The Project Gutenberg EBook of Vers Ispahan, by Pierre Loti This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: Vers Ispahan Author: Pierre Loti Release Date: April 25, 2010 [EBook #32138] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VERS ISPAHAN *** Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net VERS ISPAHAN CALMANN-L�VY, �DITEURS * * * * * E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY PIERRE LOTI DE L'ACAD�MIE FRAN�AISE VERS ISPAHAN PARIS CALMANN-L�VY, �DITEURS 3, RUE AUBER, 3 Droits de reproduction et de traduction r�serv�s pour tous les pays. PREMI�RE PARTIE PR�LUDE Qui veut venir avec moi voir � Ispahan la saison des roses, prenne son parti de cheminer lentement � mes c�t�s, par �tapes, ainsi qu'au moyen �ge. Qui veut venir avec moi voir � Ispahan la saison des roses, consente au danger des chevauch�es par les sentiers mauvais o� les b�tes tombent, et � la promiscuit� des caravans�rails o� l'on dort entass�s dans une niche de terre battue, parmi les mouches et la vermine. Qui veut venir avec moi voir appara�tre, dans sa triste oasis, au milieu de ses champs de pavots blancs et de ses jardins de roses roses, la vieille ville de ruines et de myst�re, avec tous ses d�mes bleus, tous ses minarets bleus d'un inalt�rable �mail; qui veut venir avec moi voir Ispahan sous le beau ciel de mai, se pr�pare � de longues marches, au br�lant soleil, dans le vent �pre et froid des altitudes extr�mes, � travers ces plateaux d'Asie, les plus �lev�s et les plus vastes du monde, qui furent le berceau des humanit�s, mais sont devenus aujourd'hui des d�serts. Nous passerons devant des fant�mes de palais, tout en un silex couleur de souris, dont le grain est plus durable et plus fin que celui des marbres. L�, jadis, habitaient les ma�tres de la Terre, et, aux abords, veillent depuis plus de deux mille ans des colosses � grandes ailes, qui ont la forme d'un taureau, le visage d'un homme et la tiare d'un roi. Nous passerons, mais, alentour, il n'y aura rien, que le silence infini des foins en fleur et des orges vertes. Qui veut venir avec moi voir la saison des roses � Ispahan, s'attende � d'interminables plaines, aussi haut mont�es que les sommets des Alpes, tapiss�es d'herbes rases et d'�tranges fleurettes p�les, o� � peine de loin en loin surgira quelque village en terre d'un gris tourterelle, avec sa petite mosqu�e croulante, au d�me plus adorablement bleu qu'une turquoise; qui veut me suivre, se r�signe � beaucoup de jours pass�s dans les solitudes, dans la monotonie et les mirages... EN ROUTE Mardi, 17 avril. En d�sordre par terre, notre d�ballage de nomades s'�tale, mouill� d'embruns et piteux � voir, au cr�puscule. Beaucoup de vent sous des nuages en vo�te sombre; les lointains des plaines de sable, o� il faudra s'enfoncer tout � l'heure � la gr�ce de Dieu, se d�tachent en clair sur l'horizon; le d�sert est moins obscur que le ciel. Une grande barque � voile, que nous avions fr�t�e � Bender-Bouchir, vient de nous jeter ici, au seuil des solitudes, sur la rive br�lante de ce Golfe Persique, o� l'air empli de fi�vre est � peine respirable pour les hommes de nos climats. Et c'est le point o� se forment d'habitude les caravanes qui doivent remonter vers Chiraz et la Perse centrale. Nous �tions partis de l'Inde, il y a environ trois semaines, sur un navire qui nous a lentement amen�s, le long de la c�te, en se tra�nant sur les eaux lourdes et chaudes. Et depuis plusieurs jours nous avons commenc� de voir, � l'horizon du Nord, une sorte de muraille mondiale, tant�t bleue, tant�t rose, qui semblait nous suivre, et qui est l�, ce soir encore, dress�e pr�s de nous: le rebord de cette Perse, but de notre voyage, qui g�t � deux ou trois mille m�tres d'altitude, sur les immenses plateaux d'Asie. Le premier accueil nous a �t� rude sur la terre persane: comme nous arrivions de Bombay, o� s�vit la peste, il a fallu faire six jours de quarantaine, mon serviteur fran�ais et moi, seuls sur un �lot de mar�cage, o� une barque nous apportait chaque soir de quoi ne pas mourir de faim. Dans une chaleur d'�tuve, au milieu de tourmentes de sable chaud que nous envoyait l'Arabie voisine, au milieu d'orages aux aspects apocalyptiques, nous avons l� souffert longuement, accabl�s dans le jour par le soleil, couverts de taons et de mauvaises mouches; la nuit, en proie � d'innommables vermines dont l'herbe �tait infest�e. Admis enfin � Bender-Bouchir, ville de tristesse et de mort s'il en fut, groupe de masures croulantes sous un ciel maudit, nous avons fait en h�te nos appr�ts, achet� des objets de campement, et lou� des chevaux, des mules, des muletiers, qui ont d� partir ce matin pour nous rejoindre en contournant une baie, tandis que nous coupions par mer en ligne droite, afin d'�viter une marche sous le soleil mortel. Donc, nous voici d�pos�s � l'entr�e de ce d�sert, en face d'un semblant de village en ruines, o� des gens v�tus de haillons s'asseyent sur des pans de murailles, pour fumer en nous observant. Longs pourparlers avec nos bateliers demi-nus,--qui nous ont apport�s � terre sur leurs �paules ruisselantes, car la barque a d� rester � cent m�tres de la rive, � cause des bancs de sable. Longs pourparlers avec le chef du lieu, qui a re�u du gouverneur de Bouchir l'ordre de me donner des cavaliers d'escorte, et ensuite avec mon �tcharvadar� (mon chef de caravane), dont les chevaux et les mules devraient �tre l�, mais n'arrivent pas. De tous c�t�s, c'est l'�tendue agit�e par le vent, l'�tendue du d�sert ou de la mer. Et nous sommes sans abri, nos bagages �pars. Et le jour ach�ve de s'�teindre, sur notre d�sarroi. Quelques gouttes de pluie. Mais, dans ce pays, on n'y prend pas garde; on sait qu'il ne pleuvra pas, qu'il ne peut pas pleuvoir. Les gens qui s'�taient assis � fumer dans les ruines viennent de faire leur pri�re du Moghreb, et la nuit tombe, sinistre. Nous attendons nos b�tes, qui continuent de ne pas venir. Dans l'obscurit�, de temps � autre, des clochettes s'approchent en carillon, chaque fois nous donnant espoir. Mais non, c'est quelque caravane �trang�re qui passe; par vingt ou trente, les mules d�filent pr�s de nous; pour les emp�cher de pi�tiner nos bagages et nous-m�mes, nos gens crient,--et tout de suite elles disparaissent, vers le t�n�breux lointain. (Nous sommes ici � l'entr�e de la route de Bouchir � Ispahan, l'une des grandes routes de la Perse, et ce petit port en ruines est un passage tr�s fr�quent�.) Enfin elles arrivent, les n�tres, avec force clochettes aussi. Nuit de plus en plus �paisse, sous un ciel bas et tourment�. Tout est par terre, jet� p�le-m�le; les b�tes font des sauts, des ruades,--et l'heure s'avance, nous devrions �tre en route. Dans les cauchemars du sommeil, on a pass� quelquefois par de tels embarras insolubles, on a connu de ces fouillis ind�brouillables, au milieu de t�n�bres croissantes. Vraiment cela semble impossible que tant de choses quelconques, armes, couvertures, vaisselle, achet�es en h�te � Bouchir et non emball�es, gisant � m�me le sable, puissent, avec la nuit qu'il fait, s'arranger bient�t sur ces mules � sonnettes et s'enfoncer, � la file derri�re nous, dans le noir d�sert. Cependant on commence la besogne, en s'interrompant de temps � autre pour dire des pri�res. Enfermer les objets dans de grands sacs de caravane en laine bariol�e; ficeler, corder, soupeser; �quilibrer la charge de chaque b�te,... cela se fait � la lueur de deux petites lanternes, lamentables au milieu de la tourmente obscure. Pas une �toile; pas une trou�e l�-haut, par o� le moindre rayon tombe. Les rafales, avec un bruit g�missant, soul�vent le sable en tourbillons. Et tout le temps, � la cantonade, des sonneries de grelots et de clochettes: caravanes inconnues qui passent. Maintenant le chef du village vient me pr�senter les trois soldats qui, avec mes domestiques et mes muletiers, constitueront ma garde cette nuit. Toujours les deux m�mes petites lanternes, que l'on a pos�es par terre et qui attirent les sauterelles, me les �clairent vaguement par en dessous, ces nouveaux venus: hauts bonnets noirs sur de fins visages; longs cheveux et longues moustaches, grandes robes serr�es � la taille, et mancherons qui pendent comme des ailes... Enfin la lune, amie des nomades, vient d�brouiller le chaos noir. Dans une d�chirure soudaine, au ras de l'horizon, elle surgit �norme et rouge, du m�me coup r�v�lant des eaux encore proches, sur lesquelles son reflet s'allonge en nappe sanglante (un coin du golfe Persique), et des montagnes, l�-bas, qu'elle d�coupe en silhouette (cette grande cha�ne qu'il nous faudra commencer de gravir demain). Sa lueur bienfaisante s'�pand sur le d�sert, mettant fin � ces impossibilit�s de cauchemar, nous d�livrant de la confusion inextricable; nous indiquant les uns aux autres, personnages dessin�s en noir�tre sur des sables clairs; et surtout nous isolant, nous, groupes destin�s � une m�me caravane, des autres groupes indiff�rents ou pillards qui stationnaient �� et l�, et dont la pr�sence nous inqui�tait alentour... Neuf heures et demie. Le vent s'apaise; les nuages partout se d�chirent, montrant les �toiles. Tout est empaquet�, charg�. Mes trois soldats sont en selle, tenant leurs longs fusils droits. On am�ne nos chevaux, nous montons aussi. Avec un ensemble joyeux de sonneries, ma caravane s'�branle, en petite cohorte confuse, et pointe enfin dans une direction d�termin�e, � travers la plaine sans bornes. Plaine de vase grise, qui tout de suite commence apr�s les sables, plaine de vase s�ch�e au soleil et cribl�e d'empreintes; des tra�n�es d'un gris plus p�le, faites � la longue par des pi�tinements innombrables, sont les sentes qui nous guident et vont se perdre en avant dans l'infini. Elle est en marche, ma caravane! et c'est pour six heures de route, ce qui nous fera arriver � l'�tape vers trois ou quatre heures du matin. Malgr� cette partance d�courageante, qui semblait ne devoir aboutir jamais, elle est en marche, ma caravane, assez rapide, assez l�g�re et ais�e, � travers l'espace impr�cis dont rien ne jalonne l'�tendue... Jamais encore, je n'avais chemin� dans le d�sert en pleine nuit. Au Maroc, en Syrie, en Arabie on campait toujours avant l'heure du Moghreb. Mais ici, le soleil est tellement meurtrier qui ni les hommes ni les b�tes ne r�sisteraient � un trajet de plein jour: ces routes ne connaissent que la vie nocturne. La lune monte dans le ciel, o� de gros nuages, qui persistent encore, la font de temps � autre myst�rieuse. Escorte d'inconnus, silhouettes tr�s persanes; pour moi, visages nouveaux, costumes et harnais vus pour la premi�re fois. Avec un carillon d'harmonie monotone, nous progressons dans le d�sert: grosses cloches aux notes graves, suspendues sous le ventre des mules; petites clochettes ou grelots, formant guirlande � leur cou. Et j'entends aussi des gens de ma suite qui chantent en voix haute de muezzin, tout doucement, comme s'ils r�vaient. C'est devenu d�j� une seule et m�me chose, ma caravane, un seul et m�me tout, qui parfois s'allonge � la file, s'espace d�mesur�ment sous la lune, dans l'infini gris; mais qui d'instinct se resserre, se groupe � nouveau en une m�l�e compacte, o� les jambes se fr�lent. Et on prend confiance dans cette coh�sion instinctive, on en vient peu � peu � laisser les b�tes cheminer comme elles l'entendent. Le ciel de plus en plus se d�gage; avec la rapidit� propre � de tels climats, ces nu�es, l�-haut, qui semblaient si lourdes ach�vent de s'�vaporer sans pluie. Et la pleine lune maintenant resplendit, superbe et seule dans le vide; toute la chaude atmosph�re est impr�gn�e de rayons, toute l'�tendue visible est inond�e de clart� blanche. Il arrive bien de temps � autre qu'une mule fantaisiste s'�loigne sournoisement, pointe, on ne sait pourquoi, dans une direction oblique; mais elle est tr�s facile � distinguer, se d�tachant en noir, avec sa charge qui lui fait un gros dos bossu, au milieu de ces lointains lisses et clairs, o� ne tranche ni un rocher ni une touffe d'herbe; un de nos hommes court apr�s et la ram�ne, en poussant ce long beuglement � bouche close, qui est ici le cri de rappel des muletiers. Et la petite musique de nos cloches de route continue de nous bercer avec sa monotonie douce; le perp�tuel carillon dans le perp�tuel silence, nous endort. Des gens sommeillent tout � fait, allong�s, couch�s inertes sur le cou de leur mule, qu'ils enlacent machinalement des deux bras, corps abandonn�s qu'un rien d�sar�onnerait, et longues jambes nues qui pendent. D'autres, rest�s droits, persistent � chanter, dans le carillon des cloches suspendues, mais peut-�tre dorment aussi. Il y a maintenant des zones de sable rose, trac�es avec une r�gularit� bizarre; sur le sol de vase s�ch�e, elles font comme des z�brures, l'�tendue du d�sert ressemble � une nappe de moire. Et, � l'horizon devant nous, mais si loin encore, toujours cette cha�ne de montagnes en muraille droite, qui limite l'�touffante r�gion d'en bas, qui est le rebord des grands plateaux d'Asie, le rebord de la vraie Perse, de la Perse de Chiraz et d'Ispahan: l�-haut, � deux ou trois mille m�tres au-dessus de ces plaines mortelles, est le but de notre voyage, le pays d�sir�, mais difficilement accessible, o� finiront nos peines. Minuit. Une quasi-fra�cheur tout � coup, d�licieuse apr�s la fournaise du jour, nous rend plus l�gers; sur l'immensit�, moir�e de rose et de gris, nous allons comme hypnotis�s. Une heure, deux heures du matin... De m�me qu'en mer, les nuits de quart par tr�s beau temps, alors que tout est facile et qu'il suffit de laisser le navire glisser, on perd ici la notion des dur�es; tant�t les minutes paraissent longues comme des heures, tant�t les heures br�ves comme des minutes. Du reste, pas plus que sur une mer calme, rien de saillant sur le d�sert pour indiquer le chemin parcouru... Je dors sans doute, car ceci ne peut �tre qu'un r�ve!... A mes c�t�s, une jeune fille, que la lune me montre adorablement jolie, avec un voile et des bandeaux � la vierge, chemine tout pr�s sur un �non, qui, pour se maintenir l�, remue ses petites jambes en un trottinement silencieux... Mais non, elle est bien r�elle, la si jolie voyageuse, et je suis �veill�!... Alors, dans une premi�re minute d'effarement, l'id�e me passe que mon cheval, profitant de mon demi-sommeil, a d� m'�garer, se joindre � quelque caravane �trang�re... Cependant je reconnais, � deux pas, les longues moustaches d'un de mes soldats d'escorte; et ce cavalier devant moi est bien mon tcharvadar, qui se retourne en selle pour me sourire, de son air le plus tranquille... D'autres femmes, sur d'autres petits �nes, de droite et de gauche, sont l� qui font route parmi nous: tout simplement un groupe de Persans et de Persanes, revenant de Bender-Bouchir, a demand�, pour plus de s�curit�, la permission de voyager cette nuit en notre compagnie. Trois heures du matin. Sur l'�tendue claire, une tache noire, en avant de nous, se dessine et grandit: ce sont les arbres, les palmiers, les verdures de l'oasis; c'est l'�tape, et nous arrivons. Devant un village, devant des huttes endormies, je mets pied � terre d'un mouvement machinal; je dors debout, harass� de bonne et saine fatigue. C'est sous une sorte de hangar, recouvert de chaume et tout p�n�tr� de rayons de lune, que mes serviteurs persans dressent en h�te les petits lits de campagne, pour mon serviteur fran�ais et pour moi-m�me, apr�s avoir referm� sur nous un portail � claire-voie, grossier, mais solide. Je vois cela vaguement, je me couche, et perds conscience de toutes choses. Mercredi, 18 avril. �veill� avant le jour, par des voix d'hommes et de femmes, qui chuchotent tout pr�s et tout bas; avec mon interpr�te, ils parlementent discr�tement pour demander la permission d'ouvrir le portail et de sortir. Le village, para�t-il, est enclos de murs et de palissades, presque fortifi�, contre les r�deurs de nuit et contre les fauves. Or, nous �tions couch�s � l'entr�e m�me, � l'unique entr�e, sous le hangar de la porte. Et ces gens, qui nous r�veillent � regret, sont des bergers, des berg�res: il est l'heure de mener les troupeaux dans les champs, car l'aube est proche. Aussit�t la permission donn�e et le portail ouvert, un vrai torrent de ch�vres et de chevreaux noirs, nous fr�lant dans le passage �troit, commence de couler entre nous, le long de nos lits; on entend leurs b�lements contenus et, sur le sol, le bruit l�ger de leurs myriades de petits sabots; ils sentent bon l'�table, l'herbe, les aromates du d�sert. Et c'est si long, cette sortie, il y en a tant et tant, que je me demande � la fin si je suis hallucin�, si je r�ve: j'�tends le bras pour v�rifier si c'est r�el, pour toucher au passage les dos, les toisons rudes. Le peuple des �nes et des �nons vient ensuite, nous fr�lant de m�me; j'en ai cependant la perception moins nette, car voici que je sombre � nouveau dans l'inconscience du sommeil... �veill� encore, peut-�tre une heure apr�s, mais cette fois par une sensation cuisante aux tempes; c'est l'aveuglant soleil, qui a remplac� la lune; � peine lev�, il br�le. Nos mains, nos visages, sont d�j� noirs de mouches. Et un attroupement de petits b�b�s, bruns et nus, s'est form� autour de nos lits; leurs jeunes yeux vifs, tr�s ouverts, nous regardent avec stupeur. Vite, il faut se lever, chercher un abri, n'importe o� se mettre � l'ombre. Je loue jusqu'au soir une maison, que l'on se h�te de vider pour nous. Murs croulants, en terre battue qui s'�miette sous l'haleine du d�sert; troncs de palmier pour solives, feuilles de palmier pour toiture, et porte � claire-voie en nervures de palme. Des enfants viennent � plusieurs reprises nous y voir, des tr�s petits de cinq ou six ans, tout nus et adorablement jolis; ils nous font des saluts, nous tiennent des discours, et se retirent. Ce sont ceux de la maison, para�t-il, qui se consid�rent comme un peu chez eux. Des poules s'obstinent de m�me � entrer, et nous finissons par le permettre. Au moment de la sieste m�ridienne, des ch�vres entrent aussi pour se mettre � l'ombre, et nous les laissons faire. Des perc�es dans le mur servent de fen�tres, par o� souffle un vent comme l'haleine d'un brasier. Elles donnent d'un c�t� sur l'�blouissant d�sert; de l'autre, sur des bl�s o� la moisson est commenc�e, et sur la muraille Persique, l�-bas, qui durant la nuit a sensiblement mont� dans le ciel. Apr�s la longue marche nocturne, on voudrait dormir, dans ce silence de midi et cette universelle torpeur. Mais les mauvaises mouches sont l�, innombrables; d�s qu'on s'immobilise, on en est couvert, on en est tout noir; co�te que co�te, il faut se remuer, agiter des �ventails. A l'heure o� commence � s'allonger l'ombre des maisonnettes de terre, nous sortons pour nous asseoir devant notre porte. Et chez tous les voisins, on fait de m�me; la vie reprend son cours dans cet humble village de pasteurs; des hommes aiguisent des faucilles; des femmes, assises sur des nattes, tissent la laine de leurs moutons;--les yeux tr�s peints, elles sont presque toutes jolies, ces filles de l'oasis, avec le fin profil et les lignes pures des races de l'Iran. Sur un cheval ruisselant de sueur, arrive un beau grand jeune homme; les petits enfants de notre maison, qui lui ressemblent de visage, accourent � sa rencontre, en lui apportant de l'eau fra�che, et il les embrasse; c'est leur fr�re, le fils a�n� de la famille. Maintenant voici venir un vieillard � chevelure blanche, qui se dirige vers moi, et devant lequel chacun s'incline; pour le faire asseoir, on se h�te d'�tendre par terre le plus beau tapis du quartier; les femmes, par respect, se retirent avec de profonds saluts, et des personnages, � long fusil, � longue moustache, qui l'accompagnaient, forment cercle farouche alentour: il est le chef de l'oasis; c'est � lui que j'avais envoy� ma lettre de r�quisition, pour avoir une escorte la nuit prochaine, et il vient me dire qu'il me fournira trois cavaliers avant l'instant du Moghreb. Sept heures du soir, le limpide cr�puscule, l'heure o� j'avais d�cid� de partir. Malgr� de longues discussions avec mon tcharvadar, qui a r�ussi � m'imposer une mule et un muletier de plus, tout serait pr�t, ou peu s'en faut; mais les trois cavaliers promis manquent � l'appel, je les ai envoy� chercher et mes �missaires ne reviennent plus. Comme hier, il sera nuit noire quand nous nous mettrons en route. Huit heures bient�t. Nous attendons toujours. Tant pis pour ces trois cavaliers! Je me passerai d'escorte; qu'on m'am�ne mon cheval, et partons!... Mais cette petite place du village, o� l'on n'y voit plus, et qui est d�j� encombr�e de tous mes gens, de toutes mes b�tes, est brusquement envahie par le flot noir des troupeaux, qui rentrent en b�lant; la pouss�e inoffensive et joyeuse d'un millier de moutons, de ch�vres ou de cabris nous s�pare les uns des autres, nous met en compl�te d�route, il en passe entre nos jambes, il en passe sous le ventre de nos mules, il s'en faufile partout, il en arrive toujours... Et quand c'est fini, quand la place est d�gag�e et le b�tail couch�, voici bien une autre aventure: o� donc est mon cheval? Pendant la bagarre des ch�vres, l'homme qui le tenait l'a l�ch�; la porte du village �tait ouverte et il s'est �vad�; avec sa selle sur le dos, sa bride sur le cou, il a pris le galop, vers les sables libres... Dix hommes s'�lancent � sa poursuite, l�chant toutes nos autres b�tes qui aussit�t commencent � se m�ler et � faire le diable. Nous ne partirons jamais... Huit heures pass�es. Enfin on ram�ne le fugitif tr�s agit� et d'humeur impatiente. Et nous sortons du village, baissant la t�te pour les solives, sous ce hangar de la porte o� nous avions dormi la nuit derni�re. D'abord les grands dattiers, autour de nous, d�coupent de tous c�t�s leurs plumes noires sur le ciel plein d'�toiles. Mais, bient�t, ils sont plus clairsem�s; les vastes plaines nous montrent � nouveau leur cercle vide. Comme nous allions sortir de l'oasis, trois cavaliers en armes se pr�sentent devant moi et me saluent; mes trois gardes, dont j'avais fait mon deuil; m�mes silhouettes que ceux d'hier, belles tournures, hauts bonnets et longues moustaches. Et, apr�s un gu� que nous passons � la d�bandade, ma caravane se reforme, au complet et � peu pr�s en ligne, dans l'espace illimit�, dans le vague d�sert nocturne. Il est plus inhospitalier encore que celui de la veille, l'�pre d�sert de cette fois; le sol y est mauvais, n'inspire plus de confiance; des pierres sournoises et coupantes font tr�bucher nos b�tes. Et la lune, h�las! n'est pas pr�s de se lever. Parmi les �toiles lointaines, V�nus seule, tr�s brillante et argentine, nous verse un peu de lumi�re. Apr�s deux heures et demie de marche, autre oasis, beaucoup plus grande, plus touffue que celle d'hier. Nous la longeons sans y p�n�trer, mais une fra�cheur exquise nous vient, dans le voisinage de tous ces palmiers sous lesquels on entend courir des ruisseaux. Onze heures. Enfin, derri�re la montagne l�-bas,--toujours cette m�me montagne dont chaque heure nous rapproche et qui est le rebord, l'immense falaise de l'Iran,--derri�re la montagne, une clart� annonce l'entr�e en sc�ne de la lune, amie des caravanes. Elle se l�ve, pure et belle, jetant la lumi�re � flots, et nous r�v�lant des vapeurs que nous n'avions pas vues. Non plus de ces voiles de sable et de poussi�re, comme les jours pr�c�dents, mais de vraies et pr�cieuses vapeurs d'eau qui, sur toute l'oasis, sont pos�es au ras du sol, comme pour couver la vie des hommes et des plantes, en cette petite zone privil�gi�e, quand tout est s�cheresse et d�solation aux abords; elles ont des formes tr�s nettes, et on dirait des nuages �chou�s, qui seraient tangibles; leurs contours s'�clairent du m�me or p�le que les flocons a�riens en suspens l�-haut pr�s de la lune; et les tiges des dattiers �mergent au-dessus, avec toutes leurs palmes arrang�es en bouquets noirs. Ce n'est plus un paysage terrestre, car le sol a disparu; non, c'est quelque jardin de la f�e Morgane, qui a pouss� sur un coin du ciel... Sans y entrer, nous fr�lons Boradjoune, le grand village de l'oasis, dont les maisons blanches sont l�, parmi les brumes nacr�es et les palmiers sombres. Alors deux voyageurs persans, qui avaient demand� de cheminer avec nous, m'annoncent qu'ils s'arr�tent ici, prennent cong� et s'�clipsent. Et mes trois cavaliers, qui s'�taient pr�sent�s avec de si beaux saluts, o� donc sont-ils? Qui les a vus?--Personne. Ils ont fil� avant la lune lev�e, pour qu'on ne s'en aper�oive pas. Voici donc ma caravane r�duite au plus juste: mon tcharvadar, mes quatre muletiers, mes deux domestiques persans lou�s � Bouchir, mon fid�le serviteur fran�ais et moi-m�me. J'ai bien une lettre de r�quisition pour le chef de Boradjoune, me donnant le droit d'exiger de lui trois autres cavaliers; mais il doit �tre couch�, car il est onze heures pass�es et tout le pays semble dormir; que de temps nous perdrions, pour recruter de fuyants personnages qui, au premier tournant du d�sert, nous l�cheraient encore! A la gr�ce de Dieu, continuons seuls, puisque la pleine lune nous prot�ge. Et derri�re nous s'�loigne l'oasis, toute sa fantasmagorie de nuages dor�s et de palmes noires. A nouveau, c'est le d�sert;--mais un d�sert de plus en plus affreux, o� il y a de quoi perdre courage. Des trous, des ravins, des fondri�res; un pays ondul�, bossu�; un pays de grandes pierres cass�es et roulantes, o� les sentiers ne font que monter et descendre, o� nos b�tes tr�buchent � chaque pas. Et sur tout cela qui est blanc, tombe la pleine lumi�re blanche de la lune. C'est fini de ce semblant de fra�cheur, qui nous �tait venu de la verdure et des ruisseaux; nous retrouvons la torride chaleur s�che, qui m�me aux environs de minuit ne s'apaise pas. Nos mules, agac�es, ne marchent plus � la file; les unes s'�chappent, disparaissent derri�re des rochers; d'autres, qui s'�taient laiss� attarder, s'�peurent de se voir seules, se mettent � courir pour reprendre la t�te, et, en passant, vous raclent cruellement les jambes avec leur charge. Cependant la terrible falaise Persique, toujours devant nous, s'est d�doubl�e en s'approchant; elle se d�taille, elle nous montre plusieurs �tages superpos�s; et la premi�re assise, nous allons bient�t l'atteindre. Plus moyen ici de cheminer tranquille en r�vant, ce qui est le charme des d�serts unis et monotones; dans cet horrible chaos de pierres blanches, o� l'on se sent perdu, il faut constamment veiller � son cheval, veiller aux mules, veiller � toutes choses;--veiller, veiller quand m�me, alors qu'un irr�sistible sommeil commence � vous fermer les yeux. Cela devient une vraie angoisse, de lutter contre cette torpeur soudaine qui vous envahit les bras, vous rend les mains molles pour tenir la bride et vous embrouille les id�es. On essaie de tous les moyens, changer de position, allonger les jambes, ou les croiser devant le pommeau, � la mani�re des B�douins sur leurs m�haris. On essaie de mettre pied � terre,--mais alors les cailloux pointus vous blessent dans cette marche acc�l�r�e, et le cheval s'�chappe, et on est distanc�, au milieu de la grande solitude blanche o� � peine se voit-on les uns les autres, parmi ce p�le-m�le de rochers: co�te que co�te, il faut rester en selle... L'heure de minuit nous trouve au pied m�me de la cha�ne Persique, effroyable � regarder d'en bas et de si pr�s; muraille droite, d'un brun noir, dont la lune accuse durement les plis, les trous, les cavernes, toute l'immobile et colossale tourmente. De ces amas de roches silencieuses et mortes, nous vient une plus lourde chaleur, qu'elles ont prise au soleil pendant le jour,--ou bien qu'elles tirent du grand feu souterrain o� les volcans s'alimentent, car elles sentent le soufre, la fournaise et l'enfer. Une heure, deux heures, trois heures durant, nous nous tra�nons au pied de la falaise g�ante, qui encombre la moiti� du ciel au-dessus de nos t�tes; elle continue de se dresser brune et rouge�tre devant ces plaines de pierres blanches; l'odeur de soufre, d'oeuf pourri qu'elle exhale devient odieuse lorsqu'on passe devant ses grandes fissures, devant ses grands trous b�ants qui ont l'air de plonger jusqu'aux entrailles de la terre. Dans un infini de silence, o� semblent se perdre, s'�teindre les pi�tinements de notre humble caravane et les longs cris � bouche ferm�e de nos muletiers, nous nous tra�nons toujours, par les ravins et les fondri�res de ce d�sert p�le. Il y a �� et l� des groupements de formes noires, dont la lune projette l'ombre sur la blancheur des pierres; on dirait des b�tes ou des hommes post�s pour nous guetter; mais ce ne sont que des broussailles, lorsqu'on s'approche, des arbustes tordus et rabougris. Il fait chaud comme s'il y avait des brasiers partout; on �touffe, et on a soif. Parfois on entend bouillonner de l'eau, dans les rochers de l'infernale muraille, et en effet des torrents en jaillissent, qu'il faut passer � gu�; mais c'est une eau ti�de, pestilentielle, qui est blanch�tre sous la lune, et qui r�pand une irrespirable puanteur sulfureuse.--Il doit y avoir d'immenses richesses m�tallurgiques, encore inexploit�es et inconnues, dans ces montagnes. Souvent on se figure distinguer l�-bas les palmiers de l'oasis d�sir�e,--qui cette fois s'appellera Daliki,--et o� l'on pourra enfin boire et s'�tendre. Mais non; encore les tristes broussailles, et rien d'autre. On est vaincu, on dort en cheminant, on n'a plus le courage de veiller � rien, on s'en remet � l'instinct des b�tes et au hasard... Cette fois, cependant, nous ne nous trompons pas, c'est bien l'oasis: ces masses sombres ne peuvent �tre que des rideaux de palmiers; ces petits carr�s blancs, les maisons du village. Et pour nous affirmer la r�alit� de ces choses encore lointaines, pour nous chanter l'accueil, voici les aboiements des chiens de garde, qui ont d�j� flair� notre approche, voici l'aubade claire des coqs, dans le grand silence de trois heures du matin. Bient�t nous sommes dans les petits chemins du village, parmi les tiges des dattiers magnifiques, et devant nous s'ouvre enfin la lourde porte du caravans�rail, o� nous nous engouffrons p�le-m�le, comme dans un asile d�licieux. Jeudi, 19 avril. Je ne sais pas bien si je suis �veill� ou si je dors... J'ai depuis un moment l'impression mal d�finie d'�tre au milieu d'oiseaux qui chantent, qui volent si pr�s de moi que je sens, quand ils passent, le vent de leurs plumes... En effet, ce sont des hirondelles empress�es, qui ont des nids remplis de petits, contre les solives de mon plafond bas! Si j'allongeais la main, je les toucherais presque. Par mes fen�tres,--qui n'ont ni vitres ni auvents pour les fermer,--elles vont, elles viennent avec des cris joyeux; et le soleil se l�ve! Je me souviens maintenant: je suis dans l'oasis de Daliki, j'occupe la chambrette d'honneur du caravans�rail; hier au soir on m'a fait monter, par un escalier ext�rieur, dans ce petit logis o� il n'y avait rien, que des murailles de terre, blanchies � la chaux, et o� mes Persans, Yousouf et Yakoub, se d�p�chaient � monter nos lits de sangles, � �tendre nos tapis, tandis que nous attendions, mon serviteur et moi, an�antis de sommeil, et buvant avidement de l'eau fra�che � m�me une buire... La chaleur est d�j� moins lourde ici qu'au bord du terrible golfe, et il fait si radieusement beau! Ma chambre, la seule du village qui ne soit pas au rez-de-chauss�e et qui domine un peu ses entours, est ouverte aux quatre vents par ses quatre petites fen�tres. Je suis au milieu des dattiers, frais et verts, sous un ciel matinal bleu de lin, avec semis de tr�s l�gers nuages en coton blanc. D'un c�t�, quelque chose de sombre et de gigantesque, quelque chose de brun et de rouge, s'�l�ve si haut qu'il faut mettre la t�te dehors et regarder en l'air pour le voir finir: la grande cha�ne de l'Iran, qui est l� tr�s proche, et presque surplombante. De l'autre, c'est le village, avec un peu de d�sert aper�u au loin, entre les tiges fines et pareilles de tous ces palmiers. Les coqs chantent, avec les hirondelles. Les maisonnettes en terre battue ont des portes ogivales, d'un pur dessin arabe, et des toits plats, en terrasse, sur lesquels l'herbe pousse comme dans les champs. Les belles filles de l'oasis sortent, non voil�es, pour faire en plein air leur toilette, s'asseyent sur quelque pierre devant leur demeure et se mettent � peigner en bandeaux leur chevelure noire. On entend battre les m�tiers des tisserands. Comme le lieu est tr�s fr�quent�, et comme c'est l'heure de l'arriv�e de ces caravanes de marchandises, qui cheminent lentement chaque nuit sur les routes, voici que l'on commence d'entendre aussi de tous c�t�s les sonnailles des mules, qui se h�tent vers le caravans�rail, et le beuglement � bouche ferm�e des muletiers, qui arrivent vaillants et all�gres, le haut bonnet noir des Persans mis tr�s en arri�re sur leur t�te fine et brune. Dans l'apr�s-midi, longs d�bats encore avec mon tcharvadar. A Bouchir, j'avais r�solu, d'apr�s la carte, de doubler l'�tape de ce soir, et il avait refus�, s'�tait f�ch�, n'avait c�d� qu'� des menaces, apr�s avoir fait mine de partir sans signer le contrat. Aujourd'hui, en pr�sence de l'�tat des chemins, je pr�f�re ne marcher que six heures, ainsi qu'il l'exigeait d'abord, de fa�on � coucher en un village appel� Konor-Takt�;--et, � pr�sent, c'est lui qui ne veut plus. Cependant lorsque je finis par dire, � bout de patience: �Du reste, ce sera comme �a, parce que je le veux, la discussion est close!� sa jolie figure de cam�e se d�tend tout � coup et il sourit: �Alors, puisque tu dis _je veux_, je n'ai qu'� r�pondre _soit_.