'engourdissement de ses pieds, et titubant comme un homme ivre. La nuit �tait avanc�e quand il arriva aux premi�res maisons. Tout reposait dans un calme profond, seul le coeur troubl� du malheureux fugitif s'agitait convulsivement dans cette paix universelle. VIII Un missionnaire de l'ouest venait d'arriver � Qu�bec. Il se nommait Fran�ois-Xavier Blanchet, �tait natif de l'une de nos jolies paroisses de la rive sud. Il se consacrait aux missions des c�tes du Pacifique depuis sa jeunesse. Il pouvait avoir cinquante ans. Il �tait grand, un peu courb� par l'habitude des longues marches dans les montagnes, plein de z�le pour le salut des hommes et dou� d'une �nergie indomptable. Il avait pour devise: _Quand on veut on peut_. Il fut vite au courant des nouvelles qui d�frayaient la ville depuis quelques jours. On lui demanda s'il n'avait pas, par hasard, rencontr� Sougraine, autrefois, dans ses p�r�grinations. Il ne se souvenait pas de lui. Mais quand on lui parla de la Longue chevelure, il n'�couta plus avec la m�me indiff�rence. Il avait beaucoup entendu parler de ce fier sioux que les siens voulurent un jour mettre � mort. Il savait sa vie aventureuse, ses actions chr�tiennes, sa condamnation � mort et sa d�livrance par deux vieillards convertis. Il exprima le d�sir de le voir. On lui dit qu'il �tait � St. Raymond. Il s'y rendit avec l'abb� P�quet, un ancien compagnon de classe. La Longue chevelure �prouva une indicible joie � la vue du missionnaire des Montagnes Rocheuses. --Mon p�re, commen�a-t-il, je n'ai gu�re l'air d'un chasseur sioux mourant. Ce n'est pas ainsi d'ordinaire que l'on meurt dans ma tribu... sur un bon lit de duvet, dans une chambre bien chaude, avec des amis d�vou�s qui prient. Puis il ajouta: --Ce serait ridicule, n'est-ce pas, d'avoir �chapp� � tant de dangers, pendant une vie d'aventures comme la mienne, pour venir se faire tuer prosa�quement, dans une partie de chasse. --Mais vous ne mourrez pas, vous �tes hors de danger, m'assure-t-on. J'ai moi-m�me un peu d'exp�rience en ces mati�res et je ne vois que d'excellents sympt�mes r�pliqua le missionnaire. --En effet, je me trouve mieux... --Pensez-vous, continua le pr�tre, que vous �tiez dans un moindre danger, il y a vingt ans, quand le conseil de guerre des sioux vous avait jug� et condamn�? --C'est vrai, dit la Longue chevelure, et je ne comprends pas comment j'ai �t� sauv�. --Je le sais moi. Un jour, deux vieillards entr�rent dans ma cabane et se jet�rent � mes genoux en pleurant. Je fus �tonn�, car ce n'est que rarement que l'on voit pleurer des guerriers sioux. --Quelles grandes douleurs remplissent-elles donc le coeur des courageux guerriers de la plus vaillante tribu? leur demandai-je avec douceur. --Les guerriers, dans leur ignorance, ont fait bien du mal, me r�pondirent-ils; ils veulent conna�tre ton Dieu et l'adorer. Ils me dirent que mon Dieu �tait bon puisqu'il ordonnait de rendre aux p�res infortun�s les corps de leurs fils; qu'il �tait juste, puisqu'il punissait le mal et r�compensait le bien; qu'il �tait mis�ricordieux puisqu'il pardonnait tout � ceux qui l'imploraient avec humilit�. Ils me racont�rent plus en d�tail la mort de leur deux fils, et comment vous aviez chass� les corbeaux qui venaient se repa�tre de leurs cadavres, en attendant qu'on put leur donner la s�pulture. C'est cette bonne action qui les a touch�s. Quand ils virent que vous �tiez vou� � une mort cruelle, ils r�solurent de vous sauver. Ils �taient cependant dans un grand embarras, ne sachant comment faire pour tromper la vigilance des gardiens que l'on avait mis � la porte de votre wigwam et le temps pressait, la nuit arrivait, la derni�re nuit que vous deviez passer sur la terre. Ils pens�rent � gagner les sentinelles par des promesses, mais si par malheur, l'une d'elles r�sistait, elle donnerait l'�veil, et toute chance de vous d�livrer s'�vanouissait alors. Ils auraient pu mettre le trouble dans le camp, en r�pandant une fausse rumeur d'attaque, mais on vous aurait �gorg� imm�diatement; c'�tait l'ordre. Tuer les sentinelles, voil� ce qu'ils allaient faire dans leur reconnaissance extr�me, ces pauvres vieillards, et d�j� leurs arcs tendus fr�missaient dans leurs mains, quand l'un d'eux, se souvenant qu'il vous avait souvent vu prier le Seigneur, se jeta � genoux en disant: --O grand Esprit qu'adore mon fr�re La Longue chevelure, viens � notre secours. Alors, m'ont-ils tous deux assur�, une femme v�tue de blanc leur est apparue et leur a dit de la suivre. Dans leur �tonnement ils ont laiss� tomber leurs arcs et leurs fl�ches. Cette femme, ils la reconnurent bien, c'�tait la v�tre. --Tu n'es donc pas morte, lui demand�rent-ils... tu n'as donc pas �t� tu�e?... --Ce sont vos fils qui m'ont assassin�e, r�pondit la femme blanche, et elle se dirigea vers votre cabane. Ils la suivirent en priant le Dieu qu'ils ne connaissaient pas encore. Les sentinelles dormaient. Ils entr�rent, d�firent vos liens et vous conduisirent loin du campement, dans un endroit o� vous alliez prier souvent, sur un tapis de gazon, au pied d'un rocher marqu� d'une grande croix rouge. --C'est l'endroit o� mon p�re est mort, dit la Longue chevelure, fort impressionn�. Je croyais avoir �t� le jouet d'un r�ve �trange, pendant cette nuit-l�, continua-t-il et je pensais apprendre un jour que ma d�livrance n'avait rien eu que de fort naturel. Je n'�tais pas digne de cette myst�rieuse intervention de l'ange qui m'avait tant aim� ici-bas. --N'oubliez jamais, dit le pr�tre, combien le seigneur s'est montr� mis�ricordieux envers vous. IX --Personne ici! fit avec un d�sappointement singulier, le premier des limiers qui entra dans la cabane o� s'�tait d'abord r�fugi� Sougraine. --Il me semblait, dit un autre, qu'il n'attendrait pas notre arriv�e. Il sortira du bois ou il y cr�vera de faim avant le printemps. Ils reprirent le lendemain matin, tout d�contenanc�s, le chemin de leur village. En passant pr�s du repaire de l'ours, ils firent beaucoup de bruit et imit�rent les aboiements des chiens. L'ours, m�content d'�tre troubl� de nouveau dans sa tranquille demeure, r�pondit par de longs grognements. --C'est ce que nous voulions savoir, dit alors l'un de la bande. Au revoir, comp�re Martin. Tu auras de nos nouvelles. Sougraine s'�tait r�fugi� dans une grange. Il se blottit dans le foin, sur le fenil, et dormit en attendant le jour, d'un sommeil agit�. Il resta dans sa cachette toute la journ�e du lendemain. La faim le torturait. Il fallait pourtant manger. Il ne pouvait pas se laisser mourir comme cela, autant valait se livrer � la justice et courir une chance de salut. Le soir venu il sortit, se glissa le long de la premi�re maison et vit, par la fen�tre plusieurs hommes assis autour du po�le. Ils fumaient en causant. Des nuages de fum�e bleue montaient lentement sous le plafond noirci. Une femme et deux jeune filles travaillaient pr�s de la table, �clair�es par une petite lampe. Sougraine pensa: --Il y a plusieurs hommes ici, il ne doit pas y en avoir chez les voisins. Il se dirigea vers la maison voisine, comme il y arrivait il vit venir quelqu'un de son c�t�. C'�tait un jeune gar�on. Il paraissait tout petit dans l'obscurit� et courait vite. Sougraine se cacha pr�s d'une pile de bois. L'enfant entra sans frapper. Il sortit au bout d'un instant, portant quelque chose sous son bras. Sougraine eut envie de courir apr�s lui pour voir si n'�tait pas un pain. Il aurait pu vivre quelques jours avec cela. Oui, mais quelle imprudence! On devinerait bien que c'est lui... et la chasse s'organiserait de nouveau. Il regarda par la fen�tre et ne vit qu'une vieille femme qui allait et venait dans l'unique pi�ce. Il entra. --Bonjour, monsieur, dit la vieille femme avec cette bonne politesse qui ne se perd pas encore dans nos campagnes... --Ma bonne m�re, dit Sougraine, veux-tu me donner un morceau de pain, pour l'amour du bon Dieu... --Pour l'amour du bon Dieu on donne toujours, r�pondit la vieille en se dirigeant vers la huche. Elle prit du pain. --Si vous avez besoin de souper, dit-elle, bien que je n'aie pas grand'chose, je puis toujours vous offrir un morceau de lard. L'eau est chaude, je pourrai aussi vous faire un peu de th�. --Tu es bien bonne, la m�re, mais on est press�, r�pondit Sougraine, un peu de pain pour manger en allant, cela va suffire... Cette grande h�te n'�tait pas naturelle. La vieille eut un soup�on et se mit � fixer l'inconnu. Elle savait que Sougraine �tait dans les environs. L'ab�naqui s'agitait et regardait souvent du c�t� de la porte... --Si c'�tait lui! pensa la vieille. Et elle se prit � trembler � son tour. Elle eut peur... --Vous n'�tes pas d'ici? risqua-t-elle, de sa voix cass�e. --Non, r�pondit l'Indien, on n'est pas d'ici... --Allez-vous loin? --Oui, on va loin... Elle s'approchait avec son morceau de pain. Sougraine avait envie de se reculer. Il sentait comme un fer rouge le regard inquisiteur de cette vieille femme. Elle s'avan�ait toujours tenant un morceau de pain � la main. Soudain elle s'�cria, d'une voix terrible, pleine de col�re et de douleur... --Sougraine, qu'as-tu fait de ma fille? L'ab�naqui, terrifi�, ne songea pas m�me � fuir. Il tomba � genoux. --Pardon, dit-il, pardon! La vieille femme �tait presque belle dans son indignation... --Sougraine, tu m'as ravi mon enfant, ma fille bien-aim�e, mon Elmire que j'aimais tant!... tu l'as d�shonor�e,... tu l'as perdue aux yeux de Dieu et des hommes... Sougraine, je pleure depuis plus de vingt ans, et c'est par ta faute!... J'aurais �t� heureuse, moi, avec mon Elmire! J'�tais pauvre, mais nous autres, les pauvres, nous nous contentons de peu... c'est bien le moins qu'on nous laisse nos enfants! Tu ne sais pas toutes les larmes que peut verser une m�re � qui l'on enl�ve sa fille ch�rie!... toutes les nuits qu'elle passe dans les angoisses! toutes les mal�dictions qu'elle appelle sur la t�te du ravisseur! O� est-elle, ma fille, Sougraine, dis, o� est-elle?... Elle est morte sans doute. Tu l'as peut-�tre tu�e... On dit que tu sais tuer les femmes, toi... Sougraine se leva subitement et d'un geste solennel.... --Jamais, se r�cria-t-il, jamais l'indien n'a tu� sa femme.... c'est un mensonge.... --O� est ma fille, continuait la vieille femme Audet? Sougraine qu'as-tu fait de ma fille?... --Ta fille, elle est riche et heureuse.... --Ah! tu me trompes.... tu ris de ma cr�dulit�.... C'est mal de se moquer d'une m�re... d'une vieille personne qui n'a plus d'espoir qu'en la tombe!.... --Je te le jure elle est riche... et heureuse... Elle demeure � Qu�bec, c'est une des grandes dames de la ville.... La vieille femme branla la t�te en signe de doute.... Sougraine reprit. --Ta fille Elmire s'appelle maintenant madame D'Aucheron.... --Madame D'Aucheron? s'�cria la m�re Audet, en levant les mains au ciel... et presque d�faillante, madame D'Aucheron?... la m�re de mademoiselle L�ontine?... de la bonne demoiselle L�ontine! --C'est elle-m�me, affirma Sougraine. L'infortun�e vieille murmurait. --Madame D'Aucheron!... madame D'Aucheron!... est-ce possible... non, ce n'est pas possible.... Elle �tait accabl�e par une pens�e am�re.... Madame D'Aucheron avait reni� sa m�re.... Oui, elle l'avait reni�e, puisqu'elle n'avait pas voulu la reconna�tre.... Oh! la nouvelle douleur �tait bien plus aigu� que la premi�re.... Une m�re qui perd sa fille, c'est affreux, mais une fille qui renie sa m�re... il n'y a point de mot pour exprimer cela. Tout � coup la vieille �clata en sanglots... Sougraine fit un pas vers la porte. Il entendit du bruit au dehors. Une p�leur affreuse couvrit sa figure et il s'�cria: --Mal�diction! je suis perdu!... La m�re Audet, oubliant sa douleur, oubliant sa vengeance, lui montra un caveau sous l'escalier. --Cachez-vous, dit-elle, que Dieu me pardonne mes offenses, comme je vous pardonne le mal que vous m'avez fait. X Madame D'Aucheron avait vu, de nouveau, ses beaux projets s'�vanouir comme un songe, le laborieux �chafaudage de sa fortune et de son bonheur s'�crouler comme un mur que le pic a sap�. Cette fois, il lui semblait qu'elle resterait ensevelie sous les d�combres. Elle cherchait, pour sortir de l'horrible position qu'elle s'�tait faite, une issue qu'elle ne pouvait trouver, et ressemblait � l'oiseau captif qui se heurte aux barreaux de sa cage avec l'espoir toujours nouveau mais toujours inutile d'en sortir. Dans ses efforts incessants elle perdait les ressources de son imagination. Ce qui l'effrayait surtout, c'�tait l'avenir. Un avenir tout prochain. Elle regrettait de s'�tre laiss�e surprendre par le rus� ministre. Il ne savait rien, d'abord: il ne pouvait pas savoir. Il supposait tout au plus. Des suppositions, ce ne sont point des preuves. Elle aurait d� se moquer de lui hardiment, lui rire au nez. Maintenant il �tait trop tard. La sottise �tait faite, il fallait en porter la peine. Le supplier, ce beau monsieur, cela ne servirait de rien. Il �tait froiss�, plus que cela, irrit�. Quand on est ministre on ne se laisse pas �conduire comme un mortel vulgaire. Si cette ent�t�e de L�ontine n'avait pas parl� comme elle a fait. C'est elle, apr�s tout qui est � bl�mer. La mis�rable! voil� donc comment elle me r�compense de mes soins et de mon amour.... Toutes ces id�es et bien d'autres encore, trottaient dans l'esprit de madame D'Aucheron. Depuis sa derni�re visite � Vilbertin, et sa rencontre dans l'�tude au notaire, avec sa femme et l'ab�naqui, monsieur D'Aucheron �prouvait une vague inqui�tude. Il sentait qu'il se passait quelque chose d'anormal dans son entourage, mais apr�s s'�tre mis inutilement l'esprit � la torture pour deviner ce que cela pouvait bien �tre, il n'avait rien trouv�. Il attendit sto�quement, se disant qu'on est toujours averti assez t�t d'un malheur, et qu'il ne faut pas aller au devant du courrier qui nous apporte une mauvaise nouvelle. Il n'avait pas eu de peine de l'accident arriv� � la Longue chevelure. Il �tait m�me arriv� fort � propos, cet accident, puisque le malheureux siou se trouvait comme une pierre d'achoppement dans le sentier qu'il suivait avec ses amis, lui D'Aucheron. La chasse allait donner plus qu'elle n'avait promis. L'honorable monsieur Le P�cheur avait lanc� des limiers � la poursuite de Sougraine. Il �prouvait un certain plaisir � se venger de cet homme qui avait tent� de l'exploiter; il savourait d'avance, surtout, la satisfaction cruelle qu'il aurait de voir mademoiselle D'Aucheron devenir la ris�e du monde, car le monde impitoyable ne lui �pargnerait ni ses plaisanteries, ni ses sarcasmes, d�s qu'il saurait l'histoire de madame D'Aucheron, sa protectrice, sa m�re adoptive. Les deux, la m�re et la fille, seraient envelopp�es dans la m�me r�probation. Cela ne pouvait tarder. Sougraine n'�chapperait point. Et quand m�me il r�ussirait � d�jouer les recherches de la police et � passer � l'�tranger, l'ancienne coureuse d'aventures serait bien oblig�e de parler. On la