� Il discutait pour discuter, pour passer le temps, rien de plus. Six heures du soir. Arrivent mes trois nouveaux cavaliers d'escorte, fournis par le chef d'ici; ils ont de belles robes en coton � fleurs, et des fusils du tr�s vieux temps. Pour la premi�re fois depuis le d�part, ma caravane s'organise en plein jour, aux derniers feux rougissants du soleil. Et nous sortons tranquillement de l'oasis, o�, sous les hauts palmiers, au bord des ruisseaux clairs, quantit� de femmes, presque toutes jolies, sont assises avec des petits enfants, pour la fl�nerie m�lancolique du soir. Aussit�t commencent les solitudes de sables et de pierrailles. La longue falaise Persique, o� nous allons enfin nous engager cette nuit, se d�ploie � perte de vue, jusqu'au fond de notre horizon vide; on la dirait peinte � plaisir de nuances excessives et heurt�es; des jaunes orang�s ou des jaunes verd�tres y alternent, par z�brures �tranges, avec des bruns rouges, que le soleil couchant exag�re jusqu'� l'impossible et l'effroyable; dans les lointains ensuite, tout cela se fond, pour tourner au violet splendide, couleur robe d'�v�que. Comme la nuit derni�re, il sent le soufre et la fournaise, ce colossal rempart de l'Iran; on a l'impression qu'il est satur� de sels toxiques, de substances hostiles � la vie; il prend des colorations de chose empoisonn�e, et il affecte des formes � faire peur. De plus, il se d�tache sur un fond sinistre, car la moiti� du ciel est noire, d'un noir de cataclysme ou de d�luge: encore un de ces faux orages qui, dans ce pays, montent avec des airs de vouloir tout an�antir, mais qui s'�vanouissent on ne sait comment, sans donner jamais une goutte d'eau... Vraiment, quelqu'un n'ayant jamais quitt� nos climats et qui, sans pr�paration, serait amen� ici, devant des aspects d'une telle immensit� et d'une telle violence, n'�chapperait point � l'angoisse de l'inconnu, au sentiment de n'�tre plus sur terre, ou � la terreur d'une fin de monde... Le d�sert ondul�, dans lequel nous cheminions depuis deux jours, suit une pente ascendante jusqu'au pied de ces montagnes, qui semblent � pr�sent sur nos t�tes; son d�ploiement blanc, du point o� nous sommes, est d�j� en contre-bas par rapport � nous; il se d�roule infini � nos yeux, d�tach� en p�le sur le ciel terrible, et deux ou trois lointaines oasis y font des taches trop vertes, d'un vert cru d'aquarelle chinoise. Si d�sol� qu'il soit, ce d�sert auquel nous allons dire adieu, combien cependant il nous para�t hospitalier, facile, en comparaison de cette falaise qui se dresse l�, myst�rieuse et mena�ante sous les nuages noirs, comme ne voulant pas �tre p�n�tr�e! A l'heure o� le disque ensanglant� du soleil plonge derri�re l'horizon des plaines, une grande coupure d'ombre s'ouvre presque soudainement devant nous dans la muraille Persique, entre des parois verticales de deux ou trois cents m�tres de haut. Nous entrons l�. Un brusque cr�puscule descend sur nous, tombe des rochers surplombants, comme ferait un voile dont nous serions tout � coup envelopp�s. Le silence, la sonorit� augmentent en m�me temps que l'odeur de soufre. Et les �toiles, que l'on ne distinguait pas avant, apparaissent aussit�t, comme vues du fond d'un puits et allum�es toutes � la fois, au clair z�nith que n'ont pas encore atteint les nu�es d'orage. Une heure durant, jusqu'� nuit close, nous nous enfon�ons, d'un p�nible effort, dans le pays des horreurs g�ologiques, dans le chaos des pierres follement tourment�es; toujours nous suivons la m�me coupure, le m�me gouffre, qui continue de s'ouvrir dans les flancs profonds de la montagne, comme une sorte de couloir sinueux et sans fin. Il y a des trous, des �boulis; des mont�es raides, et puis des descentes soudaines, avec des tournants sur des pr�cipices. Au milieu de tout cela, le passage s�culaire des caravanes a creus� de vagues sentes, dont nos b�tes, malgr� l'obscurit�, ne perdent pas la trace. De temps � autre, on s'appelle, on se compte, les cavaliers de Daliki et nous-m�mes; on resserre les rangs et on s'arr�te pour souffler. Dans les t�n�bres des alentours, on entend bruire des eaux souterraines, gronder des torrents, tomber des cascades. Il fait une temp�rature d'�tuve, de four, dans ces gorges o� l'on est de tous c�t�s surplomb� par des amoncellements de pierres chaudes, et on suffoque parfois � respirer l'odeur des soufri�res. Il y a de plus dangereux passages, o� ce sont comme des lamelles en granit, comme des s�ries de tables mises debout, � moiti� sorties du sol, laissant des intervalles �troits et profonds o� la jambe d'une mule, si elle s'y enfon�ait par malheur, serait prise comme au pi�ge. Et il faut faire route l�-dessus, dans l'obscurit�. Une heure de repos relatif, � cheminer sur un sol blanch�tre, le long d'une rivi�re endormie... Sinistre rivi�re, qui ne conna�t ni les arbres, ni les roseaux, ni les fleurs, mais qui se tra�ne l�, clandestine et comme maudite, si encaiss�e que jamais le soleil ne doit y descendre. Elle refl�te � cette heure un �troit lambeau de ciel avec quelques �toiles, entre les images renvers�es des grandes cimes noires. Et maintenant, voici le passage qui se ferme devant nous, voici la vall�e qui nous est absolument close par une muraille verticale de trois � quatre cents m�tres de haut... Allons, nous nous sommes fourvoy�s, c'est �vident; nous n'avons plus qu'� revenir sur nos pas... Et il est fou, pour s�r, mon tcharvadar, qui fait mine de vouloir grimper l�, qui pousse son cheval dans une esp�ce d'escalier pour ch�vres, en pr�tendant que c'est le chemin!... Ici, mes trois cavaliers d'escorte viennent me saluer fort gracieusement et prendre cong�. Ils n'iront pas plus loin, car, disent-ils, ce serait sortir des limites de leur territoire. Je m'en doutais, qu'ils me l�cheraient comme ceux d'hier. Menaces ou promesses, rien n'y fait; ils s'en retournent, et nous sommes livr�s � nous-m�mes. Or, c'est bien le chemin en effet, cet escalier inimaginable; il faut se d�cider � le croire, puisqu'ils l'affirment tous. C'est bien, para�t-il, la seule voie qui conduise l�-haut, � cette myst�rieuse et inaccessible Chiraz, o�, apr�s trois nuits encore de laborieuse marche, nous nous reposerons peut-�tre enfin, dans l'air salubre et rafra�chi des sommets. C'est la grande route du Golfe Persique � Ispahan!... Un homme dans son bon sens, ayant nos id�es europ�ennes sur les routes et les voyages, et � qui l'on montrerait cette petite troupe de chevaux et de mules entreprenant de s'accrocher, de grimper quand m�me au flanc vertical d'une telle montagne, croirait assister � quelque fantastique chevauch�e vers le Brocken, pour le Sabbat. Cela dure un peu plus de deux p�nibles heures, cette escalade � se rompre les os. Rien que pour se tenir en selle, on a une incessante gymnastique � faire; nos b�tes constamment tout debout,--et d'ailleurs merveilleuses d'instinct et de prudence,--t�tent dans l'obscurit� avec leurs pieds de devant, t�tent plus haut que leur figure, cherchent une saillie o� se cramponner comme si elles avaient des griffes, et puis se hissent d'un souple effort de reins. Et ainsi de suite, chaque minute nous �levant davantage au-dessus de l'ab�me qui se creuse. Les esp�ces de sentes que nous suivons montent en zigzags tr�s courts, � tournants brusques; nous sommes donc directement les uns au-dessus des autres, plaqu�s tous contre l'abrupte paroi, et, si l'un des premiers s'en d�tachait pour d�valer dans le gouffre, il entra�nerait les suivants, on serait pr�cipit�s plusieurs ensemble. Avec tous ces cailloux qui s'arrachent sous nos pas, pour descendre en cascades, en avalanches de plus en plus longues, � mesure que le vide en bas se fait plus profond; avec tous ces sabots ferr�s qui �corchent la pierre, qui glissent et se rattrapent, nous menons grand bruit au milieu des solennels silences; s'il y a des brigands aux aguets dans ce pays, ils doivent de tr�s loin nous entendre. Je fais passer devant mon serviteur fran�ais, dont la vie m'est confi�e, pour au moins �tre s�r, tant que j'apercevrai sa silhouette, qu'il n'a pas �t� pr�cipit� avec son cheval, derri�re moi, dans les vall�es d'en dessous. Parfois, une mule de charge chancelle et s'abat; nos gens alors jettent de longs cris d'alarme et de sauve-qui-peut: si elle allait rouler sur la pente, en fauchant au passage celles qui sont derri�re, l'avalanche alors, qui se formerait, serait compos�e de nous-m�mes, de nos muletiers et de toutes nos b�tes... Ces sentes, dont il ne faut pas s'�carter, ont �t� creus�es au cours des si�cles par les caravanes nocturnes; elles sont si �troites qu'on y est comme embo�t� dans une glissi�re, entre des rochers qui des deux c�t�s vous pressent, vous raclent les genoux. D'autres fois, il n'y a plus le moindre rebord � l'escalier terrible, et alors on aime mieux ne pas regarder, car des gouffres intens�ment obscurs s'ouvrent presque sous nos pieds, des gouffres dont le fond est � pr�sent si lointain qu'on dirait le vide m�me. A mesure que nous montons, les aspects se d�forment et changent, � la lueur incertaine des �toiles; il y a des cirques gigantesques, aux flancs �boul�s; il y de grandes pierres qui surplombent, impr�cises dans la nuit, toutes pench�es et mena�antes. De temps � autre, une odeur cadav�rique emplit l'air br�lant et lourd, tandis qu'une masse gisante obstrue le passage: cheval ou mule de quelque pr�c�dente caravane, qui s'est cass� les reins et qu'on a laiss� l� pourrir; il faut l'enjamber ou bien tenter un p�rilleux d�tour. Vers la fin de nos deux heures d'�preuve, une clart� commence d'envahir le ciel oriental: la lune, Dieu merci! va se lever et nous sauvera de ces t�n�bres. * * * * * Et comment dire la d�livrance d'�tre en haut tout � coup, d'�tre au grand calme soudain, sur un sol libre et facile! En m�me temps qu'on �chappe au vertige des ab�mes, au danger des chutes dans le vide noir, on sort de l'�touffement des vall�es de pierre, on respire un air plus pur, d'une fra�cheur exquise. On est en plaine,--une plaine suspendue � mille ou douze cents m�tres d'altitude,--et, au lieu du d�sert comme en bas, voici la campagne fleurie, les champs de bl�, les foins qui sentent bon. La lune, qui s'est lev�e, nous montre partout des pavots et des p�querettes. Par des chemins larges, on va paisiblement, sur la terre douce et sur les herbes, escort� d'une nu�e de lucioles, comme si on passait au milieu d'inoffensives �tincelles. Nous sommes ici au premier �tage, � la premi�re terrasse de la Perse, et, quand nous aurons franchi une seconde muraille de montagnes qui se d�coupe l�-bas contre le ciel, nous serons enfin sur les hauts plateaux d'Asie. C'est d'ailleurs un soulagement de se dire qu'il n'y aura pas � redescendre l'effroyable escalier, puisque notre retour aura lieu par les routes plus fr�quent�es du Nord, par T�h�ran et la Mer Caspienne. Des sonnailles, des carillons de mules en avant de nous: une autre caravane qui chemine en sens inverse et va nous croiser. On s'arr�te, pour se parler, pour se reconna�tre sous la belle lune; et ce nouveau tcharvadar qui se pr�sente appelle le mien par son nom: �Abbas!� avec un cri de joie. Les deux hommes alors se jettent dans les bras l'un de l'autre et se tiennent longuement enlac�s: ce sont les deux fr�res jumeaux, qui passent leur vie sur les chemins, � guider les caravanes, et qui depuis longtemps, para�t-il, ne s'�taient pas rencontr�s. L'allure, maintenant monotone, et la parfaite s�curit�, apr�s tant de saine fatigue, nous poussent d'une fa�on irr�sistible au sommeil; vraiment nous dormons sur nos chevaux... Deux heures du matin. Mon tcharvadar m'annonce Konor-Takt�, l'�tape de cette nuit. Un village fortifi�, dans un bois de palmiers; les portes du caravans�rail, qui s'ouvrent devant nous, puis se referment quand nous sommes pass�s: tout cela, vaguement aper�u, comme en r�ve... Et ensuite, plus rien; le repos dans l'inconscience... Jeudi, 20 avril. �veill� dans la chambre blanchie � la chaux du caravans�rail de Konor-Takt�. Une chemin�e, t�moignant que nous sommes sortis des r�gions d'�ternelle chaleur, et _mont�s_ dans les pays qui ont un hiver. Au plafond, quantit� de petits l�zards roses semblent dormir; d'autres se prom�nent, inoffensifs et confiants, sur nos couvertures. On entend au dehors des hirondelles qui d�lirent de joie, comme celles de chez nous � la saison des nids. Par les fen�tres, on voit des arbustes de nos jardins, lauriers-roses et grenadiers en fleurs, et aussi des bl�s m�rs, des champs pareils aux n�tres. Plus de lourdeurs �touffantes, plus de miasmes de fi�vre ni d'essaims de mauvaises mouches; on se sent presque d�livr� d�j� du golfe maudit, on respire comme dans nos campagnes par les beaux matins de printemps. D�part � cinq heures du soir, apr�s avoir dormi une partie du jour. Il faut une heure environ pour traverser le plateau pastoral, o� la moisson est m�re, o�, dans les bl�s dor�s, hommes et femmes, la faucille en main, coupent des �pis en gerbe, parmi les coquelicots, les pieds-d'alouette, toutes les fleurs de France, subitement retrouv�es � mille m�tres d'altitude. Comme toile de fond � cet �den, se dresse vertical le second �tage de la muraille Persique, une sorte de cl�ture haute et sombre, un rempart vers lequel nous nous dirigeons pour l'affronter cette nuit. Le soleil est d�j� bas quand nous nous enfon�ons dans l'�paisseur de cette nouvelle muraille, entre des rochers couleur de sanguine et de soufre, par une fissure �troite qui semble une entr�e de l'enfer. Et, tout de suite, c'est autour de nous un monde hostile, magnifiquement effroyable, o� n'appara�t plus aucune plante, mais o� se l�vent partout de grandes pierres aux contours tranchants, teint�es de jaune livide ou de brun rouge. Une rivi�re traverse en bouillonnant cette r�gion d'horreur; ses eaux laiteuses, satur�es de sels, tach�es de vert m�tallique, semblent rouler de l'�cume de savon et de l'oxyde de cuivre. On a le sentiment de p�n�trer ici dans les arcanes du monde min�ral, de surprendre les myst�rieuses combinaisons qui pr�c�dent et pr�parent la vie organique. Au bord de cette rivi�re empoisonn�e, que nous longeons � l'heure o� doit se coucher le soleil, voici un grand et sinistre village, un campement plut�t, un amas de huttes grossi�res et noir�tres, sans une herbe alentour, ni seulement une mousse verte. Et des femmes, qui sortent de l�, s'avancent pour nous regarder, l'air moqueur et agressif, un voile sombre cachant la chevelure, tr�s belles, avec d'insolents yeux peints; plus brunes que les jolies faucheuses de l'oasis, et d'un type diff�rent... C'est notre premi�re rencontre avec ces nomades, qui vivent par milliers au sud de la Perse, sur les hauts plateaux, insoumis et pillards, ran�onnant � main arm�e les villages s�dentaires, assi�geant parfois les villes fortes. Il est l'heure de la rentr�e des troupeaux, et de tous c�t�s ils se h�tent vers le g�te, ils descendent des zones plus �lev�es-o� sans doute l'on trouve des p�turages; par diff�rentes coupures dans les grandes roches, nous voyons des peuplades de boeufs ou de ch�vres d�valer � pic, couler comme des ruisseaux d'eau noire. Uniform�ment noir, tout ce b�tail des nomades, de m�me que la couverture de leurs tristes huttes et le v�tement de leurs femmes. Et les bergers, qui rentrent aussi, grands diables farouches et fiers, portent, en plus de la houlette, un fusil � l'�paule, des sabres et des coutelas plein la ceinture. Le long de l'affreuse rivi�re, au cr�puscule, dans une vall�e trop �troite et tr�s surplomb�e, nous croisons tout cela, gens et b�tes, qui jette un moment la confusion dans notre caravane, et une de nos mules de charge, piqu�e par la corne d'un boeuf, s'abat avec son fardeau. La nuit nous trouve dans un chaos plus horrible que celui d'hier, plus dangereux parce que c'est un chaos qui se d�sagr�ge. Il y a partout des �boulements r�cents, des cassures fra�ches. Et parfois les �normes blocs, qui semblent s'�tre d�tach�s la veille et arr�t�s en pleine chute, surplombent directement nos t�tes; le tcharvadar alors, sans dire un mot, les indique du bout de son doigt lev�, et, sous leur menace, nous passons avec plus de lenteur, gardant un instinctif silence. Nous nous �levons en remontant le cours des ruisseaux, des cascades, qui ont � la longue creus� un lit, ou bien qui ont profit� des sentes d'abord trac�es par les caravanes; tout le temps, dans l'obscurit� de plus en plus noire, nous entendons l'eau clapoter sous les pieds bruyante de nos b�tes; et les cris rauques des grenouilles se r�pondent de place en place. On a beau se suivre de tout pr�s, on se perd constamment de vue les uns les autres, au milieu des monstrueuses pierres. Nuit d'�toiles; mais c'est surtout V�nus, �tonnamment brillante, qui fid�lement nous jette un peu de clart�. A minuit, nous sommes d�j� tr�s haut, et, par de vagues sentiers qui penchent, qui sont glissants comme du verre, nous cheminons au-dessus et tout au bord, tout au ras des gouffres. Pour finir, nous voici au pied d'une montagne verticale comme celle de la veille, avec les m�mes affreux petits escaliers en zigzags, aux marches branlantes. Nos chevaux tout debout, s'accrochant comme des ch�vres, il faut recommencer pendant plus d'une heure la vertigineuse grimpade, l'invraisemblable course au Brocken, � travers la puanteur des mules mortes, �chelonn�es au flanc de cette muraille. Comme hier aussi, nous avons la joie de l'arriv�e brusque au sommet, la joie de retrouver soudainement une plaine, de la terre et des herbages. Nous venons de gagner encore, depuis l'�tape pr�c�dente, environ six cents m�tres d'altitude, et, pour la premi�re fois depuis le d�part, une vraie fra�cheur nous ravit, nous repose d�licieusement. Mais la plaine de ce soir n'est qu'une longue terrasse, au pied d'une troisi�me assise de montagnes que l'on voit l� tout pr�s; c'est une sorte de balcon, pourrait-on dire, qui n'a gu�re qu'une demi-lieue de profondeur: quelque ancienne fissure des tourmentes g�ologiques, peu � peu combl�e d'humus, au cours des �ges incalculables, et devenue un �den a�rien, une petite Arcadie s�par�e du reste du monde. Nous traversons des champs de pavots, dont les fleurs, ouvertes dans la nuit, ressemblent � de grands calices de soie blanche; ensuite des bl�s, que le soleil n'a pas encore m�ris comme ceux d'en bas et qui, dans le jour, doivent �tre magnifiquement verts. Au bout d'une heure de marche tranquille, des lumi�res apparaissent parmi des arbres et, dans le lointain, des chiens de garde se mettent � aboyer: c'est Konoridj�, le village o� nous finirons la nuit; on distingue bient�t les beaux dattiers qui l'ombragent, sa petite mosqu�e, toutes ses terrasses blanches que la lueur des �toiles rend bleu�tres. Il doit y avoir f�te nocturne, car on commence d'entendre les tambourins, les fl�tes et, de temps � autre, le cri de joie des femmes, qui est strident comme, en Alg�rie, le cri des Mauresques... Je ne sais dire quel charme d'Orient et de pass� enveloppe ce petit pays tr�s isol� sur terre et empli de vieilles musiques na�ves, � cette heure de minuit o� nous venons le surprendre sous ses hauts palmiers... Mais mon serviteur, qui est un matelot ignorant les m�taphores et n'employant les mots que dans leur sens absolu, m'exprime en ces termes tout simples son ravissement craintif: �Il a un air, ce village,... un air _enchant�_!� Vendredi, 21 avril. Au radieux lever du jour, concert �perdu d'hirondelles, de moineaux et d'alouettes. Limpidit� absolue du ciel et des lointains; calme paradisiaque, dans le village et dans les champs. On est ici � quinze ou dix-huit cents m�tres d'altitude, dans un air si pur que l'on se sent comme retremp� de vie et de jeunesse. Et c'est un enchantement, que de se r�veiller et de sortir. Au-dessus des loges en terre battue, o� nos muletiers se sont entass�s avec nos b�tes, nous avons dormi dans l'unique chambre haute,--entre des murs de terre aussi, il va sans dire,--et, ce matin, les toits du caravans�rail nous font un promenoir, tapiss� d'herbe comme une prairie. Sur les terrasses voisines, o� l'herbe pousse de m�me, les hommes sont prostern�s � cette heure pour la premi�re pri�re de la journ�e; avec leurs longues robes serr�es � la taille, leurs mancherons qui flottent et leurs bonnets comme des tiares, ils ont, dans leurs humbles v�tements, des silhouettes de rois mages. Au del� des vieilles maisons, aux murs �pais, aux portes ogivales, on voit les petits lointains de la plaine tranquille et ferm�e, l'�tendue des bl�s verts, o� quelques champs de pavots en fleurs tracent des marbrures blanches,--et toujours, cette cha�ne des montagnes de l'Iran qui semble, � mesure que nous montons, grandir, pousser vers le ciel, dresser chaque fois devant nous une assise nouvelle. Des caravanes arrivent, qui ont chemin� toute la nuit, descendant de Chiraz ou remontant comme nous de Bender-Bouchir; des sonnailles de mules, de diff�rents c�t�s, se m�lent � l'aubade des oiseaux. Les bergers m�nent vers la montagne des troupeaux de ch�vres noires. Dans les chemins du village, des cavaliers galopent, sveltes et moustachus, arm�s de ces longs fusils d'autrefois qui partent avec une �tincelle de silex. La vie est ici comme au temps pass�. Il a gard� une immobilit� heureuse, ce petit pays perdu, que prot�gent d'abord les br�lants d�serts, ensuite deux ou trois �tages de pr�cipices et de farouches montagnes. Oh! le repos de cela! Et le contraste, apr�s l'Inde que nous venons de quitter, apr�s la pauvre Inde profan�e et pill�e, en grande exploitation manufacturi�re, o� d�j� s�vit l'affreuse contagion des usines et des ferrailles, o� d�j� le peuple des villes s'empresse et souffre, au coup de fouet de ces agit�s messieurs d'Occident, qui portent casque de li�ge et �complet couleur kaki�! Sous la belle lumi�re dor�e de cinq heures du soir, nous quittons le village enchant�, pour nous acheminer vers les montagnes du fond, en traversant le plateau paisible et pastoral que l'on dirait ferm� de toutes parts. Au moment o� nous nous engageons dans les gorges, qui vont nous mener � un �tage plus haut encore, le soleil est couch� pour nous, mais les cimes alentour demeurent magnifiquement roses. Et il y a l�, pour garder cette entr�e, un vieux castel aux murs cr�nel�s, avec des veilleurs en longue robe persane debout sur toutes les tours: on croirait quelque image du temps des croisades. Le d�fil� de cette fois est d'un abord moins farouche que ceux des pr�c�dentes nuits; entre des parois tapiss�es d'arbres, d'herbages et de fleurs, notre chemin monte, pas trop raide ni dangereux. Et, sans grande peine, nous voici bient�t parvenus � un plateau immense, tout embaum� du parfum des foins. Nous n'avions pas encore rencontr� cette vraie fra�cheur que l'on respire l�, et qui est, comme chez nous, celle des beaux soirs de mai. Avec cette route, toujours ascendante depuis le d�part, c'est comme si l'on s'avan�ait � pas de g�ant vers le Nord. Nous en aurons pour quatre heures, � cheminer dans cette plaine suspendue, avant d'arriver � l'�tape, et, apr�s les chaos de pierre o� il avait fallu se d�battre les autres soirs, c'est une surprise d'aller maintenant par de faciles sentiers, parmi les tr�fles � fleurs roses et les folles avoines. Cependant, lorsqu'il fait nuit close, le sentiment nous vient peu � peu d'�tre au milieu d'une bien vaste solitude; nos campagnes d'Europe n'ont jamais ainsi, durant des lieues, tant d'espace vide ni tant de silence;--et nous nous souvenons tout � coup que l'endroit est mal fam�. Neuf heures du soir. Instinctivement on assure son revolver: cinq hommes arm�s de fusils, qui attendaient au bord du chemin assis dans les herbes, viennent de se lever et nous entourent. Ils sont, disent-ils, d'honn�tes veilleurs, envoy�s de Kazeroun, le village prochain, pour prot�ger les gens qui voyagent. Depuis quelque temps, � ce qu'ils nous content, toutes les nuits on d�valise les caravanes, et six muletiers, la nuit derni�re, ont �t� d�trouss�s ici m�me. Ils vont donc, d'autorit�, nous faire escorte pendant deux ou trois lieues. Cela semble un peu louche, et les �toiles, d'ailleurs, �clairent mal, pour voir leurs visages. Cependant ils ont plut�t l'allure bon enfant; on accepte de faire route ensemble, eux � pied, nous au petit pas de nos b�tes; on fume deux � deux � la m�me cigarette, ce-qui est ici un usage de politesse, et on cause. Une heure et demie plus tard, cinq autres personnages, pareillement arm�s et au guet, surgissent de m�me d'entre les hautes herbes et viennent � nous. Ce sont donc bien des veilleurs, en effet, et nous allons changer d'escorte. Les premiers, apr�s avoir demand� chacun deux crans[1] pour salaire, nous confient aux soins des nouveaux, puis se retirent avec force saluts. De temps � autre, un ruisseau d'eau vive traverse le semblant de chemin que nous suivons, toujours dans les foins verts; et alors on s'arr�te, on enl�ve le mors des chevaux ou des mules pour les laisser boire. Il y a des myriades d'�toiles au ciel; et l'air s'emplit de lucioles, tellement semblables � des �tincelles que l'on s'�tonne presque, en les voyant partout para�tre, de n'entendre pas le cr�pitement l�ger du feu. Vers minuit, marchant � la file au milieu des pavots blancs, qui nous fr�lent de leurs grandes fleurs, nous apercevons tout l�-bas quelques lumi�res; puis voici d'immenses jardins enclos; c'est enfin Kazeroun. Et nous saluons les premiers peupliers, dont les hautes fl�ches se d�tachent, tr�s reconnaissables, sur le ciel nocturne, nous annon�ant les zones vraiment temp�r�es que nous venons enfin d'atteindre. Les caravans�rails, par ici, prennent le nom de _jardin_; et, dans cette r�gion �d�nique de l'�ternel beau temps, ce sont des _jardins_, en effet, que l'on offre aux voyageurs comme lieu de repos. Une grande porte ogivale nous donne acc�s dans l'esp�ce de bocage mur� qui sera notre g�te de la nuit; c'est presque un bois, aux all�es droites, dont les beaux arbres sont tous des orangers en fleurs; on est gris� de parfum d�s qu'on entre. Aux premiers plans, des voyageurs de caravane, assis �� et l� par groupe sur des tapis, cuisinent leur th� au-dessus d'un feu de branches, et les all�es au fond se perdent dans le noir. L'h�te, cependant, juge que des Europ�ens ne peuvent pas, comme les gens du pays, dormir en plein air sous des orangers, et fait monter nos lits de sangle, au-dessus de la grande ogive d'entr�e, dans une chambrette o� le sommeil tout de suite nous an�antit. Samedi, 22 avril. La chambrette, comme toutes celles des caravans�rails, �tait absolument vide et d'une malpropret� sans nom. Le soleil levant nous r�v�le ses parois de terre noircies par la fum�e, et couvertes d'inscriptions en langue persane; son plan cher sem� d'immondices, �pluchures, vieilles salades, plumes et fientes de hiboux. Mais, par les crevasses du toit o� l'herbe pousse, par les trous du mur sordide, entrent des rayons d'or, des senteurs d'oranger, des aubades d'hirondelles; alors, qu'importe le g�te, puisque l'on peut tout de suite descendre, s'�vader dans la splendeur? En bas, le merveilleux bocage est en pleine gloire du matin, sous le ciel incomparable o� vibre la chanson �perdue des alouettes. On respire un air � la fois ti�de et vivifiant, d'une suavit� exquise. Les grands orangers, au feuillage �pais, �tendent une ombre d'un noir bleu sur le sol jonch� de leurs fleurs. Tous les gens de caravane, qui ont camp� cette nuit dans les all�es, s'�veillent voluptueusement, �tendus encore sur leurs beaux tapis d'Yezd ou de Chiraz; ils ne repartiront, comme nous-m�mes, qu'� la tomb�e du soleil; nous sommes donc appel�s � passer l'apr�s-midi ensemble et � lier connaissance, dans cet enclos d�licieux et frais qui est l'h�tellerie. Bient�t arrivent de la ville les marchands de p�tisserie et les bouilleurs de th�; ils installent � l'ombre leurs samovars, leurs minuscules tasses dor�es; ils pr�parent les _kalyans_ � long-tuyau, qui sont les narghil�s de la Perse et dont la fum�e r�pand un parfum endormeur. Et, tandis qu'alentour paissent nos chevaux et nos mules, la journ�e s'�coule, pour nous comme pour nos compagnons de hasard, dans un long repos sous les branches, � fumer, � r�ver en demi-sommeil, � s'offrir les uns aux autres, en des tasses toutes petites, ce th� bien sucr� qui est le breuvage habituel des Persans. La paix de midi surtout est charmante, sous ces orangers qui maintiennent ici leur cr�puscule vert, pendant qu'au dehors le soleil �tincelle et br�le, inonde de feu les arides montagnes entre lesquelles Kazeroun est enferm�e. Dans ma petite caravane, nous commen�ons tous � nous conna�tre; mon tcharvadar Abbas et son fr�re Ali sont devenus mes camarades de _kalyan_ et de causerie; tout semble de plus en plus facile, le paquetage de chaque soir, l'organisation des partances; et combien on se fait vite � la saine vie errante, m�me aux g�tes mis�rables et toujours chang�s, o� l'on arrive chaque fois, harass�s d'une bonne fatigue, au milieu de la nuit noire!... A quatre heures, nous nous appr�tons � repartir, tr�s tranquillement sous ces orangers. Pour spectateurs de ce d�part, deux ou trois personnages qui fument leur kalyan par terre, deux ou trois b�b�s curieux, d'innombrables et joyeuses hirondelles. A cause des brigands, quatre gardes bien arm�s, fournis par le chef du pays, chemineront avec nous, et, � la file, nous nous engageons sous l'ogive noire et croulante qui est la porte du jardin charmant. D'abord il faut traverser Kazeroun, que nous n'avions pas vue hier au soir. Petite ville du temps pass�, qui persiste immuable, au milieu de ses peupliers et de ses palmiers verts. A l'entr�e, des enfants, parmi les hautes herbes fleuries,--des tout petits gar�ons qui portent d�j� de longues robes comme les hommes et de hauts bonnets noirs,--jouent avec des chevreaux, se roulent dans les folles avoines et les marguerites. Quelques coupoles d'humbles mosqu�es blanches. Des maisons tr�s ferm�es, dont les toits en terrasse sont garnis d'herbes et de fleurs comme des prairies. Des jardins surtout, des bocages d'orangers, enclos de grands murs jaloux, avec de vieilles portes ogivales. Il y a de beaux cavaliers en armes qui caracolent dans les chemins. Mais les femmes sont de myst�rieux fant�mes en deuil; le voile noir, qui ensevelit leur visage et leur corps, laisse � peine para�tre le pantalon bouffant, toujours vert ou jaune, et les bas de m�me couleur, souvent bien tir�s sur des chevilles d�licates. Nous n'�tions habitu�s jusqu'ici qu'aux paysannes, qui vont � visage d�couvert; c'est la premi�re fois que nous arrivons dans une ville, pour rencontrer des citadines un peu �l�gantes. Il est encore sur terre des lieux ignorant la vapeur, les usines, les fum�es, les empressements, la ferraille. Et, de tous ces recoins du monde, �pargn�s par le fl�au du progr�s, c'est la Perse qui renferme les plus adorables, � nos yeux d'Europ�ens, parce que les arbres, les plantes, les oiseaux et le printemps y paraissent tels que chez nous; on s'y sent � peine d�pays�, mais plut�t revenu en arri�re, dans le recul des �ges. Apr�s les derniers vergers de Kazeroun, nous cheminons deux heures en silence, � travers une plaine admirable de fertilit� et de fra�cheur; des orges, des bl�s, des p�turages, qui font songer � la �Terre Promise�; une odeur de foins et d'aromates, qui embaume l'air du soir... Nous oublions l'altitude � laquelle nous sommes, quand des ab�mes s'ouvrent brusquement � notre droite: une autre vaste plaine, tr�s en contre-bas de nous, avec un beau lac de saphir bleu, le tout enferm� entre des montagnes moins terribles que celles des pr�c�dents jours, et rappelant nos Pyr�n�es dans leurs parties rest�es les plus sauvages. C'est le lac o� finit de se perdre la rivi�re d'Ispahan; comme pour isoler davantage la cit� des vieilles magnificences, la rivi�re qui y passe ne se rend � aucun fleuve, � aucun estuaire, mais vient se jeter dans cette nappe d'eau sans issue, aux abords inhabit�s. Ce lac et cette plaine, nous les dominons de tr�s haut, bien qu'ils soient d�j� sans doute � pr�s de deux mille m�tres au-dessus de la surface des mers. Et un �trange grouillement noir�tre s'indique l� partout dans les herbages; l'agitation d'une nu�e d'insectes, dirait-on d'abord, des hauteurs o� notre petite caravane passe; mais ce sont des nomades, assembl�s l� par l�gions, p�le-m�le avec leur b�tail. V�tements noirs, comme toujours, tentes noires et troupeaux noirs; milliers de moutons et de ch�vres, dont la laine sert � tisser les tapis de la Perse, ses innombrables couvertures, sacs, bissacs et objets de campement. Chaque ann�e, en avril, s'op�re une immense migration de toutes les tribus errantes, vers les hauts plateaux herbeux du Nord, et, en automne, elles redescendent dans les parages du Golfe Persique. Leur mouvement d'ensemble est commenc�; mon tcharvadar m'annonce que leur avant-garde nous pr�c�de dans les gorges qui montent � Chiraz, et qu'il faut nous attendre demain � passer au milieu d'eux: mauvaises gens, d'ailleurs, et mauvaises rencontres � faire. A la tomb�e de la nuit, nous devons nous engager � nouveau dans les montagnes, pour nous �lever de six ou huit cents m�tres encore jusqu'� l'�tape prochaine. D'en bas, de la plaine envahie ce soir par tant de b�tes brouteuses, tant de farouches bergers, une clameur de vie intense et primitive commence de monter vers nous; on entend b�ler, beugler, hennir; les chiens de garde jettent de longs aboiements; les hommes aussi lancent des appels, ou simplement donnent de la voix sans but, par exub�rance, comme les animaux crient. Et l'air, de plus en plus sonore � mesure que le cr�puscule nous enveloppe, s'emplit de la symphonie terrible. Des flamb�es de branches s'allument partout, dans les lointains, aux bivouacs des nomades, nous r�v�lant des pr�sences humaines o� l'on n'en soup�onnait pas, dans toutes les gorges, sur tous les plateaux. Nous passons en plein dans l'orbite des tribus errantes. Et, quand nous jetons un dernier coup d'oeil au-dessous de nous, sur la plaine et le lac assombris, on y voit maintenant briller des feux par myriades, donnant l'illusion d'une ville au d�ploiement sans fin. Mais, d�s que nous entrons pour tout de bon dans le d�fil� obscur, plus de lumi�res, plus de bruits de voix, plus rien: les nomades n'y sont pas encore, et l'habituelle solitude est retrouv�e. Au-dessus de nos t�tes, d'�tranges rochers cribl�s de trous ressemblent dans l'ombre � des efflorescences de pierres, � des madr�pores, � de colossales �ponges noires. Et, pendant deux heures, il faut recommencer l'effarante gymnastique des nuits d'avant, la mont�e presque verticale au milieu des roches croulantes, nos chevaux et nos mules tout debout dans des escaliers au-dessus des gouffres; il faut r�entendre, sur les cailloux qui s'arrachent, le crissement des sabots affol�s cherchant � se cramponner � toutes les saillies solides,--et subir l'incessante secousse, le continuel �temps de rein� de la b�te qui s'enl�ve � la force des pieds de devant, dans la frayeur de glisser, de rouler jusqu'en bas, en avalanche, au fond de l'ab�me. A dix heures enfin, nous avons tr�ve, � l'entr�e d'une vall�e d'herbages, en pente adoucie. Et voici un petit fort carr�, dans lequel une lumi�re brille. C'est un poste de soldats veilleurs, contre les brigands et les nomades. On fait halte et l'on entre, d'autant plus qu'il faut ici changer d'escorte, laisser nos quatre hommes pris � Kazeroun, les remplacer par quatre autres plus repos�s et alertes. On menait joyeuse veill�e, � l'int�rieur de ce fort perdu; autour du samovar bouillant, on fumait, on chantait des chansons; et on nous offre aussit�t du th�, dans des tasses minuscules. Il y avait l� trois voyageurs, cavaliers � longs fusils, se rendant comme nous � Chiraz; ils nous proposent d'aller de compagnie, et nous repartons en cavalcade nombreuse. Apr�s l'affreux chaos dont nous sortons � peine, cela repose presque voluptueusement de cheminer dans cette vall�e nouvelle, sur un terrain uni, feutr� de fleurs et de mousses. Par une pente l�g�rement ascendante, on dirait que l'on s'en va vers quelque palais enchant�, tant la route est exquise, au grand calme du milieu de la nuit. C'est comme une avenue tr�s arrang�e, pour des promenades de princesses de f�erie; une interminable avenue, entre des parois tapiss�es de fleurs � profusion. Il y a aussi beaucoup d'arbres qui, dans l'obscurit�, ressemblent � nos ch�nes; des arbres tout � fait �normes, qui doivent vivre l� depuis des si�cles; mais ils sont clairsem�s discr�tement sur les pelouses, ou bien ils se groupent en bosquets, avec un art sup�rieur. On n'entend plus marcher la caravane, sur ces �pais tapis verts. De-ci, de-l�, du haut des branches, les chouettes nous envoient quelque petite note isol�e, que l'on dirait sortie d'une fl�te de roseau. Il fait frais, de plus en plus frais, presque trop pour nous qui arrivons � peine des r�gions torrides d'en bas, mais cela r�veille et cela vivifie. Et des arbustes, tout fleuris en touffes blanches, laissent dans l'air des tra�n�es de parfum. Il y a grande f�te silencieuse d'�toiles au-dessus de tout cela, grand luxe de scintillements. Et bient�t commence une pluie de m�t�ores; sans doute parce que nous sommes ici plus pr�s du ciel, ils sont plus lumineux qu'ailleurs; ils font comme des petits �clairs, ils laissent des sillages qui persistent, et parfois on croit entendre un bruit de fus�e quand ils passent. De tant de lieux travers�s en pleine na�t, et que jamais on ne revoit le lendemain, que jamais on ne peut v�rifier � la clart� du jour, pas un ne ressemblait � celui-ci; nous n'avions point rencontr� encore cette sorte de paix, cette forme de myst�re... La majest� de ces grands arbres que n'agite aucun souffle, cette vall�e qui ne finit pas, cette transparence bleu�tre des t�n�bres, peu � peu sugg�rent � l'imagination un r�ve du paganisme grec: le s�jour des Ombres bienheureuses devait �tre ainsi; � mesure que l'heure passe, les Champs �lys�ens s'�voquent de plus en plus, les bocages souverainement tranquilles o� dialoguaient les morts... Mais, � minuit, le charme brusquement tombe; une nouvelle tourmente de rochers nous barre le chemin; une petite lumi�re, qui s'aper�oit � peine tout en haut, indique le caravans�rail qu'il s'agit d'atteindre, et il faut recommencer une folle grimpade, au milieu du fracas des pierres qui s'�crasent, se d�sagr�gent et roulent; il faut endurer encore toutes les secousses, tous les heurts sur nos b�tes infatigables, qui butent � chaque pas, glissent parfois des quatre pieds ensemble, mais en somme ne tombent gu�re. Monter, toujours monter! Depuis le d�part, nous avons d�, par intervalles, redescendre aussi, sans nous en apercevoir, car, autrement, nous serions bien � cinq ou six mille m�tres d'altitude, et j'estime que nous sommes � trois mille au plus. Le g�te, cette nuit, s'appelle Myan-Kotal; ce n'est point un village, mais, une forteresse, perch�e en nid d'aigle sur les cimes au milieu des solitudes; pour les voyageurs et leurs montures, un abri solide contre les brigands, entre d'�paisses murailles, mais rien de plus. Dans l'enceinte cr�nel�e, o� nous p�n�trons par une porte qui aussit�t se referme, chevaux, mulets, chameaux, sacs de caravane, gisent confondus, � tout touche. Et, de ces niches en terre battue qui sont les chambres des caravans�rails, une seule reste libre; cette fois il faudra dormir avec nos gens; pas m�me la place d'y dresser nos lits de sangle; d'ailleurs, �a nous est �gal, mais vite nous allonger n'importe o�; un ballot sous la t�te, une couverture, car l'air est glac�, et p�le-m�le, avec Ali, avec Abbas, avec nos domestiques persans, dans une promiscuit� compl�te, tous fauch�s � la m�me minute par un invincible sommeil, sans en chercher plus, nous perdons conscience de vivre... Lundi, 23 avril. Au fond de l'esp�ce de petite grotte informe, basse et noircie de fum�e, o� nous gisons comme des morts, les rayons du soleil filtrent depuis longtemps par des trous et des l�zardes, sans qu'un seul de nous ait encore boug�. Confus�ment nous avons entendu des bruits d�j� tr�s familiers: dans la cour, le remuement des matineuses caravanes, les longs cris � bouche ferm�e des conducteurs de mules; et, sur les murs, la grande aubade des hirondelles,--chant�e cette fois, il est vrai, avec une exaltation inusit�e par d'innombrables petites gorges en d�lire. Cependant nous restons l� inertes, une torpeur nous clouant sur le sol, aux places m�mes o�, hier au soir, nous �tions tomb�s. Mais, quand nous quittons l'ombre de notre tani�re, le premier regard jet� au dehors est pour nous causer stupeur et vertige; arriv�s en pleine nuit, nous n'avions soup�onn� rien de pareil; les a�ronautes, qui s'�veillent au matin apr�s une ascension nocturne, doivent �prouver de ces surprises trop magnifiques et presque terrifiantes. Autour de nous, plus rien pour masquer � nos yeux le d�ploiement infini des choses; d'un seul coup d'oeil, ici, nous prenons soudainement conscience de l'extr�me hauteur o� nous a conduits notre marche ascendante, � travers tant de d�fil�s et tant de gouffres, et durant tant de soirs; nous avions dormi dans un nid d'aigles, car nous dominons la Terre. Sous nos pieds, d�vale un chaos de sommets,--qui furent jadis courb�s tous dans le m�me sens par l'effort des temp�tes cosmiques. Une lumi�re incisive, absolue, terrible, descend du ciel qui ne s'�tait jamais r�v�l� si profond; elle baigne toute cette tourmente de montagnes inclin�es; avec la m�me pr�cision jusqu'aux derni�res limites de la vue, elle d�taille les roches, les gigantesques cr�tes. Vus ensemble et de si haut, tous ces alignements de cimes, tranchantes et comme couch�es par le vent, ont l'air de fuir dans une m�me direction, imitent une houle colossale soulev�e sur un oc�an de pierre, et cela simule si bien le mouvement que l'on est presque d�rout� par tant d'immobilit� et de silence.--Mais il y a des cent et des cent mille ans que cette temp�te est finie, s'est fig�e, et ne fait plus de bruit.--D'ailleurs, rien de vivant ne s'indique nulle part; aucune trace humaine, aucune apparence de for�t ni de verdure; les rochers sont seuls et souverains; nous planons sur de la mort, mais de la mort lumineuse et splendide... La forteresse, maintenant, est tranquille et presque d�serte, les autres caravanes parties. Dans un coin de la cour mur�e, o� ne gisent plus que nos harnais et nos bagages, deux personnages en longue robe, les gardiens du lieu, fument leur kalyan, les yeux � terre et sans mot dire, indiff�rents � ces aspects d'immensit� qu'ils ne savent plus voir. N'�taient les hirondelles qui chantent, on n'entendrait rien, au milieu du grand vide sonore. Tout est solide, rude et fruste, dans ce caravans�rail a�rien; les murailles d�labr�es ont cinq ou six pieds d'�paisseur; les vieilles portes disjointes, bard�es de fer, avec des verrous gros comme des bras, racontent des si�ges et des d�fenses.--De plus, c'est ici une �tonnante ville d'hirondelles: le long de tous les toits, de toutes les corniches, les nids s'alignent en rangs multiples, formant comme de vraies petites rues; des nids tr�s clos, avec seulement une porte minuscule. Et, comme c'est la saison de r�parer, de pondre, les petites b�tes s'agitent, tr�s en affaires, chacune rapportant quelque chose au logis, et rentrant sans se tromper, tout droit, dans sa propre maison,--qui n'est pourtant pas num�rot�e. L'heure toujours morne de midi nous attire de farouches compagnons, cavaliers tr�s arm�s, voyageurs qui en passant s'arr�tent � la forteresse, pour un moment de repos et de fumerie � l'ombre. Tout pr�s de nous, sous des ogives de pierre, ils s'installent avec force saluts courtois. Bonnets noirs et barbes noires; sombres figures assyriennes, h�l�es par le vent des montagnes; longues robes bleues, retenues aux reins par une ceinture de cartouches. Ils sentent la b�te fauve et la menthe du d�sert. Pour s'asseoir ou s'�tendre, ils ont de merveilleux tapis, qui �taient plies sous la selle de leurs chevaux; ce sont les femmes, nous disent-ils, qui savent ainsi teindre et tisser la laine,--dans cette Chiraz tr�s haut mont�e, presque un peu fantastique, o� nous entrerons sans doute enfin demain soir... Et bient�t la fum�e endormeuse des kalyans nous enveloppe, s'�l�ve dans l'air vif et pur des sommets. Au milieu de la cour, dans le carr� vide que le soleil inonde, il y a l'incessant tourbillon des hirondelles, dont les petites ombres rapides tracent des hi�roglyphes par milliers sur la blancheur du sol. Tandis qu'au-dessous de nous, c'est toujours le vertige des cimes, la gigantesque houle p�trifi�e, que l'on dirait encore en mouvement, qui a l'air de passer et de fuir... A quatre heures, nous devions nous remettre en route; mais o� donc est Abbas? Il �tait all� chercher nos b�tes, qui broutaient parmi les rochers d'alentour, et il ne repara�t plus. Alors on s'�meut; tous mes gens, dans diverses directions, se mettent � battre la montagne; bient�t leurs cris, leurs longs cris chantants qui se r�pondent, troublent le silence habituel des sommets. Enfin on le retrouve, cet Abbas qui �tait perdu; il revient de loin, ramenant une mule �chapp�e. Pour quatre heures et demie, le d�part va pouvoir s'organiser. J'avais demand� les trois soldats d'escorte que j'ai le droit, d'apr�s l'ordre du gouverneur de Bouchir, de r�quisitionner sur mon passage; mais, comme il n'y en a pas dans le pays, j'ai accept�, pour en tenir lieu, trois p�tres d'alentour, et voici qu'on me les pr�sente: figures sauvages, cheveux �pars sur les �paules, types accomplis de brigands; robes loqueteuses en vieilles �toffes d'un archa�sme adorable; longs fusils � pierre, o� pend un jeu d'amulettes; � la ceinture, tout un arsenal de coutelas. Et nous partons � la file, sur des �boulis, par des sentiers � se rompre le cou, en la compagnie obstin�e d'un troupeau de buffles dont les cornes tout le temps nous fr�lent. Dans l'absolue puret� de l'espace, les derniers lointains se d�taillent; l'�norme tourmente des monts et des ab�mes se r�v�le enti�re � nous, s'�tale docilement sous nos regards. �� et l�, dans les replis des grandes lames g�ologiques, un peu roses au soleil du soir, dorment des nappes admirablement bleues qui sont des lacs. Nous dominons tout; nos yeux s'emplissent d'immensit� comme ceux des aigles qui planent; nos poitrines s'�largissent pour aspirer plus d'air vierge. Vers l'heure du couchant, �tant descendus d'environ cinq cents m�tres, nous nous trouvons en vue tout � coup d'un plateau herbeux, vaste et uni comme une petite mer, entre des cha�nes de montagnes verticales qui l'enferment dans leurs murailles. L'herbe, si verte, y est cribl�e de points noirs, comme si des nu�es de mouches �taient venues s'y abattre: les nomades! Leur clameur commence de monter jusqu'� nous. Ils sont l� par milliers, avec d'innombrables tentes noires, d'innombrables troupeaux de buffles noirs, de boeufs noirs, de ch�vres noires. Et nous devrons passer au milieu d'eux. Nous mettons une heure et demie � traverser p�niblement cette plaine, o� les pieds de nos b�tes s'enfoncent dans la terre molle et grasse. L'herbe est �paisse, plantureuse; le sol tra�tre, coup� de flaques d'eau et de mar�cages. Les nomades ne cessent de nous entourer, les femmes s'attroupant pour nous voir, les jeunes hommes venant caracoler � nos c�t�s sur des chevaux qui ont l'air de b�tes sauvages. Si riche que soit ce tapis vert, �tendu magnifiquement partout, comment suffit-il � nourrir tant et tant de parasites, qui ne vivent que de lui, et dont les m�choires, par myriades, ne sont occup�es qu'� le tondre sans tr�ve? L'eau qui entretient ce luxe d'herbages, l'eau abondante et sournoise, cach�e par les joncs ou les gramin�es fines, clapote constamment sous nos pas. Et tout � coup une de nos mules, les jambes de devant plong�es jusqu'aux genoux dans la vase, s'abat avec sa charge; alors un essaim de jeunes nomades, en tuniques noires, comme un vol de corbeaux sur une b�te qui meurt, s'�lance avec des cris;--mais c'est pour nous venir en aide; tr�s vite et habilement ils d�tachent les courroies, d�barrassent la b�te tomb�e et la remettent debout; je n'ai qu'� dire un grand merci � la ronde, en distribuant des pi�ces blanches, que l'on ne me demandait m�me pas et que l'on accepte non sans quelque hauteur. Qui donc pr�tendait qu'ils sont mauvais, ces gens-l�, et dangereux sur le chemin? Il est presque nuit quand nous arrivons au bout de l'humide et verte plaine, au pied d'une colossale muraille de roches surplombantes, d'o� jaillit en bouillonnant une rivi�re qu'il faut passer � gu�, dans l'eau jusqu'au poitrail des chevaux. Un village est l� blotti dans un renfoncement, tout contre la base de l'abrupte montagne, un village en pierres, avec rempart et donjon cr�nel�: toutes choses que l'on distinguerait � peine,--tant il fait brusquement sombre sous la retomb�e de ces roches terribles,--si des feux de joie, qui flambent rouge, n'�clairaient les maisons, la mosqu�e, les murs et les cr�neaux. Autour de ces feux, sonnent des musettes, battent des tambourins, et on entend aussi le cri strident des femmes; c'est une noce, un grand mariage. Nous changeons ici notre garde, laissant nos trois bergers arm�s, venus avec nous du nid d'aigle de Myan-Kotal, pour en prendre trois autres, gens de la noce, qui se font beaucoup tirer l'oreille avant de se mettre en selle. Et la nuit est close quand nous nous engageons, pour quatre heures de route au moins, dans une for�t sombre. Voici le froid, le vrai froid, que nous n'avions pas assez pr�vu, et, sous nos l�gers v�tements, nous commen�ons � souffrir. Deux de nos nouveaux gardes, profitant des fourr�s obscurs, tournent bride et disparaissent; un seul nous reste, qui chemine � mes c�t�s et sans doute nous sera fid�le jusqu'� l'�tape. Cette for�t est sinistre; et d'ailleurs mal fam�e; nos gens ne parlent pas et regardent beaucoup derri�re eux. Les vieux arbres, rabougris et tordus, tout noirs � cette heure, se groupent bizarrement parmi les rochers; � la clart� ind�cise des �toiles, nous suivons de vagues sentes, blanch�tres sur le sol gris: il y a de tristes clairi�res qui rendent plus inqui�tante ensuite la replong�e sous bois; il y a des trous, des ravins; on monte, on descend; tout est plein de cachettes et favorable aux emb�ches. Une alerte, � dix heures: des cavaliers, qui ne sont pas des n�tres, trottent derri�re nous, s'approchent comme s'ils nous poursuivaient. On s'arr�te, et on les met en joue. Et puis on se reconna�t � la voix; ce sont ces m�mes voyageurs qui nous avaient pris pour compagnons hier au soir. Pourquoi avaient-ils disparu tout le jour, et d'o� surgissent-ils � pr�sent? On accepte quand m�me de voyager ensemble, comme la veille. Nous sortons de la for�t vers les minuit, pour entrer dans une lande qui para�t sans fin et o� souffle une bise d'hiver. Il y a des choses tr�s blanches, �tendues sur le sol: des tables de pierre, des linceuls, quoi?--Ah! de la neige, des plaques de neige, partout! Nous sommes enfin sur ces hauts plateaux d'Asie, vers lesquels nous montions depuis sept jours; cette lande a tout l'air de voisiner avec le ciel, qui a pris l'aspect d'un velum de soie noire, et o� les �toiles �largies brillent presque sans rayons, comme si, entre elles et nous, quelque chose de tr�s rar�fi�, de tr�s diaphane, � peine s'interposait. L'ongl�e aux pieds, l'ongl�e aux mains, engourdis quand m�me d'un invincible sommeil apr�s toute la fatigue amass�e des pr�c�dentes nuits, nous connaissons, pour la premi�re fois depuis le d�part, une vraie souffrance; � chaque instant, les r�nes s'�chappent de nos doigts raidis, qui s'ouvrent malgr� nous, comme s'ils �taient morts. Une heure du matin. Tout engourdis et glac�s, je crois que nous dormions � cheval, car nous n'avions pas vu poindre le caravans�rail, et il est pourtant l� bien pr�s, devant nous; esp�ce de ch�teau fort aux murs cr�nel�s, qui donne l'impression de quelque chose de gigantesque et de fantastique, plant� tout seul au milieu de cette rase solitude; alentour, des centaines de formes gris�tres, pos�es sur la lande, ressemblent � un semis de grosses pierres, mais il s'en �chappe un vague bruissement de respiration et une senteur de vie: ce sont des chameaux couch�s, et des chameliers gardiens, qui dorment roul�s dans des couvertures, parmi d'innombrables ballots de marchandises. Deux ou trois routes de caravanes se croisent au pied de ce caravans�rail fortifi�; il y a ici, para�t-il, un va-et-vient continuel, et sans doute, � l'int�rieur, tout est plein. Cependant on nous ouvre les portes h�riss�es de fer, que nous avons fait r�sonner aux coups d'un lourd frappoir: nous entrons dans une cour, o� b�tes et gens p�le-m�le gisent comme sur un champ de bataille apr�s la d�route; et, plus rapide encore qu'hier, est notre �croulement dans le sommeil, au fond d'une niche en terre battue o� nous nous �tendons sans contr�le, insouciants de la promiscuit�, des immondices, et de la vermine probable. Mardi, 24 avril. Au soleil de neuf heures du matin, nous tenons conseil, mon tcharvadar et moi, dans le ch�teau fort, sous les ogives de la cour. Finies, les discussions entre nous deux; bons amis tout � fait; et il n'allume jamais son kalyan sans m'offrir un peu de fum�e. M�me presse qu'hier au soir, dans cette cour. Mules couch�es, mules debout; milliers de sacs de caravane, toujours pareils, toujours en laine grise, ray�e de noir et de blanc, et sur lesquels la terre des chemins a jet� sa nuance rousse: un ensemble qui est de couleur triste et neutre, mais o� tranche �� et l� quelque tapis merveilleux, �tendu comme chose commune sous un groupe d'indolents fumeurs. De mon conciliabule avec Abbas, il r�sulte que nous quitterons en plein jour ce ch�teau de Kham-Simiane, pour faire les dix ou douze lieues qui nous s�parent encore de Chiraz. Le temps est frais, le soleil n'est plus dangereux comme en bas, et j'en ai assez d'�tre un voyageur nocturne. Donc, apr�s le kalyan de midi, on dispose la caravane, et il est � peine deux heures quand nous sortons des grands murs cr�nel�s. L'�pre solitude se d�roule aussit�t, triste et st�rile dans une clart� intense, sous un ciel tout bleu. �� et l� des plaques de neige ressemblent � des draps blancs �tendus sur le sol. Un aigle plane. Le soleil br�le et le vent est glac�. Nous sommes � pr�s de trois mille m�tres d'altitude. Dans un repli du terrain, il y a un hameau farouche; une dizaine de huttes construites avec des quartiers de rocher, basses, �cras�es contre la terre, par frayeur des rafales qui doivent balayer ces hauts plateaux. Alentour, quelques saules � peine feuillus, gr�les et couch�s par le vent. Ensuite et jusqu'� l'infini, plus rien, dans ce lumineux d�sert. Vers Chiraz, o� nous arriverons enfin ce soir, nous descendons fort tranquillement par d'insensibles pentes; nous sommes inond�s de lumi�re; les neiges peu � peu disparaissent, et nous sentons d'heure en heure les souffles s'atti�dir. Nous ne rencontrons rien de vivant, que de grands vautours chauves, pos�s sur cette route des caravanes dans l'attente des b�tes qui tombent de fatigue et qu'on leur abandonne; ils se l�vent � notre approche, � peine effray�s; se posent � nouveau et nous suivent des yeux. Les fleurettes p�les, les plantes rases, d'abord clairsem�es sur ces steppes, se multiplient, se rejoignent, finissent par former des tapis odorants sous nos pas. Puis, commencent les broussailles de chez nous, les tamarins, les aub�pines pr�tes � fleurir, les �pines noires d�j� en fleurs. Le coucou chante, et on se croirait dans nos landes de France, n'�taient ces horizons qui se d�ploient toujours, si vastes, si primitifs: la Gaule devait avoir de ces aspects de beaut� paisible, aux printemps anciens... Et voici maintenant une rivi�re, adorablement limpide, une rivi�re de cristal. Des osiers en rideau et quelques petits saules ont pouss� au bord; elle s'en va sur un lit de cailloux blancs, toute seule et comme ignor�e dans la timide verdure de ses oseraies, traversant cette immensit� sauvage; sans doute elle doit finir par se pr�cipiter, en s�ries de cascades, dans des r�gions moins hautes et moins pures, et se souiller � mille contacts; mais ici, passant au milieu de ce vaste cadre sans �ge, qui doit �tre tel depuis le commencement des temps, elle a je ne sais quoi de virginal et de sacr�, cette eau si claire. Apr�s trois heures de marche, une petite tour cr�nel�e surgit toute seule au bord de notre chemin: un poste de veilleurs, o� nous comptions prendre deux soldats de renfort. En passant, nous nous arr�tons pour h�ler � longs cris; mais rien ne bouge et la porte reste close. Entre deux cr�neaux cependant, au sommet de la tour, finit par se dresser la t�te d'un vieillard � chevelure blanche, coiff� d'un haut bonnet de magicien: �Des soldats, dit-il d'un ton de moquerie, vous voulez des soldats? Eh bien! ils sont tous partis dans la campagne � la recherche des brigands qui nous ont vol� quatre �nes. Il n'y en a plus, vous vous en passerez, bon voyage!� Au coucher du soleil, halte pour le repas du soir, sur de vieux bancs hospitaliers, � la porte d'un caravans�rail, d'un ch�teau fort isol� comme �tait Kham-Simiane, qui commande l'entr�e d'une plaine nouvelle... Et c'est enfin la plaine de Chiraz, celle que jadis tant chant�rent les po�tes, c'est le pays de Saadi, le pays des roses. Vue d'ici, elle para�t d�licieusement paisible et sauvage, cette haute oasis o� nous allons nous enfoncer au cr�puscule; l'herbe y est �paisse et sem�e de fleurs; les peupliers par groupes y simulent des charmilles, d'un vert doux et profond; les m�mes nuances que chez nous en avril sont r�pandues sur les arbres et les prairies; mais il y a dans l'atmosph�re des limpidit�s que nous ne connaissons pas, et, au-dessus de l'�den de verdure d�j� plong� dans l'ombre, les grandes montagnes emprisonnantes se colorent � cette heure en des rouges de corail tout � fait �trangers aux paysages de nos climats. A travers cette plaine, l�g�rement descendante, o� l'air est de moins en moins vif, nous reprenons notre marche devenue facile, et environ quatre lieues plus loin, dans la nuit fra�che et �toil�e, de longs murs de jardins commencent de s'aligner de chaque c�t� de la route: les faubourgs de Chiraz! Aucun bruit, aucune lumi�re et pas de passants; les abords des vieilles villes d'Islam, sit�t qu'il fait noir, ont toujours de ces tranquillit�s exquises dont nous ne savons plus nous faire l'id�e, en Europe... Ces murs sont ceux des caravans�rails, bien qu'ils semblent n'enclore que des bois de peupliers, et l� nous frappons successivement � deux ou trois grandes portes ogivales, qui s'entr'ouvrent � peine, une voix r�pondant de l'int�rieur que tout est plein. Les hauts foins, les gramin�es, les p�querettes, envahissent les chemins; dans cette obscurit� et ce silence, tout embaume le printemps. De guerre lasse, il faut nous contenter d'un caravans�rail de pauvres, o� nous trouvons, au-dessus des �curies, une petite niche en terre battue, qui ne nous change en rien de nos mis�rables g�tes pr�c�dents. Bien entendu, je ne connais �me qui vive, dans cette ville close o� je ne puis p�n�trer ce soir, et o� je sais du reste qu'il n'y a point d'h�tellerie. On m'a donn�, � Bender-Bouchir, un beau grimoire cachet� qui est une lettre de recommandation pour le _pr�v�t des marchands_, personnage d'importance � Chiraz; sans doute me procurera-t-il une demeure... Mercredi, 25 avril. Le premier soir tombe, la premi�re nuit vient, au milieu du silence oppressant de Chiraz. Tout au fond de la grande maison, vide et de bonne heure verrouill�e, o� me voici prisonnier, ma chambre donne sur une cour, o� � pr�sent il fait noir. On n'entend rien, que le cri intermittent des chouettes. Chiraz s'est endormie dans le myst�re de ses triples murs et de ses demeures ferm�es; on se croirait parmi des ruines d�sertes, plut�t qu'entour� d'une ville o� respirent dans l'ombre soixante ou quatre-vingt mille habitants; mais les pays d'Islam ont le secret de ces sommeils profonds et de ces nuits muettes. Je me redis � moi-m�me: �Je suis � Chiraz,� et il y a un charme � r�p�ter cela;--un charme et aussi une petite angoisse, car enfin cette ville, en m�me temps qu'elle reste un d�bris intact des vieux �ges, elle est bien aussi au nombre des groupements humains les moins accessibles et les plus s�par�s; on y �prouve encore cet effroi du d�paysement supr�me, qui devait �tre familier aux voyageurs de jadis, mais que nos descendants ne conna�tront bient�t plus, lorsque des voies de communication rapide sillonneront toute la terre. Comment s'en aller d'ici, par o� fuir, si l'on �tait pris d'une soudaine nostalgie, d'un besoin de retrouver, je ne dis pas son pays natal, mais seulement des hommes de m�me esp�ce que soi, et un lieu o� la vie serait un peu modernis�e comme chez nous? Comment s'en aller? A travers les contr�es solitaires du Nord, pour rejoindre T�h�ran et la mer Caspienne apr�s vingt ou trente jours de caravane? Ou bien reprendre le chemin par o� l'on est venu, redescendre �chelon par �chelon les effroyables escaliers de l'Iran, se replonger au fond de tous les gouffres o� l'on ne peut cheminer que la nuit, dans la chaleur toujours croissante, jusqu'� l'�tuve d'en bas qui est le Golfe Persique, et puis retraverser les sables br�lants pour atteindre Bender-Bouchir, la ville d'exil et de fi�vre, d'o� quelque paquebot vous ram�nerait aux Indes? Les deux routes sont p�nibles et longues. Vraiment on se sent perdu dans cette Chiraz, qui est perch�e plus haut que les cimes de nos Pyr�n�es,--et qu'enveloppe � cette heure une nuit limpide, mais une nuit tellement silencieuse et froide... De cette ville o� tout est mur�, je n'ai encore pour ainsi dire rien vu, et je me demande si pendant un s�jour prolong� j'en verrai davantage; j'y suis entr� un peu � la mani�re de ces chevaliers de l�gende, que l'on amenait dans des palais par des souterrains, un bandeau sur les yeux. Au caravans�rail, ce matin, Hadji-Abbas, le pr�v�t des marchands, averti par ma lettre, s'est h�t� de venir. Quelques notables l'accompagnaient, tous gens c�r�monieux et de belles mani�res, en longue robe, grosses lunettes rondes et tr�s haut bonnet d'astrakan. On s'est assis dehors, devant ma niche obscure, sur ma terrasse envahie par l'herbe et fleurie de coquelicots. Apr�s beaucoup de compliments en langue turque, la conversation s'est engag�e sur les difficult�s du voyage: �H�las!--m'ont-ils dit, un peu narquois,--nous n'avons pas encore vos chemins de fer!� Et, comme je les en f�licitais, j'ai vu � leur sourire combien nous �tions du m�me avis sur les bienfaits de cette invention... Des rideaux de peupliers et d'arbres fruitiers tout fleuris nous masquaient la ville, dont rien ne se devinait encore; mais on apercevait des vergers, des foins, des bl�s verts, un coin de cette plaine heureuse de Chiraz, qui communique � peine avec le reste du monde et o� la vie est demeur�e telle qu'il y a mille ans. Des oiseaux, sur toutes les branches, chantaient la gaie chanson des nids. En bas, dans la cour o� nos b�tes se reposaient, des muletiers, des gar�ons du peuple, l'air calme et sain, les joues dor�es de grand air, fumaient nonchalamment au soleil, comme des gens qui ont le temps de vivre, ou bien jouaient aux boules, et on entendait leurs �clats de rire. Et je comparais avec les abords noircis de nos grandes villes, nos gares, nos usines, nos coups de sifflet et nos bruits de ferraille; nos ouvriers, bl�mes sous le poudrage de charbon, avec des pauvres yeux de convoitise et de souffrance. Au moment de prendre cong�, le pr�v�t des marchands m'avait offert une de ses nombreuses maisons dans Chiraz, une maison toute neuve. Il devait aussit�t m'en faire tenir la clef, et j'ai commenc� d'attendre, d'attendre sans voir venir, en fumant de longs kalyans sur ma terrasse: les Orientaux, chacun sait cela, n'ont pas comme nous la notion du temps. Vers quatre heures du soir enfin, cette clef m'est arriv�e. (Elle �tait longue d'un pied deux pouces.) Alors il a fallu cong�dier et payer mon tcharvadar avec tous ses gens; aligner, recompter avec eux quantit� de pi�ces blanches, �changer beaucoup de souhaits et de poign�es de main; ensuite mander une �quipe de portefaix (des juifs � longue chevelure), charger sur leur dos notre bagage, et s'acheminer, derri�re eux vers la ville, qui devait �tre toute proche, et que l'on n'apercevait toujours point. Nous allions m�lancoliquement entre des murs tr�s hauts, en brique grise, en terre battue, o� s'ouvrait � peine de loin en loin un trou grill�, une porte clandestine. Ils finirent par se rejoindre en vo�te sur nos t�tes, ces murs qui se resserraient toujours, et une p�nombre de caveau nous enveloppa soudain; au milieu de ces �troits passages, des petits ruisseaux immondes coulaient parmi des guenilles, des fientes, des carcasses; on sentait une odeur d'�gout et de souris morte: nous �tions dans Chiraz. En p�nombre plus �paisse, on s'est arr�t� devant une vieille porte clout�e de fer, avec un frappoir �norme: c'�tait ma demeure. D'abord un couloir sombre, un corps de logis poudreux et croulant; ensuite la surprise d'une cour ensoleill�e, avec de beaux orangers en fleurs autour d'une piscine d'eau courante; et au fond, la maisonnette, � deux �tages, toute neuve en effet et toute blanche, o� me voici enferm�,--pour un temps que j'ignore,--_car il est plus facile d'entrer � Chiraz que d'en sortir_: c'est un dicton persan. DEUXI�ME PARTIE Mercredi, 25 avril. Le soleil baissait d�j� quand nous avons fait pr�cipitamment notre premi�re course en ville, aux bazars, pour acheter des coussins et des tapis. (Dans cette maison d'Hadji-Abbas, les chambres, il va sans dire, n'avaient rien que leurs quatre murs.) On circule dans cette ville comme dans un d�dale souterrain. Les ruelles couvertes, sem�es d'immondices et de pourritures, se contournent et se croisent avec une fantaisie d�routante; par endroits, elles se resserrent tellement que, si l'on rencontre un cavalier, ou m�me un petit �ne, il faut se plaquer des deux �paules aux parois pour n'�tre point fr�l�. Les hommes, en robe sombre, coiff�s du haut bonnet d'astrakan, vous d�visagent sans malveillance. Les femmes glissent et s'�cartent comme de silencieux fant�mes, envelopp�es toutes, de la t�te aux pieds, dans un voile noir, et la figure cach�e par un loup blanc avec deux trous ronds pour les yeux; mais les petites filles que l'on ne voile pas encore, tr�s peintes et la chevelure rougie de henneh, sont presque toutes adorables de beaut� fine et de sourire, m�me les plus pauvres, qui vont pieds nus et d�penaill�es, sous des haillons charmants. Dans ces mornes et longues murailles, en briques grises ou en terre grise, jamais ne s'ouvre une fen�tre. Rien que des portes, et encore y a-t-il un second mur b�ti derri�re pour les masquer, leur faire un �ternel �cran; quelques-unes s'encadrent de vieilles fa�ences pr�cieuses, repr�sentant des branches d'iris, des branches de roses, dont le coloris, aviv� par le contraste avec toutes les grisailles d'alentour, �clate encore de fra�cheur au milieu de tant de v�tust� et de ruines. Oh! les femmes drap�es de noir, qui entrent par ces portes-l�, contournent le vieux pan de mur int�rieur, et disparaissent au fond de la maison cach�e!... Dans ma rue en tunnel, qui est la voie par o� p�n�trent en ville les caravanes de Bouchir, il y a un petit bazar de juifs, o� l'on vend surtout des l�gumes et des graines. Mais il faut faire un assez long chemin dans le labyrinthe pour rencontrer le vrai bazar de Chiraz, qui est un lieu immense et plein de surprises. Cela commence par des rues �troites, tortueuses, obscures, o�, devant les mille petites �choppes, il faut se d�fier des trous et des cloaques. Ensuite viennent de vastes avenues droites, r�guli�res, vo�t�es de coupoles rondes qui se succ�dent en s�ries sans fin, et l�, pour la premi�re fois, on se dit que c'est vraiment une grande ville, celle o� l'on est entr� comme par des �gouts, sans rien voir. Le long de ces avenues, les marchands sont r�unis par groupes de m�me m�tier, ainsi que le veut l'usage oriental.--Et on devine qu'� Chiraz, la rue des tapis, o� nous avions affaire, est un enchantement pour les yeux!--Dans la rue, plus en p�nombre, des marteleurs de cuivre, o� l'on entend le bruit incessant des marteaux, nous nous sommes ensuite arr�t�s pour acheter des buires � notre usage, des buires ici tr�s communes, mais d'une gr�ce incomparable, d'une forme invent�e dans les temps tr�s anciens et jamais chang�e. On vendait aussi partout des paquets de ces roses roses tr�s odorantes que l'on appelle chez nous �_roses de tous les mois_�, et des branches d'oranger. Des cavaliers arm�s obstruaient souvent le chemin, surtout dans le quartier des harnais, qui est l'un des plus �tendus; en ce pays o� les voyages et les transports ne se font que par caravanes, les harnais prennent une importance capitale, et ils sont de la fantaisie la plus diverse: selles brod�es de soie et d'or, bissacs en laine, brides pour les chevaux ou les mulets, houssines de velours � paillettes pour les petits �nes que montent les dames de qualit�, coiffures de plumes pour les chameaux. Dans la rue des marchands de soie, il y avait affluence de ces fant�mes noirs qui repr�sentent ici les femmes, avec beaucoup de petits b�b�s comiques et jolis, les yeux allong�s jusqu'aux cheveux par des peintures. Nous avions fait notre visite au bazar � une heure un peu tardive; des �choppes se fermaient, le jour baissait sous les vo�tes de briques ou de terre battue. Et, apr�s avoir tant tourn� et retourn� dans ces passages couverts qui s'assombrissaient, �'a �t� une joie de rencontrer enfin une place � air libre, �clair�e par le beau soleil du soir, le seul coin de Chiraz peut-�tre o� la vie soit un peu ext�rieure et gaie sans myst�re. C'est pr�s des remparts de la ville, cette place, et, au fond, il y a une mosqu�e dont l'immense portique est enti�rement rose, sous son rev�tement de vieil �mail. �� et l�, des tendelets pour les marchands de fruits, de fleurs et de g�teaux. Et, juste en face de ces belles portes si roses, que je ne puis esp�rer franchir jamais, un vieux petit caf�, d�labr� et charmant, devant lequel nous nous sommes assis, sous des arbres, pour fumer en plein air le dernier kalyan du jour. (Le nom de _caf�_ est du reste impropre, puisque le th�, dans des tasses en miniature, est seul d'usage � Chiraz.) Un cercle s'est aussit�t form� autour de nous, mais ces curieux �taient courtois et discrets, r�pondant par de jolis sourires un peu f�lins lorsqu'on les regardait en face. Tous ces gens d'ici ont l'air accueillant et doux, la figure fine, les yeux grands, le regard � la fois vif et r�veur. Et je suis rentr� chez moi, pour proc�der avant la nuit � mon installation �ph�m�re, dans le corps de logis tout neuf, derri�re la cour: au rez-de-chauss�e, mes domestiques; au premier, ma chambre; au second �tage, mon salon. Partout des murs bien blancs, o� des s�ries d'ogives sont m�nag�es en creux, formant des niches o� l'on pose les objets. Et, pour soutenir les plafonds en terre battue, un alignement de jeunes troncs de peupliers, soigneusement �quarris et bien �gaux. Mon salon, en dix minutes, s'est organis�, avec des tapis, des coussins jet�s par terre, des tentures accroch�es � la muraille par de vieux clous, et, � la place d'honneur, les belles armes que me donna l'Iman de Mascate, le jour de mon r�cent passage, son poignard � fourreau d'argent et son sabre � gaine d'or. Mais la nuit, qui arrivait dans son grand suaire de silence, a eu t�t fait d'interrompre notre pu�ril amusement d'installation, et de rendre sinistre ma demeure, trop enclose au milieu de si inconnaissables entours. En entrant, nous avons tir� les lourds verrous de la porte qui donne sur les dehors noirs; mais nous ignorons encore tous les quartiers, recoins et d�pendances de la vaste maison; nul de nous n'a explor� le vieux corps de logis � deux �tages qui est adoss� � la rue, ni les immenses greniers � foin, chais et souterrains qui s'ouvrent derri�re nos chambres... Quant aux autres logis humains qui nous enserrent, il va sans dire que tout est combin� pour qu'il nous soit impossible d'y plonger un regard. Qui habite l�, et que s'y passe-t-il? Nous ne saurons jamais. Par nos fen�tres, qui ont vue sur notre cour tr�s haut mur�e, on n'apercevait, quand il faisait clair, rien de ces maisons voisines; rien que la t�te des peupliers qui ombragent les petits jardins, et les toits en terre battue o� l'herbe pousse, o� les chats se prom�nent;--ensuite, dans le lointain, par-dessus le fa�te des vieilles constructions couleur de poussi�re, la ligne de ces montagnes nues qui enferment de toutes parts la verte plaine. A pr�sent donc, il fait nuit. Mes serviteurs, apr�s tant de fatigantes veilles, dorment profond�ment, dans la bonne qui�tude d'un voyage accompli et l'assurance de ne pas recommencer demain les chevauch�es nocturnes. Belle nuit d'�toiles, qui va se refroidissant tr�s vite et que ne trouble aucun bruit humain. On n'entend que la voix douce et retenue des chouettes, qui s'appellent et se r�pondent de diff�rents c�t�s, au-dessus de l'inqui�tante torpeur de Chiraz... Jeudi, 26 avril. �Allah ou Akbar!... Allah ou Akbar!...