provoquerait; on la taquinerait; on ferait revivre son pass� dans les chroniques scandaleuses. Il s'occupait aussi de son �lection et disait partout, pour exciter la curiosit� des gens, qu'une chose tout � fait surprenante, �trange, inou�e et scandaleuse, serait bient�t connue publiquement; qu'une famille haut plac�e, qui croyait sa consid�ration affermie sur le roc, s'apercevrait qu'elle n'�tait assise que sur un sable mobile.... Le proc�s de Sougraine ferait �clater la bombe. On verrait.... Les gens gobaient la nouvelle, fouillaient dans les familles, soup�onnaient les r�putations les plus intactes, sans rien trouver. Monsieur Duplessis, le brave professeur de l'Ecole Normale, fut mis au courant de cette rumeur m�chante que le ministre avait lanc�e dans la ville, qui volait de bouche en bouche, avec une rapidit� que le mal seul peut atteindre, et prenait de jour en jour des proportions plus consid�rables. Il n'�tait pas sot, le p�re Duplessis, et les agissements singuliers de la famille D'Aucheron n'avaient pas manqu� de le surprendre. Toutefois il en avait cherch� vainement les motifs et avait fini par croire � l'un de ces caprices inexplicables auxquels les braves gens n'�chappent pas toujours et dont souvent ils souffrent plus que les autres. Les paroles mena�antes du ministre furent un �clair. Il entrevit la v�rit�. Elle �mergeait d'un fond de t�n�bres. Le nom de Sougraine expliquait tout. Il savait que l'indien �tait devenu un habitu� de la maison, mais un habitu� que l'on cachait et dont on semblait rougir. Il prenait vite une r�solution et d�testait les t�tonnements. D�s que l'on a jug� bonne une action, disait-il, il faut la faire. Le bien ne souffre point de d�lai, et tous les instants de la vie doivent �tre employ�s � bien faire. Il se rendit aupr�s de l'honorable M. Le P�cheur qui le re�ut avec empressement, bien qu'il y e�t, sur la banquette plac�e � sa porte, plusieurs solliciteurs d�j� fatigu�s d'attendre. --Vous vous portez bien, j'esp�re, mon cher professeur, dit le ministre en serrant les mains loyales du vieillard. --Pas mal pour le temps et la saison, r�pondit le p�re Duplessis... --C'est vrai que nous sommes en hiver; c'est une rude saison. --Pour moi, je suis toujours en hiver et je ne verrai plus de printemps. Cela vaut autant, apr�s tout, car j'ai fait mon tour, r�pondit le professeur... --Heureux ceux qui passent leur vie dans la pratique du bien! reprit le ministre. --Quand ces hommes sont plac�s comme vous, monsieur, ils sont doublement heureux, car leurs actes ont un grand retentissement et leur influence est immense. Le ministre baissa la t�te. --Vous m'avez demand� mon appui dans votre �lection, monsieur le ministre, reprit le professeur, et.... je viens vous le promettre � une condition... --Laquelle? monsieur Duplessis, parlez; je suis s�r que nous allons nous entendre.... --Il circule une rumeur assez �tonnante, continua le p�re Duplessis. On dit qu'une r�putation va s'effondrer... qu'une famille opulente et respect�e est sur le point de se voir aux prises avec la mis�re et le m�pris. --C'est vrai, se h�ta de r�pondre le ministre. --Pouvez-vous emp�cher ce malheur? Le ministre r�fl�chit assez longtemps. --Peut-�tre, dit-il; cela d�pendra de Sougraine. S'il �chappe, le secret reste mien et je suis ma�tre de la destin�e de cette famille; s'il est arr�t�, je n'y puis plus rien, car il parlera, lui. Il faudra qu'il d�voile tout... --Je venais vous dire que mon influence vous serait acquise si vous pouviez �loigner le malheur de cette maison... --Savez-vous donc, M. Duplessis, quelle est cette maison que le d�shonneur menace? --Je crois le savoir, monsieur le ministre. Dans tous les cas, soit que je devine juste ou que je fasse erreur, il y a, n'est-ce pas, des gens qui sont menac�s d'une horrible infortune, eh bien! sauvez ces gens quels qu'ils soient, et comptez sur mon appui dans votre �lection. --Je vais donner des ordres secrets pour qu'on favorise la fuite de Sougraine. --Faites ce qu'il vous plaira pourvu que ce ne soit rien de mal. --Je serais si content d'avoir votre appui! ajouta le ministre; cela m'assurerait le succ�s... Le p�re Duplessis se disposait � sortir quand on entendit un bruit de voix dans les couloirs. --Il est pris!... O� est-il? L'avez-vous vu? C'est M. Le P�cheur qui va jubiler!... Une foule de paroles, des questions, des r�ponses, des affirmations, des doutes qui volaient, se croisaient, s'�parpillaient. Le ministre p�lit tout � coup. Il toucha le bouton de la sonnette �lectrique. Un gar�on de bureau parut. --Quel est ce bruit? demanda-t-il... --Sougraine est arr�t�, monsieur le ministre, r�pondit le messager radieux, croyant annoncer une heureuse nouvelle � son chef. Le ministre fit une grimace significative dont le messager fut tout �bahi. Il ne s'attendait pas � cela. Il y aura toujours des surprises pour les messagers des ministres, et jamais ces �tres pourtant bien curieux et profonds observateurs souvent, ne pourront comprendre tout � fait ceux qu'ils sont destin�s � servir. --Alors, fit le p�re Duplessis en se retirant, il n'y a plus d'espoir? --Je vais essayer quand m�me, M. le professeur, je vais essayer. Le ministre avait une id�e. Un ministre qui a la gr�ce d'�tat doit avoir au moins une id�e de temps � autre. --Nous ferons les �lections avant les assises criminelles, pensa-t-il; j'ai une chance de mater le p�re, si je ne l'ai tout � fait pour moi. Je nourrirai grassement ses esp�rances en lui promettant tout ce qu'on peut promettre en pareille occasion. XI Sougraine venait de s'enfoncer dans la noire cachette que la vieille femme lui avait d�sign�e, lorsque la porte s'ouvrit. C'�tait le gar�on de la m�re Audet qui entrait. Il ne remarqua pas l'agitation de sa m�re, ni ses yeux mouill�s de larmes, ni ses soupirs �touff�s. La pauvre vieille pleurait si souvent. --Ce mis�rable Sougraine, dit-il, en �tant son _capot_, il nous a �chapp�. Il a �t� plus fin que nous et n'est pas revenu � la cabane. N'importe, il est bien guett�; il n'ira pas loin. Il vit du pain � terre. C'�tait le morceau que dans sa surprise Sougraine avait laiss� tomber. --Sapristi! la m�re, le bl� est donc bien abondant cette ann�e, qu'on laisse tra�ner le pain du bon Dieu sur le plancher? dit-il avec une pointe d'humeur. La vieille regarda, ne r�pondit rien et ramassa le pain. --Nous allons tuer un ours, demain, reprit Audet; il est cach� sous un arrachis, au 9e portage, un peu en de�� de la cabane o� s'�tait r�fugi� Sougraine. --Un ours? dit la vieille femme, l'avez-vous vu? --Non, mais nous l'avons entendu grogner, c'est tout comme.... Ce qui me fait de la peine, c'est d'avoir manqu� Sougraine. Le maudit! si je savais o� il se cache.... Sougraine ne put s'emp�cher de frissonner et le tremblement nerveux de ses membres d�rangea quelque chose dans la collection de vieilleries entass�es au fond du caveau. --Des rats? fit Audet, allons! pataud! pataud! Il appelait son chien. Pataud, c'�tait un petit _terrier_, all�gre, vif, remuant qui ne r�pondait pas du tout � son nom lourd et sonore. Pataud ne vint point. --O� est donc le chien? demanda le gar�on. --Le petit Bernier est venu le chercher il y a un instant, pour le mettre, cette nuit, dans leur laiterie, r�pondit la vieille en tremblant, il para�t qu'il y a une belette qui d�vore tout... Audet se mit � genoux et pria quelques minutes, les bras appuy�s sur sa chaise, le dos au po�le qui chantait son monotone refrain. Il se coucha et la vieille, ayant �teint la lampe fumeuse, se jeta � genoux � son tour et pria longtemps. Ensuite elle ouvrit la huche, reprit le morceau de pain et l'alla donner � Sougraine. --Sauvez-vous, dit-elle. Elle lui ouvrit la porte tout doucement, tout doucement. Il �tait profond�ment touch�. Il fouilla son gousset et tira un rouleau de billets de banque. --Voici, dit-il, de l'argent qui vient de votre fille, Sougraine vous le donne, il n'en veut plus, que Dieu ait piti� de lui... La m�re Audet repoussa la main, et les billets tomb�rent sur le plancher nu de la pauvre habitation. --Ta fille te doit bien cela, reprit Sougraine; garde tout... Il sortit �mu, �pouvant�, et prit le chemin qui longeait la rivi�re. La m�re Audet se jeta sur son lit et s'endormit en priant. Pendant son sommeil des larmes coulaient lentement sur ses joues rid�es... Sougraine s'enfuit en mangeant le pain que lui avait donn� la charit� chr�tienne, et, quand le jour approcha, il monta sur un fenil pour y passer la journ�e. Il �tait tomb� une l�g�re couche de neige, qui recouvrait, comme un tapis d'une �clatante blancheur, les maisons, les granges, les routes et les champs. Maintenant, au ciel devenu clair, s'allumaient d'�tincelantes �toiles, et sur les for�ts noires bordant l'horizon, le disque de la lune � son premier quartier brillait comme les cornes de feu de quelqu'animal �trange noy� dans un oc�an d'azur. L'indien ne songea point aux traces que ses pieds avaient laiss�es sur la neige. Un petit gar�on vint � la grange, de bon matin, pour faire le _train_. Dans nos campagnes on charge les enfants de cette importante fonction. Il arrive que ceux-ci, faute d'exp�rience, donnent aux animaux une nourriture insuffisante ou mal proportionn�e, n�gligent d'a�rer les �tables qui, le printemps venu, se transforment en _infirmeries_ ou en mus�es de squelettes vivants. Ensuite, nos braves cultivateurs sont �tonn�s de la _malechance_ qui les poursuit, et se demandent comment il se fait qu'ils perdent tant d'animaux et que leur b�tail ne rapporte rien. Le petit gar�on remarqua les pistes sur la neige. Il dit en rentrant: --Il est venu quelqu'un � la grange cette nuit: il y a des traces: un pied d'homme. Un voisin survint. --Savez-vous, demanda-t-il, que Sougraine a �t� vu par ici? Vous vous souvenez de Sougraine qui a enlev� la petite Audet, il y a bien vingt � vingt-cinq ans de cela? On disait aussi qu'il avait tu� sa femme... --Est-ce bien vrai, il est par ici? --Rien de plus vrai. Pierre Audet, L�on Bernier, le petit No�l � Jean, et deux ou trois autres encore qui descendaient des chantiers ont couch� avec lui dans la cabane du neuvi�me portage. Il ne savait pas alors que c'�tait lui. Ce n'est qu'en arrivant au village qu'ils ont appris que le gouvernement le faisait chercher. Ils sont remont�s � la cabane le lendemain soir, mais, bernique! --Le petit gars, qui vient de faire le train, a vu des pistes d'homme dans la direction de la grange. C'est un peu dr�le; jamais il ne vient personne r�der comme cela autour de nos b�timents. Si c'�tait lui? Ils sortirent, suivirent les traces en les examinant attentivement.... --Il est certainement venu quelqu'un, observa Marcel L'Enseigne, le voisin. Il n'y avait pas de risque � l'affirmer. Et celui qui est entr� dans la grange n'en est pas sorti, continua-t-il, c'est encore certain. Envoyez votre gar�on chercher des gens; on va fouiller la grange. Il est bon d'�tre plusieurs: ces sauvages.... on ne sait pas.... Ils en demand�rent deux, il en vint dix. Sougraine entendit venir tous ces hommes qui le cherchaient; il se vit perdu. Il eut �t� content de mourir tout � coup, et de n'offrir qu'un cadavre � ces chiens de visages p�les qui le traquaient comme une meute fait d'une b�te fauve. Peu de temps apr�s il fut pris garrott� et conduit � la maison au milieu des rires et des hu�es. XII Les �lections g�n�rales mettaient la Province en feu. Les lib�raux et les conservateurs s'acharnaient les uns contre les autres, et s'obstinaient � jeter entre eux un ab�me tous les jours plus profond. Les h�ros de l'�loquence populaire escaladaient les hustings arm�s de lettres compromettantes, de journaux humoristiques, de documents de toutes sortes, et faisaient entendre � la foule enthousiaste et pr�jug�e, des paroles de salut ou de ruine, de menace ou d'encouragement, selon qu'ils �taient inspir�s par les faveurs minist�rielles ou par les d�pits de l'opposition. Les uns glorifiaient le premier ministre et ses coll�gues. Jamais hommes semblables ne nous avaient gouvern�s. Ils poss�daient toutes les vertus, toutes les qualit�s administratives, une finesse d'observation surprenante, un flair �trange. Depuis leur arriv�e au pouvoir, la Province s'�tait enrichie, des travaux de toutes sortes avaient fourni du pain � l'ouvrier, l'�conomie �tait franchement � l'ordre du jour. Pas de bouches inutiles. Peu d'employ�s, mais des bons. Plus d'avances, de bonus, de gratifications d'aucune sorte. Il fallait songer au peuple qui paie, � l'ouvrier qui souffre. Les autres, d'une voix indign�e, d�molissaient tout ce splendide �chafaudage �lev� � la gloire des ministres, d�crivaient, avec des larmes dans la voix, les hontes et les l�chet�s des escrocs politiques qui escaladent le pouvoir afin de d�pouiller la Province et d'appeler leurs amis � la cur�e, montraient, avec des airs effray�s, la profondeur du gouffre que creusaient sous nos pieds les chevaliers d'industrie et les sp�culateurs v�reux, suppliaient le peuple d'ouvrir enfin les yeux, de secouer sa torpeur, de chasser les inf�mes qui d�shonoraient le pays et le poussaient � la ruine. Le peuple �coutait toujours, avec un �gal int�r�t, ces diatribes �chevel�es et ces louanges stupides, trouvait que tout cela ne manquait point de bons sens, ni de vraisemblance; qu'il y avait probablement du vrai, beaucoup de vrai, et finissait par subir l'influence de quelque gros bonnets. Il est �vident que l'exc�s de langage de nos orateurs d'�lection, de m�me que les articles pleins d'exag�rations qui s'impriment presque chaque jour dans les journaux, �branlent les convictions du peuple et faussent son jugement. Les hommes publics sont rarement aussi bons ou aussi m�chants qu'on le dit. On oublie, dans l'int�r�t de la cause que l'on embrasse, cette juste mesure qui est le propre de l'homme fort et du lutteur chr�tien. Ceux qui gouvernent ne doivent pas faire liti�re de leur prestige et de leur nom. S'ils aiment la gloire et les distinctions, ils doivent tenir � leur r�putation qui survit aux jours du pouvoir. M. Le P�cheur fut �lu par une majorit� de trois voix. Une petite majorit�, l'on est convenu d'appeler cela une d�faite morale. C'est un baume sur les blessures du vaincu, mais un baume qui n'est pas sans amertume. Il semble �vident, en effet, qu'on aurait pu trouver, en cherchant mieux, les malheureuses voix qui manquent. On cria dans les rangs de l'opposition, dans les r�unions intimes et dans les assembl�es publiques, que la corruption la plus effr�n�e venait de faire son oeuvre, et que l'argent du tr�sor avait coul� � flots; que la libert� avait �t� �touff�e sous les monceaux d'or; qu'il faudrait une catastrophe pour r�veiller la conscience publique.... Une chose certaine, c'est que le p�re Duplessis, tout � son id�e de charit�, avait mis ses pauvres dans la balance. Personne ne songeait � chercher l� la raison du triomphe de l'hon. ministre. Le vieux professeur se donna garde de