� C'est l'�ternelle psalmodie de l'Islam qui m'�veille avant jour; la voix du muezzin de mon quartier, du haut de quelque toit proche, chante �perdument dans la p�leur de l'aube. Et, aussit�t apr�s, des sonnailles, tr�s argentines et charmantes, commencent � monter jusqu'� moi, de la petite ruelle noire: l'entr�e des caravanes. Grosses cloches au son grave, pendues au poitrail des mules, petites clochettes pass�es en guirlande autour de leur cou, carillonnent ensemble, et ce bruit joyeux, tant�t assourdi, tant�t amplifi� par la r�sonance des vo�tes, s'infiltre peu � peu dans tout le labyrinthe souterrain de Chiraz, chassant le sommeil et le silence de la nuit. Cela dure tr�s longtemps; des centaines de mules doivent d�filer devant ma porte,--et d�fileront sans doute ainsi chaque matin, pour m'annoncer le jour, car l'heure des caravanes est immuable. Et c'est par mon quartier qu'elles entrent en ville, toutes celles qui arrivent d'en bas, des bords du golfe Persique, de la r�gion torride situ�e au niveau normal de la Terre. Cette premi�re matin�e se passe pour moi en vaines conf�rences avec des tcharvadars, des muletiers, des loueurs de chevaux, dans l'espoir d'organiser d�j� le d�part, car il faut s'y prendre plusieurs jours � l'avance, et les voyageurs ici sont parfois ind�finiment retard�s. Mais rien ne se conclut, et m�me rien d'acceptable ne m'est offert. Le proverbe semble se v�rifier: il est plus facile d'entrer � Chiraz que d'en sortir. L'apr�s-midi, je vais rendre au pr�v�t des marchands sa visite. Il demeure dans mon quartier, et, pour se rendre chez lui, tout le temps on est dans l'ombre et la tristesse de ces grands murs pench�s, qui le plus souvent se rejoignent en vo�te. Une vieille porte de prison, que masque un �cran int�rieur en ma�onnerie croulante: c'est chez lui. Ensuite un petit jardin plein de roses, avec des all�es droites � la mode d'autrefois, un bassin, un jet d'eau; et la maison s'ouvre au fond, tr�s ancienne et tr�s orientale. Le salon d'Hadji-Abbas: plafond en arabesques bleu et or, avec des branches de roses aux nuances effac�es par les ans; murs extr�mement travaill�s, divis�s en petites facettes, creus�s en petites grottes avec des retomb�es de stalactites, tout cela devenu d'une couleur de vieil ivoire, que rehaussent des filets d'or terni; par terre, des coussins et d'�pais tapis merveilleux. Et les fen�tres d�coup�es donnent sur les roses du jardin tr�s cach� et sans vue, o� le jet d'eau m�ne son bruit tranquille. Il y a deux tabourets au milieu du salon, un pour Hadji-Abbas, qui depuis hier a teint sa barbe blanche en rouge ardent; l'autre pour moi. Les fils de mon h�te, des voisins, des notables, tous gens en longue robe et haut bonnet noir comme en portaient les magiciens, arrivent successivement, tr�s silencieux, et forment cercle le long des jolies murailles fan�es, en s'asseyant sur les tapis; les serviteurs apportent du th�, dans de tr�s anciennes petites tasses de Chine, et puis des sorbets � la neige de montagne, et enfin les in�vitables kalyans, o� tous nous devons fumer � la ronde. On m'interroge sur Stamboul, o� l'on sait que j'ai habit�. Ensuite, sur l'Europe, et, tour � tour, la na�vet� ou la profondeur impr�vue des questions me donne plus que jamais � entendre combien ces gens-l� sont loin de nous. La conversation, � la fin, d�vie vers la politique et les derni�res men�es anglaises autour de Koue�t:--�S'il faut, disent-ils, que notre pays soit asservi un jour, au moins que ce ne soit pas par ceux-l�! Nous n'avons, h�las! que cent mille soldats en Perse; mais tous les nomades sont arm�s; et moi-m�me, mes fils, mes serviteurs, tout ce qu'il y a d'hommes valides dans les villes ou les campagnes, prendrons, des fusils quand il s'agira des Anglais!� Le bon Hadji-Abbas me conduit ensuite chez deux ou trois notables, qui ont des maisons plus belles que la sienne, et de plus beaux jardins, avec des all�es d'orangers, de cypr�s et de roses. Mais combien ici la vie est cach�e, d�fiante, secr�te! Ils seraient charmants, ces jardins, s'ils n'�taient si jalousement enferm�s et sans vue; pour que les femmes puissent s'y promener d�voil�es, on les entoure de trop grands murs, que l'on essaie vainement d'�gayer en y dessinant des ogives; en les ornant de c�ramiques: ce sont toujours des murs de prison. Le gouverneur de la province, que je comptais voir aujourd'hui et prier de me faciliter la route d'Ispahan, est absent pour quelques jours. Et je garde pour la fin ma visite � un jeune m�nage hollandais, les van L..., qui vivent ici dans un isolement de Robinson. Ils habitent une ancienne maison de pacha,--au fond d'un vieux jardin tr�s mur�, il va sans dire;--et c'est tellement impr�vu d'y retrouver tout � coup un petit coin d'Europe, d'aimables gens qui parlent votre langue! Ils sont d'ailleurs si accueillants que, d�s la premi�re minute, une gentille intimit� de bon aloi s'�tablit entre les exil�s que nous sommes. Depuis deux ou trois ans, ils r�sident � Chiraz, o� M. van L... dirige la Banque imp�riale persane. Ils me confient leurs difficult�s de chaque jour, que je n'imaginais pas, dans cette ville o� sont inconnues les choses les plus utiles � l'existence telle que nous l'entendons, et o� il faut pr�voir deux mois � l'avance ce dont on aura besoin, pour le faire venir par la voie de Russie ou la voie des Indes; ce qu'ils me disent est pour augmenter le sentiment que j'avais d�j�, d'�tre ici dans un monde quasi lunaire. Le reste de l'apr�s-midi se passe pour moi en promenade errante dans le labyrinthe, avec mes trois serviteurs, le Fran�ais et les deux Persans, � la recherche des introuvables mosqu�es. Je n'ai aucun espoir d'y entrer; mais au moins je voudrais, du dehors, voir les portiques, les belles ogives et les pr�cieuses fa�ences. Oh! les �tonnantes petites rues, sem�es d'emb�ches m�me en plein jour; quelquefois, en leur milieu, s'ouvre un puits profond, sans la moindre margelle au bord; ou bien, � la base d'un mur, c'est un soupirail b�ant qui donne dans des oubliettes noires. Et partout tra�nent des loques, des ordures, des chiens crev�s que d�vorent les mouches. Je sais qu'elles existent, ces mosqu�es, qu'il en est m�me de c�l�bres; et l'on dirait vraiment qu'elles nous fuient ou qu'il y a des ensorcellements dans leurs entours. Parfois, regardant en l'air, on aper�oit, par quelque trou dans la vo�te des rues, un admirable d�me vert et bleu, l� tout pr�s, qui monte et brille dans le ciel pur. Alors on se pr�cipite par un couloir d'ombre qui semble y conduire: il est mur� ce couloir; ou bien il finit en amas de terre �boul�e. On revient sur ses pas, on en prend un autre: il vous �loigne et vous �gare. On ne retrouve m�me plus l'�chapp�e d'air libre o� vous �tait apparu ce d�me d'�mail, on ne sait plus o� l'on est... Ces mosqu�es, d�cid�ment, n'ont pas d'abords, tant elles sont enclav�es dans les vieilles maisons en terre battue, dans les taupini�res humaines; on ne doit y arriver que par des d�tours sournois, connus des seuls initi�s. Et cela rappelle ces mauvais r�ves o�, lorsqu'on veut atteindre un but, les difficult�s augmentent � mesure que l'on approche, et les passages se resserrent. Lass�s enfin, nous revenons, sur le soir, au petit caf� d'hier, que vraisemblablement nous adopterons. L�, au moins, on respire, on sent de l'espace devant soi, et il y a,--un peu en recul, il est vrai,--une mosqu�e rose qui se laisse regarder. Les gens nous reconnaissent, se h�tent de nous apporter des tabourets, sous les platanes, des kalyans et du th�. Des bergers viennent nous vendre des peaux de ces panth�res qui pullulent dans la montagne voisine. Mais l'attroupement pour nous voir est moindre que la premi�re fois: demain ou apr�s-demain, nous n'�tonnerons plus personne. Les remparts de Chiraz forment un c�t� de cette place; �l�gants et d�labr�s comme toutes les choses persanes: hautes murailles droites, flanqu�es d'�normes tours rondes, et orn�es d'une suite sans fin d'ogives qui s'y dessinent en creux; les mat�riaux qui les composent, terres cuites grises, relev�es d'�mail jaune et vert, leur donnent encore l'aspect un peu assyrien; au bout de deux cents m�tres, on les voit mourir en un amas de briques �boul�es, que sans doute personne ne rel�vera jamais. Il y a un va-et-vient continuel devant ce petit caf�, au d�clin du jour: personnages de toute qualit� qui rentrent de la campagne, nobles cavaliers sur des chevaux fringants, bons petits bourgeois sur des mulets tout garnis de franges, ou sur de plus modestes �nons. Passent aussi les lents chameaux qui arrivent de Yezd, de Kerman, du d�sert oriental. Les kalyans s'allument de tous c�t�s autour de nous, et nos voisins de r�verie, assis sous le m�me platane, se d�cident gentiment � causer. L'un d'eux, auquel je conte alors ma course aux mosqu�es, s'engage � me les montrer toutes demain soir, en me faisant faire une excursion _sur les toits_ de la ville, qui constituent, � ce qu'il para�t, un promenoir tr�s bien fr�quent�, le seul d'o� l'on ait une vue d'ensemble. Tranquillement le jour s'en va, et le cr�puscule ram�ne par degr�s sa tristesse sur ce haut plateau si isol� du monde. Les couleurs s'�teignent au rev�tement d'�mail de la belle mosqu�e d'en face; les fa�ences dont elle est couverte repr�sentent des profusions de roses, des branches de roses, des buissons de roses, que traversent quelques iris � longues tiges; mais tout cela maintenant se confond en un violet assombri, et le d�me seul brille encore. Dans l'air presque trop pur, les martinets noirs tourbillonnent en jetant des cris aigus, comme chez nous les soirs de printemps: le soleil � peine couch�, tout � coup il fait froid � cause de l'altitude. Par les petites ruelles d�j� t�n�breuses, sem�es de puits et d'oubliettes, rentrons chez nous. L�, une fois la porte barr�e, c'est l'enfermement, la solitude, le silence d'un clo�tre. Et les chouettes commencent de chanter. Vendredi, 27 avril. Dig ding dong, dig ding dong, drelin, drelin... L'entr�e des caravanes!... Le carillon, qui est ici la musique habituelle de l'aube, me r�veille encore � moiti� cette fois; demain sans doute, j'y serai fait, comme les gens de Chiraz, et ne l'entendrai plus. Vendredi aujourd'hui, c'est-�-dire dimanche � la musulmane; donc, rien � tenter pour l'organisation du d�part et tout sera ferm�. Un incident de cette matin�e vient prendre de l'importance dans notre vie aust�re: mon serviteur m'annonce que, sur un toit de la maison proche, un toit en terrasse o� nous n'avions jamais vu que des chats pensifs, il y a deux paires de bas en soie verte et de longs pantalons de dame, �tendus � s�cher; avant la nuit, quelqu'un remontera bien pour les enlever, c'est certain, et peut-�tre, en y veillant, aurons-nous l'occasion d'apercevoir une de nos myst�rieuses voisines... Pour faire comme les bonnes gens de Chiraz, le vendredi, prenons ce matin la route de la campagne. (On sort de la ville par les grandes ogives des portes, ou, si l'on pr�f�re, par les nombreuses br�ches des remparts, o� le passage continuel des mules a trac� de vrais sentiers.) Et alors c'est la plaine, la tr�s vaste plaine entour�e de farouches montagnes de pierre, mur�e de toutes parts, comme si elle n'�tait que l'immense jardin d'un Persan jaloux. Le vert des foins et des bl�s, le vert tout frais des peupliers en rideau, tranchent �� et l� sur les grisailles de la campagne; mais on peut dire que ces grisailles, tr�s douces, tr�s nuanc�es de rose, dominent dans toute la r�gion de Chiraz, sur la terre des champs, sur la terre ou sur les briques des murs. Au-dessus des vieux remparts presque en ruines, qui se reculent peu � peu derri�re nous, de tout petits ob�lisques fusel�s s'�l�vent de distance en distance, rev�tus d'�mail bleu et vert; et, � mesure qu'on s'�loigne, les grands d�mes des mosqu�es, �maill�s aussi dans les m�mes couleurs, bleu et vert toujours, commencent d'appara�tre et de monter au-dessus de la ville en terre grise. Dans le ciel p�le et pur, des nuages blancs s'�tirent comme des queues de chat, en gardant des transparences de mousseline. Vraiment les teintes des choses, en ce pays a�rien, sont parfois tellement d�licates que les noms habituels ne conviennent plus; et la lumi�re, le calme de cette matin�e ont je ne sais quoi de tendre et de paradisiaque. Cependant tout cela est triste,--et c'est toujours cet isolement du monde qui en est cause; c'est cette cha�ne de montagnes emprisonnantes, c'est ce myst�re des longs murs, et c'est l'�ternel voile noir, l'�ternelle cagoule sur le visage des femmes. Donc c'est dimanche � la musulmane aujourd'hui, et elles se r�pandent toutes dans la plaine claire, ces femmes de Chiraz, qui ressemblent � des fant�mes en deuil; elles s'acheminent toutes, d�s le matin, vers les immenses jardins mur�s, �dens imp�n�trables pour nous, o� elles enl�vent leur voile et leur masque, pour se promener libres dans les all�es d'orangers, de cypr�s et de roses; mais nous ne les verrons point. Sur le sentier que nous suivons, passent aussi, au carillon de leurs mille petites cloches, quelques tardives caravanes de mules, qui rentrent en ville apr�s l'heure. Et dans le lointain on aper�oit la route d'Ispahan, avec l'habituel cort�ge des �nons et des chameaux qui font communiquer ce pays avec la Perse du Nord. Elles sont de diverses conditions, ces femmes qui se prom�nent et s'en vont � la cueillette des roses; mais le voile noir, l'aspect fun�raire est le m�me pour toutes. De pr�s seulement, les diff�rences s'indiquent, si l'on observe la main, la babouche, les bas plus ou moins fins et bien tir�s. Parfois une plus noble dame, aux bas de soie verte, aux doigts charg�s de bagues, est assise sur une mule blanche, ou une �nesse blanche, qu'un serviteur tient par la bride et qui est recouverte d'une houssine frang�e d'or. Les enfants de l'invisible belle suivent � pied; les petits gar�ons, m�me les plus b�b�s, tr�s importants, avec leur bonnet haut de forme en astrakan et leur robe trop longue; les petites filles, presque toujours ravissantes, surtout celles d'une douzaine d'ann�es, que l'on ne masque pas encore, mais qui portent d�j� le voile noir et, d�s qu'on les regarde, le ram�nent sur leur visage, dans un effarouchement comique. Tout ce beau monde dispara�t, par les portes ogivales, au fond des jardins mur�s o� l'on passera le reste du jour. Bient�t nous sommes seuls avec les gens du commun, dans la campagne gris rose et vert tendre, sous le ciel exquis. Plus rien � voir; revenons donc vers la vieille ville de terre et d'�mail o� nous p�n�trerons, par quelque br�che des remparts. Il fait tout de suite sombre et �touffant, lorsque l'on rentre dans le labyrinthe vo�t�, qui est aujourd'hui presque d�sert. Une tristesse de dimanche p�se sur Chiraz, tristesse encore plus sensible ici que sur nos villes occidentales. Le grand bazar surtout est lugubre, dans l'obscurit� de ses vo�tes de briques; les longues avenues o� l'on ne rencontre plus �me qui vive, o� toutes les �choppes sont bouch�es avec de vieux panneaux de bois, ferm�es avec de gros verrous centenaires, ont un silence et un effroi de catacombe. L'oppression de Chiraz devient angoissante par une telle journ�e, et nous sentons l'envie de nous en aller, co�te que co�te, de reprendre la vie errante, au grand air, dans beaucoup d'espace... Aujourd'hui, que faire? Apr�s le repos m�ridien, allons fumer un kalyan et prendre un sorbet � la neige chez le bon Hadji-Abbas, qui a promis de nous conduire un de ces jours au tombeau du po�te Saadi et � celui du noble Hafiz. Et puis, chez les van L..., o� j'ai presque une joie, ce soir, � retrouver des gens de mon esp�ce, autour d'une table o� fume le th� de cinq heures. Ils m'apprennent cette fois qu'il y a trois autres Europ�ens � Chiraz, l�-bas dans les jardins de la banlieue: un missionnaire anglican et sa femme; un jeune m�decin anglais, qui vit solitaire, charitable aux d�sh�rit�s.--Ensuite madame van L... me confie son r�ve de faire venir un piano; on lui en a promis un d�montable, qui pourrait se charger par fragments sur des mules de caravane!... Un piano � Chiraz, quelle incoh�rence! D'ailleurs, non, je ne vois pas cela, ce piano, m�me d�mont�, chevauchant la nuit dans les escaliers chaotiques de l'Iran. Au logis, o� nous rentrons nous barricader � l'heure du Moghreb, deux incidents marquent la soir�e. Les muezzins, au-dessus de la ville, finissaient � peine de chanter la pri�re du soleil couchant, quand mon serviteur accourt tout �mu dans ma chambre: �La dame est l� sur le toit, qui ramasse ses chaussettes vertes!� Et je me pr�cipite avec lui... La dame est l� en effet, plut�t d�cevante � voir de dos, empaquet�e dans des indiennes communes, et les cheveux couverts d'un foulard... Elle se retourne et nous regarde, l'oeil narquois, comme pour dire: �Mes voisins, ne vous g�nez donc point!� Elle est septuag�naire et sans dents; c'est quelque vieille servante... �tions-nous assez na�fs de croire qu'une belle monterait sur ce toit, au risque d'�tre vue! Deux heures plus tard; la nuit est close et la chanson des chouettes commenc�e sur tous les vieux murs d'alentour. A la lumi�re des bougies, fen�tres ouvertes sur de l'obscurit� diaphane, je prends le frugal repas du soir, en compagnie de mon serviteur fran�ais, qui est rest� mon commensal par habitude contract�e dans les caravans�rails du chemin. Un pauvre moineau, d'une allure affol�e, entre tout � coup et vient se jeter sur un bouquet de ces roses-de-tous-les-mois, si communes � Chiraz, qui ornait le tr�s modeste couvert. Atteint de quelque blessure qui ne se voit pas, il a l'air de beaucoup souffrir, et tout son petit corps tremble. N'y pouvant rien, nous nous contentons de ne plus bouger, pour au moins ne pas lui faire peur. Et l'instant d'apr�s, voici qu'il r�le, � cette m�me place, l� sous nos yeux; il est fini, sa t�te retombe dans les roses. �C'est quelque _mauvaise b�te_ qui l'aura piqu�, conclut mon brave compagnon de table. Peut-�tre, ou bien quelque chat, en maraude nocturne, aura commis ce crime. Mais je ne sais dire pourquoi cette toute petite agonie, sur ces fleurs, a �t� si triste � regarder, et mes deux Persans, qui nous servaient, y voient un pr�sage funeste. Samedi, 28 avril. Le vizir de Chiraz ne revient toujours pas, et cela encore est pour retarder mon d�part, car j'ai besoin de causer avec lui, et qu'il me fournisse des soldats, une escorte de route. Cependant, gr�ce � M. van L..., je r�ussis ce matin � traiter avec un loueur de chevaux pour continuer le voyage. Long et p�nible contrat, qui finit par �tre sign� et paraph� au bout d'une heure. Ce serait pour mardi prochain, le d�part, et en douze ou treize journ�es, inch'Allah! nous arriverions � Ispahan. Mais j'ai trop de monde, trop de bagages pour le nombre de b�tes que l'on doit me fournir, et qu'il est, para�t-il, impossible d'augmenter. Cela m'oblige donc � cong�dier l'un de mes domestiques persans. Et j'envoie revendre au bazar mille choses achet�es � Bouchir: vaisselle, lits de sangle, etc. Tant pis, on s'arrangera toujours pour manger et dormir; il faut conclure, et que �a finisse! C'est aujourd'hui mon rendez-vous avec l'aimable Chirazien qui m'a propos� une promenade aux mosqu�es, par les toits. Apr�s que nous avons fait ensemble un long trajet dans le d�dale obscur, les escaliers int�rieurs d'une maison en ruines nous donnent acc�s sur une r�gion de la ville o� des centaines de toits en terre communiquent ensemble, forment une sorte de vaste et triste promenoir, d�vor� de lumi�re et tout bossu� comme par le travail d'�normes taupes; l'herbe jaunie, pel�e par endroits, y est sem�e de fientes, d'immondices et de carcasses, plus encore que n'�tait le sol des rues. En ce moment o� le soleil du soir br�le encore, on aper�oit � peine, dans les lointains de cet �trange petit d�sert, deux ou trois chats qui maraudent, deux ou trois Persans en longue robe qui observent ou qui r�vent. Mais tous les d�mes des mosqu�es sont l�; pr�cieusement �maill�s de bleu et de vert, ils semblent des joyaux �mergeant de cet amas de boue s�ch�e qui est la ville de Chiraz. Il y a aussi, par endroits, de larges excavations carr�es, d'o� monte la verdure des orangers et des platanes, et qui sont les cours tr�s encloses, les petits jardins des maisons de riches. Ce lieu, solitaire dans le jour, doit �tre fr�quent� aux heures discr�tes du cr�puscule et de la nuit, car des pas nombreux ont foul� le sol, et des sentiers battus s'en vont dans tous les sens. Les Chiraziens se prom�nent sur les maisons, sur les rues, sur la ville, et ils se servent de leurs toits comme de d�potoirs; on y trouve de tout,--m�me un cheval mort que voici, d�j� vid� par les corbeaux. C'est au-dessous de cette cro�te de terre, de cette esp�ce de carapace o� nous sommes, que se d�ploie toute l'activit� de Chiraz; la vie y est souterraine, un peu �touff�e, mais ombreuse et fra�che, d'ailleurs tr�s abrit�e des averses, tandis qu'ici, en haut, on est expos�, comme dans nos villes d'Occident, aux fantaisies du ciel. Tous les monuments de vieille fa�ence, que d'en bas l'on apercevait si mal,--grands d�mes arrondis et renfl�s en forme d'oeuf, tours carr�es, ou petits ob�lisques imitant des colonnes torses et des fuseaux,--se dressent d�gag�s et �clatants, au loin ou aupr�s, sur cette esp�ce de prairie factice. Prairie du reste malpropre et r�p�e, dans les entrailles de laquelle on entend comme le bourdonnement d'une ruche humaine; des galops de chevaux, des sonneries de caravanes, des cris de marchands, des voix confuses, vous arrivent d'en dessous, des rues couvertes, des tunnels qui s'entrecroisent dans l'immense taupini�re. Ces toits qui communiquent ensemble sont souvent d'in�gale hauteur, et alors il y a des mont�es, des descentes, de dangereuses glissades; il y a des trous aussi, nombre de crevasses et d'�boulements dans les quartiers en ruines; mais les longues avenues droites des bazars fournissent des chemins faciles, o� chacune des ouvertures, par o� les gens d'en dessous respirent, vous envoie au passage une clameur impr�vue. Pour nous rapprocher d'une grande mosqu�e toute bleue, la plus ancienne et la plus v�n�r�e de Chiraz, nous cheminons en ce moment au-dessus du bazar des cuivres, entendant, comme dans les profondeurs du sol, un extraordinaire tapage, le bruit d'un millier de marteaux. De temps � autre, la vue plonge dans quelque cour, o� il serait impoli de beaucoup regarder; les murs de terre, croulants comme partout, y sont orn�s de fa�ences anciennes aux nuances rares, et on y aper�oit des orangers, des rosiers couverts de fleurs. Mais le soleil de Perse darde un peu trop sur ces toits sem�s de d�tritus, o� l'herbe est roussie comme en automne, et vraiment on envie la foule d'en dessous, qui circule � l'ombre. Vue de pr�s elle n'est plus qu'une ruine, la belle mosqu�e sainte, devant laquelle nous voici arriv�s; sous son �tourdissant luxe d'�mail, elle croule, elle s'en va,--et, bien entendu, jamais ne sera r�par�e. Aux diff�rents bleus qui dominent dans son rev�tement de fa�ence, un peu de jaune, un peu de vert se m�lent, juste assez pour produire de loin une teinte g�n�rale de vieille turquoise. Quelques branches d'iris et quelques branches de roses �clatent aussi, �� et l�, dans cet ensemble; les ma�tres �mailleurs les ont jet�es, comme par hasard, au travers des grandes inscriptions religieuses, en lettres blanches sur fond bleu de roi, qui encadrent les portes et courent tout le long des frises. Mais par o� peut-on bien y entrer, dans cette mosqu�e? D'o� nous sommes, les portiques, toute la base, semblent dispara�tre dans des amas de terre et de d�combres; les maisons centenaires d'alentour, �boul�es aux trois quarts, ont commenc� de l'ensevelir. * * * * * Quand je rentre chez moi, passant par le petit bazar juif de mon quartier, toutes les �choppes sont ferm�es, et les marchands se tiennent assis devant les portes, quelque livre mosa�que � la main: c'est le jour du sabbat; je n'y pensais plus. Ici, les gens d'Isra�l se reconnaissent � une tonsure oblig�e, derri�re, depuis la nuque jusqu'au sommet de la t�te. Dimanche, 29 avril. De bon matin dans la campagne, avec Hadji-Abbas, pour aller avant l'ardeur du soleil visiter le tombeau du po�te Saadi et le tombeau du po�te Hafiz. D'abord nous suivons cette route d'Ispahan, que sans doute, dans deux ou trois jours, nous prendrons pour ne plus jamais revenir; elle est large et droite, entre des mosqu�es, de paisibles cimeti�res aux cypr�s noirs, et des jardins d'orangers dont les longs murs en terre sont orn�s d'interminables s�ries d'ogives; quantit� de ruisseaux et de foss�s la traversent, mais cela est sans importance, puisqu'il n'y a point � y faire passer de voitures. Les oiseaux chantent le printemps et, comme toujours, il fait adorablement beau sous un ciel d'une limpidit� rare. Au pied des �normes montagnes de pierre qui limitent de tous c�t�s la vue, on aper�oit, sur de plus proches collines, une mince couche de verdure, et ce sont les vignes qui produisent le c�l�bre vin de Chiraz,--dont les Iraniens, en cachette, abusent quelquefois malgr� le Coran. Cette route du Nord est beaucoup plus fr�quent�e que celle de Bouchir, par o� nous sommes venus; aussi voyons-nous, dans les champs, des centaines de chameaux entrav�s, debout ou accroupis au milieu d'innombrables ballots de caravane: cela remplace en ce pays d'immobilit� heureuse, les ferrailles et les monceaux de charbon aux abords de nos grandes villes. Ensuite, par des sentiers de traverse, nous chevauchons vers le parc fun�raire o� repose, depuis tant�t six cents ans, le po�te anacr�ontique de la Perse. On sait la destin�e de cet Hafiz, qui commen�a par humblement p�trir du pain, dans quelque masure en terre de la Chiraz du XIVe si�cle, mais qui chantait d'intuition, comme les oiseaux; rapidement il fut c�l�bre, ami des vizirs et des princes, et charma le farouche Tamerlan lui-m�me. Le temps n'a pu jeter sur lui aucune cendre; de nos jours encore ses sonnets, populaires � l'�gal de ceux de Saadi, font la joie des lettr�s de l'Iran aussi bien que des plus obscurs tcharvadars, qui les redisent en menant leur caravane. Il dort, le po�te, sous une tombe en agate grav�e, au milieu d'un grand enclos exquis, o� nous trouvons des all�es d'orangers en fleurs, des plates-bandes de roses, des bassins et de frais jets d'eau. Et ce jardin, d'abord r�serv� � lui seul, est devenu, avec les si�cles, un id�al cimeti�re; car ses admirateurs de marque ont �t�, les uns apr�s les autres, admis sur leur demande � dormir aupr�s de lui, et leurs tombes blanches se l�vent partout au milieu des fleurs. Les rossignols, qui abondent par ici, doivent chaque soir accorder leurs petites voix de cristal en l'honneur de ces heureux morts, des diff�rentes �poques, r�unis dans une commune adoration pour l'harmonieux Hafiz, et couch�s en sa compagnie. Il y a aussi, dans le jardin, des kiosques � coupole, pour prier ou r�ver. Les parois en sont enti�rement rev�tues d'�maux de toutes les nuances de bleu, depuis l'indigo sombre jusqu'� la turquoise p�le, formant des dessins comme ceux des vieilles broderies; de pr�cieux tapis anciens y sont �tendus par terre, et les plafonds, ouvrag�s en mille facettes, en mille petits compartiments g�om�triques, ont l'air d'avoir �t� compos�s par des abeilles. On entretient l�, dans une quantit� de vases, d'�ternels bouquets, et, ce matin, de pieux personnages sont occup�s � les renouveler: des roses, des gueules-de-lion, des lys, toutes les fleurs d'autrefois, dans nos climats, celles que connaissaient nos p�res; mais surtout des roses, d'�normes touffes de roses. Et enfin, au point d'o� l'on a plus agr�ablement vue sur cette Chiraz, la �reine de l'Iran�, une grande salle, ouverte de tous c�t�s, a �t� jadis construite pour abriter du soleil les visiteurs contemplatifs; ce n'est rien qu'un toit plat, tr�s peinturlur�, soutenu � une excessive hauteur par quatre de ces colonnes persanes, si sveltes et si longues, dont le chapiteau ressemble lui aussi aux ruches des abeilles ou des frelons. Sur des tapis de pri�re, deux ou trois vieillards se tiennent l�, qui font vignette du temps pass�, au pied de ces �tranges colonnes; leurs bonnets d'astrakan sont hauts comme des tiares, et ils fument des kalyans dont la carafe cisel�e pose sur un tr�pied de m�tal. Devant eux, le pays qui fut chant� par Hafiz resplendit, inchangeable, dans la lumi�re du matin. Entre les fl�ches sombres des cypr�s d'alentour, et au del� des champs de pavots blancs, des champs de pavots violets, qui m�lent leurs teintes en marbrures douces, dans le clair lointain, la ville de boue s�ch�e d�ploie ses grisailles molles et roses, fait luire au soleil ses mosqu�es de fa�ence, ses d�mes renfl�s comme des turbans et diapr�s de bleus incomparables. Tout ce que l'on voit est id�alement oriental, ces jardins, ces kiosques d'�mail; au premier plan, ces colonnes, ces vieillards � silhouette de mage, et l�-bas, derri�re les cypr�s noirs, cette ville telle qu'il n'en existe plus. On est comme dans le cadre d'une ancienne miniature persane, agrandie jusqu'� l'immense et devenue � peu pr�s r�elle. Une odeur suave s'exhale des orangers et des roses; l'heure a je ne sais quoi d'arr�t� et d'immobile, le temps n'a plus l'air de fuir... Oh! �tre venu l�, avoir vu cela par un pareil matin!... On oublie tout ce qu'il a fallu endurer pendant le voyage, les grimpades nocturnes, les veilles, la poussi�re et la vermine; on est pay� de tout... Il y a vraiment quelque chose, dans ce pays de Chiraz, un myst�re, un sortil�ge, indicible pour nous et qui s'�chappe entre nos phrases occidentales. Je con�ois en ce moment l'enthousiasme des po�tes de la Perse, et l'exc�s de leurs images, qui seules, pour rendre un peu cet enchantement des yeux, avaient � la fois assez d'impr�cision et assez de couleur. * * * * * Plus loin est le tombeau de ce Saadi, qui naquit � Chiraz vers l'ann�e 1194 de notre �re, environ deux si�cles avant Hafiz, et qui guerroya en Palestine contre les crois�s. Plus simple, avec plus de souffle et moins d'hyperboles que son successeur, il a davantage p�n�tr� dans notre Occident, et je me rappelle avoir �t� charm�, en ma prime jeunesse, par quelques passages traduits de son �Pays des roses�. Ici, les petits enfants m�mes redisent encore ses vers.--Patrie enviable pour tous les po�tes, cette Perse o� rien ne change, ni les formes de la pens�e ni le langage, et o� rien ne s'oublie! Chez nous, � part des lettr�s, qui se souvient de nos trouv�res, contemporains de Saadi; qui se souvient seulement de notre merveilleux Ronsard? Toutefois le cheik Saadi ne poss�de qu'un tombeau modeste; il n'a point, comme Hafiz, une dalle en agate, mais rien qu'une pierre blanche, dans un humble kiosque fun�raire, et tout cela, qui fut cependant r�par� au si�cle dernier, sent d�j� la v�tust� et l'abandon. Mais il y a tant de roses dans le bocage alentour, tant de buissons de roses! En plus de celles qui furent plant�es pour le po�te, il y en a aussi de sauvages, formant une haie le long du sentier d�laiss� qui m�ne chez lui. Et les arbres de son petit bois sont pleins de nids de rossignols. * * * * * Quand nous rentrons dans Chiraz, apr�s la pure lumi�re et la grande paix, c'est brusquement la p�nombre et l'animation souterraines; l'odeur de moisissure, de fiente et de souris morte, succ�dant au parfum des jardins. Les yeux encore emplis de soleil, on y voit mal, au premier moment, pour se garer des chevaux et des mules. Nous arrivons par le bazar des selliers, qui est le plus luxueux de la ville et ressemble � une interminable nef d'�glise.--Il fut construit � l'�poque de la derni�re splendeur de Chiraz, au milieu du XVIIIe si�cle, par un r�gent de la Perse appel� Kerim-Khan, qui avait �tabli sa capitale ici m�me, ramenant le faste et la prosp�rit� d'autrefois dans ces vieux murs.--C'est une longue avenue, tout en briques d'un gris d'ardoise, tr�s haute de plafond et vo�t�e en s�rie sans fin de petites coupoles; un peu de lumi�re y descend par des ogives ajour�es; un rayon de soleil quelquefois y tombe comme une fl�che d'or, tant�t sur un tapis soyeux et rare, tant�t sur une selle merveilleusement brod�e, ou bien sur un groupe de femmes,--toujours fant�mes noirs au petit masque blanc,--qui marchandent � voix basse des bouquets de roses. * * * * * L'apr�s-midi, par sp�ciale et grande faveur, je suis admis � p�n�trer dans la cour de la mosqu�e de Kerim-Khan. De jour en jour je vois tomber autour de moi les m�fiances; si je restais, sans doute finirais-je par visiter les lieux les plus d�fendus, tant les gens ici me semblent aimables et d�bonnaires. D'un bout � l'autre de l'Iran, la conception des portiques de mosqu�es ou d'�coles est invariable; toujours une gigantesque ogive, ouverte dans toute la hauteur d'un carr� de ma�onnerie dont aucune moulure, aucune frise ne vient rompre les lignes simples et s�v�res, mais dont toute la surface unie est, du haut en bas, rev�tue d'�maux admirables, diapr�e, chamarr�e comme un merveilleux brocart. Le grand portique de Kerim-Khan est con�u dans ce style. Il accuse d�j� une v�tust� extr�me, bien qu'il n'ait pas encore deux si�cles d'existence, et son rev�tement d'�mail, d'une fra�cheur � peine ternie, est tomb� par places, laissant des trous pour les fleurettes sauvages et l'herbe verte. Les quelques Chiraziens, qui ont pris sur eux de m'amener devant le v�n�rable seuil, tremblent un peu de me le faire franchir. Leur h�sitation, et le silence de cette mosqu�e � l'heure qu'ils ont choisie, rendent plus charmante mon impression d'entrer dans ce lieu resplendissant et tranquille qui est la sainte cour... Des lignes architecturales d'une aust�rit� et d'un calme absolus, mais partout un luxe fou d'�mail bleu et d'�mail rose, pas une parcelle de mur qui ne soit minutieusement �maill�e; on est dans un m�lancolique palais de lapis et de turquoise, que, �� et l�, des panneaux � fleurs roses viennent �claircir. La cour immense est presque d�serte; dans ses parois droites et lisses, des s�ries d'ogives parfaites s'ouvrent pour former, sur tout le pourtour, des galeries vo�t�es, des clo�tres, o� des �maux luisent du fond de l'ombre; et au milieu, l�-bas, en face de nous qui arrivons, se dresse, plus haut que tout, un bloc de ma�onnerie grandiosement carr�, dans lequel est perc�e une autre ogive, unique, celle-ci, et colossale: la porte m�me du sanctuaire, o� l'on n'osera cependant pas me faire p�n�trer. Deux ou trois vieillards, qui �taient prostern�s dans des coins, l�vent la t�te vers l'intrus que je suis, et, me voyant en bonne compagnie musulmane, retournent � leur pri�re sans mot dire. Des mendiants, qui gisaient au soleil, s'approchent, et puis se retirent en me b�nissant, apr�s que je leur ai remis, ainsi qu'on me l'a recommand�, de larges aum�nes. Tout va bien; et nous pouvons nous avancer encore, sur les vieilles dalles bris�es et disjointes o� l'herbe pousse, nous aventurer jusqu'� la piscine des ablutions, au centre de la cour. Ces mille dessins, si compliqu�s et pourtant si harmonieux, si reposants � voir, que les Persans reproduisent depuis des si�cles pour leurs velours de laine ou de soie, ont �t� prodigu�s ici, sous l'inalt�rable vernis des fa�ences; ils recouvrera du haut en fins toutes les murailles; quant � ces grands panneaux de fleurs, qui, par endroits, viennent rompre la monotonie des arabesques, chacun d'eux est une merveille de coloris et de gr�ce na�ve. On dirait que toutes les murailles du vaste enclos ont �t� tendues de tapis de Perse aux nuances changeantes. Et les l�zardes profondes, qu'ont faites les tremblements de terre en secouant la vieille mosqu�e, simulent des d�chirures dans les tissus pr�cieux. Quand les vieillards qui priaient se sont replong�s dans leur r�ve, et quand les mendiants se sont effondr�s � nouveau sur les dalles, le silence, la paix supr�me reviennent dans le palais de lapis et de turquoise. Ce soleil du soir qui rayonne, d�j� oblique et rougi, sur la profusion des �maux � reflets bleus, me fait tout � coup l'effet d'un tr�s vieux soleil, au d�clin de son �ge incalculable; et je go�te �prement le charme d'�tre, � une heure exquise, dans un lieu lointain, myst�rieux et interdit... Je ne crois pas que beaucoup d'Europ�ens soient entr�s avant moi dans la cour d'une mosqu�e de Chiraz. * * * * * Notre d�part �tait fix� � demain, mais il para�t que rien ne tient plus; le tcharvadar, apr�s avoir mieux examin� mes bagages, d�clare qu'il y en a trop et se r�cuse. Tout est � refaire. Et je commence � prendre mes habitudes dans cette ville, � sortir seul, � me reconna�tre dans le d�dale des ruelles sombres. L�-bas, sur la place, entre la mosqu�e rose et les remparts croulants, au petit caf� o� je me rends chaque soir, on ne re�oit en familier; on m'apporte �mon� kalyan, apr�s avoir mis dans la carafe, pour en parfumer l'eau claire, des fleurs d'oranger et deux ou trois roses rouges. Je m'en reviens au logis d�s que tombent ces cr�puscules d'avril, tout de suite froids � cause de l'altitude, et toujours m�lancoliques, malgr� la joie d�lirante des martinets en tourbillon, dont les cris se m�lent au chant des muezzins dans l'air. Ce soir, pendant que je chemine solitairement pour rentrer chez moi, un mince croissant de lune, dans un coin de ciel tout en nacre verte, m'appara�t l�-haut entre deux fa�tes de murs; la lune nouvelle, la premi�re lune du car�me persan. Je croise en route une foule inusit�e de fant�mes noirs au masque imp�n�trable, qui passent furtifs � mes c�t�s dans la p�nombre: il faut avoir s�journ� en ces villes d'islamisme s�v�re pour comprendre combien cela assombrit la vie de n'entrevoir jamais, jamais un visage, jamais un sourire de jeune femme ou de jeune fille... Au petit bazar d'Isra�l qui avoisine ma demeure, les hautes lampes � trois flammes sont d�j� allum�es dans les niches des marchands. Les juives, qui n'ont pas le droit de porter le petit loup blanc des musulmanes, mais qui cependant ne doivent pas montrer leur figure, referment plus herm�tiquement, sur mon passage, leur voile noir; celles-l� encore me resteront toutes inconnues. Et je trouve enfin ma porte, aussi sournoise, d�labr�e et garnie de fer que toutes celles d'alentour, pareille � tant d'autres, mais dont le heurtoir, dans l'obscurit� et le silence, r�sonne � mes oreilles avec un bruit maintenant coutumier. Mardi, 1er mai. Nous �tions � cheval avant la pointe de l'aube, et le soleil levant nous trouve dans les ruines d'un palais des vieux temps obscurs, parmi d'informes bas-reliefs �ternisant des attitudes, des gestes, des combats, des agonies d'hommes et d'animaux disparus depuis des mill�naires. C'est au pied des montagnes qui ferment au Nord la plaine de Chiraz; cela ach�ve de crouler et de s'�mietter sur une sorte de plateau aride, poudreux, br�l� de soleil; on voit qu'il y a eu de vastes colonnades et de puissantes murailles, mais tout est si effondr� qu'aucun plan d'ensemble ne se d�m�le plus; ce qui fut construction humaine se confond avec le rocher primitif; sous l'amas des �boulis et de la poussi�re, on distingue encore �� et l� des sc�nes de chasse ou de bataille, sculpt�es sur des pans de mur; l'ornementation des frises rappelle, en plus grossier, les monuments de Th�bes: on dirait des dessins �gyptiens na�vement reproduits par des barbares. Le palais, aujourd'hui sans nom, domine une fra�che vall�e o� l'eau des montagnes court parmi des roseaux et des saules, et, sur l'autre bord de la petite rivi�re, en face de ces ruines o� nous sommes, un rocher vertical se dresse, orn� de figures � m�me la paroi: personnages coiff�s de tiares, qui l�vent des bras mutil�s, appellent, font d'incompr�hensibles signes. Quel monarque habitait donc ici, qui a pu dispara�tre sans laisser de trace dans l'histoire? Je m'imaginais que ces ruines, presque inconnues, � moi signal�es hier par Hadji-Abbas, dataient des Ach�m�nides; mais ces ma�tres du monde se seraient-ils content�s de si rudes et primitives demeures? Non, tout cela doit remonter � des �poques plus t�n�breuses. Il n'y a du reste aucune inscription nulle part, et des fouilles pourraient seules r�v�ler le secret de ces pierres. Mais de tels d�bris suffisent � prouver que les plateaux de Chiraz, d�s les origines, ont �t� un centre d'activit� humaine. Au dire de mes amis chiraziens, il y aurait aussi, au coeur de certaines mosqu�es, de myst�rieux soubassements ant�rieurs � toute histoire, de v�n�rables porphyres taill�s dont personne ne sait plus l'�ge; et cela semblerait indiquer que la fondation de la ville remonte bien avant l'ann�e 695 de notre �re, date assign�e par les chronologies musulmanes. Nous avons visit� ces palais en courant, et nous rentrons bride abattue, pour conf�rer encore avec des loueurs de chevaux, t�cher d'organiser quand m�me le d�part. A l'instant o� les muezzins chantent la pri�re de midi, nous sommes de retour chez nous. Un midi plus chaud que de coutume: c'est aujourd'hui le 1er mai, et on sent l'�t� venir. �Allah ou Akbar!� De ma fen�tre, j'aper�ois le chanteur de la mosqu�e voisine, dont l'aspect m'est d�j� connu; un homme en robe verte et barbe grise, un peu vieux pour un muezzin, mais dont la voix mordante charme encore. Haut perch� sur sa terrasse d'herbes, il se d�tache, non pas devant le ciel, mais devant cette muraille de montagnes cendr�es qui enferme ici toutes choses. En plein soleil, la t�te lev�e vers le z�nith bleu, il jette son long cri m�lancolique dans le silence et la lumi�re, et ses vocalises couvrent pour moi toutes celles qui s'�lancent � la m�me heure des diff�rents points de Chiraz. Quand il a fini, une autre voix plus �loign�e, celle-ci tout � fait fra�che et enfantine, psalmodie encore, tra�ne quelques secondes de plus dans l'air, et puis tout se tait, et c'est la torpeur m�ridienne. Sur le ciel magnifique, de minces flocons blancs s'enfuient comme des oiseaux, chass�s par un vent qui br�le... Apr�s une heure et demie de pourparlers, mon nouveau contrat de voyage, comportant deux chevaux de plus, est enfin �crit, condens� en une feuille de grimoire persan, sign� et paraph�. Ce serait demain le d�part, et, bien que je n'y croie gu�re, il faut vite aller au bazar des tapis, acheter pour la route quelques-uns de ces bissacs de Chiraz, en beau tissu de laine colori�e, indispensables � tout voyageur qui se respecte. Dans les longues nefs semi-obscures, o� des rayons de soleil, cribl�s par les trous de la vo�te, font chatoyer �� et l� quelque tapis de pri�re aux nuances de colibri, rencontr� Hadji-Abbas avec deux ou trois notables; on s'arr�te pour se faire de grandes politesses; m�me, comme c'est le dernier jour, on fumera ensemble un kalyan d'adieu, en buvant une minuscule tasse de th�.--Et le lieu choisi pour cette fumerie, pr�s du quartier des ciseleurs d'argent, est l'une de ces tr�s petites places � ciel ouvert qui de loin en loin, au milieu de la ville d'oppression et d'ombre, vous r�servent la surprise d'un flot de lumi�re et d'une fontaine jaillissante au milieu d'orangers en fleurs et de buissons de roses. Le vizir de Chiraz, rentr� enfin dans sa bonne ville, m'a fait dire ce matin qu'il me recevrait aujourd'hui m�me, _deux heures avant le coucher du soleil_, ce qui signifie vers cinq heures du soir. Il habite tr�s loin de chez moi, dans un quartier de dignitaires. Au milieu d'un long mur gris, l'ogive qui sert de premi�re entr�e � son palais est gard�e par beaucoup de soldats et de domestiques, assis sur des bancs que recouvrent des tapis. D'abord un jardin, avec des all�es d'orangers. Au fond, une demeure enti�rement rev�tue de fa�ence: grands panneaux � personnages de toutes couleurs, alternant avec des panneaux plus petits qui repr�sentent des buissons de roses. Des gardes, des serviteurs de toute classe, en haut bonnet d'astrakan noir, encombrent la porte de la belle maison d'�mail, et une quantit� extraordinaire de babouches tra�nent sur le pavage des vestibules, qui est en carreaux de fa�ence repr�sentant des bouquets de roses, toujours des roses. Un salon vo�t� en stalactites de grotte, des divans de brocart rouge, et par terre des tapis fins comme du velours. Quand j'ai pris place � c�t� de l'aimable vizir, on apporte pour chacun de nous un kalyan comme pour Aladin, tout en or cisel�, et un sorbet � la neige, dans un verre en or qui pose sur une petite table en mosa�que de Chiraz. De nombreux personnages arrivent ensuite, qui saluent sans mot dire et forment cercle, accroupis sur leurs talons. L'�tiquette orientale exige que la visite soit un peu longue, et il n'y a pas � s'en plaindre quand l'h�te est, comme celui-ci, intelligent et distingu�. On cause de l'Inde, que je viens de quitter; le vizir m'interroge sur la famine, qui le r�volte, et sur la peste, dont le voisinage l'inqui�te.--�Est-il vrai, me demande-t-il, que les Anglais aient sournoisement envoy� des pesteux en Arabie pour y propager la contagion?�--L�, je ne sais quoi r�pondre; c'�tait la rumeur courante � Mascate lorsque j'y suis pass�, mais l'accusation est bien excessive. Il d�plore ensuite l'effacement progressif de l'influence fran�aise dans le golfe Persique, o� ne para�t presque plus notre pavillon. Et rien n'atteste plus p�niblement pour moi notre d�cadence aux yeux des �trangers que l'air de commis�ration avec lequel il me demande: �Avez-vous encore un consul � Mascate?� En ce qui concerne la continuation de ma route vers Ispahan, le vizir est tout dispos� � me donner des cavaliers d'escorte; mais seront-ils d�s demain pr�ts au d�part, Allah seul pourrait le dire... Le soir, de longs cris r�pondent au chant des muezzins, de puissantes clameurs humaines, parties d'en dessous, de l'ombre des mosqu�es. Le car�me est commenc� et l'exaltation religieuse ira croissant, jusqu'au jour du grand d�lire final, o� l'on se meurtrira la poitrine et o� l'on s'entaillera le cr�ne. Depuis que le babisme, clandestin et pers�cut�, envahit la Perse, il y a recrudescence de fanatisme chez ceux qui sont rest�s musulmans chiites, et surtout chez ceux qui feignent de l'�tre encore. Cependant c'est peut-�tre mon dernier soir de Chiraz, et je sors seul � nuit close, contre l'avis de mes prudents serviteurs. L'enfermement et la tristesse de ma maison, � la fin, m'�nervent, et la fantaisie me vient d'aller demander �mon� kalyan, l�-bas, au petit caf� en dehors des murs, devant la mosqu�e aux fa�ences roses. L'aspect de ce lieu, que je n'avais jamais vu aux lanternes, d�s le premier abord me d�concerte. Il est bond� de monde, gens du peuple ou de la campagne, assis � tout touche. A peine puis-je trouver place pr�s de la porte, au coin d'un banc, � c�t� d'un habitu� qui, en temps ordinaire, me faisait beaucoup d'accueil, mais qui, cette fois, r�pond tout juste � mon bonsoir. Au milieu de l'assembl�e, un vieux derviche au regard d'illumin� est debout qui parle, qui pr�che d'abondance, avec des gestes outr�s, mais quelquefois superbes. Personne ne fume, personne ne boit; on �coute, en soulignant d'une rumeur g�missante certains passages plus touchants ou plus terribles. Et, de temps � autre, des cris pouss�s par des centaines de voix viennent � nous de la mosqu�e proche. Le vieillard, �videmment, conte les douleurs et la mort de ce Hussein[2], dont il redit le nom sans cesse: c'est comme si chez nous un pr�tre contait la Passion du Christ. Et, tout � coup, mon voisin, mon ami de la veille, � voix basse, d�daignant presque de tourner la t�te vers moi, me dit en langue turque: �Va-t'en!� �Va-t'en!� Il serait ridicule et lamentable de persister; ces gens, d'ailleurs, ont bien le droit de ne vouloir point d'infid�le � leur pieuse veill�e. Donc, je m'en vais. Me revoici dans le silence et la nuit noire, au milieu des vieux remparts �boul�s et dans le labyrinthe des ruelles vo�t�es. Attentif, comme le petit Poucet en for�t, aux points de rep�re que j'ai pris pour �viter les oubliettes b�antes sous mes pas, pour tourner quand il faut aux carrefours des couloirs, je m'en vais lentement, les bras �tendus � la mani�re des aveugles, ne percevant d'autres indices de vie sur mon chemin que des fuites prudentes de chats en maraude. Et jamais encore, dans un pays d'Islam, je n'avais eu le sentiment d'�tre si _�tranger_ et si seul. Mercredi, 2 mai. Il semble vraiment que ce sera aujourd'hui, le d�part; cela para�t s'organiser pour tout de bon, cela prend d�s le matin un air r�el. A midi, les deux cavaliers fournis par le gouverneur entrent se pr�senter � moi, tandis que leurs chevaux, attach�s au frappoir de ma porte, font tapage dans la rue. Et, � une heure, nos bagages, apr�s avoir travers� � dos de juifs le petit bazar du quartier, se hissent et s'attachent sur la croupe des b�tes de charge. C'est � n'en plus douter: voici que l'on appr�te nos chevaux. Il y a beaucoup de monde assembl� pour assister � notre d�part, devant ces murailles de brique et ces �boulis de terre qui sont l'enceinte de Chiraz. Il y a aussi affluence de mendiants, qui nous offrent des petits bouquets de roses, avec leurs souhaits de bon voyage. A deux heures, nous sortons de la ville par ce passage que l'on appelle �route d'Ispahan,� et qui, en effet, pendant la premi�re demi-lieue, ressemble assez � une large route; mais, apr�s les longs faubourgs, les mosqu�es, les jardins, les cimeti�res, ce n'est plus rien, que l'habituel r�seau de sentes trac� par le passage des caravanes. Nous nous acheminons vers une perc�e, une sortie dans la cha�ne des sommets qui entourent le haut plateau de Chiraz, et, � une lieue � peine des murs, du c�t� du Nord, nous voici d�j� rendus aux steppes d�sol�s, hors de la zone verte, hors de l'oasis o� la ville sommeille. Une porte monumentale, construite il y a un si�cle par le vizir de Chiraz, est � l'entr�e du d�fil�: une sorte d'arc de triomphe qui s'ouvre sur les solitudes, sur le chaos des pierres, les horreurs de la montagne. Avant de nous engager l�, nous faisons halte pour regarder en arri�re, dire adieu � cette ville qui va dispara�tre pour jamais... Et sous quel aspect id�al et charmeur elle se montre � nous une derni�re fois!... De nulle part, jusqu'� cette soir�e, nous ne l'avions ainsi vue d'ensemble, dans le recul favorable aux enchantements de la lumi�re. Comme on la dirait agrandie et devenue �trange! Ses milliers de maisons de terre, de murailles de terre, toutes choses aux contours mous et presque sans formes, se m�lent, s'�tagent, se fondent en un groupe impr�cis, d'une m�me nuance grise finement ros�e, d'une m�me teinte nuage de matin. Et, au-dessus de tout cela, les d�mes des inapprochables mosqu�es resplendissent tr�s nets, brillent au soleil comme des joyaux; leurs fa�ences bleues, leurs fa�ences vertes,--dont l'�clat ne s'imite plus de nos jours,--sont � cette heure en pleine gloire; avec leurs contours renfl�s, leurs silhouettes rondes, ils ressemblent � des oeufs g�ants, les uns en turquoise vive, les autres en turquoise mourante, qui seraient pos�s sur on ne sait quoi de chim�rique, sur on ne sait quelle vague �bauche de grande cit�, moul�e dans une argile couleur tourterelle... A une descente brusque du chemin, cela s'�vanouit sans retour, et, le d�fil� franchi, nous voici de nouveau seuls, dans le monde tourment� des pierres. Huit hommes et huit chevaux, c'est tout mon cort�ge, et il para�t bien peu de chose, perdu � pr�sent au milieu des sites immenses et vides... Des pierres, des pierres � l'infini. Sur ces �tendues d�sertes, d�ploy�es � deux mille m�tres de haut, on voit passer les ombres de quelques petits nuages voyageurs qui se h�tent de traverser le ciel. Les sommets d'alentour, o� aucune herbe n'a pu prendre, sont tels encore que les laissa jadis quelque supr�me temp�te g�ologique; leurs diff�rentes couches, boulevers�es, soulev�es en cyclone du temps des grandes �bullitions min�rales, se dessinent partout, dans ces poses convulsives qui furent celles de la derni�re fois, et qu'elles conserveront sans doute jusqu'� la fin des �ges. Notre marche est lente et difficile; il faut � tout instant mettre pied � terre et prendre les chevaux par la bride, dans les descentes trop raides ou sur les �boulis trop dangereux. Le soir, une nouvelle petite oasis, l�-bas, bien isol�e dans ce royaume des pierres, dessine la ligne verte de ses prairies; elle alimente un village dont les maisonnettes en terre se tiennent coll�es � la base d'un rocher majestueux et ressemblent dans le lointain � d'humbles nids d'hirondelles. C'est Zargoun, o� nous passerons la nuit. Nous mettons en �moi son tout petit bazar, que nous traversons au cr�puscule. Les chambres de son caravans�rail ont les murs crev�s, et le plafond tapiss� de chauves-souris; nous nous endormons l�, dans un air tr�s frais qui passe sur nous, et berc�s par le concert nocturne des grenouilles qui pullulent sous les herbages de cette plaine suspendue. Jeudi, 3 mai. Notre mani�re de voyager est d�finitivement chang�e, depuis que le soleil n'est plus mortel comme en bas. Jusqu'� Ispahan, nous ferons chaque jour deux marches, de quatre ou cinq heures l'une, s�par�es par un repos � midi dans quelque caravans�rail du chemin. Donc, il faut se lever t�t, et le soleil n'est pas encore sur l'horizon quand on nous �veille ce matin � Zargoun. Premi�re image de cette journ�e, prise du haut de l'in�vitable petite terrasse, au sortir du g�te en terre battue, dans la fra�cheur de l'aube. D'abord, au premier plan, la cour du caravans�rail, toute de terre et de poussi�re; mes chevaux, au milieu; le long des murs, mes gens, et d'autres qui passaient, fument le kalyan et prennent le th� du matin, �tendus sur une profusion de tapis, de couvertures, de bissacs,--toutes inusables choses, en laine rudement tiss�e, qui sont le grand luxe de ce pays. Au del� commence la plaine unie de l'oasis, au del� s'�tendent les champs de pavots blancs, qui, d'un c�t�, vont se perdre � l'infini, de l'autre, viennent mourir devant une cha�ne de sommets rocheux aux grands aspects terribles. Comme ils ont l'air virginal et pur, dans leur blancheur au lever du jour, tous ces pavots,--qui sont destin�s pourtant � composer un poison subtil, vendu tr�s cher pour les fumeries d'Extr�me-Orient!... Pas d'arbres nulle part; mais une mer de fleurs blanches, qui, dirait-on, s'est avanc�e comme pour former un golfe, entre des rives de montagnes �normes et chaotiques. Et des vapeurs d'aube, des vapeurs d'un violet diaphane tra�nent sur les lointains, embrouillent l'horizon libre, du c�t� o� le soleil va surgir, confondent l�-bas ces nappes uniform�ment fleuries, ces champs �tranges, avec le ciel. Maintenant le soleil monte; ce qui restait d'ombre nocturne fuit peu � peu devant lui sur les champs de fleurs, comme un voile de gaze brune qui s'enroulerait lentement. Et des jeunes filles sortent en troupe du village, pour quelques travaux de la campagne, s'en vont par les petits sentiers, joyeuses, avec des rires, enfouies dans les pavots blancs jusqu'� la ceinture. C'est l'heure aussi pour nous de partir. Allons-nous-en, par les m�mes sentiers que viennent de suivre les jeunes filles, et o� les m�mes fleurs, les m�mes longues herbes nous fr�leront... Mais notre �tape d'aujourd'hui sera de courte dur�e, car, au bout de quatre heures, nous devons rencontrer les grands palais du silence, les palais de Darius et de Xerx�s, qui valent bien que l'on s'arr�te. Apr�s avoir franchi deux lieues de pavots blancs, et ensuite d'interminables prairies mouill�es, et des ruisseaux et des torrents profonds, nous faisons halte devant un hameau bien humble et bien perdu, qu'entourent une dizaine de peupliers. Nous passerons l� deux nuits, dans le plus d�labr� et le plus sauvage des caravans�rails, qui n'a plus ni portes ni fen�tres, mais dont le vieux jardin � l'abandon est exquis, avec ses rosiers en broussailles, ses all�es d'abricotiers et ses herbes folles. Des petits enfants viennent, en faisant des r�v�rences, nous apporter des roses, de modestes roses-de-tous-les-mois, presque simples. Prairies d�sertes alentour; paix et silence partout. Le ciel se couvre, et il fait frais. On se croirait dans nos campagnes fran�aises, mais jadis, au vieux temps... Cependant, l�-bas, � deux lieues de nous peut-�tre, au bout d'une plaine d'herbages et au pied de l'une de ces cha�nes de rochers qui de tous c�t�s partagent le pays comme des murailles, il y a une chose solitaire, indiff�rente au premier coup d'oeil, et de plus en plus difficile � d�finir si l'on s'attache � la regarder... Un village, ou un caravans�rail, semblait-il d'abord; des murs ou des terrasses qui ont l'air d'�tre en terre grise, comme partout ailleurs, mais avec une quantit� de m�ts tr�s longs, plant�s au-dessus en d�sordre. L'extr�me limpidit� de l'air trompe sur les distances, et il faut observer un peu attentivement pour se rendre compte que cela est loin, que ces terrasses seraient tout � fait hors de proportion avec celles du pays, et que ces m�tures seraient g�antes. Plus on examine, et plus cela se r�v�le singulier... Et c'est en effet l'une des grandes merveilles classiques de la Terre, � l'�gal des pyramides d'�gypte;--mais on y est beaucoup moins venu qu'� Memphis, et l'�nigme en est bien moins �claircie. Des rois qui faisaient trembler le monde, Xerx�s, Darius, y ont tenu leur inimaginable cour, embellissant ce lieu de statues, de bas-reliefs, sur lesquels le temps n'a pas eu de prise. Depuis un peu plus de deux mille ans, depuis que le passage des arm�es du Mac�donien en a r�v�l� l'existence aux nations occidentales, cela porte un nom qui est devenu � lui seul imposant et �vocateur: Pers�polis. Mais, aux origines, comment cela s'appelait-il, et quels souverains de l�gende en avaient jet� les bases? Les historiens, les �rudits, � commencer par H�rodote pour finir aux contemporains, ont �mis tant d'opinions contradictoires! Au cours des si�cles, tant de savants, attir�s par ces ruines, ont brav� mille dangers pour camper dans les solitudes alentour, scruter les inscriptions, fouiller les tombeaux, sans arriver � conclure! Et combien de laborieux volumes ont �t� �crits � propos de ce recoin de l'Asie, o� la moindre pierre est gardienne d'antiques secrets! Du reste, peu importe, pour un simple passant comme moi, l'absolue pr�cision des donn�es historiques; que tel monarque ou tel autre dorme au fond de tel s�pulcre; que ce soit bien ce palais, ou celui de Pasargad�, qu'incendi�rent les soldats d'Alexandre. Il me suffit que ces ruines soient les plus grandioses de leur temps et les moins d�truites, �ternisant pour nos yeux le g�nie de toute une �poque et de toute une race. Mais quel myst�re que cette sorte de mal�diction, toujours jet�e sur les lieux qui furent dans l'antiquit� particuli�rement splendides!... Ici, par exemple, pourquoi les hommes ont-ils d�laiss� un tel pays, si fertile et si beau sous un ciel si pur? Pourquoi jadis tant de magnificences accumul�es � Pers�polis, et aujourd'hui plus rien, qu'un d�sert de fleurs?... Laissant nos bagages et notre suite au pauvre caravans�rail o� nous passerons la nuit, nous montons � cheval apr�s le repos m�ridien, escort�s de deux jeunes hommes du hameau qui ont voulu nous guider vers ces grandes ruines. Pendant la premi�re lieue, nous sommes dans une v�ritable mer de pavots blancs et d'orges vertes; ensuite vient la prairie sauvage, tapiss�e de menthes et d'immortelles jaunes. Et l�-bas au fond, derri�re Pers�polis qui se rapproche et se dessine, la plaine est barr�e par des montagnes fun�bres, d'une couleur de basane, o� s'ouvrent des trous et des l�zardes. Du reste, depuis Chiraz, tout ce pays sans arbres est ainsi: des plateaux unis comme de l'eau tranquille, et s�par�s les uns des autres par des amas de roches d�nud�es, aux aspects effroyables. Mais nulle part encore ces fantaisies de la pierre, toujours inattendues, ne nous avaient montr� quelque chose de pareil � ce qui surgit en ce moment sur notre gauche, dans le clair lointain. C'est beaucoup trop immense pour �tre de construction humaine, et alors cela inqui�te par son arrangement si cherch�: au centre, une masse absolument carr�e, de cinq ou six cents m�tres de haut, qui semble une forteresse de Dieux, ou bien la base de quelque tour de Babel interrompue; et de chaque c�t�, pos�s en sym�trie comme des gardes, deux blocs g�ants, tout � fait r�guliers et pareils, qui imitent des monstres assis. Depuis le commencement des temps, les hommes avaient �t� frapp�s par la physionomie de ces trois montagnes, bien capables d'inspirer l'effroi du surnaturel; elles ne sont pas �trang�res sans doute au choix qui a �t� fait de ce lieu pour y construire la demeure terrible des souverains; vues de ces palais o� nous arrivons, elles doivent produire leur effet le plus intense, assez proches pour �tre imposantes, et juste assez lointaines pour rester ind�finissables. Les sentiers que nous suivons, au milieu de tant de solitude et de silence, dans les fleurs, sont coup�s de temps � autre par des ruisseaux limpides, qui continuent de r�pandre l'inutile fertilit� autour de ces ruines. Maintenant qu'il est pr�s de nous, ce semblant de village mort, au pied de sa montagne morte, il ne laisse plus de doutes sur ses proportions colossales; ses terrasses, qui d�passent cinq ou six fois la hauteur coutumi�re, au lieu d'�tre, comme partout ailleurs, en terre battue que les pluies ne tarderont pas � d�truire, sont faites en blocs cyclop�ens, d'une dur�e �ternelle; et ces longues choses, qui de loin nous faisaient l'effet de m�ts de navire, sont des colonnes monolithes, �tonnamment sveltes et hardies,--qui devaient supporter jadis les plafonds en bois de c�dre, la charpente des prodigieux palais. Nous arrivons maintenant � des escaliers en pierre dure et luisante, assez larges pour faire passer de front toute une arm�e; l�, nous mettons pied � terre, pour monter � ces terrasses d'o� les colonnes s'�lancent. Je ne sais quelle id�e vient � nos Persans de faire monter aussi derri�re nous les chevaux, qui d'abord ne veulent pas, qui se d�battent, meurtrissant � coups de sabots les marches magnifiques, et notre entr�e est bruyante, au milieu de ce recueillement infini. Nous voici sur ces terrasses, qui nous r�servaient la surprise d'�tre beaucoup plus immenses qu'elles ne le paraissaient d'en bas. C'est une esplanade assez �tendue pour supporter une ville, et sur laquelle, en son temps, les grandes colonnes monolithes �taient multipli�es comme les arbres d'une for�t. Il n'en reste plus debout qu'une vingtaine, de ces colonnes dont chacune �tait une merveille, et les autres, en tombant, ont jonch� les dalles de leurs tron�ons; quantit� de d�bris superbes se dressent aussi, en m�l�e confuse, dans cette solitude pav�e de larges pierres: des pyl�nes sculpt�s minutieusement, des pans de murs couverts d'inscriptions et de bas-reliefs. Et tout cela est d'un gris fonc�, uniforme, �trange, inusit� dans les ruines, d'un gris que la patine des si�cles ne saurait produire, mais qui est d� �videmment � la couleur m�me d'on ne sait quelle mati�re rare en laquelle ces palais �taient construits. On est domin� de pr�s, ici, par cette cha�ne d'�normes rochers couleur de basane, que, depuis notre d�part du village, nous apercevions comme une muraille; mais on domine, de l'autre c�t�, toutes ces plaines d'herbes et de fleurs, au fond desquelles se dessine l'inqui�tante montagne carr�e, avec ses deux gardiens accroupis; deux ou trois petits hameaux, bien humbles, chacun dans son bouquet de peupliers, apparaissent aussi au loin, sortes d'�lots perdus dans cette mer de foins odorants et d'orges vertes; et la paix supr�me, la paix des mondes � jamais abandonn�s, plane sur ces prairies d'avril,--qui ont connu, dans les temps, des somptuosit�s sardanapalesques, puis des incendies, des massacres, le d�ploiement des grandes arm�es, le tourbillon des grandes batailles. Quant � l'esplanade o� nous venons de monter, elle est un lieu d'indicible m�lancolie, � cette heure, � cette approche du soir; il y souffle un vent suave et l�ger, il y tombe une lumi�re � la fois tr�s nette et tr�s douce; on dirait que les deux mille m�tres d'altitude, plus encore sur ces terrasses que dans la plaine alentour, nous sont rendus sensibles par la fra�cheur de l'air, par la puret� et l'�clat discret des rayons, par la transparence des ombres. Entre ces dalles, qui furent couvertes de tapis de pourpre au passage des rois, croissent � pr�sent les tr�s fines gramin�es, amies des lieux secs et tranquilles, fleurissent le serpolet et la menthe sauvage; et des ch�vres, qui paissent sur l'emplacement des salles de tr�ne, avivent et r�pandent, en broutant, le parfum des aromates champ�tres.--Mais c'est surtout cette lumi�re, qui ne ressemble pas � la lumi�re d'ailleurs; l'�clairage de ce soir est comme un reflet d'apoth�ose sur tant de vieux bas-reliefs, et d'antiques silhouettes humaines, �ternis�es l� dans les pierres... Oh! mon saisissement d'�tre accueilli, d�s l'entr�e, par deux de ces mornes g�ants dont l'aspect, � moi connu de tr�s bonne heure, avait hant� mon enfance: corps de taureau ail�, et t�te d'homme � longue barbe fris�e, sous une tiare de roi mage!--Je me complais trop sans doute � revenir sur mes impressions d'enfant; mais c'est qu'elles ont �t� les plus myst�rieuses, en m�me temps que les plus vives.--Donc, je les avais rencontr�s pour la premi�re fois vers ma douzi�me ann�e, ces g�ants gardiens de tous les palais d'Assyrie, et c'�tait dans les images de certaine partition de _S�miramis_, tr�s souvent ouverte en ce temps-l� sur mon piano; tout de suite ils avaient symbolis� � mes yeux la lourde magnificence de Ninive ou de Babylone. Quant � ceux de leurs pareils qui, de nos jours, restaient peut-�tre encore debout l�-bas dans les ruines, je me les repr�sentais entour�s de ces fleurettes d�licates, particuli�res au sol pierreux d'un domaine de campagne appel� �la Limoise,� lequel, � la m�me �poque, jouait un grand r�le dans mes r�veries d'exotisme... Et voici pr�cis�ment que je retrouve aujourd'hui, aux pieds de ceux qui m'accueillent, le thym, la menthe et la marjolaine, toute la petite flore de mes bois, sous ce climat semblable au n�tre. Les deux g�ants ail�s, qui me re�oivent au seuil de ces palais, c'est Xerx�s qui eut la fantaisie de les poster ici en vedette.--Et ils me r�v�lent sur leur souverain des choses intimes que je ne m'attendais point � jamais surprendre; en les contemplant, mieux qu'en lisant dix volumes d'histoire, je con�ois peu � peu combien fut majestueuse, hi�ratique et superbe, la vision de la vie dans les yeux de cet homme � demi l�gendaire. Mais les immenses salles dont ils gardaient les abords n'existent plus depuis tant�t vingt-trois si�cles, et on ne peut qu'id�alement les reconstituer. En beaucoup plus grandiose, elles devaient ressembler � ce que l'on voit encore dans les vieilles demeures princi�res du moyen �ge persan: une profusion de colonnes, d'une finesse extr�me en comparaison de leur longueur, des esp�ces de grandes tiges de roseau, soutenant tr�s haut en l'air un toit plat.--Les hommes d'ici furent, je crois, les seuls � imaginer la colonne �lanc�e, la sveltesse des formes, dans cette antiquit� o� l'on faisait partout massif et puissamment trapu.