l'oublier, lui, et il �crivit un petit mot � son noble oblig� pour lui rappeler ses engagements. Le P�cheur jeta la note au panier. Serait-il convenable d'intervenir pour arr�ter les fins de la justice, raisonnait-il? N'y avait-il pas l� une question sociale de la plus haute importance? Comment un homme honn�te et intelligent comme le p�re Duplessis n'avait-il pas song� � cela? Il est vrai, d'un autre c�t�, que l'offense �tait ancienne, douteuse m�me. Si l'ab�naqui e�t �t� seul � jouir de l'impunit�, passe encore... Mais cette femme, madame D'Aucheron, volait sa haute r�putation et les hommages des honn�tes gens. C'�tait une injustice envers la soci�t� de Qu�bec. On lui serait reconnaissant, � lui le ministre, s'il remettait chacun � sa place, comme cela doit �tre. Il �tait l'�lu du peuple, il devait prot�ger le peuple contre la supercherie et la fraude. On attendait cela de son esprit impartial. Il r�pondit � monsieur Duplessis qu'il s'occupait de l'affaire. C'�tait vrai, mais pas dans le sens que le voulait le professeur. Il avait un dernier espoir, c'est que mademoiselle D'Aucheron serait peut-�tre �blouie par son nouveau triomphe et se montrerait touch�e enfin de la constance et de la force de son attachement. Il se faisait illusion. La r�solution de L�ontine �tait bien prise, maintenant, et rien ne pourrait l'�branler: Rodolphe, ou le couvent. Rodolphe, dans son imagination exalt�e, dans son coeur na�f et d�bordant d'amour, elle le voyait tout pr�s, tout pr�s... et le couvent paraissait l�-bas, � demi-perdu dans une bu�e vaporeuse. Madame D'Aucheron avait compl�tement perdu la t�te, et ne se sentait plus la force de prendre une r�solution. Elle �tait comme une �pave ballott�e par les flots, au gr� des vents et des courants. Elle ne savait plus o� �tait le salut; elle ne le voyait nulle part. Menac�e par le ministre qui avait surpris ses secrets, par le notaire qui la jetterait comme une vaurienne sur le pav�, par sa fille qui reculait devant le sacrifice et parlait d'entrer dans un couvent, par son mari qui se montrait maintenant tout inquiet, tout troubl�, tout d�sol�, elle chancelait, s'affaissait. Elle e�t voulu s'insurger contre elle m�me, braver les menaces et se moquer du monde. Elle se disait qu'il fallait d�sarmer ses ennemis par l'audace, et ne pas se laisser d�sar�onner comme cela du premier coup. A quoi lui servirait de se laisser aller � la frayeur? ce n'est pas ce qui la sauverait. Elle comptait les jours qui la s�paraient des assises, comme un condamn�, les jours qui lui restent � vivre. Elle regardait cette �poque fatale, comme on regarde avec terreur le nuage plein d'�clairs et de tonnerre qui accourt de l'horizon t�n�breux. XIII En entrant chez lui, apr�s sa derni�re visite � madame D'Aucheron, M. Le P�cheur trouva une lettre portant le timbre de St. Jean d'Iberville. --Tiens, fit-il, une lettre du p�re. Ce n'est point par l'�criture qu'il la reconnaissait; le p�re Le P�cheur ne savait pas �crire. Il d�chira le bout de l'enveloppe, d�plia la mince feuille de papier r�gl� et lut des yeux, en un moment, les deux pages de fine �criture. C'�tait �videmment la main de la ma�tresse d'�cole. Le bonhomme Le P�cheur suppliait le ministre d'emp�cher l'arrestation de Sougraine. Il ne savait pas encore que le malheureux �tait pris. Il disait: --Tu es tout puissant, puisque tu es ministre, interviens au plus vite, c'est moi qui t'en conjure. Il faut que cet homme reste libre; il faut qu'il s'�loigne, qu'il s'en aille, qu'on n'en entende jamais parler. --Voil� qui est curieux, par exemple, se dit le jeune ministre.... Est-ce un coup mont�? On dirait qu'il y a entente entre le p�re Le P�cheur et le p�re Duplessis. C'est tout de m�me singulier. Je voudrais bien l'emp�cher d'�tre pris, ce chenapan de sauvage, mais il n'est plus temps. On pourrait peut-�tre lui faire prendre la clef des champs... Mais madame D'Aucheron aurait beau rire de moi. Allons! que justice se fasse! Une foule consid�rable suivait la rue St. Louis et s'engouffrait dans les ruelles qui conduisent aux anciens h�pitaux militaires, m�tamorphos�s depuis plusieurs ann�es en Palais de justice. A l'ext�rieur, la b�tisse a le m�me aspect triste, pauvre, d�sol�, avec sa couche d'enduit jaun�tre qui donne aux pierres une certaine harmonie de ton avec la rouille des vieilles ferrures; � l'int�rieur, des malades encore et encore des m�decins. Les malades d'une soci�t� qui se corrompt et les m�decins que demande la morale outrag�e. Un spectacle toujours nouveau attirait cette foule curieuse: Un proc�s � sensation. Le monde est tellement avide d'�motions qu'il serait capable de pousser au crime afin du voir juger un criminel. Si l'accus� n'a rien de remarquable, s'il est peu retors, laid, gauche, mal fait, on le verra condamner sans regret; s'il est beau, rus�, ferme, de bonne mine, on le prend sous sa protection, on fait des voeux pour son acquittement, et, s'il est condamn�, on crie � l'injustice. C'est comme au th��tre. Ou ne songe pas qu'un malfaiteur est d'autant plus � redouter qu'il a plus de qualit�s physiques ou morales, et que ce n'est pas l'homme que la justice veut atteindre mais le crime m�me. L'homme s'est fait l'instrument du mal, il faut qu'il devienne l'instrument de la r�paration. Le mal doit �tre honni, poursuivi, puni partout et toujours, sans merci ni piti�, l'homme doit �tre un objet de commis�ration. Attendrissons-nous sur le sort du coupable mais applaudissons au ch�timent du crime. Sougraine allait �tre amen� � la barre des criminels. La salle d'audience �tait remplie. Il y avait des gens debout dans les passages, dans les galeries, autour des si�ges r�serv�s aux avocats, partout. Quand l'accus� parut pr�c�d� et suivi par des hommes de la police, il se fit un long murmure et toutes les t�tes se tourn�rent vers lui. Il regarda avec assurance cette foule curieuse et mena�ante et un sourire triste passa sur ses l�vres p�les. Le juge, l'un des plus �minents du pays, sa longue toge de soie noire sur les �paules et son rabat blanc tombant sur la poitrine, entra pr�c�d� de l'huissier audiencier. Le silence se fit dans toute la salle. Les jur�s furent appel�s et r�pondirent � leurs noms, en se levant. Les jur�s sont tenus de conna�tre leurs noms et m�me leurs pr�noms, mais rien de plus. Tant mieux s'ils sont ignorants et simples; on les p�trit plus facilement. Les natures timides sont recherch�es. Les rev�ches qui ont un cran de fermet� sont souvent �loign�es avec succ�s. Un beau syst�me tout de m�me. N'y touchons pas, l'Angleterre nous l'a donn�; c'est sacr�. Honni soit qui mal y pense! Vous �tes jug� par vos pairs. Mes pairs? des na�fs qui souvent se laissent manipuler comme de la cire et trompent les fins de la justice. Si vous voulez pratiquer le syst�me � la lettre, comme vous pr�tendez qu'il le doit �tre, faites donc juger l'accus� par ses comp�res... Le voleur par des voleurs et l'assassin par des assassins. Voil� ce qui s'appellerait suivre la lettre de la loi anglaise. En face du banc des juges, aupr�s d'une longue table couverte de drap bleu fonc�, s'�taient assis les avocats charg�s de conduire la cause: Le substitut du Procureur G�n�ral, M. Dunbar, l'un des plus �minents parmi les jurisconsultes anglais, M. Guillaume Amyot, un orateur puissant, puis, M. F. X. Lemieux, jeune encore, mais d�j� c�l�bre par son �loquence ardente et ses merveilleuses ressources. Sougraine, d�sesp�r�, g�missait dans sa prison et personne ne voulait ou n'osait entreprendre la t�che ardue de le d�fendre. Il �tait pauvre et ne pouvait r�compenser le d�vo�ment de son avocat. Il fallait donc que la charit�, une grande charit�, v�nt s'unir � de grands talents pour lui venir en aide. C'est une chose terrible que d'�tre accus� d'un crime qui entra�ne la peine capitale, lorsque l'on est innocent, et grand Dieu! quelle responsabilit� p�se sur la t�te d'un homme de loi qui se charge d'�clairer le tribunal et de faire triompher la justice! Comme il doit �tre habile, perspicace et prudent! comme il est bon qu'il sache bien dire, exposer nettement et savamment! comme il est important surtout qu'il soit honn�te, car l'honn�tet� a des accents qui vont � l'�me et que ne saurait trouver le mensonge. Quand on vit monsieur Lemieux prendre la d�fense de Sougraine, on se dit que le prisonnier serait sauv� s'il �tait possible qu'il le f�t.... Messieurs Stuart et Vall�e--ce dernier, un notaire fatigu� de sa paisible profession qui s'�tait fait avocat--tous deux remarquables aussi, s'�taient joints � leur jeune confr�re, pour l'assister. M. Dunbar avait pr�par� avec un soin tout particulier l'acte d'accusation. Jamais son talent d'investigation, son esprit logique, sa vertu farouche ne s'�taient mieux affirm�s. Il fit l'expos� de la cause au milieu d'un religieux silence: --Il y a vingt trois ans, dit-il, une famille du nom d'Audet vivait heureuse malgr� son indigence, au milieu de nos campagnes tranquilles, dans l'une de nos bonnes et chr�tiennes paroisses, sur les bords de la rivi�re Batiscan. Le p�re, la m�re, les enfants �taient unis par des liens sacr�s que les ann�es resserraient de plus en plus. Une jeune fille, surtout, une jolie enfant de seize ans, faisait les d�lices de cet int�rieur heureux. Un jour elle disparut, et les recherches pour la trouver furent vaines. Le deuil entra dans l'humble maison et les pleurs coul�rent, coul�rent sans jamais cesser. Aujourd'hui encore, sous le m�me toit solitaire de la chaumi�re de Notre-Dame-des-Anges, une vieille femme qui n'a pas voulu �tre consol�e, verse des larmes sur la perte de sa fille ch�rie. Un indien �tait venu dresser sa tente au bord de la rivi�re, non loin de la calme demeure des Audet. Cet homme demi-sauvage avait une femme et des enfants; mais il vit la jeune fille canadienne et fut troubl� jusqu'au fond de son �me. Il se laissa bercer par des r�ves de volupt�, ne trouva plus de charmes � la femme qu'il avait choisie pour compagne, ne fut pas �mu des angoisses qu'il pr�parait � une m�re pleine de sollicitude, et, dans son fol amour, il abusa de la confiance na�ve de l'enfant, lui fit oublier ses devoirs et sa famille, et, repliant sa tente il partit pour d'autres lieux. Elmire Audet le suivait. Cependant la femme trahie �tait rest�e comme une esclave aupr�s de l'homme infid�le. C'�tait sans doute l'amour de ses enfants qui l'encha�nait encore au malheureux. Les jours pour elle s'�coulaient dans l'amertume. Quelquefois, lasse de supporter tant de hontes et d'ignominies elle se r�voltait et alors des querelles s�rieuses survenaient, des injures et des coups s'�changeaient. Une telle existence ne pouvait durer. Le mari ne pouvait go�ter tranquillement les d�lices de ses ill�gitimes amours, et la vue continuelle de sa femme ne laissait plus de repos � sa conscience. Il croyait sans doute que si elle disparaissait, le trouble de son �me dispara�trait aussi, et qu'il pourrait s'endormir dans une douce s�curit�. Etrange m�prise des �mes coupables! Un soir, sur les bords du St. Laurent, au pied des caps �lev�s de St. Jean Deschaillons, l'on entendit des plaintes, des cris et des g�missements. L'on savait que l'Indien s'�tait arr�t� l� depuis quelques jours avec sa famille. On vit un canot s'�loigner sur le fleuve profond. L'accus�--car c'�tait lui--l'accus� toucha la rive nord avec ses enfants. Sa femme ne les accompagnait point. Plus tard, � quelques lieues en bas de Qu�bec, on trouva, sur le rivage, le cadavre d'une femme noy�e. Cette femme avait une corde autour du cou. Elle avait donc �t� tra�n�e � l'eau. On la reconnut, c'�tait Clarisse Naptanne, la femme de Sougraine, l'accus�. Les t�moins vont corroborer ces paroles. Un long murmure roula sous les vieux lambris, et les t�tes se berc�rent comme la houle au jour de grande brise. Chacun voulait voir ce don Juan de la for�t. L'accus� se pencha sur la barre comme �cras� sous le poids de ces regards scrutateurs. XIV Le coroner du district de Qu�bec, � l'�poque du crime, �tait mort depuis longtemps. On retrouva toute fois le proc�s verbal de l'enqu�te qui eut lieu alors. Il y �tait dit qu'un nomm� Turgeon, de la paroisse de Beaumont, avait d�clar� avoir trouv� dans ses _p�ches_ le cadavre d'un homme ayant une corde au cou. Que ce cadavre ayant �t� transport� � Qu�bec, on reconnut alors que c'�tait celui d'une femme. On rit un peu de la na�vet� ou de la modestie extr�me du brave p�cheur. Le verdict fut: "Trouv� mort." Verdict plein de sagesse et d'� propos auquel personne ne trouva � redire; la critique cette fois, fut d�sarm�e. Apr�s l'enqu�te, le corps fut enterr� dans le cimeti�re Belmont, pr�s de Qu�bec, et la description en fut donn�e par les journaux de la ville. La semaine suivante, le cur� de Notre-Dame-des-Anges vint � Qu�bec et dit qu'une personne �tait disparue, l'automne pr�c�dent, de St. Jean Deschaillons. On fit l'exhumation du cadavre. Il �tait fort d�compos� mais pas tout � fait m�connaissable. Le cur� affirma que c'�tait la femme de Sougraine, un sauvage ab�naqui. Alors on se mit � la poursuite de ce sauvage qui �tait parti avec une jeune fille. Toutes les recherches furent inutiles. Les deux fugitifs erraient dans les prairies de l'Ouest. Turgeon, le p�cheur de Beaumont, qui avait fait la lugubre trouvaille, vivait encore. Il fut appel� comme t�moin. Il se souvenait bien du cadavre en question. L'abb� Lamontagne, le cur� de Notre-Dame-des-Anges se rendit aussi � l'appel de la cour. Il avait connu le prisonnier et sa femme, Clarisse Naptanne, dite Bisson. Il furent ses paroissiens autrefois. La femme Sougraine, plus �g�e que son mari, �tait grande et forte. Ils avaient deux petits gar�ons, l'un �g� de dix � douze ans et l'autre un peu plus jeune. Ils demeuraient � une lieue environ du presbyt�re et habitaient une cabane d'�corce, sur les bords de la rivi�re Batiscan. L'accord paraissait r�gner dans le m�nage. Il continua: Au nombre de mes paroissiens �tait aussi une jeune fille de seize ans, nomm�e Elmire Audet. J'ai vu cette fille aller plusieurs fois chez l'accus�. Celui-ci a quitt� la paroisse avec sa famille vers la fin d'octobre. Je n'ai jamais revu sa femme. Lui, il est revenu en novembre. Il �tait seul. Je lui ai demand� o� �taient sa femme et ses enfants et il m'a r�pondu qu'ils �taient aux Trois-Rivi�res. Elmire Audet �tait alors dans la paroisse. Quelques jours apr�s elle n'y �tait plus. J'ai vu le corps de la d�funte au cimeti�re Belmont, et l'ai parfaitement reconnu. C'�tait bien la femme du prisonnier. A la m�choire inf�rieure il y avait une dent qui faisait saillie. Les dents de la m�choire sup�rieure �taient noircies par l'usage du tabac et us�es par la pipe. La d�funte fumait beaucoup. Les cheveux �taient tr�s noirs. Transquestionn� par M. Lemieux le cur� ajouta: --Un peu avant son d�part Sougraine est venu � confesse et a communi�. Hermine Auger, un autre t�moin, fut appel�e. --Il y a vingt-trois ou vingt-quatre ans, dit-elle, je demeurais chez monsieur Raymond Beaudet, � St. Jean Deschaillons. Un soir du mois d'octobre, j'�tais au bord du cap et j'entendis du bruit sur la gr�ve. Un homme criait: Ma maudite, je vais te tuer et te noyer! Une voix de femme r�pliquait en pleurant: Laisse-moi donc, j'ai les pieds gel�s, je vais mourir. Elle disait aussi: je vais me noyer! Un peu plus tard j'ai vu un canot qui s'en allait. Il y avait un homme � l'arri�re et quelque chose de blanc au milieu. A une transquestion qui lui fut pos�e par M. Lemieux, elle r�pondit: --Apr�s le d�part du canot, j'ai encore entendu du bruit sur le rivage; c'�tait toujours la voix de femme qui continuait ses lamentations. Alors comparut Metsalabanl�, le chef ab�naqui de B�cancour. --Je me nomme Joseph-Louis Metsalabanl�. Je suis le chef des Ab�naquis de B�cancour. Mon nom signifie: un homme que l'on a renferm� par surprise et qui r�ussit � s'�chapper. L'accus� est arriv� � B�cancour avec ses enfants, vers le commencement de novembre de l'an 18... Il est venu chez moi le lendemain de son arriv�e. Il �tait sous l'influence de la boisson. Je lui ai demand� o� �tait sa femme et il m'a r�pondu qu'il ne le savait pas; qu'elle �tait comme folle lorsqu'il l'avait laiss�e et qu'elle avait voulu faire chavirer le canot dans la travers�e. Il a ajout� qu'elle �tait au d�sespoir et s'�tait peut-�tre jet�e � l'eau. Pierre-Antoine Thomas, autre Ab�naqui vint � son tour: --Je demeure � B�cancour dit-il. Je connais le prisonnier, et j'ai connu sa femme. Sougraine est arriv� chez moi, un soir de l'automne de 18... avec ses deux enfants. Un charretier les conduisait. Je lui demandai o� �tait sa femme et il me r�pondit qu'elle �tait d�sert�e par d�sespoir. Il me demanda si je voulais prendre ses enfants en pension parce qu'il allait _en chantier_. Il partit et je gardai les enfants. Je le revis plus tard; il s'informa de sa femme et de ce qu'on disait de lui. Je lui dis qu'on le soup�onnait d'avoir tu� sa femme. Il nia, disant qu'il n'avait jamais pens� � cela. La premi�re fois qu'il est venu il n'avait pas l'air inquiet, mais, la seconde fois, il �tait tr�s abattu. Il partit le matin au petit jour et s'enfon�a dans la for�t. Il revint le soir m�me, vers dix heures, mangea, alla se coucher dans le grenier, puis partit encore de grand matin, disant qu'on ne le reverrait probablement pas de sit�t. Je lui dis que, puisqu'il n'�tait point coupable, il ferait mieux de se livrer. Il me r�pondit qu'il le ferait s'il n'�tait pas s�r d'�tre puni pour avoir enlev� une jeune fille. Puis, il ajouta, r�pondant � M. Lemieux, que l'accus� lui avait dit qu'il regrettait de s'�tre amourach� de cette jeune fille et qu'il ne savait pas o� il avait eu la t�te; que Sougraine vivait en bon accord avec sa femme et �tait un bon sauvage; qu'un des enfants lui avait dit alors que la d�funte, pendant la travers�e, avait voulu faire chavirer le canot. Desanges Denis, �pouse de L�on Deveau, fit la d�position suivante: Nous demeurons � cinq arpents environ du fleuve. Sougraine est arriv� chez nous, un matin, il y a bien vingt ans pass�s de cela. Il est entr� seul et nous a demand� de prendre soin de ses enfants jusqu'au lundi. C'�tait le samedi, je crois. Il dit qu'il voulait aller � la recherche de sa femme qui l'avait laiss� apr�s une querelle. Il a ajout� qu'elle �tait jalouse d'une jeune fille. Il a dit aussi qu'il irait � Notre-Dame-des-Anges chercher des pi�ges qu'il avait tendus. Il fut absent une couple d'heures. Il est all� chercher ses enfants et les a amen�s chez nous. Ils sont partis le dimanche. Il est revenu une quinzaine de jours plus tard avec une jeune fille. Il m'a dit que c'�tait sa femme. Ils sont arriv�s le soir, ont partag� le m�me lit et sont repartis le lundi matin. Le t�moin dit se rappeler bien tous ces d�tails, parce que Sougraine ayant �t� soup�onn� du meurtre de sa femme, quelques mois plus tard, elle dut alors raconter souvent ce qu'elle savait touchant cet homme. Elle ne reconnaissait pas l'accus�, cependant; il avait trop vieilli. L'huissier appela: Pierre Leroyer, de son nom sauvage la Longue chevelure. Il se fit un profond murmure, et les curieux qui remplissaient les couloirs se rang�rent pour livrer passage au noble chasseur des Montagnes Rocheuses. Lui, p�le, mal r�tabli encore de sa r�cente blessure, il s'avan�a lentement, le front haut mais sans arrogance, vers le banc des t�moins. Un air de souffrance temp�rait l'�nergie de sa figure et lui donnait un charme nouveau. On savait comment il avait �t� bless� dans une partie de chasse, quelles souffrances il avait endur�es, comme la mort �tait venue pr�s de l'emporter. Depuis quelques jours seulement il pouvait sortir; la plaie �tait cicatris�e. C'est lui qui dans un acc�s de fi�vre, avait innocemment et sans malice, trahi son fr�re l'Ab�naqui, un sauvage comme lui. Il le regrettait sans doute.... comme l'on peut regretter une faute dont l'on n'est nullement responsable. S'il n'e�t point eu cette fi�vre, l'accus� serait encore libre et heureux. Voil� ce que peut faire une parole m�me inconsciente. Ah! si la partie de chasse n'avait pas eu lieu!... Mais c'�tait le notaire, c'�tait Sougraine, c'�tait madame D'Aucheron qui l'avaient imagin�e, cette malheureuse partie de chasse.... Ainsi souvent les projets des m�chants tournent contre eux. La Longue chevelure parlait bien. Sa voix nette et ferme �tait l'�cho d'une �me droite. On sentait que cette �me n'avait rien � cacher, et que cette parole n'avait rien � taire. On se plaisait � l'entendre, cet homme demi-sauvage. Il raconta sa premi�re rencontre avec l'accus�; comment il le sauva lui et sa jeune amie des flammes de la prairie, et les emmena dans son wigwam, au milieu des montagnes. Il r�p�ta les questions qu'il leur adressa alors et les r�ponses qu'ils lui firent. L'accus� lui avait affirm� que sa femme �tait morte d'un h�r�syp�le, � St. Jean Deschaillons, et qu'elle �tait enterr�e dans le cimeti�re de la paroisse; qu'il �tait mari� avec cette jeune fille et ne voulait point s'en s�parer; que cependant il avait fini par avouer que le mariage n'avait pas �t� c�l�br� encore et que la jeune fille �tait sa ma�tresse. Alors dit le t�moin, je lui d�fendis de vivre plus longtemps avec elle, et je pris la r�solution de renvoyer la jeune fille dans son pays, d�s qu'il se pr�senterait une occasion. L'accus� se montra soumis. Des voyageurs canadiens pass�rent vers le m�me temps et je leur confiai la jeune fille. Ma femme aussi partit alors avec une jeune enfant.... La voix du sioux trembla l�g�rement. On vit qu'il faisait un effort pour refouler une �motion profonde. Il s'interrompit un moment et baissa la t�te comme pour se recueillir. Il reprit ensuite. --Les malheurs qui suivirent ne regardent que moi, ce n'est point le lieu de les r�p�ter ici. Je dus, pour �chapper � la mort, fuir ma tribu. Je n'avais plus qu'� pleurer sur ma femme indignement massacr�e par les sioux, et sur la perte de mon enfant morte avec sa m�re, sans doute. Je m'�loignai de mes ch�res montagnes. Deux ans apr�s je rencontrai l'accus� � Los Angeles. Il niait toujours avoir tu� sa femme. Plus tard, je gagnai les pays espagnols de l'Am�rique du Sud. Je cherchais les parents de ma m�re. Je ne revis plus Sougraine, jusqu'au jour o� je le rencontrai � l'auberge du Loup Garou, il y a quelques semaines. Je ne le reconnus pas alors, mais depuis j'ai pu constater son identit�. Je le reconnais bien maintenant. Les p�rip�ties du proc�s n'�taient pas finies. Les curieux en auraient pour leur temps perdu, cette fois, et l'on en parlerait longtemps de l'affaire Sougraine. L'audience avait �t� suspendue, mais la foule �tait rest�e l�, entass�e dans la vaste pi�ce, aimant mieux respirer l'air chaud et vici� qui la remplissait, que de perdre un mot des t�moignages. Au reste, dans un t�te � t�te entre le prisonnier � la barre et son d�fenseur, on avait surpris une parole qui piquait la curiosit�. --On va le faire venir... Il faut qu'il vienne, avait dit l'avocat... --Quel peut �tre ce t�moin? C'�tait la question que chacun se faisait. A la reprise de l'audience, au milieu d'un calme solennel, l'huissier appela: --Louis Vilbertin! Il y eut un d�sappointement. On comptait sur un nom nouveau, inconnu, improbable... et c'�tait le gros notaire que tout le monde connaissait. Il roula lentement vers ce qu'on appelle vulgairement la bo�te aux t�moins. Il s'essuyait le front avec son mouchoir. En marchant il pensait: --Qu'avait-il besoin de me d�ranger ainsi? Est-ce que je vais le sauver? Et puis, c'est cruel de me forcer � m'avouer publiquement son fils... Il embrassa l'Evangile, comme il e�t embrass� n'importe quoi. --Votre nom est Louis Vilbertin? demanda la greffier. --Mon vrai nom est Louis Sougraine, r�pondit le notaire, d'une voix ferme, un peu irrit�e; je suis le fils de l'accus�. Il bravait l'opinion. --Le fils de l'accus�! ce mot s'�chappa de toutes les bouches... Ce fut un murmure sourd qui couvrit un instant la parole des avocats. --Nous demeurions, il y a vingt trois ans, � Notre-Dame-des-Anges. La famille se composait de mon p�re, de ma m�re, de mon fr�re et de moi-m�me. Nous sommes partis de l� avant l'hiver, en canot, suivant le cours de la rivi�re. Nous nous rend�mes � Ste Anne, sur la gr�ve, et de l� � St. Jean Deschaillons. L�, mon p�re et ma m�re se battirent. C'�tait le soir, sur le bord de l'eau. C'est mon p�re qui commen�a la querelle. Il voulait avoir son _capot_ que ma m�re avait mis sur ses �paules pour se garantir du froid. Il battit la d�funte � coups de poings et d'aviron et la jeta � terre dans les branches. Ma m�re lui demandait de ne pas la tuer et elle pleurait. La querelle a bien dur� une heure. Le prisonnier lan�a aussi des pierres � ma m�re. Elle paraissait souffrir beaucoup. J'ai vu du sang sur elle.... Nous sommes partis pour traverser le fleuve, mon p�re, mon fr�re et moi.... ma m�re est demeur�e sur la gr�ve. Mon p�re ne voulut pas la laisser embarquer. Il la mena�a avec une branche. Apr�s notre d�part elle est rest�e assise sur le sable et elle pleurait. Dans la travers�e mon p�re nous a dit qu'il nous tuerait si nous rapportions ce qu'il avait fait. Le temps �tait noir. Le prisonnier nous a conduits � une maison o� nous avons couch�. Puis nous avons gagn� B�cancour. Mon p�re nous a laiss�s chez mon oncle Pierre-Antoine, et je n'ai jamais revu ma m�re. R�pondant ensuite � M. Lemieux, il continua: --En traversant la rivi�re ma m�re a menac� de faire verser le canot. Avant de partir de Sainte Anne elle avait envoy� mon p�re acheter de la boisson. Elle but du whisky avant d'embarquer et aussi pendant la travers�e, si je me rappelle bien.... Il y a longtemps de cela. Elle but, je crois, ce qui restait dans une premi�re bouteille... Peut-�tre un demiard... C'est l'id�e qui m'est rest�e. Cependant mon p�re avait bu plus qu'elle... Plusieurs dirent: --Le gros notaire ne tient pas � sauver son p�re... Et d'autres: --On dirait qu'il veut �tre le fils d'un pendu... Le notaire, sous les questions press�es de M. Lemieux, soufflait, haletait, s'�pongeait... puis se contredisait. --Mon p�re, avoua-t-il, pria la d�funte de lui hacher du tabac. C'�tait dans le canot, en traversant. Elle consentit, se mit � la besogne, puis cessa tout � coup.... La querelle commen�a alors.... Ma m�re voulut faire chavirer le canot, comme je l'ai dit, et l'accus� la supplia d'avoir piti� de nous, ses enfants... mon d�funt fr�re et moi... Elle donna un coup d'aviron � mon p�re... Rendus sur la gr�ve elle le frappa avec un couteau... C'�tait pour se d�fendre... Ils se battaient. Mon p�re n'avait pas de couteau, pas de b�ton, non plus.... Si je me souviens bien.... Mon p�re alluma un feu sur la gr�ve pour nous r�chauffer et pr�parer des aliments. Il demanda � ma m�re de venir manger avec nous...... Elle refusa. La querelle �tait termin�e. Lorsque nous f�mes sur la gr�ve de Batiscan, apr�s avoir travers� le fleuve, mon p�re fit un petit feu et nous nous couch�mes tout au pr�s... Mon p�re nous avoua, � mon fr�re et � moi, qu'il avait du regret d'avoir ainsi abandonn� sa femme, seule, dans l'�tat o� elle se trouvait.... Il remonta alors dans le canot.... et fut absent pendant quelques heures... Nous cr�mes qu'il allait la chercher.... Il revint seul.... Il �tait triste... Il dit qu'il l'avait trouv�e morte et que dans la crainte d'�tre soup�onn� ou inqui�t� il l'avait tra�n�e � la rivi�re... Vilbertin se retira. Il avait des sueurs aux tempes et des rougeurs sur les joues. On entendit comme un soupir de soulagement qui montait de tous les coeurs. Les choses devaient s'�tre pass�es ainsi. Il �tait raisonnable de le supposer. Un t�moin, M. L�on Deveau, de Batiscan, vint dire qu'il n'y avait pas de trace de feu sur la gr�ve o� s'�tait arr�t� le prisonnier, et laissa croire que Vilbertin venait d'inventer une petite histoire pour sauver son p�re. Il y eut un malaise soudain. Mais le d�fenseur de l'accus� ne se tint pas pour battu. --La gr�ve est-elle large chez-vous? demanda-t-il au t�moin. --Oui, monsieur, r�pondit celui-ci, joliment large. --Et la mar�e s'avance loin? --Oui monsieur, assez loin. --A-t-elle pu couvrir l'endroit o� s'est arr�t� l'accus�, et faire dispara�tre ainsi toute trace de feu?... --Certainement, reprit le t�moin. --Alors, fit l'avocat triomphant, il n'est pas �tonnant que vous n'ayez vu nulle trace du feu allum� par le prisonnier; c'est le contraire qui e�t �t� surprenant... Une mer passant sur un feu sans l'�teindre... Un rire bruyant courut dans la vaste salle. XV Un homme qui n'avait pas �t� peu surpris en voyant un huissier entrer chez lui, c'�tait monsieur D'Aucheron. Il pensa d'abord que Vilbertin le l�chait, comme on dit en termes d'affaires, et que la d�gringolade allait commencer. Apr�s tout, s'il fallait tomber, autant valait que ce f�t aujourd'hui que demain. La pens�e d'un mal qui vous menace est souvent plus am�re que le mal lui-m�me. L'imagination grossit le mauvais comme le bon. C'est un verre qui nous montre souvent les choses sous un faux aspect. --Un subpoena, monsieur D'Aucheron, avait dit l'huissier en saluant avec la gravit� que comporte le m�tier. --Un subpoena? fit M. D'Aucheron, qui eut envie d'�clater de rire, tant il avait eu peur. --Oui monsieur, pour madame. --Pour madame D'Aucheron? Mais, tonnerre! au sujet de quelle affaire? --L'affaire Sougraine, monsieur D'Aucheron.... --Hein! l'affaire Sougraine? voil� qui est dr�le. O� va-t-on chercher les t�moins maintenant? Qu'est-ce qu'elle conna�t de cette affaire, ma femme? Cependant le souvenir du myst�re qu'il avait essay� de d�brouiller depuis quelque temps, myst�re o� sa femme, le notaire et Sougraine paraissaient se comprendre parfaitement, lui revint � l'esprit. De grosses gouttes de sueurs perlaient sur son front. Il comprit que tout allait �clater. L'Huissier s'�tait retir�; il se rendit � la chambre de sa femme. --Madame, dit-il