--Toujours suivis de nos chevaux, dont les pas r�sonnent trop sur les dalles, nous nous avan�ons au coeur des palais, vers les quartiers magnifiques de Darius. Les colonnes bris�es jonchent le sol; il en reste debout une vingtaine peut-�tre, qui de loin en loin s'�l�vent solitairement, toutes droites et toutes minces, dans le ciel pur; elles sont cannel�es du haut en bas; leur socle est taill� en monstrueux calice de fleur, et leur chapiteau tr�s d�bordant, qui para�t en �quilibre instable dans l'air, repr�sente, sur chacune de ses quatre faces, la t�te et le poitrail d'un boeuf. Comment tiennent-elles encore, si audacieuses et si longues, depuis deux mille ans que les charpentes de c�dre ne sont plus l�-haut pour les relier les unes aux autres? Les esplanades se superposent, les escaliers se succ�dent � mesure que l'on approche des salles o� tr�na le roi Darius. Et la face de chaque assise nouvelle est toujours couverte de patients bas-reliefs, repr�sentant des centaines de personnages, aux nobles raideurs, aux barbes et aux chevelures fris�es en petites boucles: des phalanges d'archers, tous pareils et inscrits de profil; des d�fil�s rituels, des monarques s'avan�ant sous de grands parasols que tiennent des esclaves; des taureaux, des dromadaires, des monstres. En quelle pierre merveilleuse tout cela a-t-il �t� cisel�, pour que tant de si�cles n'aient m�me pu rien d�polir? Les plus durs granits de nos �glises, apr�s trois ou quatre cents ans, n'ont plus une ar�te vive; les porphyres byzantins, les marbres grecs expos�s au grand air sont us�s et frustes; ici, toutes ces �tranges figures, on dirait qu'elles sortent � peine de la main des sculpteurs. Les arch�ologues ont discut�, sans tomber d'accord sur la provenance de cette mati�re tr�s sp�ciale, qui est d'un grain si fin, et d'une si monotone couleur de souris; qui ressemble � une sorte de silex, de pierre � fusil d'une nuance tr�s fonc�e; les ciseaux devaient s'y �mousser comme sur du m�tal; de plus, c'�tait aussi cassant que du jade, car on voit de grands bas-reliefs qui ont �clat� du haut en bas,--sous l'action ind�finie des soleils d'�t� peut-�tre, ou bien, dans les temps, sous le heurt des machines de guerre. Et ces ruines muettes racontent leur histoire par d'innombrables inscriptions, leur histoire et celle du monde; le moindre bloc voudrait parler, � qui saurait lire les primitives �critures. Il y a d'abord les myst�rieux caract�res cun�iformes, qui faisaient partie de l'ornementation initiale; ils alignent partout leurs milliers de petits dessins serr�s et pr�cis, sur les socles, sur les frises, entre les moulures parfaites qui leur servent de cadre. Et puis, sem�es au hasard, il y a les r�flexions de tous ceux qui sont venus, au cours des �ges, attir�s ici par ce grand nom de Pers�polis; de simples notes, ou bien des sentences, des po�sies anciennes sur la vanit� des choses de ce monde, en grec, en koufique, en syriaque, en persan, en indoustani, ou m�me en chinois. �_O� sont-ils les souverains qui r�gn�rent dans ce palais jusqu'au jour o� la Mort les invita � boire � sa coupe? Combien de cit�s furent b�ties le matin, qui tomb�rent en ruines le soir?_� �crivait l�, en arabe, il y a environ trois si�cles, un po�te passant, qui signait: �_Ali, fils de sultan Khaled..._� Quelquefois, rien qu'un mill�sime, avec un nom; et voici des signatures d'explorateurs fran�ais de 1826 et de 1830,--dates qui nous semblent d�j� presque lointaines, et qui cependant sont d'hier, en comparaison de celles grav�es sur tous ces cartouches de rois... Le pavage sur lequel on marche est particuli�rement exquis; chaque brisure, chaque joint des pierres est devenu un minuscule jardin de ces toutes petites plantes qu'affectionnent les ch�vres, et qui embaument la main lorsqu'on les froisse. Derri�re les salles d'apparat, aux colonnades ouvertes, on arrive � des constructions plus compliqu�es, plus enchev�tr�es, qui couvent plus de myst�re; ce devaient �tre des chambres, des appartements profonds; les fragments de murs se multiplient et aussi les pyl�nes aux contours un peu �gyptiens, qui ont pour architrave des feuilles de fleurs. On se sent l� plus entour�, plus enclos, et, si l'on peut dire, plus dans l'ombre de tout ce colossal pass�. Ces quartiers abondent en admirables grands bas-reliefs, d'une conservation stup�fiante. Les personnages ont gard�, sur leurs robes assyriennes ou sur leurs chevelures soigneusement calamistr�es, le luisant des marbres neufs; les uns se tiennent assis, dans des attitudes de dignit� imp�rative, d'autres tirent de l'arc, ou luttent avec des monstres. Ils sont de taille humaine, le profil r�gulier et le visage noble. On en voit partout, sur des pans de muraille qui semblent aujourd'hui plant�s sans ordre; on les a tout autour de soi, en groupes intimidants; et cette couleur de la pierre; toujours ce m�me gris sombre, donne quelque chose de fun�bre � leur compagnie. Des cartouches, cribl�s de petites l�gendes en cun�iformes, pr�sentent des surfaces tellement lisses que l'on y aper�oit sa propre silhouette, r�fl�chie comme sur un miroir d'�tain. Et on est confondu de savoir l'�ge de ces ciselures si fra�ches, de se dire que ces plaques polies sont les m�mes qui, � cette m�me place, refl�t�rent des figures, des beaut�s, des magnificences �vanouies depuis plus de deux mille ans. Un fragment quelconque de telles pierres, que l'on emporterait avec soi, deviendrait une pi�ce incomparable pour un mus�e; et tout cela est � la merci du premier ravisseur qui p�n�trerait dans ces vastes solitudes, tout cela n'est gard� que par les deux g�ants pensifs, en sentinelle l�-bas sur le seuil. Plus loin, Pers�polis se continue vaguement, en sculptures plus d�truites, en d�bris plus �boul�s et plus informes, jusqu'au pied de la triste montagne couleur de cuir, qui doit �tre elle-m�me for�e et travaill�e jusqu'en ses tr�fonds les plus secrets, car on y aper�oit �� et l� de grands trous noirs, d'une forme r�guli�re, avec frontons et pilastres taill�s � m�me le roc, qui b�illent � diff�rentes hauteurs et qui sont des bouches de s�pulcre. Dans les souterrains d'alentour sommeillent sans doute tant de richesses ou de reliques �tranges! Le soleil baisse, allongeant les ombres des colonnes et des g�ants, sur ce sol qui fut un pav� royal; ces choses, lasses de durer, lasses de se fendiller au souffle des si�cles, voient encore un soir... Ils observent toujours avec attention, les deux g�ants � barbe fris�e, l'un tournant sa large face meurtrie vers la n�cropole de la montagne; l'autre sondant les lointains de cette plaine, par o� arriv�rent jadis les guerriers, les conqu�rants, arbitres du monde. Mais, � pr�sent, aucune arm�e ne viendra plus dans ce lieu d�laiss�, devant ces hautains palais; cette r�gion de la terre est rendue pour jamais au calme pastoral et au silence... Les ch�vres, qui broutaient dans les ruines, rappel�es par leur p�tre en armes, se rassemblent et vont s'en aller, car voici bient�t l'heure dangereuse pour les troupeaux, l'heure des panth�res. Je d�sirerais rester, moi, jusqu'� la nuit close, au moins jusqu'au lever de la lune; mais les deux bergers mes guides refusent absolument; ils ont peur, peur des brigands ou des fant�mes, on ne sait de quoi, et ils tiennent � �tre rentr�s avant la fin du jour dans leur petit hameau, derri�re leurs murs en terre, cependant crev�s de toutes parts. Donc, nous reviendrons demain, et pour cette fois il faut partir, � la suite des ch�vres qui d�j� s'�loignent dans les prairies sans fin. Nous repassons entre les deux g�ants, qui virent jadis entrer et sortir tant de rois et de cort�ges. Mais nos chevaux, qui d�j� n'avaient pas voulu monter les escaliers de Xerx�s et de Darius, naturellement veulent encore moins les redescendre; ils se d�fendent, essayent de s'�chapper; et c'est tout � coup, pour finir, une belle sc�ne de vie, de lutte et de muscles tendus, au milieu du silence de ces colossales choses mortes,--tandis que se l�ve un grand vent frais, un vent de soir de mai, qui nous am�ne, des prairies d'en bas, une suave odeur d'herbes. Ayant retravers� la longue plaine unie, les foins, les orges, les champs de pavots, nous rentrons au cr�puscule dans les ruelles du hameau perdu, et enfin dans notre g�te de terre, sans portes ni fen�tres. Un vent vraiment tr�s froid agite les peupliers du dehors et les abricotiers du jardinet sauvage; le jour meurt dans un admirable ciel bleu vert, o� s'effiloquent des petits nuages d'un rose de corail, et on entend des vocalises de bergers qui appellent � la pri�re du soir. TROISI�ME PARTIE Vendredi, 4 mai. D�part � l'aube pure et froide, � travers les grandes fleurs blanches des pavots, qui sont tout humides de la ros�e de Mai. Pour la premi�re fois depuis Chiraz, mes Persans ont mis leur burnous et enfonc� jusqu'aux oreilles leur bonnet de Mage. Ayant retravers� la plaine, nous montons en passant faire nos adieux aux grands palais du silence. Mais la lumi�re du matin, qui ne manque jamais d'accentuer toutes les v�tust�s, toutes les d�cr�pitudes, nous montre, plus an�anties que la veille, les splendeurs de Darius et de Xerx�s; plus d�truits, les majestueux escaliers; plus lamentable, par terre, la jonch�e des colonnes. Seuls, les �tonnants bas-reliefs, en ce silex gris que n'�raillent point les si�cles, supportent sans broncher l'�clairage du soleil levant: princes aux barbes boucl�es, guerriers ou pr�tres, en pleine lumi�re crue, luisent d'un poli aussi neuf que le jour o� parut comme un ouragan la horde mac�donienne. En foulant ce vieux sol de myst�re, mon pied heurte un morceau de bois � demi enfoui, que je fais d�gager pour le voir; c'est un fragment de quelque poutre qui a d� �tre �norme, en c�dre indestructible du Liban, et,--il n'y a pas � en douter,--cela vient de la charpente de Darius... Je le soul�ve et le retourne. Un des c�t�s est noirci, s'�miette carbonis�: le feu mis par la torche d'Alexandre!... La trace en subsiste, de ce feu l�gendaire, elle est l� entre mes mains, encore visible apr�s plus de vingt-deux si�cles!... Pendant un instant, les dur�es ant�rieures s'�vanouissent pour moi; il me semble que c'�tait hier, cet incendie; on dirait qu'un sortil�ge d'�vocation dormait dans ce bloc de c�dre; beaucoup mieux que la veille, presque en une sorte de vision, je per�ois la splendeur de ces palais, l'�clat des �maux, des ors et des tapis de pourpre, le faste de ces inimaginables salles, qui �taient plus hautes que la nef de la Madeleine et dont les enfilades de colonnes, comme des all�es d'arbres g�ants, s'enfuyaient dans une p�nombre de for�t. Un passage de Plutarque me revient aussi en m�moire; un passage traduit jadis, au temps de mes �tudes, avec un maussade ennui, sous la f�rule d'un professeur, mais qui tout � coup s'anime et s'�claire; la description d'une unit d'orgie, dans la ville qui s'�tendait ici, autour de ces esplanades, � la place o� sont � pr�sent ces champs de fleurs sauvages: le Mac�donien d�s�quilibr� par un trop long s�jour au milieu de ce luxe � lui si inconnu, le Mac�donien ivre et couronn� de roses, ayant � ses c�t�s la belle Tha�s, conseill�re d'extravagances, et, sur la fin d'un repas, empress� � satisfaire un caprice de la courtisane, se levant avec une torche � la main pour aller commettre l'irr�m�diable sacril�ge, allumer l'incendie, faire un feu de joie de la demeure des Ach�m�nides. Et alors, les immenses cris d'ivresse et d'horreur, la flamb�e soudaine des charpentes de c�dre, le cr�pitement des �maux sur la muraille, et la d�route enfin des gigantesques colonnes, se renversant les unes sur les autres, rebondissant contre le sol avec un bruit d'orage... Sur le morceau de poutre qui existe encore et que mes mains touchent, cette partie noir�tre, c'est pendant cette nuit-l� qu'elle fut carbonis�e... * * * * * L'�tape d'aujourd'hui sera de neuf heures, et nous l'allongeons encore d'un d�tour, afin de voir de plus pr�s la montagne couleur de basane, qui se l�ve derri�re Pers�polis comme un grand mur en cuir gondol�, et dans laquelle s'ouvrent les trous noirs, les hypog�es des rois Ach�m�nides. Pour arriver au pied de ces roches, il faut cheminer � travers des �boulis sans fin de pierres sculpt�es, des amas de ruines; les pass�s prodigieux ont impr�gn� ce sol, qui doit �tre plein de tr�sors ensevelis et plein d'ossements. Il y a trois immenses hypog�es, espac�s et en ligne, au flanc de la montagne brune; pour rendre inaccessibles ces tombeaux de Darius et des princes de sa famille, on a plac� la bouche des souterrains � mi-hauteur de la paroi abrupte, et nous ne pourrions monter l� qu'avec des �chelles, des cordes, tout un mat�riel de si�ge et d'escalade. L'entr�e monumentale de chacun de ces souterrains est entour�e de colonnes et surmont�e de bas-reliefs � personnages, le tout taill� � m�me le roc; la d�coration para�t inspir�e � la fois de l'�gypte et de la Gr�ce; les colonnes, les entablements sont ioniens, mais l'aspect d'ensemble rappelle la lourdeur superbe des portiques de Th�bes. Au-dessous de ces tombeaux, � la base m�me de la montagne fun�raire, dans des carr�s taill�s en creux, d'autres bas-reliefs gigantesques ont l'air de tableaux d'ans leur cadre, pos�s �� et l� sans ordre. Ils sont post�rieurs aux hypog�es et datent des rois Sassanides; les personnages, de quinze ou vingt pieds de haut, ont eu presque tous la figure mutil�e par les Musulmans, mais diff�rentes sc�nes de bataille ou de triomphe imposent encore. On voit surtout un roi Sassanide, l'attitude orgueilleuse sur son cheval de guerre, et, devant lui, un empereur romain, reconnaissable � sa toge, un vaincu sans doute, qui s'agenouille et s'humilie; c'est le plus saisissant et aussi le plus �norme de tous ces groupes, encadr�s par la roche primitive. Les conqu�rants d'autrefois s'y entendaient � d�truire et on est confondu aujourd'hui en pr�sence du n�ant dans lequel tant de villes fameuses ont pu �tre d'un seul coup replong�es; Carthage par exemple, et, ici m�me, au pied de ces palais, cette Istakhar qui avait tant dur�, qui avait �t� une des gloires du monde et qui au VIIe si�cle de notre �re, sous le dernier roi Sassanide, continuait d'�tre une grande capitale: un jour, passa le Khalife Omar, qui ordonna de la supprimer et de transporter ses habitants � Chiraz; ce fut fait comme il l'avait dit, et il n'en reste rien, � peine une jonch�e de pierres dans l'herbe; on h�site � en reconna�tre la trace. Je cherchais des yeux, parmi tant d'informes d�bris, un monument plus ancien que les autres et plus �trange, que des Zoroastriens �migr�s dans l'Inde m'avaient signal� comme existant toujours. Et voici qu'il m'appara�t, tr�s proche, farouche et morne sur un bloc de rochers en pi�destal. D'apr�s la description qui m'en avait �t� faite, je le reconnais au premier abord, et son identit� m'est d'ailleurs confirm�e par la d�signation du tcharvadar: �Ateuchka!�--o� je retrouve le mot turc _ateuch_ qui signifie le _feu_. Deux lourdes et na�ves pyramides tronqu�es, que couronne une dentelure barbare; deux autels jumeaux pour le culte du feu, qui datent des premiers Mages, qui ont pr�c�d� de plusieurs si�cles tout le colossal travail de Pers�polis et de la montagne sculpt�e; ils �taient d�j� des choses tr�s antiques et v�n�rables quand les Ach�m�nides firent choix de ce lieu pour y b�tir leurs palais, leur ville et leurs tombeaux; ils se dressaient l� dans les temps obscurs o� les roches aux hypog�es �taient encore intactes et vierges, et o� de tranquilles plaines s'�tendaient � la place de tant d'immenses esplanades de pierre; ils ont vu cro�tre et passer des civilisations magnifiques, et ils demeurent toujours � peu pr�s les m�mes, sur leur socle, les deux Ateuchkas, inusables et quasi �ternels dans leur solide rudesse. Aujourd'hui les adorateurs du feu, comme on le sait, disparaissent de plus en plus de leur pays d'origine, et m�me du monde; ceux qui restent sont diss�min�s, un peu comme le peuple d'Isra�l; � Yezd, cependant, ville de d�sert que je laisserai sur la droite de ma route, ils persistent en groupe assez compact encore; on en trouve quelques-uns en Arabie, d'autres � T�h�ran; et enfin, ils forment une colonie importante et riche � Bombay, o� ils ont install� leurs grandes tours macabres. Mais, de tous les points de la Terre o� leur destin�e les a conduits, ils ne cessent de revenir ici m�me, en p�lerinage, devant ces deux pyramides effroyablement vieilles, qui sont leurs autels les plus sacr�s. A mesure que nous nous �loignons, les trous noirs des hypog�es semblent nous poursuivre comme des regards de mort. Les rois qui avaient imagin� de placer si haut leur s�pulture, voulaient sans doute que leur fant�me, du seuil de la porte sombre, p�t promener encore sur le pays des yeux dominateurs, continuer d'inspirer la crainte aux vivants. Pour nous en aller, nous suivons d'abord une mince rivi�re qui court sur des cailloux, encaiss�e et profonde, entre des roseaux et des saules; c'est une tra�n�e de verdure � demi enfouie dans un repli du terrain, au milieu d'une si fun�bre r�gion de pierres. Et bient�t, perdant de vue tout cet ossuaire des antiques magnificences, perdant de vue aussi l'ombreuse petite vall�e, nous retrouvons l'habituelle et monotone solitude: la plaine sans arbres, tapiss�e d'herbes courtes et de fleurs p�les, qui se d�roule � deux mille m�tres de haut, unie comme l'eau d'un fleuve, entre deux cha�nes de montagnes chaotiques, couleur de cendre, ou bien couleur de cuir et de b�te morte. Nous cheminons l� jusqu'� l'heure tout � coup froide du cr�puscule. Et cependant le soleil est encore tr�s haut et br�lant quand nous commen�ons d'apercevoir, au bout de cette nappe verte, le village d'Ali-Abad qui sera notre �tape de nuit. Mais quantit� de ravins sournois coupent de place en place la plaine qui semblait si facile; de dangereuses ger�ures du sol, infranchissables pour des cavaliers, nous obligent � de continuels d�tours; pris comme dans un labyrinthe, nous n'avan�ons pas; et, au fond de ces creux, des cadavres de chevaux, d'�nes ou de mulets, sem�s par le passage incessant des caravanes, sont des rendez-vous d'oiseaux noirs. Ali-Abad reste toujours lointain, et on dirait un ch�teau fort du moyen �ge: des murs de trente pieds de haut, cr�nel�s et flanqu�s de tours, l'enferment par craintes des nomades et des panth�res. Voici maintenant, dans un ravin, un torrent qu'il nous faut franchir. Des paysans, accourus � notre aide, pour nous montrer le gu�, retroussent au-dessus de la ceinture leurs longues robes de coton bleu, entrent dans l'eau bouillonnante et nous les suivons, mouill�s nous-m�mes jusqu'au poitrail des chevaux. Ali-Abad, enfin, se rapproche; encore une demi-lieue de cimeti�res, de tombes effondr�es; ensuite des cl�tures de jardins, murailles en terre battue, au-dessus desquelles frissonnent des arbres de nos climats, cerisiers, amandiers ou m�riers, charg�s de petits fruits verts; et enfin nous arrivons � la porte des remparts, une immense ogive sous laquelle, pour nous voir d�filer, toutes les femmes se sont group�es. Ces donjons, ces murs, ces cr�neaux, ce terrifiant appareil de d�fense, tout cela, de pr�s, fait l'effet d'un simulacre de forteresse; tout cela n'est qu'en terre battue, tient debout par miracle, suffit peut-�tre contre les fusils des nomades, mais, au premier coup de canon, s'effondrerait comme un ch�teau de cartes. Au milieu de ces femmes qui regardent en silence, plaqu�es contre les battants des portes aux �normes clous de fer, nous entrons p�le-m�le avec un troupeau de boeufs. Ici, nous ne retrouvons plus les fant�mes noirs � cagoule blanche qui endeuillaient les rues de Chiraz; les longs voiles sont en �toffe claire, sem�s de palmes ou de fleurs anciennes, et forment un harmonieux ensemble de nuances fan�es; on les retient avec la main contre la bouche pour ne montrer que les yeux, mais le vent du soir, qui s'engouffre avec nous sous l'ogive, les rel�ve, et nous apercevons plus d'un visage et plus d'un na�f sourire. Le caravans�rail est � la porte m�me, et ces trous � peu pr�s r�guliers, au-dessous des cr�neaux dont l'ogive se couronne, sont les fen�tres de notre logis. Nous grimpons par des escaliers de terre, suivis de la foule obligeante qui nous apporte nos bagages, qui nous monte des cruches d'eau, des jattes de lait, des faisceaux de ramilles pour faire du feu. Et bient�t nous nous chauffons d�licieusement, devant une flamb�e qui r�pand une senteur d'aromates. Nous avons aussi une terrasse int�rieure, pour dominer le village, l'amas des toits en terre press�s entre les remparts. Et maintenant toutes les femmes, tous les humbles voiles � fleurs d�teintes, sont sur ces toits, leur promenoir habituel; elles ne voient pas au loin, les dames d'Ali-Abad, puisque les tr�s hautes murailles d'enceinte les tiennent l� comme en prison, mais elles se regardent entre elles et bavardent d'une maison � l'autre; dans ce village emmur� et perdu, c'est l'heure de la fl�nerie du soir, qui serait douce et que l'on prolongerait s'il faisait moins froid. Le muezzin chante. Et voici la rentr�e des troupeaux; nous l'avons d�j� tant vue partout, cette rentr�e compacte et b�lante, que nous ne devrions plus nous y complaire; mais ici, dans ce lieu resserr�, vraiment elle est sp�ciale. Par l'ogive d'entr�e, le vivant flot noir fait irruption, d�borde comme un fleuve apr�s les pluies. Et, tout de suite, il se divise en une quantit� de branches, de petits ruisseaux qui coulent dans les ruelles �troites; chaque troupeau conna�t sa maison, se trie de lui-m�me et n'h�site pas; les chevreaux, les agnelets suivent leur maman qui sait o� elle va; personne ne se trompe, et tr�s vile c'est fini, les b�lements font silence, le fleuve de toisons noires s'est absorb�, laissant dans l'air l'odeur des p�turages; toutes les dociles petites b�tes sont rentr�es. Alors, nous rentrons nous-m�mes, impatients de nous �tendre et de dormir, sous le vent glac� qui souffle, par les trous de nos murs. Samedi, 5 mai. Les m�mes voiles � fleurs, d�s le soleil lev�, sont � la porte du village pour nous voir partir, et les hommes s'assemblent aussi, tous en robe bleue, en bonnet noir. De longs rayons roses, traversant l'air limpide et froid, font resplendir les cr�neaux, le fa�te des tours, tandis qu'en bas l'ombre matinale demeure sur ces groupes immobiles, tass�s au pied des remparts, qui nous suivent des yeux jusqu'� l'instant o� nous disparaissons, dans un repli de la tr�s proche montagne. Tout de suite nous voici engag�s dans des gorges sauvages, �troites et profondes, que surplombent des roches pench�es, des cimes mena�antes. Chose rare en Perse, il y a l� des broussailles, des aub�pines fleuries qui embaument le printemps, et m�me des arbres, de grands ch�nes; cela nous change pour une heure de nos �ternelles solitudes d'herbages et de pierres. Comme le lieu, para�t-il, est un repaire de brigands, mes cavaliers de Chiraz ont jug� bon de s'adjoindre trois vigoureux jeunes hommes d'Ali-Abad. Ils vont � pied, ceux-ci, charg�s de longs fusils � silex, de poires � poudre, de coutelas et d'amulettes; cependant ils retardent � peine notre marche, tant ils sont alertes et bons coureurs. �Allez, allez,--nous disent-ils tout le temps,--trottez, ne vous g�nez en rien, cela ne nous fatigue pas.� Pour courir mieux, ils ont relev�, dans une lani�re de cuir qui leur serre les reins, les deux pans de leur robe bleue, mettant � nu leurs cuisses brunes et muscl�es; ainsi ils ressemblent aux princes en chasse des bas-reliefs de Pers�polis, qui arrangeaient exactement de la m�me mani�re leur robe dans leur ceinture, pour aller combattre les lions ou les monstres. Et ils gambadent en route, trouvant le moyen de poursuivre les cailles, les perdrix qui se l�vent de tous c�t�s,--et encore de nous apporter en courant des brins de basilic, des petits bouquets d'aromates, pr�sent�s avec des sourires � belles dents blanches. C'est � peine si la sueur perle sous leurs bonnets lourds. Brusquement les gorges s'ouvrent, et le d�sert se d�ploie devant nous, lumineux, immense, infini. Le danger, nous dit-on, est pass�, les d�trousseurs n'op�rant que dans les ravins de la montagne. Nous pouvons donc ici remercier nos trois gardes d'Ali-Abad, et prendre le galop dans l'espace; nos chevaux d'ailleurs ne demandent pas mieux, agac�s qu'ils �taient de se sentir retenus � cause de ces pi�tons, coureurs � deux jambes seulement; ils partent comme pour une fantasia; ceux que montent mes cavaliers de Chiraz, moins rapides et plus capricieux, ont l'air de galoper voluptueusement et recourbent leur cou tr�s long avec la gr�ce des cygnes. Pas de routes trac�es, pas de cl�tures, pas de limites, rien d'humain nulle part; vive l'espace libre qui est � tout le monde et n'est � personne! Le d�sert, que bordent au loin, tr�s au loin, de droite et de gauche, des cimes neigeuses, s'en va devant nous, s'en va comme vers des horizons fuyants que l'on n'atteindra jamais. Le d�sert est travers� d'ondulations douces, pareilles aux longues houles de l'Oc�an quand il fait calme. Le d�sert est d'une p�le nuance verte, qui semble �� et l� saupoudr�e d'une cendre un peu violette;--et cette cendre est la floraison d'�tranges et tristes petites plantes qui, au soleil trop br�lant et au vent trop froid, ouvrent des calices d�color�s, presque gris, mais qui embaument, dont la s�ve m�me est un parfum. Le d�sert est attirant, le d�sert est charmeur, le d�sert sent bon; son sol ferme et sec est tout feutr� d'aromates. L'air est si vivifiant que l'on dirait nos chevaux infatigables; ils galopent ce matin, l�gers et joyeux, avec un cliquetis d'ornements de cuivre et avec de fantasques envol�es de crini�re. Nos cavaliers de Chiraz ne peuvent pas suivre; les voil� distanc�s, bient�t invisibles derri�re nous, dans les lointains de l'�tendue p�lement verte et p�lement iris�e qui n'a pas l'air de finir. Tant pis! On voit si loin de tous c�t�s, et le vide est si profond, quelle surprise pourrions-nous bien craindre? Rencontr� une nombreuse compagnie de taureaux noirs et de vaches noires, qu'aucun berger ne surveille; quelques-uns des jeunes m�les, en nous voyant approcher, commencent � sauter et � d�crire des courbes folles, mais rien que par gaiet� et pour faire parade, sans la moindre id�e de foncer sur nous, qui ne leur en voulons pas. Vers neuf heures du matin, � une lieue peut-�tre sur la gauche, dans une plaine en contre-bas, de grandes ruines surgissent; des ruines Ach�m�nides sans doute, car les colonnes encore debout, sur les �boulis de pierres, sont fines et sveltes comme � Pers�polis. Qu'est-ce que ce palais, et quel prince magnifique habitait l�, dans les temps? Les conna�t-on, ces ruines, quelqu'un les a-t-il explor�es? Nous d�daignons de faire le d�tour et de nous arr�ter; ce matin, il nous faut fournir une rapide �tape de cinq heures, et nous sommes tout � l'ivresse physique d'aller en avant dans l'espace. Le soleil qui monte br�le un peu nos t�tes; mais, pour nous rafra�chir, un vent souffle, qui a pass� sur les neiges; des cimes blanches continuent de nous suivre des deux c�t�s de ces plaines, qui sont comme une sorte d'avenue mondiale, large de plusieurs lieues, et longue, on ne sait combien... A onze heures, une tache plus franchement verte se dessine l�-bas, et vite grandit; pour nos yeux d�j� habitu�s aux oasis de l'Iran, cela indique un coin o� passe un ruisseau, un coin que l'on cultive, un groupement humain. En effet, des remparts, des cr�neaux se m�lent � ces verdures toutes fra�ches et frileuses; c'est un pauvre hameau, qui s'appelle Kader-Abad, et qui se donne des airs de citadelle avec ses murailles en terre croulante. L�, nous prenons le repas de midi, sur des tapis de Chiraz, dans le jardinet de l'humble caravans�rail, � l'ombre de m�riers gr�les, effeuill�s par les gel�es du printemps. Et le mur, derri�re nous, se garnit peu � peu de t�tes de femmes et de petites filles, qui �mergent timidement une � une, pour nous regarder. Nous allions repartir, quand une rumeur emplit le village; tout le monde court; il se passe quelque chose... C'est, nous dit-on, une grande dame qui arrive, une tr�s grande dame, m�me une princesse, avec sa suite. Elle voyage depuis une semaine, elle se rend � Ispahan, et, pour cette nuit, elle compte demander � Kader-Abad la protection de ses murs. En effet, voici une troupe de cavaliers, ses gardes, qui la pr�c�dent, mont�s sur de beaux chevaux, avec des selles brod�es, frang�es d'or. Et, dans la porte � donjon du rempart, une chose tout � fait extraordinaire s'encadre: un carrosse! Un carrosse � rideaux de soie pourpre, qui roule d�tel�, tra�n� par une �quipe de bergers; il est venu de Chiraz, para�t-il, par des chemins plus longs mais moins dangereux que les n�tres; cependant une roue s'est rompue, il a fallu renforcer tous les ressorts avec des cordes, le trajet n'a pas �t� sans peine. Et, derri�re la voiture endommag�e, la belle myst�rieuse s'avance d'un pas tranquille. Jeune ou vieille, qui pourrait le dire? Bien entendu, c'est un fant�me, mais un fant�me qui a de la gr�ce; elle est tout envelopp�e de soie noire, avec un loup blanc sur le visage, mais ses petits pieds sont �l�gamment chauss�s, et sa main fine, qui retient le voile, est gant�e de gris perle. Pour mieux voir, toutes les femmes de Kader-Abad viennent de monter sur les toits, et les filles brunes d'une tribu nomade, par l� camp�e, accourent � toutes jambes. Apr�s la dame, ses suivantes, voil�es aussi imp�n�trablement, arrivent deux par deux sur des mules blanches, dans des esp�ces de grandes cages � rideaux rouges. Et enfin raie vingtaine de mulets ferment la marche, portant des ballots ou des coffres que recouvrent d'anciens et somptueux tissus aux reflets de velours. Nous repartons, nous, tout de suite replong�s dans le vaste d�sert. Du haut de chacune de ces ondulations, qu'il nous faut constamment gravir et redescendre, nous apercevons toujours des �tendues nouvelles, aussi vides, aussi inviol�es et sauvages, dans une clart� aussi magnifique. On respire un air suave, froid sous un soleil de splendeur. Le ciel m�ridien est d'un bleu violent, et les quelques nuages nacr�s qui passent prom�nent leurs ombres pr�cises sur le tapis sans fin qui recouvre ici la terre, un tapis fait de gramin�es d�licates, de basilics, de serpolets, de petites orchid�es rares dont la fleur ressemble � une mouche grise... Nous cheminons entre deux et trois mille m�tres de haut. Pas une caravane, ce soir, pas une rencontre. Sur la fin du jour, les deux cha�nes de montagnes qui nous suivaient depuis le matin se rapprochent; avec une nettet� qui d�route les yeux, elles nous montrent la tourmente de leurs sommets, dans des bleus sombres et des violets admirables passant au rose; on dirait des ch�teaux pour les g�nies, des tours de Babel, des temples, des cit�s apocalyptiques, les ruines d'un monde; et les neiges, qui dorment l� dans tous les replis des ab�mes, nous envoient du vrai froid. Cependant une nouvelle tache verte, dans le lointain, nous appelle, nous indique le g�te du soir: la toujours pareille petite oasis, les bl�s, les quelques peupliers, et, au milieu, les cr�neaux d'un rempart. C'est Abas-Abad. Mais le caravans�rail est plein, il abrite une riche caravane de marchands, et, � prix d'or, nous n'y trouverions pas place. Il faut donc chercher asile chez de tr�s humbles gens, qui poss�dent deux chambres en terre au-dessus d'une �table, et consentent � nous en c�der une; la famille, qui est nombreuse, les gar�ons, les filles, se transporteront dans l'autre, abandonn�e � cause d'un trou dans le toit, qui laisse entrer la froidure. Par un escalier us� o� l'on glisse, nous montons � ce g�te sauvage, enfum� et noir; on s'empresse d'enlever les pauvres matelas, les cruches, les jarres, les g�teaux de froment, les fusils � pierre, les vieux sabres, et de chasser les poules avec leurs petits. Ensuite, il s'agit de nous faire du feu, car l'air est glac�. En ce pays sans for�ts, sans broussailles, on se chauffe avec une esp�ce de chardon, qui pousse comme les madr�pores en forme de galette �pineuse; les femmes vont le ramasser dans la montagne et le font s�cher pour l'hiver. Dans l'�tre, on en jette plusieurs pieds, qui p�tillent et br�lent avec mille petites flammes gaies. Le chat de la maison, qui d'abord avait d�m�nag� avec ses ma�tres, prend le parti de revenir se chauffer � notre feu et accepte de souper avec nous. Les deux plus jeunes filles, de douze � quinze ans, que notre d�ballage avait rendues muettes de stupeur, arrivent aussi sur la pointe des pieds et ne peuvent plus s'arracher � la contemplation de notre repas. D'ailleurs si dr�les, toutes deux, qu'il n'y a pas moyen de leur en vouloir, et si impeccablement jolies, sous leurs voiles de perse aux dessins surann�s, avec leurs joues rouges et velout�es comme des p�ches de septembre, leurs yeux presque trop longs et trop grands, dont les coins se perdent dans leurs noirs bandeaux � la Vierge,--et surtout leur mine honn�te, chaste et na�ve. Au moment de notre coucher seulement, elles se retirent, apr�s avoir jet� de nouveaux pieds de chardon dans le feu; alors le froid et le solennel silence, qui �manent des cimes proches et de leurs neiges, s'�pandent avec la nuit sur les solitudes alentour, enveloppent bient�t le petit village de terre, notre chambrette mis�rable, et notre bon sommeil sans r�ves. Dimanche, 6 mai. D�s le matin, nous retrouvons la joie de la vitesse et de l'espace, dans le d�sert toujours pareil, entre les deux cha�nes de hauts sommets garnis de neige. Le d�sert est comme marbr� par ses diff�rentes zones de fleurs. Mais ce n'est plus l'�clat des plaines du Maroc ou de la Palestine, qui, au printemps, se couvrent de gla�euls roses, de liserons bleus, d'an�mones rouges. Il semble qu'ici tout se d�colore, sous les rayons d'un soleil trop rapproch� et trop clair: des serpolets d'une nuance ind�cise, des p�querettes d'un jaune att�nu�, de p�les iris dont le violet tourne au gris perle, des orchid�es � fleurs grises, et mille petites plantes inconnues, que l'on dirait pass�es dans la cendre. Nous avons pris le parti de laisser derri�re nous nos b�tes de charge, avec nos inutiles et fl�neurs cavaliers de Chiraz; la confiance enti�re nous est venue, et nous allons de l'avant. Voici cependant l�-bas une multitude en marche, qui va croiser notre route; ce sont des nomades, gens de mauvais renom, c'est une tribu qui change de p�turage. En t�te s'avancent les hommes arm�s, qui ont de belles allures de bandits; nos Persans imaginent de passer ventre � terre au milieu d'eux, en jetant de grands cris sauvages pour exciter les chevaux; et on se range, on nous fait place. En traversant la cohue du b�tail qui vient ensuite, nous reprenons le trot tranquille. Au petit pas, enfin, nous croisons l'arri�re-garde, compos�e des femmes et des petits,--petits enfants, petits chameaux, petits cabris, p�le-m�le dans une promiscuit� comique et gentille;--d'un m�me panier, sur le dos d'une mule, nous voyons sortir la t�te d'un b�b� et celle d'un �non qui vient de na�tre, et on ne sait qui est le plus joli, du petit nomade qui roule ses yeux noirs, ou du petit �ne au poil encore tout fris� qui remue ses grandes oreilles, l'un et l'autre du reste nous regardant avec la m�me candeur �tonn�e. Apr�s quatre heures de route, halte au village d�sol� de Dehbid (deux mille six cents m�tres d'altitude). Au milieu de la plaine grise, une lourde forteresse antique, datant des rois Sassanides, contre laquelle de mis�rables huttes en terre se tiennent blotties, comme par crainte des rafales qui balayent ces hauts plateaux. Un vent glac�, des neiges proches, et une �tincelante lumi�re. Cependant nos b�tes de charge, distanc�es depuis le matin, ne nous rejoignent point, non plus que nos cavaliers de Chiraz. Tout le jour, nous les attendons comme soeur Anne, mont�s sur le toit du caravans�rail, interrogeant l'horizon: des caravanes apparaissent, des mules, des chameaux, des �nes, des b�tes et des gens de toute esp�ce, mais les n�tres point. A l'heure o� les ombres des grandes montagnes s'allongent d�mesur�ment sur le d�sert, l'un des cavaliers enfin arrive: �Ne vous inqui�tez pas, dit-il, ils ont pris un autre chemin, de nous connu; dormez ici, comme je vais faire moi-m�me; demain vous les retrouverez � quatre heures plus loin, au caravans�rail de Khan-Korrah.