avec un accent grave et solennel, lui tendant le papier l�gal d'une main qui s'effor�ait de ne point trembler, on vous appelle comme t�moin dans l'affaire Sougraine--une affaire vieille de vingt trois ans--dites-moi donc, s'il vous pla�t, ce que vous connaissez de cette affaire. Madame D'Aucheron poussa un cri. --T�moin! moi, t�moin! et elle s'affaissa sur sa chaise. L�ontine accourut. Implacable, M. D'Aucheron se tenait l�, debout devant elle. Il �tait r�solu d'en finir. --Madame, dites-moi, je vous prie de quelle fa�on vous avez �t� m�l�e � l'affaire Sougraine?... L�ontine � son tour jeta une clameur, mais elle ne faiblit pas. --Pauvre m�re, dit-elle, c'est donc fini; tout est connu, et elle se prit � pleurer � chaudes larmes.... --Tout n'est pas connu, r�pliqua M. D'Aucheron, mais j'ai le droit de tout savoir, et je veux que l'on parle ici avant d'aller parler � la cour... Il passa le subpoena � Mademoiselle L�ontine qui lut � travers ses pleurs.... --Pauvre m�re! reprit-elle! pauvre m�re! comme elle va souffrir!.... --Eh bien! mademoiselle, parlez donc, s'il vous pla�t, si votre m�re ne veut ou ne peut pas le faire, dit monsieur D'Aucheron, impatient�. --Mon p�re, dit-elle d'une voix pleine de douceur, de pri�res et de larmes, ayez piti� de ma malheureuse m�re... soyez mis�ricordieux. D'Aucheron tremblait. Il voyait bien que tout s'�croulait autour de lui, et que sa vie �tait � jamais empoisonn�e. Il n'osait plus parler. Il �coutait maintenant, le front courb�, l'arr�t terrible qui le condamnait � la honte et � la souffrance pour le reste de ses jours. --Ma m�re, votre femme... reprit L�ontine au milieu de ses sanglots... c'�tait.... --C'�tait? --Elmire Audet! --Elmire Audet! s'�cria monsieur D'Aucheron, en se cachant le visage dans ses mains. Malheureux que je suis! --Piti�! pardon! criait L�ontine. --Malheureux que je suis! r�p�tait toujours D'Aucheron. Et il aurait voulu pleurer. La rage et la douleur l'�touffaient. Il sortit marchant vite comme un homme press� d'arriver, et cependant il ne savait o� il allait. Ceux qui le rencontr�rent s'aper�urent qu'il n'�tait pas comme de coutume et se d�tourn�rent pour le regarder. Il passa devant l'�glise du faubourg St. Jean et lui qui se vantait de ne pas importuner le Seigneur, et de ne jamais prendre la place des autres, dans les �glises, il s'en alla tomber � genoux devant les saints tabernacles. C'est que les grandes douleurs ram�nent � Dieu, et que les hommes profond�ment infortun�s sentent bien que le secours ne peut pas leur venir des hommes. Il demeura longtemps, l�, sur le parquet, la t�te baiss�e, les mains jointes, et criant vers Dieu. Le p�re Duplessis se trouvait � l'�glise; c'�tait l'heure de sa visite au St. Sacrement. --Il devait en �tre ainsi, pensa-t-il. Le retour � Dieu ou le suicide. Quand D'Aucheron sortit il le suivit. --Mon cher ami, commen�a-t-il, � quelque chose malheur est bon. Vous perdez beaucoup mais vous gagnez davantage. Au reste, songez-y bien, il n'y a pas de quoi se jeter � la rivi�re, s'il y a raison de se jeter dans les bras de Dieu. --Connaissiez-vous mon malheur? demanda monsieur D'Aucheron. --Je le soup�onnais. Madame D'Aucheron �tait mademoiselle Elmire Audet. --H�las! qui l'aurait pens�? --Mademoiselle Elmire Audet, tout enfant, a fait une faute mais elle s'est repentie; elle est devenue une excellente femme. Ce n'est pas la premi�re fois que cela arrive, ce ne sera pas la derni�re non plus, h�las! soyez-en s�r. D'Aucheron s'�tait attendu � bien des m�comptes, � des revers, � des insucc�s, mais il ne se doutait nullement que l'orage viendrait de ce c�t�. Ce qui l'affligeait surtout, c'�tait de passer sous la dent venimeuse de la m�disance. Il se sentait horriblement humili�. Il ne lui serait pas possible de se relever de ce coup et il serait oblig� de s'en aller vivre ailleurs. XVI Plusieurs t�moins furent appel�s encore pour prouver la culpabilit� de l'accus�, mais aucun ne put affirmer que ce ravisseur de jeunes filles f�t en effet le meurtrier de sa femme. Ils dirent, pour la plupart, que des querelles s'�levaient souvent entre Sougraine et sa femme et qu'ils prof�raient l'un contre l'autre des menaces de mort. Au reste, apr�s vingt-trois ans, les t�moins se faisaient rares et ne se souvenaient gu�re. Il y eut un mouvement extraordinaire dans la salle, et un murmure d'�tonnement passa sur la foule quand l'huissier audiencier appela le nom de madame D'Aucheron. Elle entra v�tue de noir et voil�e. L'huissier grossissant de plus en plus sa voix qu'il voulait rendre terrible, criait en vain: silence! silence! silence! Madame D'Aucheron pr�ta le serment d'usage. --Votre nom, madame, est Elmire Audet, n'est-ce pas? demanda le greffier, qui voulait lui �viter la honte de le dire elle-m�me. Elle r�pondit affirmativement, mais on ne l'entendit pas dans la salle, tant la surprise �tait grande. L'honorable M. Le P�cheur vint alors s'asseoir pr�s de l'avocat de la couronne et parut suivre la cause avec beaucoup d'int�r�t. Les gens remarqu�rent avec surprise le plaisir qu'il paraissait �prouver en voyant la souffrance du t�moin. Plusieurs s'en indign�rent. On fit raconter � madame D'Aucheron ses amours avec l'ab�naqui alors qu'elle �tait jeune fille, sa fuite de la maison paternelle, ses p�r�grinations nombreuses. Elle parlait bas et � chaque instant on la suppliait de parler plus haut. Ce n'�tait pas assez de raconter ses hontes, il fallait m�me les raconter � haute voix. La pudeur n'avait plus le droit de jeter son voile myst�rieux sur ces confidences. Souvent la pauvre femme h�sitait. Elle balbutiait des aveux qu'elle �tait tent�e de cacher. Elle n'avait que seize ans lorsqu'elle partit avec l'accus�. Elle le connaissait depuis deux ans d�j�.... --J'avais eu alors, depuis un mois environ, des relations avec le prisonnier, avoua-t-elle, et j'ignore si sa femme le savait. Nous sommes partis secr�tement. Nous avons pass� la premi�re nuit dans une grange, � St. Ubalde, et le lendemain, nous �tions � Batiscan. Il ne m'avoua la mort de sa femme qu'au lac M�gantic. Chez M. Deveau, � Batiscan, il me dit qu'elle �tait aux Trois-Rivi�res avec ses enfants. Il avait dit la m�me chose � ma m�re. Nous travers�mes le fleuve en canot, puis, nous nous achemin�mes, � pied, vers Richmond o� nous devions prendre le train. Il affirmait que nous allions � la recherche de sa femme... Dans la gare de Richmond j'entendis des gens qui disaient qu'un sauvage enlevait une jeune fille et qu'il fallait l'arr�ter. Je pr�vins Sougraine et il se cacha pendant quelques jours dans le bois. Puis, quand il revint nous part�mes pour nous rendre au lac M�gantic o� nous pass�mes huit jours, chez un monsieur Beaul�. Il nous dit alors que sa femme �tait morte... Il m'a parl� de la travers�e du fleuve qu'il avait faite avec sa famille. Il m'a dit que sa femme avait voulu faire chavirer le canot et qu'il l'avait suppli�e de le laisser rendre � terre pour l'amour de ses enfants. A terre, il pr�para le souper et pria sa femme de venir manger. Elle prit un aviron et le lui brisa sur le dos. Elle �tait ivre. Il est ensuite all� choisir du bois pour faire un aviron, apr�s avoir d�fendu � ses enfants qu'il avait plac�s sur une grosse roche, de suivre leur m�re quand m�me elle irait les chercher. A son retour les enfants lui dirent que leur m�re avait voulu les battre avec un b�ton, puis qu'elle s'�tait �loign�e en disant qu'ils ne la reverraient jamais. C'est lui qui m'a cont� cela. Nous avons continu� notre route vers les Etats-Unis. Transquestionn�e par M. Lemieux, elle r�pondit: Pendant que nous �tions au lac M�gantic, mon p�re est venu avec un autre homme pour me chercher. Il a donn� la main � tout le monde, � Sougraine comme aux autres. Il lui a demand� s'il avait objection � me laisser partir, et l'accus� a r�pondu que non. Lorsque mon p�re m'a demand� de retourner chez nous, j'ai refus� en disant que j'avais honte, que je serais montr�e du doigt comme une chienne.... Il y eut un mouvement de surprise... Le mot sonnait mal. On la regardait avec curiosit�. Madame D'Aucheron paraissait horriblement souffrir. Son regard avait quelque chose de vague et de hagard qui faisait mal; sa parole, tant�t vive et saccad�e, tant�t h�sitante et embarrass�e d�celait un grand trouble int�rieur. Il lui venait des rougeurs de honte sur les joues et aussit�t apr�s, des p�leurs d'effroi. Le substitut du Procureur lui demanda si le prisonnier ne lui avait jamais dit comment �tait morte sa femme. Elle se leva vivement: --Oui, monsieur, r�pondit-elle, et sa voix �tait vibrante, il m'a dit que cela lui ayant fait de la peine de l'avoir quitt�e seule sur la gr�ve, il �tait all� la chercher pour l'emmener avec ses enfants, mais qu'il la trouva morte �tendue sur le sable. Oui, je m'en souviens comme si c'�tait d'hier... monsieur le juge.... Qu'alors il l'a jet�e � l'eau pour �viter les pers�cutions... Vous comprenez? Il aurait �t� soup�onn�... Le monde est si m�chant... --C'est en effet bien possible... murmura-t-on de toute part, dans la salle. --C'est ce que tu m'as dit, Sougraine, n'est-ce pas? continua le t�moin, en se tournant vers le prisonnier. --C'est bien, madame, observa le juge, mais adressez-vous aux jur�s, s'il vous pla�t, non pas � l'accus�. --Je ne mens pas, monsieur le juge. J'avais oubli� cela dans mon premier t�moignage, parce qu'on ne me demandait rien. La m�moire me faisait d�faut. Maintenant je vois tout comme si j'y �tais. Il y a pourtant longtemps de cela... Elle se mit � compter sur ses doigts.... --Un, deux, trois, quatre, cinq--quatre fois cinq font vingt, et trois, font vingt-trois... Mon gar�on aurait vingt-trois ans.... --Elle est folle! madame D'Aucheron est folle s'�cria-t-on de toute part. Le juge la fit reconduire chez elle. Un vague malaise s'appesantit sur l'assistance, et chacun se sentit touch� de cette douloureuse destin�e. L'honorable monsieur le P�cheur pensait, lui: --Les voil� bien punis, les D'Aucheron, de leur insolence � mon �gard. XVII La d�fense n'ayant pas de t�moins � faire entendre, l'enqu�te fut d�clar�e close. M. Lemieux prit la parole, et, dans un long et habile plaidoyer, il d�molit pi�ce par pi�ce le raisonnement subtil de l'avocat de la Couronne. Il paraissait profond�ment �mu; sa voix un peu h�sitante d'abord, comme un flot qui cherche � rompre sa digue, prit peu � peu de la force et de l'ampleur. La vague devenait torrent.... On sentait des fr�missements passer sur la foule anxieuse. --Pourquoi, disait-il, pourquoi peindre sous des couleurs si terribles l'infortun� que voici? Il montrait Sougraine. Pourquoi lui pr�ter une malice qu'il n'eut jamais et des intentions dont le Seigneur seul peut conna�tre la droiture ou la perversit�?... Qu'il se soit fait aimer d'une jeune fille, et que cette infortun�e, dans son aveuglement fatal, ait pouss� la folie jusqu'� d�serter le foyer paternel et s'enfuir, avec lui, en pays �tranger, c'est possible, c'est vrai, mais cela ne prouve nullement qu'il soit un assassin. On pr�tend que la femme d�laiss�e le g�nait. On le pr�tend mais on ne le prouve pas. C'est elle-m�me, cette femme que l'on veut faire passer pour une victime touchante, c'est elle-m�me qui pria la jeune Elmire de venir demeurer sous la tente de son mari. Mais voyons donc ce qu'�tait la d�funte elle-m�me, voyons ce qu'elle faisait, ce qu'elle disait et d�duisons en les cons�quences naturelles. La logique n'est pas � d�daigner. Cette femme �tait adonn�e � l'ivrognerie, le plus odieux des vices et celui qui m�ne le plus souvent � la mort tragique et subite. Elle �tait grande, fortement constitu�e, d'une humeur maussade et querelleuse. Elle ne craignait pas de provoquer la col�re de son mari et savait se d�fendre de lui. Ne l'a-t-elle pas frapp� � coup d'aviron, pendant qu'ils traversaient le fleuve dans leur canot. En se livrant � une action aussi brutale, dans un pareil moment, au milieu des flots pr�ts � les engloutir, n'exposait-elle pas volontairement la vie de tous ceux qui se trouvaient dans la fr�le embarcation? Et ses enfants n'�taient-ils pas l�! De quel crime n'est pas capable une m�re qui expose de la sorte la vie de ses enfants?... Mais la vie, elle s'en souciait bien, elle. C'est la mort qu'elle appelait, la mort pour elle m�me et pour les autres. Ne l'a-t-elle pas cri�, dans sa rage insens�e. Je veux mourir, disait-elle, je veux me noyer. Elle �tait ivre. Elle but encore cependant, et, descendue sur le rivage, elle continua l'odieuse orgie commenc�e pendant la travers�e. Fatigu� de ces menaces, de ces plaintes, de ces clameurs qui montaient comme des impr�cations de l'enfer, et jetaient dans l'�tonnement les habitants des c�tes voisines l'accus� se rembarqua seul avec ses enfants. Il avait pardonn� � sa femme cependant, puisqu'il l'avait pri�e de venir partager avec lui son modeste souper. La femme d�laiss�e se livra, dans son d�sespoir, � des fureurs nouvelles, redoubla ses g�missements et ses blasph�mes, s'avan�a, chancelante, sur le sable de la gr�ve, et tomba d'�puisement sur le sol glac�. L�, les �motions trop violentes, la col�re, la crainte, et surtout l'action des alcools, le froid de l'atmosph�re et l'humidit� du sol, venaient de lui porter un coup funeste. Le cerveau s'�tait enflamm�, peut-�tre, ou le coeur s'�tait paralys�. La mort qu'elle avait invoqu�e tout � l'heure vint tout � coup la chercher... Ce n'est pas du roman que je fais, messieurs, les choses ont d� se passer ainsi. L'accus�, dont le caract�re est doux, �prouva bient�t des remords et regretta d'avoir abandonn� sa femme dans le triste �tat d'�bri�t� ou il l'avait laiss�e. Et puis, il n'�tait pas sans �prouver certaine crainte assez l�gitime. Si elle venait � mourir l� bas, pensait-il, on me soup�onnerait peut-�tre de l'avoir tu�e. On sait que j'ai d�barqu� sur cette rive et que j'en suis reparti soudainement, le soir, sans elle. Les apparences seraient contre moi. Le pr�jug� na�trait vite, et je serais peut-�tre condamn�. Il est arriv� que des innocents aient �t� ainsi trouv�s coupables... Je vais aller la chercher. Il partit seul dans son canot, et quand il atteignait la rive sud, il r�gnait partout un silence lugubre. Il appela, rien ne r�pondit � son appel.... rien que les �chos des rochers. Il marcha vers l'endroit o� il avait quitt� la malheureuse cr�ature. Rien encore. Elle a peut-�tre essay� de se rendre aux maisons de la c�te, se dit-il, et il se dirigea vers les hauteurs. Alors il l'aper�ut couch�e dans les broussailles. Il crut qu'elle dormait et voulut l'�veiller. Elle ne se r�veilla pas. Elle dormait du sommeil qui n'a pas de r�veil ici bas. Il fut effray�, an�anti. On va dire que je l'ai tu�e.... que faire? Il �tait hors de lui, et ne pouvait rassembler ses id�es. Il aurait voulu r�fl�chir froidement, ne f�t-ce qu'une minute, et son trouble augmentait toujours. La faire dispara�tre, c'est tout ce qu'il trouva au milieu du tourbillon des pens�es diverses qui l'agitaient. Il d�tacha machinalement la corde qui lui ceignait les reins, la passa en fr�missant autour du cou de la morte et, tra�nant le lourd fardeau, il se dirigea vers le fleuve. C'est mal, pourtant ce que je fais-l�, pensait-il, mais il ne pouvait s'emp�cher de marcher. Et le cadavre suivait, glissant avec son bruit mat sur la gr�ve rocailleuse. Il l'attacha � l'arri�re de son canot et se mit � ramer avec ardeur, se h�tant d'achever cette horrible t�che. Derri�re le canot, le cadavre roulait et creusait un sillage lugubre qui s'effa�ait bient�t. Au milieu du fleuve il d�tacha la corde et la morte descendit lentement, creusant la vague qui se referma bient�t sur elle comme le couvercle d'un tombeau. Il reprit sa rame. Alors une pens�e, comme une lame aigu�, traversa son esprit. --Ma ceinture!... Malheur! Il venait de comprendre les suites terribles que pouvaient avoir cet oubli... Il �tait trop tard. Il n'y avait plus qu'� attendre le hasard des �v�nements, la sagesse des hommes, ou la justice de Dieu. Il fut longtemps plein de tristesse et puis, afin d'�viter les dangers d'une accusation redoutable dont il serait toujours difficile de se laver, il s'en alla vers des r�gions lointaines. Il eut tort de ne pas avouer franchement les causes de la mort de sa femme et les circonstances dont elle fut environn�e. La franchise est encore la meilleure d�fense d'un accus�. Mais quand on conna�t le caract�re timide et craintif du sauvage, l'id�e �trange qu'il se forme de nos tribunaux, son horreur instinctif de la prison, son effroi de tous ces appr�ts solennels de la justice, on n'est pas surpris de le voir se compromettre par des explications inexactes... C'est l� l'histoire vraie du crime de Sougraine, et qui se d�duit naturellement des t�moignages rendus. Un murmure approbateur accueillit les paroles du jeune avocat. Alors M. Amyot se leva � son tour. On �tait avide de voir comment il r�tablirait l'accusation et pourrait d�truire l'effet produit par son habile confr�re. On le savait un redoutable jouteur aux luttes de la parole. Il repassa, en les commentant les t�moignages que l'on venait d'entendre et s'�cria en terminant: --L'accus� voulait vivre avec la jeune fille qu'il avait introduite sous sa tente, contre la morale et la justice, mais la pr�sence de l'�pouse l�gitime devenait un embarras, et il fallait qu'elle dispar�t. En effet elle dispara�t, et d�sormais le bonheur coupable ne sera plus troubl�. Elle dispara�t, mais Dieu qui se joue des projets des hommes, veut qu'un jour, longtemps apr�s le crime, � trente lieues de l'endroit o� pour la derni�re fois les accents plaintifs de la victime ont �t� entendus, on trouva sur le rivage un cadavre que la vague y avait apport�. Une corde est nou�e autour du cou bleu�tre de ce cadavre sans nom qui vient l'on ne sait d'o�..... ce cadavre c'est celui de la femme de l'accus�, cette corde qui lui serre le cou, c'est une corde qui servait de ceinture � l'accus�. La derni�re fois qu'ils ont �t� vus, la victime et l'accus�, ils �taient ensemble. Ils burent, s'injuri�rent et se battirent odieusement.... L'homme, le mari infid�le partit, mais il revint seul, au milieu de la nuit... Que se passa-t-il alors entre la femme d�laiss�e et lui, dans les t�n�bres, sur les rivages d�serts?... Ce cadavre retrouv� avec une corde au cou trahit le secret des ombres et r�v�le un crime qui demande un ch�timent! Sougraine �couta, la t�te basse, cet appel � la vengeance des hommes. Tout le monde le regardait pour deviner ce qui se passait en lui. Le juge s'obstina � voir un crime o� il n'y avait peut-�tre qu'un accident, et son adresse porta quelque peu le trouble dans l'esprit des jur�s qui se retir�rent pour d�lib�rer. Ils pass�rent la nuit en discussion. Le lendemain, � l'ouverture de la s�ance, ils dirent qu'ils s'accordaient et l'huissier les introduisit dans leur tribune. Tous les yeux se fix�rent sur eux avec une intensit� br�lante. Il y avait un serrement de coeur presque douloureux dans cette foule anxieuse. On cherchait � deviner sur la figure de ces hommes qui tenaient dans leurs mains la vie de leur semblable, le jugement solennel qui allait �tre rendu. L'accus� aussi regardait ses juges, et son oeil m�lancolique �tait suppliant comme une pri�re. Il s'effor�ait de ne point trembler et pourtant un frisson courait de temps en temps sur tout son corps. Les jur�s furent compt�s et appel�s par leur nom. Le silence devint profond. --Le prisonnier � la barre est-il coupable ou non coupable du crime dont il est accus�? fit la voix solennelle du juge. XVIII Madame D'Aucheron rentra chez elle en chantant. L�ontine qui attendait son retour � la maison, se leva vivement et courut au devant d'elle. Elle crut d'abord que tout avait tourn� pour le mieux, et que sa m�re �tait v�ritablement au comble de la joie. Elle reconnut bient�t son erreur. La malheureuse femme fit quelques pas en cadence, puis �clata de rire. Elle rit longtemps de ce rire nerveux, h�b�t� qui fait tant de mal � entendre. Alors L�ontine se mit � pleurer. Elle devinait un nouveau malheur. La pauvre folle se regarda dans une glace et, apr�s avoir salu� son image, se mit � lui parler. --C'est toi qui es Elmire Audet, dit-elle; une belle coureuse, en v�rit�, une belle fille, oui, qui rougit de sa m�re et ne veut pas la faire manger � sa table. Tu seras punie, un jour, et c'est moi, madame D'Aucheron, moi la riche, la belle madame D'Aucheron, qui t'apprendrai � courir les bois... Ne raisonne pas! Insolente, tu te moques de moi! tu r�p�tes mes paroles, comme un perroquet, tiens! attrape!... Et, du revers de sa main, elle frappa d'un vigoureux coup la glace qui tomba en �clats sur le tapis soyeux. L�ontine tout effray�e appela. Monsieur D'Aucheron qui se trouvait dans une pi�ce retir�e n'avait rien entendu. En entendant la cri pouss� par L�ontine il se pr�cipita vers le salon. Sa femme ne le reconnut point. Elle regardait sa main ensanglant�e. Elle s'�tait bless�e en frappant la glace. --C'est vous, monsieur qui m'avez mordu, dit-elle, et elle se pr�cipita sur lui. Il voulut lui parler avec douceur pour la calmer. Rien n'y fit: elle s'irritait de plus en plus et vocif�rait des paroles incoh�rentes. Il tenta de l'intimider et la poussa violemment sur un fauteuil. Elle se releva comme une tigresse et, ne pouvant l'atteindre parce qu'il se mettait � l'abri derri�re les meubles, elle d�chira ses v�tements en lambeaux. Alors, un sentiment de pudeur, le dernier qui meurt chez la femme, lui revint tout � coup et elle se cacha derri�re une porte. La servante avait couru chercher du secours. Des voisins arriv�rent. Ils triomphaient peut-�tre au fond du coeur, mais ils paraissaient fort touch�s de ce qui se passait. Madame D'Aucheron fut enferm�e, les mains solidement li�es, et des Soeurs de Charit� vinrent en prendre soin, en attendant qu'on la conduis�t � l'hospice des ali�n�s. XIX Les jur�s avaient r�pondu "non coupable" et Sougraine, mis en libert�, �tait sorti au milieu des applaudissements de la foule. Le peuple, naturellement honn�te et droit, a toujours peur de voir la justice humaine faire fausse route, et l'innocent subir la peine due au coupable. Il veut que l'accus� soit �largi lorsque le crime n'est pas irr�vocablement attest�. Sougraine fut pendant quelques jours comme abasourdi par la commotion qu'il avait �prouv�e. A la prostration succ�da je ne sais quel r�veil joyeux, comme un rayon de soleil apr�s l'orage. Il est si bon de se sentir plein de vie apr�s avoir vu le fossoyeur chercher l'endroit o� il creuserait notre fosse! de n'avoir plus rien � redouter de ceux-l� m�mes qui pouvaient nous perdre d'une seule parole! de dire que l'on a, comme les autres, sa place au soleil, et que personne n'osera nous d�ranger. Il reparut donc, le vieil ab�naqui, heureux et triomphant, dans nos rues encore pleines de rumeurs. Tout la monde le regardait avec curiosit�. On se d�tournait pour le voir marcher de son pas lent et mesur�, le corps l�g�rement pench� en avant, avec ce balancement l�ger commun � l'homme des bois et � l'homme de la mer. Lui, il �laborait un nouveau projet. Il voulait avoir sa fille, mademoiselle L�ontine, car il la croyait bien son enfant. Il la donnerait ensuite � qui il voudrait. Rien n'appelle le succ�s comme le succ�s. Il venait d'�chapper � l'�chafaud, il ne devait pas s'arr�ter en si beau chemin; la fortune allait devenir son esclave. Il se le promettait. La chance grise comme la d�veine, et fait faire les m�mes folies. Le notaire paraissait d'une gaiet� folle depuis quelques jours. Il fredonnait, chantait presque sans cesse dans son �tude ordinairement si calme. Il serrait la main � ses clients, leur racontait des anecdotes pour les faire rire, les laissait sortir sans les faire payer plus que de raison. Et puis, par moments il s'arr�tait, la figure enflamm�e, l'oeil ardent, la bouche entr'ouverte voluptueusement. Il voyait quelque chose de divin, que personne ne pouvait deviner. Une forme svelte, gracieuse, pleine d'amoureuses provocations, se balan�ait dans un rayon de lumi�re devant lui, comme une feuille de rose sur le souffle qu'elle parfume. Il voyait L�ontine. Qui l'emp�cherait d'�tre � lui, maintenant? La Longue chevelure n'�tait plus � craindre; le jeune ministre jouait le r�le d'un ennemi, presque d'un pers�cuteur; le m�decin Rodolphe ne serait pas de force � lutter, le voul�t-il; mais il n'oserait pas, ce jeune homme sans fortune, affronter le scandale et se marier avec une fille �lev�e par une coureuse de sauvages. Il triomphait de cet effondrement pitoyable de la famille D'Aucheron; il allait �difier son bonheur, sur ces ruines qu'il avait d�sir�es. Il fr�missait, et ses l�vres charnues jetaient des souffles de feu... --D�s qu'ils apprirent le malheur qui �tait venu fondre sur L�ontine, leur amie, Rodolphe et sa cousine se h�t�rent d'accourir. L'entrevue fut des plus touchantes et des plus douloureuses. Les deux jeunes fianc�s, dans cette immense affliction, ressentirent le besoin de se rapprocher davantage, de s'unir plus intimement. Quand l'ouragan se d�cha�ne sur la prairie, les petits oiseaux cherchent un refuge dans l'arbre voisin et se serrent l'un contre l'autre, sur la branche feuillue que le souffle imp�tueux agite et d�pouille. Vilbertin tout � sa passion, fit de nouvelles ouvertures � son ami D'Aucheron. Mais celui-ci, depuis qu'il s'�tait agenouill� dans l'�glise, sous la main de Dieu qui le ch�tiait, ne voyait plus le monde comme auparavant. Toute chose lui paraissait vaine et rien ne le touchait plus. Il se reposait dans l'indiff�rence, en attendant peut-�tre qu'il se lan��t avec une nouvelle ardeur dans une autre direction. Il ne se souciait plus d'imposer ses volont�s � la jeune fille ni d'intervenir dans ses amours. Vilbertin le mena�a. --Tout m'est �gal, maintenant, r�pondit D'Aucheron. La ruine mat�rielle n'est rien � c�t� de l'autre. Vilbertin ne l�cha point prise. Rien n'est tenace comme un jeune amour dans un coeur vieux. Il imagina un moyen qu'il crut irr�sistible pour obtenir la jeune fille et devenir le ma�tre de ses destin�es. Il dit � Sougraine son p�re. --Mademoiselle L�ontine est votre fille, n'est-ce pas? --Je n'ai pas de preuves certaines, mais madame D'Aucheron me l'a donn� � entendre: --Vous allez la r�clamer; je paierai les frais. Adressez-vous aux tribunaux. Allez trouver D'Aucheron d'abord, et demandez-lui d'�tre raisonnable. S'il refuse pas de piti�. Je le ruine. Il me doit tout ce qu'il poss�de. Quand il n'aura plus d'argent, et en cons�quence plus d'amis, il ne sera plus en �tat de supporter les frais d'un proc�s et sera condamn� d'avance. Sougraine, sans se demander pourquoi, fit comme le voulait le notaire, son fils. Mais il rencontra une r�sistance absolue de la part de M. D'Aucheron. Alors il revendiqua publiquement mademoiselle L�ontine comme sa fille. Ce fut un nouvel app�t jet� � la curiosit� publique. Les journaux promirent � leurs lecteurs de les tenir au courant de l'int�ressant proc�s. On se disait cependant: --Comment cela se fait-il? madame D'Aucheron, dans son t�moignage, a parl� d'un gar�on, et non pas d'une fille.... Il est vrai que la folie commen�ait.... Mademoiselle L�ontine �tait tomb�e dans une profonde m�lancolie. Elle n'osait plus sortir car la honte de celle qui lui avait servi de m�re retombait sur sa t�te. Elle songeait � mourir. Oh! la, mort, comme elle est douce et bien venue parfois!.... Elle songeait aussi � entrer au couvent. Une autre mort. La mort au monde et � ses plaisirs.... mais aussi � ses amertumes et � ses d�ceptions. Elle rentrerait au couvent pour s'y enterrer sous les vo�tes saintes o� l'on chante des cantiques � la louange du Seigneur, o� l'on prie avec ferveur, o� l'on pleure sans amertume. Il n'�tait pas raisonnable qu'elle f�t porter � un homme aim�, le poids de ses chagrins et de ses humiliations.... Non, cela serait un crime.... Le proc�s lui avait r�v�l� une chose �tonnante, mais qui la r�jouissait un peu: Le notaire Vilbertin �tait peut-�tre son fr�re.... Il ne la poursuivrait plus de ses amoureuses instances.... Elle fut effray�e de cette autre pers�cution qui la trouvait sans d�fense. L'homme en qui elle avait instinctivement plac� une confiance absolue, sans savoir trop pourquoi, la Longue chevelure, paraissait lui-m�me sans esp�rance et sans ressources. Les armes dont il comptait se servir pour frapper les ennemis de sa jeune prot�g�e, venaient de se rompre dans ses mains, et la victoire lui �chappait. Le vieil instituteur et sa pieuse femme conseillaient le couvent, comme le refuge naturel des �mes aimantes que le monde pers�cute et que le sauveur appelle � lui. D'Aucheron qui se trouvait seul et sentait le besoin d'�tre aim�, soutenu, encourag�, la suppliait de ne point l'abandonner. Au milieu de ces cruelles perplexit�s, battue comme une algue l�g�re par la fureur des flots, la jeune fille tournait souvent les yeux vers la retraite de l'amour pur et des �mes chastes. Le couvent lui envoyait des rayonnements mystiques qui l'�blouissaient, des bouff�es de parfums c�lestes qui l'enivraient. Elle y devinait une paix compl�te, inalt�rable. C'�tait le port calme et s�r apr�s la temp�te. Elle y verserait des larmes silencieuses en songeant � celui qu'elle aime... qu'elle aimera toujours... Dieu le permettrait, car il a aim� lui-m�me jusqu'� la mort. Bien des �mes vont � Dieu par la voie douloureuse; c'est la plus s�re. Elle irait � lui par cette voie. Elle demanda son entr�e chez les soeurs de la Charit�. Ses premi�res ann�es s'�taient �coul�es dans cette maison; elle y avait puis� les germes de ces douces vertus qui s'�panouirent ensuite au milieu des plaisirs du monde. Son retour sous le toit sacr� fut salu� avec joie. Ses adieux � Rodolphe furent longs, p�nibles, douloureux. Elle faillit un instant faiblir dans sa d�cision devant les vives instances du