� Donc, dormons � Dehbid; il n'y a que ce parti � prendre, en effet, car voici bient�t l'enveloppement solennel de la nuit. Mais qu'on apporte beaucoup de chardons secs, dans l'�tre o� nous allumerons notre feu. Le muezzin jette ses longs appels chant�s. Les oiseaux, cessant de tournoyer, se couchent dans les branches de quelques peupliers rabougris, qui sont les seuls arbres � bien des lieues alentour. Et des petites filles d'une douzaine d'ann�es se mettent � danser en rond, comme celles de chez nous les soirs de mai; petites beaut�s persanes que l'on voilera bient�t, petites fleurs d'oasis destin�es � se faner dans ce village perdu. Elles dansent, elles chantent; tant que dure le transparent cr�puscule, elles continuent leur ronde, et leur ga�t� d�tonne, dans l'�pre tristesse de Dehbid... Lundi, 7 mai. Le soleil va se lever quand nous jetons notre premier regard au dehors, par les trous de notre mur de terre. Une immense caravane, qui vient d'arriver, est au repos sur l'herbe toute brillante de gel�e blanche; les dos bossus des chameaux, les pointes de leurs selles se d�tachent sur l'Orient clair, sur le ciel id�alement pur du matin, et, pour nos yeux mal �veill�s, tout cela d'abord se confond avec les montagnes pointues--qui sont pourtant si loin, l�-bas, au bout des vastes plaines. Nous repartons dans le d�sert monotone, o� quelques asphod�les commencent d'appara�tre, dressant leurs quenouilles blanches au-dessus des petites floraisons gris�tres ou violac�es que nous avions coutume de voir. A midi, sous un soleil devenu tout � coup torride, nous retrouvons au point indiqu� nos b�tes et nos gens qui �taient perdus. Mais quel sinistre lieu de rendez-vous que ce caravans�rail de Khan-Korrah! Pas le moindre village dans les environs. Au milieu d'une absolue solitude et d'un steppe de pierre, ce n'est qu'une haute enceinte cr�nel�e, une place o� l'on peut dormir � l'abri des attaques nocturnes, derri�re des murs. Aux abords, gisent une douzaine de squelettes, carcasses de cheval ou de chameau, et quelques b�tes plus fra�chement mortes, sur lesquelles des vautours sont pos�s. D'�normes molosses et trois hommes � figure farouche, arm�s jusqu'aux dents, gardent cette forteresse, o� nous entrons pour un temps de repos � l'ombre. Int�rieurement la cour est jonch�e d'immondices, et des carcasses de mules ach�vent d'y pourrir: les b�tes avaient agonis� l�, apr�s quelque �tape forc�e, et on n'a pas pris la peine de les jeter dehors, s'en remettant aux soins des vautours; � cette heure br�lante, un essaim de mouches les enveloppe. Il g�lera sans doute cette nuit, mais la chaleur en ce moment est � peine tol�rable, et notre sommeil m�ridien est troubl� par ces m�mes mouches bleues qui, avant notre venue, �taient assembl�es sur les pourritures. Cinq heures de route l'apr�s-midi, � travers les solitudes grises, sous un soleil de plomb, pour aller coucher au caravans�rail de Surmah, pr�s d'une antique forteresse Sassanide, au pied des neiges. Mardi, 8 mai. Les taches vertes des petites oasis aujourd'hui se font plus nombreuses, des deux c�t�s de notre chemin. Sur le sol aride, une quantit� de ruisseaux de cristal, issus de la fonte des neiges, et canalis�s, divis�s jalousement par la main des hommes, s'en vont �� et l� porter la vie aux quelques d�frichements �pars dans ces hautes plaines. Vers dix heures du matin, nous arrivons dans une ville, la premi�re depuis Chiraz. Elle s'appelle Abadeh. Ses triples remparts, en terre cuite et en terre battue, qui commencent de crouler par endroits, sont d'une hauteur excessive, surmont�s de cr�neaux f�roces et orn�s de briques d'�mail bleu qui dessinent des arcades. Ses portes s'agr�mentent de cornes de gazelle, dispos�es en couronne au-dessus de l'ogive. Il y a un grand bazar couvert, o� l'animation est extr�me; on y vend des tapis, des laines tiss�es et en �cheveaux, des cuirs travaill�s, des fusils � pierre, des grains, des �pices venues de l'Inde. Aujourd'hui se tient aussi, dans les rues �troites, une foire au b�tail; tout est encombr� de moutons et de ch�vres. Les femmes d'Abadeh ne portent point le petit masque blanc perc� de trous, mais leur voile est on ne peut plus dissimulateur: il n'est pas noir comme � Chiraz, ni � bouquets et � ramages comme dans les campagnes, mais toujours bleu, tr�s long, s'�largissant vers le sol et formant tra�ne; pour se conduire, on risque un coup d'oeil, de temps � autre, entre les plis discrets. Les belles ainsi voil�es ressemblent � de gracieuses madones n'ayant pas de figure. On nous regarde naturellement beaucoup dans cette ville, mais sans malveillance, et les enfants nous suivent en troupe, avec de jolis yeux de curiosit� contenue. Nous pensions repartir apr�s une halte de deux heures, mais le ma�tre de nos chevaux s'y refuse, d�clarant que ses b�tes sont trop fatigu�es et qu'il faut coucher ici. Donc, le m�lancolique soir nous trouve au caravans�rail d'Abadeh, assis devant la porte que surmonte une rang�e de cornes de gazelle. Derri�re nous, les grands murs cr�nel�s qui s'assombrissent d�coupent leurs dents sur le ciel d'or vert. Et nous avons vue sur la plaine des s�pultures: un sol gris o� aucune herbe ne pousse; d'humbles mausol�es en brique grise, petites coupoles ou simples tables fun�raires; jusqu'au lointain, toujours des tombes, pour la plupart si vieilles que personne sans doute ne les conna�t plus. Des madones bleues au voile tra�nant se prom�nent l� par groupes; dans le cr�puscule qui vient, elles prennent plus que jamais leurs airs de fant�me. L'horizon est ferm� l�-bas par des cimes de quatre ou cinq mille m�tres de haut, dont les neiges, � cette heure, bleuissent et donnent froid � regarder. D�s que la premi�re �toile s'allume au ciel limpide, les madones se dispersent lentement vers la ville, et les portes, derri�re elles, se ferment. En ces pays, quand la nuit approche, la vie se glace; tout de suite on sent r�der la tristesse et l'ind�finissable peur... Mercredi, 9 mai. Nos chevaux repos�s reprennent d�s le matin leur vitesse, dans l'�tendue toujours morne et claire. La floraison des asphod�les et des acanthes donne par instants � ces solitudes des aspects de jardin; jardin fun�bre et d�color�, qui se prolonge pendant des lieues sans que jamais rien ne change. A droite et � gauche, infiniment loin, les deux cha�nes de montagnes continuent de nous suivre; elles forment � la surface de la terre comme une sorte de double ar�te, qui est l'une des plus hautes du monde. Mais aujourd'hui, dans la cha�ne de l'Est, parfois des br�ches nous laissent apercevoir l'entr�e de ces immenses d�serts de sable et de sel qui ont deux cents lieues de profondeur, et s'en vont jusqu'� la fronti�re afghane. Apr�s quatre heures de route, dans les chaudes grisailles de l'horizon plein d'�blouissements, appara�t une chose bleue, d'un bleu tellement bleu que c'est tout � fait anormal; vraiment cela rayonne et cela fascine; quelque �norme pierre pr�cieuse, dirait-on, quelque turquoise g�ante... Et ce n'est que le d�me �maill� d'une vieille petite mosqu�e en ruines, dans un lugubre hameau � l'abandon, o� les huttes ressemblent � d'anciens terriers de b�te fauve. A l'ombre d'une vo�te de boue s�ch�e, nous nous arr�tons l�, pour le repos de midi. Comme il est long et aust�re, ce chemin d'Ispahan! Le soir, nos sept ou huit lieues d'�tape se font � travers le silence, et nulle part nous n'apercevons trace humaine. Deux fois, il y a un nuage de poussi�re qui passe tr�s vite devant nous, qui court sur le p�le tapis des basilics et des serpolets: des gazelles en fuite! A peine reconnues, aussit�t invisibles, elles ont d�tal� comme le vent. Et c'est tout jusqu'� la fin du jour. Mais, au coucher du soleil, nous arrivons au bord d'une gigantesque coupure dans nos plateaux d�sol�s, et, au fond, c'est la surprise d'une fertile plaine o� une rivi�re passe, o� des caravanes sont assembl�es, mules et chameaux sans nombre, o� une esp�ce de cit� fantastique tr�ne en l'air, sur un rocher comme on n'en voit nulle part. Elle n'a qu'une demi-lieue de large, cette vall�e en contre-bas, mais elle para�t ind�finiment longue entre les parois verticales qui, de chaque c�t�, l'enferment et la dissimulent. Tout en y descendant, par de dangereux lacets, on est dans la stupeur de cette ville perch�e. Une ville qui n'a pas besoin de murailles, celle-l�; mais ses habitants, comment peuvent-ils bien s'y introduire?... Un grand rocher solitaire, qui se l�ve � plus de soixante m�tres de hauteur, lui sert de base; il a la forme exacte du cimier d'un casque, tr�s �vid� par le bas, tr�s creus� de ravines et de grottes, mais si �largi par le haut qu'il en est d�j� inqui�tant; et l�-dessus les hommes ont �difi� une incroyable superposition de boue s�ch�e au soleil, qui semble une gageure contre l'�quilibre et le sens commun, des maisons, qui grimpent les unes sur les autres, qui toutes, comme le rocher, s'�largissent par le haut, s'�panouissant au-dessus de l'ab�me en balcons avanc�s et en terrasses. Cela s'appelle Yezdi-Khast, et on dirait une de ces invraisemblables villes d'oiseaux marins, accroch�es en surplomb aux falaises d'un rivage. Tout cela est si t�m�raire, et d'ailleurs si dess�ch� et si vieux, que la chute ne peut manquer d'�tre prochaine. Cependant, � chaque balcon, � chacune des petites fen�tres en pis� ou des simples meurtri�res, ou voit du monde, des enfants, des femmes, qui se penchent et regardent tranquillement ce qui se passe en bas. Au pied de la vieille cit� fantastique, pr�te � crouler en cendre, il y a des cavernes, des souterrains, des trous profonds et b�ants, d'o� l'on a tir� jadis cette prodigieuse quantit� de terre pour l'�chafauder si imprudemment l�-haut. Il y a aussi une mosqu�e, un monumental caravans�rail aux murs d�cor�s d'arceaux en fa�ence bleue; il y a la rivi�re, avec son pont courb� en arc de cercle; il y a la fra�cheur des ruisseaux, des bl�s, des jeunes arbres; il y a la vie des caravanes, le gai remuement des chameliers et des muletiers, l'amas sur l'herbe des ballots de marchandises, toute l'animation d'un grand lieu de passage. Voici m�me, dans un champ, quelques centaines de pains de sucre qui se reposent par terre, et remonteront ce soir � dos de chameau pour se rendre dans les villages les plus recul�s des oasis,--de tr�s vulgaires pains de sucre envelopp�s de papier bleu comme ceux de chez nous; les Persans en font une consommation consid�rable, pour ces petites tasses de th� tr�s sucr� qu'ils s'offrent les uns aux autres du matin au soir.--(Et ces pains, qui, jusqu'� ces derni�res ann�es, �taient fournis par la France, viennent maintenant tous de l'Allemagne et de la Russie: j'apprends cela en causant avec des tcharvadars, qui ne me cachent pas leur piti� un peu d�daigneuse pour notre d�cadence commerciale.) Des groupes compacts de chameaux entourent notre caravans�rail, et c'est l'instant o� ils jettent ces affreux cris de fureur ou de souffrance, qui ont l'air de passer � travers de l'eau, qui ressemblent � des gargouillements de noy�: nous soupons dans ce vacarme, comme au milieu d'une m�nagerie. Cependant le silence revient � l'heure de la lune, de la pleine lune, coutumi�re de fantasmagories et d'�clairages trompeurs, qui magnifie �trangement la vieille cit� saugrenue juch�e l�-haut dans notre ciel, et la fait para�tre toute rose, mais rigide et glac�e. Jeudi, 10 mai. Le matin, pour sortir de la grande oasis en contre-bas du d�sert, il nous faut cheminer au milieu des trous et des cavernes, au pied m�me de la ville perch�e, presque dessous, tant elle surplombe; la retomb�e du rocher qui la supporte nous maintient l� dans une ombre froide, quand le beau soleil levant rayonne d�j� partout. Au-dessus de nos t�tes, beaucoup de ces gens, qui nichent comme les aigles, sont au bord de leurs terrasses mena�antes, ou bien se penchent � leurs fen�tres avanc�es, et laissent tomber � pic leurs regards sur nous. Contre l'autre paroi de la vall�e, l'�troit sentier qui remonte vers les solitudes est encombr� par quelques centaines d'indolents bourriquots qui ne se garent pas. Nos Persans, en cette occurrence et comme chaque fois qu'il y a obstacle, nous font prendre le galop en jetant de grands cris. Effroi et d�route alors parmi les �niers, et, avec tapage, nous arrivons en haut, dans la plaine aride et gris�tre, au niveau ordinaire de nos chevauch�es. C'est aujourd'hui la matin�e des �nes, car nous en croisons des milliers, des cort�ges d'une lieue de long, qui s'en reviennent d'Ispahan o� ils avaient charroy� des marchandises, et s'en reviennent en fl�neurs, n'ayant plus sur le dos que leur couverture ray�e de Chiraz. Quelques-uns, il est vrai, portent aussi leur ma�tre qui continue son somme de la nuit, envelopp� dans son caftan de feutre, �tendu � plat ventre sur le dos de la bonne b�te, et les bras nou�s autour de son cou. Il y a aussi des mamans bourriques, charg�es d'un panier dans lequel on a mis leur petit, n� de la veille. Et enfin d'autres �nons, d�j� en �tat de suivre, gambadent espi�glement derri�re leur m�re. Pas trop d�serte, la r�gion d'aujourd'hui. Pas trop espac�es, les vertes petites oasis, ayant chacune son hameau � donjons cr�nel�s, au milieu de quelques peupliers longs et fr�les. La halte de midi est au grand village de Makandbey, o� plusieurs dames-fant�mes, perch�es au fa�te des remparts, regardent dans la triste plaine, entre les cr�neaux pointus. Sous les arceaux du caravans�rail, dans la cour, il y a quantit� de beaux voyageurs en turban et robe de cachemire, avec lesquels il faut �changer de c�r�monieux saluts; sur des coussins, des tapis aux couleurs exquises, ils sont assis par groupes autour des samovars et cuisinent leur th� en fumant leur kalyan. Nous sommes � l'avant-dernier jour du car�me de la Perse, et ce sera demain l'anniversaire de la mort d'Ali[3]; aussi l'enthousiasme religieux est-il extr�me � Makandbey. Sur la place, devant l'humble mosqu�e aux ogives de terre battue, une centaine d'hommes, rang�s en cercle autour d'un derviche qui psalmodie, poussent des g�missements et se frappent la poitrine. Ils ont tous mis � nu leur �paule et leur sein gauches; ils se frappent si fort que la chair est tum�fi�e et la peau presque sanglante; on entend les coups r�sonner creux dans leur thorax profond. Le vieil homme qu'ils �coutent leur raconte, en couplets presque chant�s, la Passion de leur proph�te, et ils soulignent les phrases plus poignantes de la m�lop�e en jetant des cris de d�sespoir ou en simulant des sanglots. De plus en plus il s'exalte, le vieux derviche au regard de fou; voici qu'il se met � chanter comme les muezzins, d'une voix f�l�e qui chevrote, et les coups redoublent contre les poitrines nues. Toutes les dames-fant�mes maintenant sont arriv�es sur les toits alentour; elles couronnent les terrasses et les murs branlants. Le cercle des hommes se resserre, pour une sorte de danse terrible, avec des bonds sur place, des tr�pignements de fr�n�sie. Et tout � coup, ils s'�treignent les uns les autres, pour former une compacte cha�ne ronde, chacun enla�ant du bras gauche son voisin le plus proche, mais continuant � se meurtrir furieusement de la main droite, dans une croissante ivresse de douleur. Il en est dont le d�lire est hideux � faire piti�; d'autres, qui arrivent au summum de la beaut� humaine, tous les muscles en paroxysme d'action, et les yeux enflamm�s pour la tuerie ou le martyre. Des cris aigus et de caverneux rauquements de b�te sortent ensemble de cet amas de corps emm�l�s; la sueur et les gouttes de sang coulent sur les torses fauves. La poussi�re se l�ve du sol et enveloppe de son nuage ce lieu o� darde un cuisant soleil. Sur les murs de la petite place sauvage, les femmes � cagoule sont comme p�trifi�es. Et, au-dessus de tout, les cimes des montagnes, les neiges montent dans le ciel id�alement bleu. * * * * * Durant l'apr�s-midi, nous voyageons � travers un pays de moins en moins d�sol�, rencontrant des villages, des champs de bl� et d'orge, des vergers enclos de murs. Le soir, enfin, nous apercevons une grande ville, dans un simulacre d'enceinte formidable, et c'est Koumichah, qui n'est plus qu'� huit ou neuf heures d'Ispahan. En Perse, les abords d'une ville sont toujours plus difficiles et dangereux pour les chevaux que la rase campagne. Et, avant d'arriver � la porte des remparts, nous peinons une demi-heure dans des sentiers � se rompre le cou, sem�s de carcasses de chameaux ou de mulets; c'est au milieu des ruines, des �boulis, des d�tritus; et, toujours, � droite ou � gauche, nous guettent ces trous b�ants d'o� l'on a retir� la terre � b�tir, pour les forteresses, les maisons et les mosqu�es. Le soleil est couch� lorsque nous passons cette porte ogivale, qui semblait tout le temps se d�rober devant nous. La ville, alors, que ses murailles dissimulaient presque, enchante soudainement nos yeux. Elle est de ce m�me gris rose que nous avions d�j� vu � Chiraz, � Abadeh, et aussi dans chacun des villages du chemin, puisque c'est toujours la m�me terre argileuse qui sert � tout construire, mais elle se d�veloppe et s'�tage sur les ondulations du sol � la mani�re d'un d�cor de f�erie. Et comment peut-on oser, avec de la terre, �difier tant de petits d�mes, et les enchev�trer, les superposer en pyramides? Comment tiennent debout, et r�sistent aux pluies, tant d'arcades, de grandes ogives �l�gantes, qui ne sont que de la boue s�ch�e, et tant de minarets, avec leurs galeries comme frang�es de stalactites? Tout cela, bien entendu, est sans ar�tes vives, sans contours pr�cis; l'ombre et la lumi�re s'y fondent doucement, parmi des formes toujours molles et rondes. Sur les monuments, pas de fa�ences bleues, pas d'arbres dans les jardins, rien pour rompre la teinte uniforme de ce d�ploiement de choses, toutes p�tries de la m�me argile ros�e. Mais le jeu des nuances est en bas, dans les rues pleines de monde: des hommes en robe bleue, des hommes en robe verte; des groupes de femmes voil�es, groupes intens�ment noirs, avec ces taches d'un blanc violent que font les masques cachant les visages. Et il est surtout en haut, le jeu magnifique, le heurt des couleurs, il est au-dessus de l'amas des coupoles grises et des arcades grises: � ce cr�puscule, les inaccessibles montagnes alentour �talent des violets somptueux de robe d'�v�que, des violets z�br�s d'argent par des coul�es de neige; et, sur le ciel qui devient vert, des petits nuages orange semblent prendre feu, se mettent � �clairer comme des flammes... Nous sommes toujours � pr�s de deux mille m�tres d'altitude, dans l'atmosph�re pure des sommets, et le voisinage des grands d�serts sans vapeur d'eau augmente encore les transparences, avive fantastiquement l'�clat des soirs. C'est donc aujourd'hui la grande solennit� religieuse des Persans, l'anniversaire du martyre de leur khalife. Dans les mosqu�es, des milliers d'hommes g�missent ensemble; on entend de loin leurs voix, en un murmure confus qui imite le bruit de la mer. Aussit�t l'arriv�e au caravans�rail, il faut se h�ter vers le lieu saint, pour voir encore un peu de cette f�te, qui doit se terminer avant la nuit close. Personne, d'abord, ne veut me conduire. Deux hommes, de figure �nergique et d'�paules solides, longtemps ind�cis, consentent cependant � prix d'or. Mais l'un estime que je dois prendre une robe � lui et un de ses bonnets d'astrakan; l'autre d�clare que ce sera plus p�rilleux, et qu'il faut bravement garder mon costume d'Europe. Apr�s tout, je reste comme je suis, et nous partons ensemble pour la grande mosqu�e, marchant vite, car il se fait tard. Nous voici, � la nuit tombante, dans le d�dale sinistre dont j'avais pr�vu les aspects: murs sans fen�tres, murs de hautes prisons, avec, de loin en loin seulement, quelque porte bard�e de fer; murs qui de temps � autre se rejoignent par le haut, vous plongeant dans cette obscurit� souterraine si ch�re aux villes persanes. Mont�es, descentes, puits sans margelle, pr�cipices et oubliettes. Aux premiers moments, nous ne rencontrons personne, et c'est comme une course cr�pusculaire dans des catacombes abandonn�es. Et puis, approchant du foyer d'une de ces clameurs, semblables au bruit des plages, dont la ville ce soir est remplie, nous commen�ons de croiser des groupes d'hommes, qui viennent tous du m�me c�t�, et dont la rencontre est presque terrible. Ils sortent de la grande mosqu�e, principal centre des cris et des lamentations, o� la f�te de deuil va bient�t finir; par dix, par vingt ou trente, ils s'avancent en masse compacte, enlac�s et courant, t�te renvers�e en arri�re, ne regardant rien; on voit le blanc de leurs yeux, ouverts d�mesur�ment, dont la prunelle trop lev�e semble entrer dans le front. Les bouches aussi sont ouvertes et exhalent un rugissement continu; toutes les mains droites frappent � grands coups les poitrines sanglantes. On a beau se ranger le long des murs, ou dans les portes si l'on en trouve, on est lourdement fr�l�. Ils sentent la sueur et le fauve; ils passent d'un �lan irr�sistible et aveugle comme la pouss�e de la houle. Apr�s les ruelles �troites, lorsqu'un arceau ogival nous donne acc�s dans la cour de la mosqu�e, ce lieu nous para�t immense. Deux ou trois mille hommes sont l�, press�s les uns contre les autres et donnant de la voix: �Hassan, Hussein! Hassan, Hussein[4]!� hurlent-ils tous ensemble, avec une sorte de cadence formidable. Au fond, dominant tout, la seconde grande ogive, orn�e des in�vitables fa�ences bleues, s'ouvre sur le sanctuaire obscur. Au fa�te des murailles d'enceinte et au bord de toutes les terrasses d'alentour, les femmes perch�es, immobiles et muettes, semblent un vol d'oiseaux noirs qui se serait abattu sur la ville. Dans un coin, un vieillard, abrit� du remous humain par le tronc d'un m�rier centenaire, frappe comme un poss�d� sur un monstrueux tambour: trois par trois, des coups assourdissants, et battus tr�s vite comme pour faire danser on ne sait quoi d'�norme;--or, la chose qui danse en mesure est une sorte de maison soutenue en l'air, au bout de longs madriers, par des centaines de bras, et agit�e fr�n�tiquement malgr� sa lourdeur. La maison dansante est toute recouverte de vieux velours de Damas et de soies aux broderies archa�ques; elle oscille � dix pieds au-dessus de la foule, au-dessus des t�tes lev�es, des yeux �gar�s, et par instants elle tourne, les fid�les qui la portent se mettant � courir en cercle dans la m�l�e compacte, elle tourne, elle tourbillonne � donner le vertige. Dedans, il y a un muezzin en d�lire, qui se cramponne pour ne pas tomber et dont les vocalises aigu�s percent tout le fracas d'en dessous; chaque fois qu'il prononce le nom du proph�te de l'Iran, un cri plus affreux s'�chappe de toutes les gorges, et des poings cruels s'abattent sur toutes les poitrines, d'un heurt caverneux qui couvre le son du tambour. Des hommes, qui ont jet� leur bonnet, se sont fait au milieu de la chevelure des entailles saignantes; la sueur et les gouttes de sang ruissellent sur toutes les �paules; pr�s de moi, un jeune gar�on, pour s'�tre frapp� trop fort, vomit une bave rouge dont je suis �clabouss�. D'abord on n'avait pas pris garde � ma pr�sence, et je m'�tais plaqu� contre le mur, derri�re mes deux guides inquiets. Mais un enfant l�ve par hasard les yeux vers moi, devine un �tranger et donne l'alarme; d'autres visages aussit�t se retournent, il y a une minute d'arr�t dans les plus proches lamentations, une minute de silence et de stupeur... �Viens!� disent mes deux hommes, m'entourant de leurs bras pour m'entra�ner dehors, et nous sortons � reculons, face � la foule, comme les dompteurs, lorsqu'ils sortent des cages, font face aux b�tes... Dans la rue, on ne nous poursuit pas... * * * * * Le soir, vers neuf heures, quand un silence de cimeti�re est retomb� sur la ville, �puis�e par tant de cris et de lamentations, je sors � nouveau du caravans�rail, ayant obtenu d'�tre convi�, chez un notable bourgeois, � une veill�e religieuse tr�s ferm�e. Koumichah, muette et toute rose sous la lune, est devenue solennelle comme une immense n�cropole. Personne nulle part; c'est la lune seule qui est ma�tresse de la ville en terre s�ch�e, c'est la lune qui est reine sur les mille petites coupoles aux contours amollis, sur le labyrinthe des passages �troits, sur les amas de ruines et sur les fondri�res. Mais, si les rues sont d�sertes, on veille dans toutes les maisons, derri�re les doubles portes closes; on veille, on se lamente, et on prie. Apr�s un long trajet dans le silence, entre deux porteurs de lanterne, j'arrive � la porte myst�rieuse de mon h�te. C'est dans son petit jardin mur� que se tient la veill�e de deuil, � la lueur de la lune et de quelques lampes suspendues aux branches des jasmins ou des treilles. Devant la maison cach�e, par terre, on a �tendu des tapis, sur lesquels vingt ou trente personnages, coiff�s du haut bonnet noir, fument leur kalyan, assis en cercle; au milieu d'eux, un large plateau, contenant une montagne de roses sans tige,--roses persanes, toujours d�licieusement odorantes,--et un samovar, pour le th� que des serviteurs renouvellent sans cesse, dans les tasses en miniature. Vu le caract�re religieux de cette soir�e, ma pr�sence directe au jardin serait une inconvenance; aussi m'installe-t-on seul, avec mon kalyan, dans l'appartement d'honneur, d'o� je puis tout voir et tout entendre par la porte laiss�e ouverte. L'un des invit�s monte sur un banc de pierre, au milieu des rosiers tout roses de fleurs, et raconte avec des larmes dans la voix la mort de cet Ali, khalife si v�n�r� des Persans, en m�moire duquel nous voici assembl�s. Les assistants, il va sans dire, soulignent son r�cit par des plaintes et des sanglots, mais surtout par des exclamations de stupeur incr�dule; ils ont entendu cela mille fois, et cependant ils ont l'air de s'�crier: �En croirai-je mes oreilles? Une telle abomination, vraiment est-ce possible?� Le conteur, quand il a fini, se rassied pr�s du samovar, et, tandis qu'on renouvelle le feu des kalyans, un autre prend sa place sur le banc du pr�che, pour recommencer dans tous ses d�tails l'histoire de l'inoubliable crime. Le petit salon, o� je veille � l'�cart, est exquis d'archa�sme non voulu; si on l'a ainsi arrang�, tout comme on aurait pu le faire il y a cinq cents ans, c'est qu'on ne conna�t pas, � Koumichah, de mode plus r�cente; aucun objet de notre camelote occidentale n'est encore entr� dans cette demeure, et on n'y voit pas trace de ces cotonnades imprim�es dont l'Angleterre a commenc� d'inonder l'Asie; les yeux peuvent s'amuser � inventorier toutes choses sans y rencontrer un indice de nos temps. Par terre, ce sont les vieux tapis de Perse; pour meubles, des coussins, et de grands coffres en c�dre, incrust�s de cuivre ou de nacre. Dans l'�paisseur des murs, blanchis � la chaux, ces esp�ces de petites niches, de petites grottes � cintre ogival ou frang�, qui remplacent en ce pays les armoires, sont garnies de coffrets d'argent, d'aigui�res, de coupes; tout cela ancien, tout cela posant sur des carr�s de satin aux broderies surann�es. Les portes int�rieures, qui me sont d�fendues, ont des rideaux baiss�s, en ces soies persanes si �tranges et si harmonieuses, dont les dessins, volontairement estomp�s, troubles comme des cernes, ne ressemblent d'abord qu'� de grandes taches fantasques, mais finissent par vous repr�senter, � la fa�on impressionniste, des cypr�s fun�raires. Dans le jardin, o� la veill�e se continue, des narrateurs de plus en plus habiles, ou plus p�n�tr�s, se succ�dent sur le banc de pierre; ceux qui d�clament � pr�sent ont des attitudes, des gestes de vraie douleur. A certains passages, les assistants, avec un cri d�sol�, se jettent en avant et heurtent le sol de leur front; ou bien ils d�couvrent tous ensemble leur poitrine, d�j� meurtrie � la mosqu�e, et recommencent � se frapper, en clamant toujours les deux m�mes noms: �Hassan! Hussein!... Hassan! Hussein!� d'une voix qui s'angoisse. Quelques-uns, une fois prostern�s, ne se rel�vent plus. Dans l'all�e du fond, sous la retomb�e des jasmins du mur, se tiennent les dames-fant�mes toutes noires, que l'on aper�oit � peine, qui jamais ne s'approchent, mais que l'on sait l�, et dont les lamentations prolongent en �cho le concert lugubre. Comme pour les chanteurs du jardin, on a apport� pour moi des roses dans un plateau, et elles d�bordent sur les vieux tapis pr�cieux; les jasmins du dehors aussi embaument, malgr� le froid de cette nuit de mai, trop limpide, avec des �toiles trop brillantes... Et c'est une sc�ne de tr�s vieux pass� oriental, dans un d�cor intact, d�fendu par tant de murs, aux portes verrouill�es � cette heure: murs doubles et contourn�s de cette maison; murs plus hauts qui enferment le quartier et l'isolent; murs plus hauts encore qui enveloppent toute cette ville et son immobilit� s�culaire,--au milieu des solitudes ambiantes, sans doute ab�m�es en ce moment dans l'infini silence et o� les neiges doivent �tre livides sous la lune... Vendredi, 11 mai. Il fait un froid � donner l'ongl�e, quand notre d�part s'organise, au lever d'un soleil de f�te. C'est sur une place, d'o� l'on voit les mille petites coupoles de terre ros�e s'arranger en amphith��tre, avec les minarets, les ruines, et, tout en haut, les �pres montagnes violettes. La ville, qui vibrait hier du d�lire des cris et des lamentations, se repose � pr�sent dans le frais silence du matin. Un derviche exalt� pr�che encore, au coin d'une rue, s'effor�ant d'attrouper les quelques laboureurs qui s'en vont aux champs, la pelle sur le dos, suivis de leurs �nes. Mais non, personne ne s'arr�te plus: il y a temps pour tout, et aujourd'hui c'est fini. Les belles dames de Koumichah sont vraiment bien matineuses; en voici d�j� de tr�s �l�gantes qui commencent � sortir, chacune mont�e sur son �nesse blanche, et chacune enveloppant de son voile noir un b�b� � califourchon sur le devant de la selle, qui ne montre que son bout de nez au petit vent frisquet. C'est vendredi, et on s'en va prendre la ros�e de mai hors de la ville, dans les jardins frissonnants, entour�s de hauts murs dissimulateurs. Nos chevaux sont fatigu�s, bien qu'on ait pass� la nuit � leur frictionner les pattes, et surtout � leur �tirer les oreilles,--ce qui est, para�t-il, l'op�ration la plus r�confortante du monde. Aussi partons-nous d'une allure indolente, le long de ces jardins clos, dont les murs de terre sont flanqu�s � tous les angles d'une tourelle d'�mail bleu. A la limite des solitudes, une mosqu�e tr�s sainte mire dans un �tang son merveilleux d�me, qui, aupr�s des constructions en terre battue, semble une pi�ce de fine joaillerie; il luit au soleil d'un �clat poli d'agate; l'�mail dont il est rev�tu repr�sente un fol enchev�trement d'arabesques bleues, parmi les quelles s'enlacent des fleurs jaunes � coeur noir. Et puis, derri�re une colline aride, ce prodigieux ouvrage de terre qu'est Koumichah dispara�t d'un coup, avec ses tours, ses cinquante minarets, ses mille petites coupoles bossues; voici encore devant nous l'espace vide, et le tapis sans fin des fleurettes incolores, qui s'�crasent sous nos pas en r�pandant leur parfum. Nous pensions en avoir fini avec le d�sert triste et suave; nous le retrouvons plus monotone que jamais, pendant nos sept ou huit heures de route, avec une chaleur croissante et de continuels mirages. On aurait pu, en for�ant un peu l'�tape, arriver enfin ce soir � Ispahan; mais la tomb�e de la nuit nous a paru un mauvais moment pour aborder une ville o� l'hospitalit� est probl�matique, et nous avons d�cid� de nous arr�ter dans un caravans�rail, � trois lieues des murs. Des mirages, des mirages partout: on se croirait dans les plaines mortes de l'Arabie. Un continuel tremblement agite les horizons, qui se d�forment et changent. De diff�rents c�t�s, des petits lacs, d'un bleu exquis, refl�tant des rochers ou des ruines, vous appellent et puis s'�vanouissent, reparaissent ailleurs et s'en vont encore... Une caravane d'animaux �tranges s'avance vers nous; des chameaux qui ont deux t�tes, mais qui n'ont pas de jambes, qui sont d�doubl�s par le milieu, comme les rois et les reines des jeux de cartes... De plus pr�s, cependant, ils redeviennent tout � coup des b�tes normales, d'ordinaires et braves chameaux qui marchent tranquillement vers cette Chiraz, d�j� lointaine derri�re nous. Et ce qu'ils portent, en ballots cord�s suspendus � leurs flancs, c'est de l'opium, qui s'en ira ensuite tr�s loin vers l'Orient extr�me; c'est une ample provision de r�ve et de mort, qui a pouss� dans les champs de la Perse sous forme de fleurs blanches, et qui est destin�e aux hommes � petits yeux du C�leste-Empire. Sur le soir, ayant travers� des d�fil�s rugueux, entre des montagnes pointues et noir�tres comme des tentes b�douines, nous retombons dans une Perse plus heureuse; au loin reparaissent partout les taches vertes des bl�s et des peupliers. Notre g�te pour la huit est cependant un assez farouche petit ch�teau fort, isol� au milieu des landes st�riles. D'innombrables ballots de marchandises et quelques centaines de chameaux accroupis entourent ce caravans�rail, quand nous y arrivons au d�clin rouge du soleil; c'est une de ces immenses caravanes, plus lentes que les files de mulets ou d'�nons, qui font les gros transports et mettent de cinquante � cinquante-cinq jours entre T�h�ran et Chiraz. Comme d'habitude, nous occupons le logis des h�tes de marque, au-dessus de l'ogive d'entr�e: une chambre aux murs de terre, perch�e en vedette, avec promenoir sur les toits et sur le fa�te cr�nel� du rempart.--Ispahan, la d�sir�e, n'est plus qu'� trois heures de marche mais des replis du terrain nous la cachent encore. Aussit�t le soleil couch�, la grande caravane s'�branle sous nos murs, pour faire son �tape de nuit, � la belle lune, aux belles �toiles. Le vent nous apporte la puanteur musqu�e des chameaux et les horribles cris de malice ou de souffrance qu'ils jettent chaque fois qu'il s'agit de les charger; nous sommes au milieu d'une m�nagerie en fureur, on ne s'entend plus. La clart� rouge et or, au couchant, s'�teint devant la lune ronde, qui commence de dessiner sur le sol les ombres de nos murs cr�nel�s et de nos tours. Peu � peu, ces amas d'objets qui �taient par terre se hissent et s'�quilibrent sur le dos des chameaux, qui cessent de crier; redevenus des b�tes dociles, � pr�sent ils sont tous debout, agitant leurs clochettes. La caravane va partir. Ils ne crient plus, les chameaux, et les voil� qui s'�loignent � la queue leu leu, avec un carillon de sonnailles douces. Vers les pays du Sud, d'o� nous venons, ils s'en retournent lentement; toutes les fondri�res, tous les gouffres d'o� nous sommes sortis, ils vont les retraverser; �tape par �tape, caillou par caillou, refaire le m�me p�nible chemin. Et ils recommenceront ind�finiment, jusqu'� ce qu'ils tombent de fatigue et que sur place les vautours les mangent. Le vent n'apporte plus leur puanteur, mais le parfum des herbes. A la file, ils s'�loignent, petits riens maintenant, qui se tra�nent sur l'�tendue obscure; le bruit de leurs sonnailles est bient�t perdu.--C'est du haut de nos remparts, entre nos cr�neaux, que nous regardons la plaine, comme des ch�telains du moyen �ge.