jeune homme. XX Cependant Sougraine faisait des recherches, s�rieuses pour prouver qu'il �tait le p�re de L�ontine. Il avait parfois des doutes dans la r�ussite, mais comme le r�sultat du proc�s ne pouvait le mettre dans une condition pire, il donnait t�te baiss�e dans l'aventure. Le notaire intenta une poursuite contre son ex-ami D'Aucheron, et la fortune surfaite du brasseur d'affaires s'�croula en un jour aux yeux du public �bahi. Le P�cheur se dit en apprenant cela: --Sapristi! je l'ai �chapp� belle... Le jour ne se faisait pas sur la l�gitimit� des pr�tentions de Sougraine, et Vilbertin commen�ait � craindre qu'il ne f�t plus possible de faire sortir la jeune fille du couvent o� elle venait de se r�fugier. Il entrait dans des fureurs subites � la pens�e de cette proie tant convoit�e qui lui �chappait. Son m�contentement se manifestait de mille mani�res, et les malheureux, qui avaient affaire � lui, se retiraient fort rudoy�s. Il se vengeait en multipliant les ruines autour de lui. Il voulait que tout le monde souffr�t, et le m�tier de bourreau lui r�v�lait des d�lices qu'il ne soup�onnait pas auparavant. Cependant la jeune postulante fut amen�e devant la cour pour rendre t�moignage de ce qu'elle connaissait. Elle �tait plus belle encore avec sa capeline blanche et sa robe de bure. Ses yeux toujours baiss�s ne laissaient gu�re apercevoir la rougeur que les pleurs avaient laiss�e apr�s la perte de son bonheur. Elle dut avouer que madame D'Aucheron, un jour, avait fait comprendre � Sougraine qu'elle, L�ontine, �tait leur fille � tous les deux. Apr�s cet important t�moignage, on crut que Sougraine avait gagn� sa cause. Un vieux pr�tre d'une paroisse �loign�e se pr�senta alors devant le juge. --J'ai vu par les journaux, dit-il, que l'on serait heureux d'avoir des renseignements sur un enfant n� l'on ne sait o�, d'une fille nomm�e Elmire Audet, il y a vingt trois ans. J'ai baptis� un enfant dont la m�re portait ce nom, et dont le p�re �tait un indien du nom de Sougraine. Voici le registre. Il y eut un grand murmure de surprise dans le palais d'audience. Le vieux pr�tre fut asserment� comme t�moin et l'extrait de bapt�me fut alors lu comme suit: Nous soussign� pr�tre, cur� de la paroisse de St. Jean d'Iberville avons ce jourd'hui, le 5 juillet 18... baptis� un enfant du sexe masculin, n� le m�me jour, d'une fille nomm�e Elmire Audet et d'un p�re inconnu. Parrain, Jean-Louis Martel. Marraine, Jeanne-Marie Lalibert�. Mais, M. le cur�, observa le juge, vous saviez le nom du p�re de l'enfant, puisque vous dites que c'est Sougraine, et vous ne l'avez pas enregistr� cependant. --Je ne le savais que par ou� dire.... La jeune fille perdit connaissance et devint folle. Elle venait des Montagnes Rocheuses. Ceux qui se trouvaient avec elle durent la laisser dans l'une de nos charitables familles et continuer leur chemin. Sa folie dura plusieurs mois. Quand elle fut capable de se lever, elle ne se souvenait plus de rien. Elle se rendit � Lowell, dans les Etats. Son enfant est rest� dans la maison o� il est n�. L'excellent citoyen qui l'a �lev� est ici, il rendra t�moignage si vous le d�sirez.... Alors le cur� s'�tant retir�, un beau vieillard � la barbe blanche, au sourire doux, se pr�senta. Il embrassa l'Evangile avec respect, apr�s l'avoir pris de sa main tremblante. Il d�clina son nom et dit: --J'ai �lev�, en effet, un enfant �tranger n� dans ma maison, comme M. le cur� vient de le dire. C'�tait un petit gar�on. Il y a vingt-trois ans de cela. J'avais dix autres enfants, mais n'importe! il lui fallait une place au soleil, � cet enfant. Puisqu'il �tait venu, il fallait voir pourquoi. Je l'ai fait instruire un peu. Il a fait son chemin. Il a pris mon nom qui n'est pas beau mais qu'on porte honn�tement. Il s'appelle Jean-Baptiste-Oscar Le P�cheur. L'honorable Oscar Le P�cheur, monsieur le juge... Il y eut un tel �tonnement dans la salle d'audience que, pendant dix minutes, toute proc�dure fut interrompue. Cependant cet incident mettait fin � la cause, et Sougraine, qui n'�tait pas le moins �tonn�, se proposa d'aller sans d�lai renouveler connaissance avec l'honorable ministre son enfant. XXI Le p�re le P�cheur s'�tait impos� une rude t�che en venant rendre t�moignage dans cette affaire Sougraine-D'Aucheron. Il n'avait jamais, avant ce jour-l�, r�v�l� � son fils le secret de sa naissance. Il fallait �viter l'humiliation � ce d�sh�rit�. Le jeune homme apprit de ses petits compagnons, cependant, cette chose p�nible que la charit� lui cachait avec soin. Les petits compagnons, dans leurs col�res d'un moment, sont d'implacables bourreaux. Ils l'appelaient: b�tard. Il demanda � ses parents ce que signifiait ce mot qu'on lui lan�ait, comme une fl�che ac�r�e, pour le braver. Il ne le sut pas d'abord. On lui donna des explications qui n'expliquaient rien du tout. Cependant il finit par le comprendre ce mot cruel, il finit par la savoir cette chose humiliante... Mais il ne connut jamais le nom des auteurs de ses jours. Il songeait maintenant, depuis qu'il �tait devenu un homme important, � retrouver sa m�re, si elle vivait encore. Il y mettait de la vanit�. Il pensait en souriant: Il faut qu'elle dise: � felix culp�.... l'heureuse faute que j'ai faite.... Le bonhomme Le P�cheur avait suivi le proc�s de Sougraine avec un int�r�t que l'on comprend ais�ment. Il s'�tait bien �mu du triste sort de madame D'Aucheron, mais il s'�tait r�joui de voir que son fils adoptif n'aurait rien � souffrir des scandaleuses r�v�lations. Il resterait inconnu. Il n'en �tait plus ainsi aujourd'hui; c'est l'enfant lui-m�me qu'on voulait retrouver, et, en face d'une erreur possible et d'une grande injustice en voie de s'accomplir, le brave homme n'h�sita plus. Il descendit � Qu�bec. Le jeune ministre fut enchant� mais surpris de le voir. Le bonhomme ne voyageait plus depuis des ann�es. Il demeurait tranquille au coin de son humble foyer, laissant rouler le monde d'orni�re en orni�re. --Quel bon vent vous am�ne, p�re? avait dit le ministre en serrant la main du vieillard. --Des choses s�rieuses, mon enfant... --Quoi donc?.... Venez-vous chercher une r�ponse � votre lettre de l'autre jour. En v�rit� j'ai tant d'occupations que j'oublie mes devoirs envers vous: Je vous prie de me pardonner... --Ce qui est fait est fait. Il faut affronter le p�ril, maintenant, et marcher droit au but. Au reste, tu n'es pas responsable de ta naissance, et l'on juge un homme d'apr�s son m�rite, aujourd'hui, non pas d'apr�s la valeur de ceux qui l'ont engendr�. --Je parie que vous venez me r�v�ler, sans que je vous le demande, le secret que vous m'avez toujours cach� lorsque je vous ai interrog�. --C'est vrai, mon enfant, c'est vrai, fit le vieillard tout tremblant. --Eh bien! parlez, je suis fort. Je puis tout entendre sans broncher. --J'en doute, mon enfant... j'en doute. --Vraiment! vous m'effrayez, parlez vite. J'aime mieux en finir tout de suite. --Eh bien! mon cher... ta m�re... �tait... Elmire Audet... et ton p�re, Sougraine l'indien. Le ministre bondit en jetant une clameur. --Si j'avais pu te voir plus t�t, ajouta le vieillard, ce qui nous afflige maintenant ne serait peut-�tre pas arriv�; mais il m'a �t� impossible de sortir la semaine derni�re. Je ne voulais pas faire �crire. Des lettres, �a parle � tout le monde; il n'y a qu'� les interroger. Puis, notre ma�tresse d'�cole est jeune; il faut respecter son ignorance... son innocence, je veux dire. Le jeune ministre n'entendait gu�re les r�flexions du p�re Le P�cheur. Il repassait dans son esprit les incidents qui s'�taient produits depuis quelques semaines, et regrettait la position qu'il avait prise � l'�gard de madame D'Aucheron. Il s'�tait veng� de sa m�re... Tout se f�t si bien arrang�, si mademoiselle L�ontine n'e�t pas tant fait la difficile. Madame D'Aucheron serait encore une femme respect�e. Sougraine aurait �t� facilement d�sint�ress�, moyennant finances, son prestige et sa fortune, � lui, n'auraient fait que grandir; il aurait continu� � recueillir les hommages et les f�licitations de tout le monde.... Au lieu de cela, la folie d'une femme qu'il devait reconna�tre publiquement pour sa m�re, la ruine financi�re d'un homme auquel il devait tous les �gards, et, sur le front de son p�re, la tache ind�l�bile que laisse toujours une accusation capitale... Et c'�tait � cause de Rodolphe Houde que tout cela arrivait... Il se rencontre donc des hommes qui nous apportent toutes sortes de calamit�s. Si on les connaissait d'avance il faudrait les �craser comme des vip�res. Quand on les devine ils nous ont mordu. Il sentait qu'il �tait injuste envers Rodolphe, mais dans son irritation il mettait un certain plaisir � d�chirer l'innocence. Tout � coup il se prit � rire. --Mais tout n'est pas perdu, fit-il. Personne encore ne sait le nom de mes parents, n'est-ce pas? --Je crois bien, en effet, que chez nous, personne, except� le cur�, ne se souvient du nom de ta m�re. --Alors pourquoi parleriez-vous? que venez-vous faire ici? retournez � la maison discr�tement et les choses vont s'arranger. Le monde ne s'en portera pas plus mal parce qu'il ne saura ni le nom de mon p�re ni celui de ma m�re. --Ecoute, mon gar�on, si tu �tais seul en cause on resterait muet. On comprend ais�ment qu'il ne serait pas l�gitime de briser une existence comme la tienne, de t'apporter, dans tous les cas, des d�boires et des humiliations pour satisfaire les caprices d'un homme qui t'a mis sur la terre, comme on jette une graine dans un champ �tranger, sans se soucier qu'elle germe ou p�risse, mais il y a une question de justice envers une autre personne: Il ne faut pas que mademoiselle L�ontine prenne ta place et boive le calice que tu refuses de boire... --Bah! des scrupules... On sait qu'elle est une enfant trouv�e, elle... qu'importe le nom de ses parents? --Le cur� est venu; il saurait toujours bien remplir son devoir, lui, si j'�tais assez l�che pour forfaire au mien. Le vieillard secouait ses longs cheveux blancs et des rayons de vertu indign�e illuminaient sa belle figure. --Alors, vite, que cela finisse. Puisque le calice ne peut s'�loigner de moi, je le boirai. Le jeune ministre passait vite d'un sentiment � un autre. Il �tait mobile comme une vague, malin comme un diable, capricieux comme un lutin. Il se rendit chez D'Aucheron pendant que son p�re adoptif se dirigeait vers le palais de justice. Il prenait les devants. Il dit en riant, � tous ceux qu'il rencontra, le secret qui lui faisait tant de mal. Personne ne voulut le croire. Il �tait anxieux de voir sa m�re. Il regrettait bien d'avoir �t� dur � son �gard et de s'�tre r�joui de son humiliation. La faute retombait sur sa t�te. Il est toujours mal de se r�jouir des malheurs des autres. On ne sait pas ce qui nous attend. S'il avait su qu'elle �tait sa m�re, il se serait mis entre elle et la main brutale du destin. Le soufflet n'e�t pas �t� pour elle. Enfin, il �tait trop tard et toutes les r�flexions, tous les regrets, tous les reproches ne serviraient de rien. Madame D'Aucheron le reconnut. Elle se portait beaucoup mieux; la crise �tait pass�e et le danger d'une folie irr�m�diable s'�loignait de plus en plus. Ceci avait lieu pendant le proc�s m�me, le dernier jour, au moment o� le p�re P�cheur rendait t�moignage. Personne ne connaissait donc encore le redoutable secret. Le jeune ministre �tait un peu dans l'embarras. Il ne savait pas s'il devait, par des phrases adroites, pr�parer madame D'Aucheron � la grande surprise qui l'attendait, ou se jeter dans ses bras en l'appelant sa m�re. Il la regardait fixement, doucement, et lui, toujours froid, l�ger, badin, sceptique, il sentait des larmes mouiller ses paupi�res... Une m�re, voyez-vous, ce n'est pas une femme comme une autre. Il y a dans son amour quelque chose qui n'est pas de la terre. --Vous pleurez, monsieur, dit madame D'Aucheron... vous avez donc du chagrin, vous aussi? --C'est de joie, r�pondit le jeune ministre... je ne suis plus orphelin... j'ai retrouv� ma m�re... --Votre m�re?... vous l'aviez perdue?... --Je l'ai retrouv�e, s'�cria-t-il, en enveloppant de ses bras la pauvre femme tout �tonn�e, c'est vous... c'est vous!... je suis l'enfant que vous avez mis au monde en revenant des Montagnes Rocheuses, � St. Jean d'Iberville, il y a vingt trois ans! Madame D'Aucheron poussa un cri, puis fondit en larmes... Monsieur D'Aucheron, qui entrait au m�me instant, vit le jeune ministre et sa m�re serr�s l'un contre l'autre dans un �troit embrassement... Il ne savait rien encore. Le sang reflua vers son coeur, il p�lit, la col�re s'alluma dans son �me. Il �tait arm�. --Mis�rables! s'�cria-t-il. Un �clair jaillit et le gar�on d'Elmire Audet roula sur les tapis soyeux, comme une fleur qui se d�tache de sa tige. Madame D'Aucheron se leva tout effray�e, toute d�sesp�r�e. Elle �tait belle � voir dans sa douleur de m�re... --Mon enfant! s'�cria-t-elle! mon fils!.... Vous me l'avez tu�!... Ah!... tuez-moi! tuez-moi, je vous en prie!... Puis elle se jeta sur le corps ensanglant� du jeune ministre, s'effor�ant de le rappeler � la vie, par les paroles les plus douces que les l�vres d'une m�re puissent prononcer... Il ne l'entendait plus; il �tait mort. D'Aucheron, terrifi�, regardait debout, immobile, le lamentable spectacle... Alors quelques amis se pr�sent�rent. Le proc�s venait de se terminer et ils accouraient annoncer � D'Aucheron que M. Le P�cheur �tait l'enfant de sa femme. Ils s'arr�t�rent stup�fi�s en face du tableau sanglant que pr�sentait le salon.... D'Aucheron raconta ce qui venait de se passer. Madame D'Aucheron criait toujours: --Mon enfant! mon fils!... ah! tuez-moi!... C'�tait vraiment une sc�ne � fendre l'�me, et tout le monde se mit � pleurer. On apprit dans la ville la mort tragique de l'honorable M. Le P�cheur en m�me temps que le secret de sa naissance... XXII Le printemps arrivait avec ses brises ti�des, ses vol�es harmonieuses d'oiseaux voyageurs, le murmure des eaux qui reprenaient leurs courses vagabondes, les �panouissements des boutons sur les branches, les effluves d'amour dans les airs ensoleill�s. La Longue chevelure songeait maintenant � retourner dans les lointaines contr�es d'o� il venait. Il irait revoir encore l'humble tombeau de sa femme dans les solitudes des Montagnes Rocheuses. Il voulut avant son d�part, se rendre � St. Raymond pour dire adieu � la maison hospitali�re de Rodolphe. Le jeune m�decin se livrait � l'�tude avec une ardeur de plus en plus grande. L'amour de la science, le d�sir de savoir, la noble ambition de prot�ger la vie de ses semblables le consolaient un peu de l'amour perdu et du bonheur envol�. Il cherchait l'oubli de sa peine dans le travail et le bien, comme d'autres le cherchent dans le mal et l'oisivet�. Madame Villor sentait ses forces revenir. Le printemps la ramenait comme il ram�ne tout. Un soir, tout � coup, elle recouvra compl�tement l'usage de la parole. Ce furent des cris de joie dans la famille. On remercia le Seigneur � genoux. La Longue chevelure entra un instant apr�s. Il leva les mains au ciel et poussa une exclamation de surprise en voyant la malade s'approcher et lui souhaiter le bon jour. --Dieu s'est montr� mis�ricordieux envers moi, dit-elle; il est juste, et c'est vous, sans doute, que sa bont� veut atteindre. Asseyez-vous l�, je vais vous parler de votre enfant. Leroyer se prit � trembler comme s'il e�t �t� saisi de frayeur. C'�tait la joie et l'esp�rance. --Vous le savez, continua Madame Villor, je suis la soeur de L�on Houde, l'un des voyageurs que vous avez autrefois arrach�s � la mort. Il fut bless� en d�fendant votre femme. Les sauvages jet�rent votre petite fille dans un torrent et lui, malgr� leurs clameurs et leurs fl�ches, il se pr�cipita et r�ussit � la sauver. Il l'apporta � son foyer. Il y avait une somme consid�rable dans les langes de l'enfant; il confia cette somme � un notaire de ses amis, pour qu'il la f�t fructifier. Elle fut perdue. Mon fr�re mourut peu de temps apr�s et sa femme le suivit aussit�t dans la tombe. La petite fille fut envoy�e dans un hospice. Ce fut le docteur Grenier, un ami de mon d�funt mari, qui se chargea de la conduire � Qu�bec et de la mettre entre les mains des soeurs de la Charit�. C'est-�-dire non, ce n'est pas lui-m�me qui la porta chez les Soeurs, mais un de ses parents, un homme de la plus haute respectabilit�, m'a-t-il assur�, alors, en toute franchise. Sachant la petite dans un couvent, sous l'oeil des bonnes soeurs et de Dieu, je n'ai plus eu d'inqui�tudes � son sujet et,... je dois l'avouer, je ne m'en suis pas occup�e davantage. Si j'avais su!... Si j'avais pu pr�voir!... Elle s'arr�ta suffoqu�e par les �motions. --Mon enfant! ma petite Estellina, disait la Longue chevelure, dans son transport, vais-je enfin la retrouver?... j'ai peur! j'ai peur qu'elle fuie encore, qu'elle fuie toujours, comme l'oiseau dont le nid a �t� d�truit par la foudre!... Et moi qui m'en allais d�sesp�r�!... Ah! mon �me a manqu� de confiance en Dieu.... Madame Villor alla prendre, dans une petite bo�te en fer blanc verni, un papier qu'elle remit au siou. --Un jour j'ai re�u ce billet, dit-elle, voulez-vous le voir? Leroyer prit le papier d'une main tremblante et se mit � lire: Madame, Vous �tes la soeur d'un homme qui fut mon ami, c'est � vous que je demanderai pardon, puisque cet homme et sa digne femme ne sont plus. Je serai bref, car mes forces s'en vont. Je vais mourir... je me meurs.... Les 5,000 dollars de la petite indienne n'ont pas �t� perdus, comme je l'ai faussement attest�; je les ai gard�s... j'ai charg� mon gendre de tout remettre � l'enfant, si on la trouvait, capital et int�r�ts. A l'enfant, ou aux siens, ou aux hospices de la charit�.... Voyez � ce que mes volont�s derni�res soient ex�cut�es. Mon gendre se nomme Louis Sougrain... que Dieu me fasse mis�ricorde!... Il n'y avait pas de signature. Un oubli du mourant. --Sougrain! Sougrain! disaient toutes les personnes.... Il faut que ce soit Sougraine, le notaire Sougraine.... Si c'�tait lui? Vilbertin?... La Longue chevelure regarda madame Villor d'une singuli�re fa�on. --Vous �tes d�sireux de savoir, devina-t-elle, si les volont�s du mourant ont �t� accomplies. L'h�ritier du notaire infid�le est parti pour les Etats-Unis peu de temps apr�s la mort de son beau-p�re. Il a m�pris� les pri�res du mourant. Il a gard� l'argent sans doute.... --Le notaire Vilbertin est riche, tr�s riche, observa Rodolphe.... Madame Villor reprit: --Au moment o� je me proposais de vous r�v�ler ce que vous venez d'entendre, j'ai re�u cet autre billet. J'ai eu peur, car la premi�re lettre n'�tant pas sign�e, ne pouvait me servir de preuve. La peur m'a caus� le mal que vous savez, et dont le Seigneur m'a enfin d�livr�e. Ce nouveau billet, c'�tait la lettre mena�ante que l'on a vue d�j�. Elle venait de Vilbertin. Il savait, le rus� notaire, que son beau-p�re avait �crit � la soeur de L�on Houde pour lui d�clarer ses derni�res volont�s et lui demander pardon. C'est cet �crit que le mourant lui avait montr�. Il croyait bien faire, il donna l'�veil au coquin qui laissa le pays imm�diatement. --Il est certain, dit Rodolphe, que Sougrain, Sougraine et Vilbertin ne sont qu'une seule et m�me personne. Allons le voir. Le mis�rable, il faudra bien qu'il parle. --C'est vrai, soupira la Longue chevelure, mais tout cela n'a rapport qu'� l'argent et m'int�resse peu. C'est mon enfant que je veux retrouver.... ma pauvre Estellina! XXIII Le m�me jour une voiture s'arr�tait � la porte de l'�tude de ma�tre Vilbertin. Le cheval �tait essouffl�, chaud, envelopp� d'une bu�e de vapeur ti�de. Il avait d�vor� le chemin. C'est que Rodolphe et la Longue chevelure avaient h�te d'arriver. Le notaire ouvrait la porte pour mettre dehors son ex-ami D'Aucheron. --Va-t-en au diable! criait-il, et cr�ve comme un chien! D'Aucheron �tait ruin�. Il partit pour ne jamais revenir. On dit qu'il est aujourd'hui dans un ermitage, en pays �tranger. Il aurait cherch� aupr�s de Dieu des consolations que le monde ne sait point donner. Il ne fut pas mis en accusation pour le meurtre de M. Le P�cheur. L'erreur �tait �vidente.... Disons tout de suite, puisque nous arrivons au terme de notre r�cit, que madame D'Aucheron est entr�e, apr�s le d�part de son mari, chez les p�nitentes du Bon Pasteur. Elle est un mod�le de douceur et de soumission. Rien ne pourrait l'arracher au refuge b�ni o� la temp�te l'a pouss�e. Pourquoi ces naufrag�s de la vertu trouvent-ils un port o� s'abriter, pendant que tant d'autres sont engloutis tout � coup, dans les ab�mes?... Secret de Dieu. Pourtant la mis�ricorde du Ciel est infinie et sa justice est �ternelle.... Mais on ne sait pas le secret des coeurs, les rayonnements de la Foi dans l'ombre, la puissance de la pri�re. Il se fait, en faveur de certaines �mes, un travail myst�rieux et puissant qui �chappe � notre attention, mais non pas � l'oeil de Dieu.... Sougraine, effray� des coups qui frappaient ses enfants, effray� de la solitude qui se faisait autour de lui, pleurant ses fautes inutiles ou ses esp�rances effondr�es, prit sa carabine fid�le et s'enfon�a dans les for�ts. Rodolphe et son compagnon entr�rent chez le notaire Vilbertin. Le notaire ne leur offrit pas de si�ges. Il leur demanda rudement ce qu'ils d�siraient. --Mon enfant! r�pondit brusquement le siou. --Je ne vous comprends pas, r�pliqua le notaire, un peu d�contenanc�. --Vous �tes M. Louis Sougraine dit Vilbertin? reprit l'indien. --Oui. Et vous, vous �tes la Longue chevelure dit Leroyer?... --Et le p�re d'une petite fille dont vous d�tenez la dot injustement et contre la volont� sacr�e d'un mourant. Ce fut un coup de foudre. Le notaire ne s'attendait pas � cela. Pourtant il ramassa ses forces et voulut lutter. --J'ai des preuves, reprit la Longue chevelure et je vais vous faire rendre gorge. Si vous avez oubli� les recommandations de votre beau-p�re, je vous en ferai souvenir.... --Connaissez-vous le mis�rable qui a �crit ce papier? demanda � son tour Rodolphe, en d�pliant le billet que l'on conna�t d�j�. --Non, r�pondit le notaire, je ne le connais pas. --Vous faites mieux d'avouer, continua Rodolphe, on ne vous laissera pas en paix, et l'on retracera bien le chemin que vous avez fait pour d�pister les recherches. --Votre beau-p�re vous connaissait sans doute, car il a bien pris ses pr�cautions.... repartit le siou. Il a charg� quelqu'un de vous surveiller et de vous forcer � faire la restitution qu'il ne pouvait plus faire, lui; mais ce que je veux, c'est mon enfant, ajouta-t-il avec douceur; je n'ai nul besoin de l'argent que vous avez re�u, je ne veux pas qu'il en soit question, je suis riche, tr�s-riche. Le notaire essaya de nier encore, mais devant les promesses formelles de la Longue chevelure et de Rodolphe, qu'il ne serait nullement inqui�t� au sujet de l'argent s'il aidait � retrouver l'enfant; devant l'esp�rance d'arracher encore quelque chose � la reconnaissance du g�n�reux indien, il consentit � parler. --J'ai pass� quelques mois aux Etats-Unis, avoua-t-il, et je suis ensuite venu demeurer � Qu�bec. Je ne me suis jamais occup� de l'enfant... je ne dis pas o� elle est... je ne l'ai jamais vue... --O mon enfant! mon enfant! soupirait la Longue chevelure... si je la trouve, je vous r�compenserai bien. La notaire �tait presque �mu. Il pensait. --Comme cela tourne bien! Apr�s tout, l'argent console de l'amour quelquefois... Si je pouvais l'oublier, elle, je serais encore heureux... L'oublier! l'oublier!... Rodolphe dit: --Si nous allions voir le p�re Duplessis, c'est un homme de bons conseils.... --Je le veux bien, r�pondit Leroyer. Venez avec nous, monsieur Vilbertin. Le p�re Duplessis �tait en t�te � t�te avec Horace, un gai compagnon des �ges pass�s qui ne vieillit pas. Il fut enchant� de la visite, enchant�, mais presque stup�fait. Ce qui l'�tonnait, c'�tait de voir ensemble Rodolphe et le notaire. Apr�s tout, se dit-il, _sage ennemi vaut mieux que fol ami_. Le jeune docteur prit la parole et annon�a la gu�rison de sa tante, puis il exposa ce qu'elle avait racont� au sujet de la petite fille de la Longue chevelure. Il fut assez d�licat pour ne pas faire allusion � l'argent. Le notaire �tait tout surpris d'une si haute indulgence; il n'en suait pas moins � grosses gouttes, tant il avait peur. --Attendez donc! fit Duplessis, attendez donc!... est-ce que...? Ah! par exemple, ce serait bien dr�le.... Et sa figure honn�te s'illuminait des rayons de l'espoir. La Longue chevelure �prouvait des tressaillements indicibles et s'enivrait de ses paroles comme d'une liqueur g�n�reuse. --Le docteur Grenier, de Lotbini�re, reprit le vieillard, en regardant profond�ment dans le pass�, c'est � moi qu'il a confi� une petite fille... oui c'est � moi.... --A vous? s'�cri�rent les visiteurs au comble de l'�tonnement. --A moi-m�me, oui, il y a bien vingt et un ou vingt-deux ans de cela.... Grenier, c'�tait mon cousin. J'ai port� la petite, le m�me jour, chez les Soeurs de la Charit�.... Je n'ai seulement pas demand� d'o� elle venait.... Grenier l'apportait c'�tait suffisant.... Il est bon d'�tre un peu curieux parfois.... La curiosit� n'est pas toujours un d�faut. De terribles �motions bouleversaient l'�me de la Longue chevelure pendant ces paroles du vieux professeur. --Allons vite � l'hospice de la charit�, s'�cria-t-il, allons vite.... --Sans doute qu'on y va courir, r�pliqua le p�re Duplessis. Il faut la retrouver, la petite... il le faut.... Imaginez un peu!... Je prends mon carnet.... Tout y est, l'arriv�e, le mois, le jour.... On a fait les choses r�guli�rement.... Si j'avais su.... Mais: "_avant de juger de tout il faudrait tout conna�tre. Soyons tranquilles pourtant, quand Dieu donne le mal il donne aussi le rem�de_." Ils partirent tous quatre en voiture, le siou, Rodolphe, le notaire et le p�re Duplessis. En allant ils �taient d'une gaiet� folle. Arriv�s dans le parloir du couvent, Duplessis, qui �tait bien connu, demanda � voir la Sup�rieure. Elle s'empressa d'accourir. --Il y a vingt et un ans, commen�a-t-il, on a confi� � la charit� de votre maison, une petite fille de quelques mois, pensez-vous qu'il soit possible de la retrouver? --Je n'�tais pas sup�rieure alors, r�pondit la religieuse, en souriant, et je n'�tais pas ici, m�me; mais on peut retrouver cette enfant, je crois, si elle n'est pas morte. Avez-vous quelqu'indication qui nous aiderait � la reconna�tre? --Non, rien, dit le vieux professeur, si ce n'est la date pr�cise de son entr�e. --C'est quelque chose mais c'est peu, r�pliqua la religieuse. On la retrouvera cependant si elle peut �tre retrouv�e, continua-t-elle; je vais ordonner les recherches. Elle sortit. La Longue chevelure ne pouvait, la premi�re �motion pass�e, se d�fendre d'une vague et p�nible crainte. Si elle �tait morte, son enfant.... Si l'on ne pouvait la retrouver?... La sup�rieure ne fut pas longtemps absente. On entendit, dans les grands couloirs vides, ses pas empress�s. C'�tait comme des coups de marteau dans le coeur du p�re infortun�. Elle revenait. La porte s'ouvrit. --Mon Dieu! soupira Leroyer, que va-t-elle m'apprendre?... La bonne religieuse souriait. --Elle sourit, pens�rent les quatre hommes, la nouvelle est bonne; on va revoir la petite... qui doit �tre grande. --Eh bien? fit la Longue chevelure, d'une voix � peine intelligible � cause de l'�motion. --Elle est retrouv�e, r�pondit la sup�rieure. --Retrouv�e! Ce fut le cri qui s'�chappa des quatre poitrines. La Longue chevelure leva les mains au ciel: --Mon Dieu, soyez b�ni! dit-il... soyez b�ni!... b�ni!... Rodolphe avait des larmes plein les yeux; le notaire comptait ce que l'heureuse trouvaille pouvait lui rapporter; Duplessis pensait, lui: _quand Dieu envoie le jour, c'est pour tout le monde_. --O� est-elle? demanda la Longue chevelure, o� est-elle?.... --Ici m�me, r�pondit la religieuse; elle nous a laiss�es pendant longtemps, mais elle est revenue au bercail. --Ici! r�p�t�rent � la fois Leroyer, Duplessis, Rodolphe et le notaire. --La voici! fit la sup�rieure en ouvrant la porte. L�ontine apparut. --Ma fille?... elle?... s'�cria la Longue chevelure en se pr�cipitant les bras ouverts au devant de la jeune postulante. Il la pressa longtemps sur son coeur d�bordant d'ivresse. --L�ontine! L�ontine! disait Rodolphe, et il �tait fou de surprise et de bonheur. --Elle! Elle! rugit le notaire.... Ah! si j'avais su!... si j'avais su!... Le p�re Duplessis pensait: "_Ce ne sont pas les grandes choses qui sont belles, ce sont les belles choses qui sont grandes_." --Ma fille! mon Estellina! disait le siou, ah! comme je t'aime!... Il n'�tait pas vain cet instinct qui me poussait � te prot�ger.... Ah! comme je t'aime!... La jeune postulante, tenant ses bras enlac�s autour du cou de son p�re, pleurait, pleurait. --Je ne vous quitterai plus, dit-elle enfin. --O mon enfant, r�pondit la Longue chevelure, voici l'homme que tu ne quitteras plus, car il sera ton �poux. Il montrait Rodolphe. --Mal�diction! hurla le notaire. Et il tomba sur le parquet comme une machine qui se brise. L'apoplexie l'avait foudroy�. TABLE DES MATI�RES Prologue.--Les deux fugitifs. Premi�re partie.--Un bal chez Madame D'Aucheron. Deuxi�me partie.--La Langue muette et la Longue chevelure. Troisi�me partie.--Les assises criminelles. End of the Project Gutenberg EBook of L'affaire Sougraine, by Pamphile Lemay *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'AFFAIRE SOUGRAINE *** ***** This file should be named 24861-8.txt or 24861-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/2/4/8/6/24861/ Produced by R�nald L�vesque, Carlo Traverso, and the Online Distributed Proofreading Canada Team at http://www.pgdpcanada.net, and the BNQ (Biblioth�que Nationale du Qu�bec). Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, is critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.