--La fuite de cette caravane a fait la solitude absolue dans nos profonds entours. Toutes les dents de notre petit rempart sont maintenant dessin�es sur la lande, en ombres lunaires, pr�cises et dures. Au-dessous de nous, on verrouille avec fracas la porte ferr�e qui nous prot�gera des surprises nocturnes. Au chant des grillons, la nuit de plus en plus s'�tablit en souveraine, mais il y a de telles transparences que l'on continue de voir infiniment loin de tous c�t�s. On sent de temps � autre un souffle encore chaud, qui prom�ne l'odeur des serpolets et des basilics. Et puis, sous la lumi�re spectrale de la lune, un frisson passe; tout � coup il fait tr�s froid. Samedi, 12 mai. D�part au lever du jour, enfin pour Ispahan! Une heure de route, dans un sinistre petit d�sert, aux ondulations d'argile brune,--qui sans doute est plac� l� pour pr�parer l'apparition de la ville d'�mail bleu, et de sa fra�che oasis. Et puis, avec un effet de rideau qui se l�ve au th��tre, deux collines d�sol�es s'�cartent devant nous et se s�parent; alors un �den, qui �tait derri�re, se r�v�le avec lenteur. D'abord des champs de larges fleurs blanches qui, apr�s la monotonie terreuse du d�sert, semblent �clatants comme de la neige. Ensuite une puissante m�l�e d'arbres,--des peupliers, des saules, des yeuses, des platanes,--d'o� �mergent tous les d�mes bleus et tous les minarets bleus d'Ispahan!... C'est un bois et c'est une ville; cette verdure de mai, plus exub�rante encore que chez nous, est �tonnamment verte; mais surtout cette ville bleue, cette ville de turquoise et de lapis, dans la lumi�re du matin, s'annonce invraisemblable et charmante autant qu'un vieux conte oriental. Les myriades de petites coupoles en terre ros�e sont l� aussi parmi les branches. Mais tout ce qui monte un peu haut dans le ciel, minarets sveltes et tourn�s comme des fuseaux, d�mes tout ronds, ou d�mes renfl�s comme des turbans et termin�s en pointe, portiques majestueux des mosqu�es, carr�s de muraille qui se dressent perc�s d'une ogive colossale, tout cela brille, �tincelle dans des tons bleus, si puissants et si rares que l'on songe � des pierres fines, � des palais en saphir, � d'irr�alisables splendeurs de f�erie. Et au loin, une ceinture de montagnes neigeuses enveloppe et d�fend toute cette haute oasis, aujourd'hui d�laiss�e, qui fut en son temps un des centres de la magnificence et du luxe sur la Terre. Ispahan!... Mais quel silence aux abords!... Chez nous, autour d'une grande ville, il y a toujours des kilom�tres de g�chis enfum�, des charbons, de tapageuses machines en fonte, et surtout des r�seaux de ces lignes de fer qui �tablissent la communication affol�e avec le reste du monde.--Ispahan, seule et lointaine dans son oasis, semble n'avoir m�me pas de routes. De grands cimeti�res abandonn�s o� paissent des ch�vres, de limpides ruisseaux qui courent librement partout et sur lesquels on n'a m�me pas fait de pont, des ruines d'anciennes enceintes cr�nel�es, et rien de plus. Longtemps nous cherchons un passage, parmi les d�bris de remparts et les eaux vives, pour ensuite nous engager entre des murs de vingt pieds de haut, dans un chemin droit et sans vue, creus� en son milieu par un petit torrent. C'est comme une longue sourici�re, et cela d�bouche enfin sur une place o� bourdonne la foule. Des marchands, des acheteurs, des dames-fant�mes, des Circassiens en tunique serr�e, des B�douins de Syrie venus avec les caravanes de l'Ouest (t�tes �normes, enroul�es de foulards), des Arm�niens, des Juifs... Par terre, � l'ombre des platanes, les tapis gisent par monceaux, les couvertures, les selles, les vieux burnous ou les vieux bonnets; des �nons, en passant, les pi�tinent,--et nos chevaux aussi, qui prennent peur. Cependant, ce n'est pas encore la ville aux minarets bleus. Ce n'est pas la vraie Ispahan, que nous avions aper�ue en sortant du d�sert, et qui nous avait sembl� si proche dans la limpidit� du matin; elle est � une lieue plus loin, au del� de plusieurs champs de pavots et d'une rivi�re tr�s large. Ici, ce n'est que le faubourg arm�nien, le faubourg profane o� les �trangers � l'Islam ont le droit d'habiter. Et ces humbles quartiers, pour la plupart en ruines, o� grouille une population pauvre, repr�sentent les restes de la Djoulfa qui connut tant d'opulence � la fin du XVIe si�cle, sous Chah-Abbas. (On sait comment ce grand empereur,--par des proc�d�s un peu violents, il est vrai,--avait fait venir de ses fronti�res du Nord toute une colonie arm�nienne pour l'implanter aux portes de la capitale, mais l'avait ensuite combl�e de privil�ges, si bien que ce faubourg commer�ant devint une source de richesse pour l'Empire. Aux si�cles d'apr�s, sous d'autres Chahs, les Arm�niens, qui s'�taient rendus encombrants, se virent pressur�s, pers�cut�s, amoindris de toutes les mani�res[5]. De nos jours, sous le Vizir actuel de l'Irak, ils ont cependant recouvr� le droit d'ouvrir leurs �glises et de vivre en paix). On nous presse de rester � Djoulfa: les chr�tiens, nous dit-on, ne sont pas admis � loger dans la sainte Ispahan. Nos chevaux, d'ailleurs, ne nous y conduiront point, leur ma�tre s'y refuse; �a n'est pas dans le contrat, et puis-�a ne se fait jamais. Des Arm�niens s'avancent pour nous offrir de nous louer des chambres dans leurs maisons. Nous sommes l�, nos bagages et nos armes par terre, au milieu de la foule, qui de plus en plus nous cerne et s'int�resse.--Non; moi je tiens � habiter la belle ville bleue; je suis venu expr�s; en dehors de cela, je ne veux rien entendre! Qu'on me procure des mules, des �nes, n'importe quoi, et allons-nous-en de ce mercantile faubourg, digne tout au plus des infid�les. Les mules qu'on m'am�ne sont de vilaines b�tes r�tives, je l'avais pr�vu, qui jettent deux ou trois fois leur charge par terre. Les gens, du reste, regardent nos pr�paratifs de d�part avec des airs narquois, des airs de dire: On les mettra � la porte et ils nous reviendront. �a ne fait rien! En route, par les petits sentiers, les petites ruelles, o� passe toujours quelque ruisseau d'eau vive, issu des neiges voisines. Bient�t nous nous retrouvons dans les bl�s ou les pavots en fleurs. Et la voici, cette rivi�re d'Ispahan, qui coule peu profonde sur un lit de galets; elle pourrait cependant servir de voie de communication, si, au lieu de se rendre � la mer, elle n'allait s'infiltrer dans les couches souterraines et finir par se jeter dans ce lac, perdu au milieu des solitudes, que nous avons aper�u au commencement du voyage; sur ses bords, s�chent au soleil des centaines de ces toiles murales, qui s'impriment ici de dessins en forme de porte de mosqu�e et puis qui se r�pandent dans toute la Perse et jusqu'en Turquie. C'est un pont magnifique et singulier qui nous donne acc�s dans la ville; il date de Chah-Abbas, comme tout le luxe d'Ispahan; il a pr�s de trois cents m�tres de longueur et se compose de deux s�ries superpos�es d'arcades ogivales, en briques grises, rehauss�es de bel �mail bleu. En m�me temps que nous, une caravane fait son entr�e, une tr�s longue caravane, qui arrive des d�serts de l'Est et dont les chameaux sont tous coiff�s de plumets barbares. Des deux c�t�s de la voie qui occupe le milieu du pont, des passages, pour les gens � pied, s'abritent sous de gracieuses arcades orn�es de fa�ences, et ressemblent � des clo�tres gothiques. Toutes les dames-fant�mes noires, qui cheminent dans ces promenoirs couverts, ont un bouquet de roses � la main. Des roses, partout des roses. Tous les petits marchands de th� ou de sucreries post�s sur la route ont des roses plein leurs plateaux, des roses piqu�es dans la ceinture, et les mendiants pouilleux accroupis sous les ogives tourmentent des roses dans leurs doigts. Les d�mes bleus, les minarets bleus, les donjons bleus commencent de nous montrer le d�tail de leurs arabesques, pareilles aux dessins des vieux tapis de pri�re. Et, dans le ciel merveilleux, des vols de pigeons s'�battent de tous c�t�s au-dessus d'Ispahan, se l�vent, tourbillonnent, puis se posent � nouveau sur les tours de fa�ence. Le pont franchi, nous trouvons une avenue large et droite, qui est pour confondre toutes nos donn�es sur les villes orientales. De chaque c�t� de la voie, d'�pais buissons de roses forment bordure; derri�re, ce sont des jardins o� l'on aper�oit, parmi les arbres centenaires, des maisons ou des palais, en ruines peut-�tre, mais on ne sait trop, tant la feuill�e est �paisse. Ces massifs de rosiers en pleine rue, que les passants peuvent fourrager, ont fleuri avec une exub�rance folle, et, comme c'est l'�poque de la cueillette pour composer les parfums, des dames voil�es sont l� dedans, ciseaux en main, qui coupent, qui coupent, qui font tomber une pluie de p�tales; il y � de pleines corbeilles de roses pos�es de c�t� et d'autre, et des montagnes de roses par terre... Qu'est-ce qu'on nous racontait donc � Djoulfa, et comment serions-nous mal accueillis, dans cette ville des grands arbres et des fleurs, qui est si ouverte et o� les gens nous laissent si tranquillement arriver? Mais l'enfermement, l'oppression des ruines et du myst�re nous attendaient au premier d�tour du chemin; tout � coup nous nous retrouvons, comme � Chiraz, dans le labyrinthe des ruelles d�sertes, sombres entre de grands murs sans fen�tres, avec des immondices par terre, des carcasses, des chiens morts. Tout est inhabit�, caduc et fun�bre; �� et l�, des parois �ventr�es nous laissent voir des maisons, bonnes tout au plus pour les revenants ou les hiboux. Et, dans l'�ternelle uniformit� grise des murailles, les vieilles portes toujours charmantes, aux cadres finement �maill�s, s�ment en petites parcelles bleues leurs mosa�ques sur le sol, comme les arbres s�ment leurs feuilles en automne. Il fait chaud et on manque d'air, dans ces ruines o� nous marchons � la d�bandade, perdant de vue plus d'une fois nos b�tes ent�t�es qui ne veulent pas suivre. Nous marchons, nous marchons, sans trop savoir nous-m�mes o� nous pourrons bien faire t�te, notre guide � pr�sent n'ayant pas l'air beaucoup plus rassur� que les Arm�niens de Djoulfa sur l'accueil que l'on nous r�serve. Essayons dans les caravans�rails d'abord, et, si l'on nous refuse, nous verrons ensuite chez les habitants!... Sans transition, nous voici au milieu de la foule, dans la p�nombre et la fra�cheur; nous venons d'entrer sous les grandes nefs vo�t�es des bazars. La ville n'est donc pas morte dans tous ses quartiers, puisqu'on peut y rencontrer encore un grouillement pareil. Mais il fait presque noir, et toute cette agitation de marchands en burnous, de dames-fant�mes, de cavaliers, de caravanes, qui se r�v�le ainsi d'un seul coup, apr�s tant de ruines et de silence, au premier abord para�t � moiti� fantastique. C'est un monde, ces bazars d'Ispahan, qui furent � leur �poque les plus riches march�s de l'Asie. Leurs nefs de briques, leurs s�ries de hautes coupoles, se prolongent � l'infini, se croisent en des carrefours r�guliers, orn�s de fontaines, et, dans leur d�labrement, restent grandioses. Des trous, des cloaques, des pav�s pointus o� l'on glisse; p�niblement nous avan�ons, bouscul�s par les gens, par les b�tes, et sans cesse pr�occup�s de nos mules de charge, qui se laissent distancer dans la m�l�e �trange. Les caravans�rails s'ouvrent le long de ces avenues obscures, et y jettent chacun son flot de lumi�re. Ils ont tous leur cour � ciel libre, o� les voyageurs fument le kalyan � l'ombre de quelque vieux platane, aupr�s d'une fontaine jaillissante, parmi des buissons de roses roses et d'�glantines blanches; sur ces jardins int�rieurs, deux ou trois �tages de petites chambres pareilles prennent jour par des ogives d'�mail bleu. Nous nous pr�sentons � la porte de trois, quatre, cinq caravans�rails, o� la r�ponse invariable nous est faite, que tout est plein. En voici un cependant o� il n'y a visiblement personne; mais quel bouge sombre et sinistre, au fond d'un quartier abandonn� qui s'�croule!--Tant pis! Il est midi pass�, nous mourons de faim, nous n'en pouvons plus, entrons l�.--D'ailleurs, nos mules et nos muletiers de Djoulfa, refusant d'aller plus loin, jettent tout sur le pav�, devant la porte, dans la rue d�serte et de mauvaise mine o� il fait presque nuit sous l'�paisseur des vo�tes.--�Tout est plein,� nous r�pond l'h�te avec un mielleux sourire... Alors, que faire?... Un vieil homme � figure fut�e, qui depuis un instant nous suivait, s'approche pour me parler en confidence: �Un seigneur, qui se trouve dans la g�ne, me dit-il � l'oreille, l'a charg� de louer sa maison. Un peu cher peut-�tre, cinquante tomans (deux cent cinquante francs) par mois; cependant, si je veux voir...� Et il m'emm�ne loin, tr�s loin, � travers une demi-lieue de ruines et de d�combres, pour m'ouvrir enfin, au bout d'une impasse, une porte vermoulue qui a l'air de donner dans un caveau de cimeti�re... Oh! l'id�ale demeure! Un jardin, ou plut�t un nid de roses: des rosiers �lanc�s et hauts comme des arbres; des rosiers grimpants qui cachent les murailles sous un r�seau de fleurs. Et, au fond, un petit palais des Mille et une Nuits, avec une rang�e de colonnes longues et fr�les, en ce vieux style persan qui s'inspire encore de l'architecture ach�m�nide et des �l�gances du roi Darius. A l'int�rieur, c'est de l'Orient ancien et tr�s pur; une salle �lev�e, qui jadis fut blanche et or, aujourd'hui d'un ton d'ivoire rehauss� de vermeil mourant; au plafond, des mosa�ques en tr�s petites parcelles de miroir, d'un �clat d'argent terni, et puis des retomb�es de ces in�vitables ornements des palais de la Perse, qui sont comme des grappes de stalactites ou des amas d'alv�oles d'abeilles. Des divans garnis d'une soie vert jade, aux dessins d'autrefois imitant des flammes roses. Des coussins, des tapis de Kerman et de Chiraz. Dans les fonds, des portes, au cintre comme frang� de stalactites, donnant sur de petits lointains o� il fait noir. En tout cela, un inqui�tant charme de v�tust�, de myst�re et d'aventure. Et le parfum des roses du jardin, m�l� aux senteurs d'on ne sait quelles essences de harem, dont les tentures sont impr�gn�es... Vite, que je retourne chercher mes gens et mes bagages, pendant que le bonhomme fut� pr�viendra son seigneur que le march� est conclu � n'importe quel prix. Pour moi, �tranger qui passe, quel amusement r�v� d'habiter une telle maison, cach�e parmi les ruines et envelopp�e de silence, au coeur d'une ville comme Ispahan! Mais, h�las! bient�t j'entends courir derri�re moi dans la rue, et c'est le bonhomme qui me rappelle effar�: le seigneur dans la g�ne refuse avec indignation. �Des chr�tiens! a-t-il r�pondu, non pas m�me pour mille tomans la journ�e; qu'ils s'en aillent � Djoulfa ou au diable!� Il est une heure et demie. A toute extr�mit�, nous accepterions n'importe quel g�te, pour nous reposer � l'ombre et en finir. Dans une maison de pauvres, au-dessus d'une cour o� grouillent des enfants loqueteux, une vieille femme consent � nous louer un taudis, quatre murs en pis� et un toit de branches, rien de plus; encore d�sire-t-elle l'autorisation de son p�re, fort longue � obtenir, car le vieillard est en enfance s�nile, aveugle et sourd, et il faut lui hurler longtemps la chose, dans les deux oreilles l'une apr�s l'autre. A peine �tions-nous l�, �tendus pour un peu de repos, une clameur monte et commence � nous troubler: la cour est pleine de monde, la rue aussi; et nous apercevons la vieille femme en sanglots, au milieu de gens qui vocif�rent et la menacent du poing. --Qu'est-ce que c'est? lui dit-on, loger des chr�tiens! Qu'elle rende l'argent! Dehors, leurs bagages! Et qu'ils sortent sur l'heure! --�a, non, par exemple, nous ne sortirons pas! Je fais barricader la porte et informer la foule, par la voix d'un h�raut, que je suis pr�t � subir toutes les horreurs d'un si�ge plut�t que de descendre; ensuite, aux deux lucarnes de la fen�tre, mon serviteur fran�ais et moi, nous montrons braqu�s nos revolvers,--apr�s avoir eu soin d'enlever les cartouches pour �viter tous risques d'accident. QUATRI�ME PARTIE Sur un bout de papier, confi� � mon Persan le plus fid�le, dans la premi�re minute du si�ge, j'ai griffonn� ma d�tresse � l'unique Europ�en qui habite Ispahan, le prince D..., consul g�n�ral de Russie. Ma maison assi�g�e se trouve par hasard assez voisine de la sienne, et je vois arriver aussit�t deux grands diables de cosaques, v�tus de la livr�e officielle russe devant quoi tous les assaillants s'inclinent. Ils me sont d�p�ch�s en h�te, m'apportant la plus aimable invitation de venir demeurer chez le prince, et, malgr� la crainte d'�tre indiscret, il ne me reste vraiment d'autre parti que celui d'accepter. Je consens donc � rendre la place, et � suivre t�te haute mes deux lib�rateurs galonn�s d'argent, tandis que la foule, en somme pas bien m�chante, enfantine plut�t, s'emploie d'elle-m�me � transporter mes bagages. Au fond d'un grand jardin,--plein de roses, il va sans dire, et haut mur�, bien entendu,--se retrouver tout � coup dans un logement vaste, propre et clair, avec le confort europ�en dans un cadre oriental, c'est tout de m�me un bien-�tre exquis, un repos inappr�ciable, apr�s tant de jours pass�s dans les niches en terre et la promiscuit� des caravans�rails. Le prince et la princesse D... sont d'ailleurs des h�tes si charmants qu'ils savent, d�s la premi�re minute, vous donner l'illusion qu'on n'est point un chemineau recueilli par aventure, mais un ami attendu et ne g�nant pas. Dimanche, 13 mai. Je m'�veille tard, au chant des oiseaux, avec, tout de suite, avant le retour complet de la pens�e, une impression de s�curit� et de loisir: le tcharvadar ne viendra pas ce matin me tourmenter pour le d�part; il n'y aura pas � se remettre en route, par les sentiers mauvais et les fondri�res. Autour de moi, ce ne sont plus les murs trou�s et noir�tres, la terre et les immondices; la chambre est spacieuse et blanche, avec les divans larges et les gais tapis de l'Orient. Le jardin devant ma porte est une v�ritables nappe de roses, �claircie par quelques gen�ts jaunes, qui jaillissent �� et l� en gerbes d'or, sous un ciel de mai d'une puret� et d'une profondeur � peu pr�s inconnues � d'autres climats. Les oiseaux, qui viennent jusqu'au seuil de ma porte faire leur tapage de f�te, sont des m�sanges, des bergeronnettes, des rossignols. Il y a comme un d�lire de renouveau dans l'air; c'est la pleine magnificence de ce printemps de la Perse, qui est si �ph�m�re avant l'�t� torride; c'est la folle exaltation de cette saison des roses � Ispahan, qui se h�te d'�puiser toutes les s�ves, de donner en quelques jours toutes les fleurs et tout le parfum. Par ailleurs, j'ai le sentiment, au r�veil, que la partie difficile du voyage est accomplie, que c'est presque fini pour moi,--heureusement et h�las!--de la Perse des d�serts. Ispahan est l'�tape � peu pr�s derni�re de la route dangereuse, car elle a des communications �tablies avec le Nord, avec T�h�ran et la mer Caspienne par o� je m'en irai; plus de brigands sur le parcours, et les sentiers de caravane ne seront m�me plus tout � fait impossibles, car on cite des voyageurs ayant r�ussi � faire le trajet en voiture. Quant � mon s�jour ici, maintenant que je suis sous la protection du drapeau russe, il sera exempt de toute pr�occupation. Mais les gens d'Ispahan, para�t-il, �tant moins favorables aux �trangers que ceux de Chiraz ou de Koumichah, une garde me sera donn�e chaque fois que je me prom�nerai, autant pour la s�curit� que pour le d�corum: deux soldats arm�s de b�tons ouvrant la marche; derri�re eux, un cosaque galonn� portant la livr�e du prince. Et c'est dans cet �quipage que je fais aujourd'hui ma premi�re sortie, par la belle matin�e de mai, pour aller visiter d'abord la place Imp�riale[6], qui est la merveille de la ville, et dont s'�bahirent tant, au XVIIe si�cle, les premiers Europ�ens admis � p�n�trer ici. Apr�s avoir suivi plusieurs ruelles tortueuses, au milieu des trous et des ruines, nous retombons bient�t dans l'�ternelle p�nombre des bazars. La nef o� nous voici entr�s est celle des tailleurs; les burnous, les robes bleues, les robes vertes, les robes de cachemire chamarr�, se cousent et se vendent l� dans une sorte de cath�drale ind�finiment longue, qui a bien trente ou quarante pieds de haut. Et une ogive tout orn�e de mosa�ques d'�mail, une �norme ogive, ouverte depuis le sol jusqu'au sommet de la vo�te, nous r�v�le soudain cette place d'Ispahan, qui n'a d'�gale dans aucune de nos villes d'Europe, ni comme dimensions, ni comme magnificence. C'est un parfait rectangle, bord� d'�difices r�guliers, et si vaste que les caravanes, les files de chameaux, les cort�ges, tout ce qui le traverse en ce moment, sous le beau soleil et le ciel incomparable, y semble perdu; les longues nefs droites des bazars en forment essentiellement les quatre c�t�s, avec leurs deux �tages de colossales ogives mur�es, d'un gris rose, qui se suivent en s�ries tristes et sans fin; mais, pour interrompre cette rectitude trop absolue dans les lignes, des monuments �tranges et superbes, �maill�s de la t�te au pied, resplendissent de diff�rents c�t�s comme de pr�cieuses pi�ces de porcelaine. D'abord, au fond l�-bas, dans un recul majestueux et au centre de tout, c'est la mosqu�e Imp�riale[7] enti�rement en bleu lapis et bleu turquoise, ses d�mes, ses portiques, ses ogives d�mesur�es, ses quatre minarets qui pointent dans l'air comme des fuseaux g�ants. Au milieu de la face de droite, c'est le palais du grand empereur, le palais du Chah-Abbas, dont la svelte colonnade, en vieux style d'Assyrie, sur�lev�e par une sorte de pi�destal de trente pieds de haut, se d�coupe dans le vide comme une chose a�rienne et l�g�re. Sur la face o� nous sommes, ce sont les minarets et les coupoles d'�mail jaune de l'antique mosqu�e du Vendredi[8], l'une des plus vieilles et des plus saintes de l'Iran. Ensuite, un peu partout, dans les lointains, d'autres d�mes bleus se m�lent aux cimes des platanes, d'autres minarets bleus, d'autres donjons bleus, autour desquels des vols de pigeons tourbillonnent. Et enfin, aux plans extr�mes, les montagnes entourent l'immense tableau d'une �clatante dentelure de neiges. En Perse o�, de temps imm�morial, les hommes se sont livr�s � de prodigieux travaux d'irrigation pour fertiliser leurs d�serts, rien ne va sans eaux vives; donc, le long des c�t�s de cette place grandiose, dans des conduits de marbre blanc, courent de clairs ruisseaux, amen�s de tr�s loin, qui entretiennent une double all�e d'arbres et de buissons de roses. Et l�, sous des tendelets, quantit� d'indolents r�veurs fument des kalyans et prennent du th�; les uns accroupis sur le sol, d'autres assis sur des banquettes, qu'ils ont mises en travers, par-dessus le ruisseau pour mieux sentir la fra�cheur du petit flot qui passe. Des centaines de gens et de b�tes de toute sorte circulent sur cette place, sans arriver � la remplir tant elle est grande; le centre demeure toujours une quasi-solitude, inond�e de lumi�re. De beaux cavaliers y paradent au galop,--ce galop persan, tr�s ramass�, qui donne au cou du cheval la courbure d'un cou de cygne. Des groupes d'hommes en turban sortent des mosqu�es apr�s l'office du matin, apparaissent d'abord dans l'ombre des grands portiques follement bleus, et puis se dispersent au soleil. Des chameaux processionnent avec lenteur; des th�ories de petits �nes trottinent, charg�s de volumineux fardeaux. Des dames-fant�mes se prom�nent, sur leurs �nesses blanches, qui ont des houssines tout � fait pompeuses, en velours brod� et frang� d'or.--Cependant, combien seraient pitoyables cette animation, ces costumes d'aujourd'hui, aupr�s de ce que l'on devait voir ici m�me, lorsque r�gnait le grand empereur, et que le faubourg de Djoulfa regorgeait de richesses! En ce temps-l�, tout l'or de l'Asie affluait � Ispahan; les palais d'�mail y poussaient aussi vite que l'herbe de mai; et les robes de brocart, les robes lam�es se portaient couramment dans la rue, ainsi que les aigrettes de pierreries. Quand on y regarde mieux, quel d�labrement dans tous ces �difices, qui, au premier aspect, jouent encore la splendeur!--L�-haut, cette belle colonnade a�rienne de Chah-Abbas est toute d�jet�e, sous la toiture qui commence de crouler. Du c�t� o� soufflent les vents d'hiver, tous les minarets des mosqu�es, tous les d�mes sont � moiti� d�pouill�s de leurs patientes mosa�ques de fa�ence et semblent rong�s d'une l�pre grise; avec l'incurie orientale, les Persans laissent la destruction s'accomplir; et d'ailleurs tout cela, de nos jours, serait irr�parable: on n'a plus le temps ni l'argent qu'il faudrait, et le secret de ces bleus merveilleux est depuis longues ann�es perdu. Donc, on ne r�pare rien, et cette place unique au monde, qui a d�j� plus de trois cents ans, ne verra certainement pas finir le si�cle o� nous venons d'entrer. De m�me que Chiraz �tait la ville de Kerim-Khan, Ispahan est la ville de Chah-Abbas. Avec cette facilit� qu'ont eue de tout temps les souverains de la Perse � changer de capitale, ce prince, vers l'an 1565, d�cida d'�tablir ici sa cour, et de faire de cette ville, d�j� si vieille et du reste � peu pr�s an�antie depuis le passage effroyable de Tamerlan[9], quelque chose qui �tonnerait le monde. A une �poque o�, m�me en Occident, nous en �tions encore aux places �troites et aux ruelles contourn�es, un si�cle avant que fussent con�ues les orgueilleuses perspectives de Versailles, cet Oriental avait r�v� et cr�� des sym�tries grandioses, des d�ploiements d'avenues que personne apr�s lui n'a su �galer. L'Ispahan nouvelle qui sortit de ses mains �tait au rebours de toutes les id�es d'alors sur le trac� des plans, et aujourd'hui ses ruines font reflet d'une anomalie sur cette terre persane. Il me semblerait naturel, comme j'en avais l'habitude � Chiraz, de m'asseoir � l'ombre, parmi ces gens si paisibles, qui tiennent une rose entre leurs doigts; mais ma garde d'honneur me g�ne, et puis cela ne se fait pas ici, para�t-il: on me servirait mon th� avec d�dain, et le kalyan me serait refus�. Continuons donc de marcher, puisque la douce fl�nerie des musulmans m'est interdite. Rasant les bords de la place, pour �viter le petit Sahara du centre, longeant les alignements sans fin des grandes arcades mur�es, que je m'approche au moins de la mosqu�e Imp�riale, dont la porte gigantesque, tout l�-bas, m'attire comme l'entr�e magique d'un gouffre bleu! A mesure que nous avan�ons, les minarets et le d�me du sanctuaire profond,--toutes choses qui sont plus loin, derri�re le parvis, dans une zone sacr�e et d�fendue,--ont l'air de s'affaisser pour dispara�tre, tandis que monte toujours davantage cet arceau du porche, cette ogive aux dimensions d'arc triomphal, dans son carr� de mur tout chamarr� de fa�ences � reflets changeants. Lorsqu'on arrive sous ce porche immense, on voit comme une cascade de stalactites bleues, qui tombe du haut des cintres; elle se partage en gerbes r�guli�res, et puis en myriades sym�triques de gouttelettes, pour glisser le long des murailles int�rieures, qui sont merveilleusement brod�es d'�maux bleus, verts, jaunes et blancs. Ces broderies d'un �clat �ternel repr�sentent des branches de fleurs, enlac�es � de fines inscriptions religieuses blanches, par-dessus des fouillis d'arabesques en toutes les nuances de turquoise. Les cascades, les tra�n�es de stalactites ou d'alv�oles, descendues de la vo�te, coulent et s'allongent jusqu'� des colonnettes, sur quoi elles finissent par reposer, formant ainsi des s�ries de petits arceaux, dentel�s d�licieusement, qui s'encadrent, avec leurs harmonieuses complications, sous le gigantesque arceau principal. L'ensemble de cela, qui est indescriptible d'enchev�trement et de magnificence, dans des couleurs de pierreries, produit une impression d'unit� et de calme, en m�me temps qu'on se sent envelopp� l� de fra�che p�nombre. Et, au fond de ce p�ristyle, s'ouvre la porte imp�n�trable pour les chr�tiens, la porte du saint lieu, qui est large et haute, mais que l'on dirait petite, tant sont �crasantes les proportions de l'ogive d'entr�e; elle plonge dans des parois �paisses, rev�tues d'�mail couleur lapis; elle a l'air de s'enfoncer dans le royaume du bleu absolu et supr�me. * * * * * Quand je reviens � la maison de Russie, le portique, seule entr�e de l'enclos, que gardent les bons cosaques, est d�cor� de vieilles broderies d'or et de vieux tapis de pri�re, piqu�s au hasard sur le mur avec des �pingles, comme pour un passage de procession. Et c'est pour me tenter, para�t-il; des marchands arm�niens et juifs, ayant eu vent de l'arriv�e d'un �tranger, se sont h�t�s de venir. Je demande pour eux la permission d'entrer dans le jardin aux roses,--et cela devient un des amusements r�guliers de chaque matin, sous la v�randa de mon logis, le d�ballage des bibelots qui me sont offerts, et les marchandages en toute sorte de langues. L'apr�s-midi, mon escorte � b�tons me prom�ne dans les bazars, o� r�gnent perp�tuellement le demi-jour et l'agr�able fra�cheur des souterrains. Toutes leurs avenues menacent ruine, et il en est beaucoup d'abandonn�es et de sinistres; celles o� les vendeurs continuent de se tenir sont bien d�chues de l'opulence ancienne; cependant on y trouve encore des foules bruyantes, et des milliers d'objets curieux ou �clatants; les places o� ces avenues se croisent sont toujours recouvertes d'une large et magnifique coupole, tr�s haut suspendue, avec une ouverture au milieu, par o� tombent les rayons clairs du soleil de Perse: chacun de ces carrefours est aussi orn� d'une fontaine, d'un bassin de marbre o� trempent les belles gerbes des marchands de roses, et o� viennent boire les gens, les �nes, les chameaux et les chiens. Le bazar des teinturiers, monumental, obscur et lugubre, donne l'id�e d'une �glise gothique d�mesur�ment longue et tendue de deuil, avec toutes les pi�ces d'�toffe ruisselantes de teinture qui s'�gouttent, accroch�es partout jusqu'en haut des vo�tes,--bleu sombre pour les robes des hommes, noir pour les-voiles des dames-fant�mes. Dans le bazar des marteleurs de cuivre, d'une demi-lieue de long et sans cesse vibrant au bruit infernal des marteaux, les plus gracieuses aigui�res, les buires de cuivre des formes les plus sveltes et les plus rares, brillent toutes neuves aux devantures des �choppes, � travers la p�nombre enfum�e. Comme � Chiraz, c'est le bazar des selliers qui est, dans toute son �tendue, le plus miroitant de broderies, de dorures, de perles et de paillettes. Les fantaisies orientales pour voyageurs de caravane s'y �talent innombrables: sacs de cuir, chamarr�s de broderies de soie; poires � poudre tr�s dor�es, gourdes surcharg�es de pendeloques; petites coupes de m�tal cisel� pour boire l'eau fra�che aux fontaines du chemin. Et puis viennent les houssines de velours et d'or, destin�es aux �nesses blanches des dames; les harnais paillet�s pour les chevaux ou les mules; les guirlandes de sonnettes, dont le carillon �pouvante les b�tes fauves. Et enfin tout ce qui est n�cessaire � la vraie �l�gance des chameaux: rangs de perles pour passer dans les narines, bissacs frang�s de vives couleurs; t�ti�res orn�es de verroteries, de plumets et de petits miroirs o� joueront pendant la marche les rayons du soleil ou les rayons de la lune. Une des ogives immenses nous envoie tout � coup son flot de lumi�re, et la place Imp�riale nous r�appara�t, toujours saisissante de proportions et de splendeur, avec ses enfilades d'arceaux r�guliers, ses mosqu�es qui semblent se coiffer de monstrueux turbans d'�mail, ses minarets fusel�s, o� du haut en bas s'enroulent en spirale des torsades blanches et des arabesques prodigieusement bleues. Vite, traversons ce lieu vaste, d�sert � cette heure sous le soleil torride, et de l'autre c�t�, par une ogive semblable, abritons-nous � nouveau, reprenons la fra�cheur des vo�tes. Le bazar o� nous nous retrouvons � l'ombre est celui des p�tissiers. Il y fait chaud; des fourneaux y sont allum�s partout dans les �choppes; et on y sent l'odeur des bonbons qui cuisent. Beaucoup de bouquets de roses, aux petits �talages, parmi les sucres d'orge et les tartes; des sirops de toutes couleurs dans des carafes; des confitures dans de grandes vieilles potiches chinoises, arriv�es ici au si�cle de Chah-Abbas; une nu�e de mouches. Des groupes nombreux de dames noires au masque blanc. Et surtout des enfants adorables, dr�lement habill�s comme de grandes personnes; petits gar�ons en longue robe et trop haut bonnet; petites filles aux yeux peints, jolies comme des poup�es, en veste � basques retombantes, jupe courte et culotte par-dessous. Au suivant carrefour, qui montre une v�tust� caduque, des groupes stationnent aupr�s de la fontaine: assis sur le bord de la vasque de marbre, un vieux derviche est l� qui pr�che, tout blanc de barbe et de cheveux dans le rayon qui tombe du haut de la coupole, l'air d'avoir cent ans, et, du bout de ses doigts d�charn�s, tenant une rose. Ensuite, c'est le bazar des bijoutiers, tr�s archa�que, tr�s souterrain, et o� ne passe personne. On y vend des objets d'argent repouss�, coffrets, coupes, miroirs, carafes pour le kaylan; dans des bo�tes vitr�es, aux verres ternis, qu'enveloppe toujours par surcro�t de pr�cautions un filet en mailles de soie bleue, on vend aussi des parures anciennes, en argent ou en or, en pierreries vraies ou fausses, et quantit� de ces agrafes pour attacher derri�re la t�te le petit voile blanc perc� de deux trous qui masque le visage des femmes. Les marchands, presque tous, sont des vieillards � la barbe neigeuse, accroupis dans des niches sombres, chacun tenant sa petite balance pour peser les turquoises et chacun poursuivant son r�ve que les acheteurs ne viennent gu�re troubler. La poussi�re, les chauves-souris, les toiles d'araign�e, les d�combres noirs ont envahi ce bazar d�caiss�, o� sommeillent pourtant d'exquises choses. Nous finissons la journ�e dans un Ispahan de ruines et de mort, qui se fait de plus en plus lugubre � mesure que le soleil baisse. C'est l'immense partie de la ville qui a cess� de vivre depuis l'invasion afghane, depuis les horreurs de ce grand si�ge, mis sous ses murs par le sultan Mahmoud il y aura deux cents ans bient�t. Ispahan ne s'est plus relev�e apr�s cette seconde terrible tourmente, qui r�duisit ses habitants, de sept cent mille qu'ils �taient, � soixante milliers � peine; et d'ailleurs Kerim-Khan, presque aussit�t, consacra sa d�ch�ance en transportant � Chiraz la capitale de l'Empire. Sur un parcours de plus d'une lieue, maisons, palais, bazars, tout est d�sert et tout s'�croule; le long des rues ou dans les mosqu�es, les renards et les chacals sont venus creuser leurs trous et fixer leurs demeures; et �� et l� l'�miettement des belles mosa�ques, des belles fa�ences, a saupoudr� comme d'une cendre bleu c�leste les �boulis de briques et de terre grise. A part un chacal, qui nous montre � la porte d'un terrier son museau pointu, nous ne rencontrons rien de vivant nulle part; nous marchons � travers le froid silence, n'entendant que nos pas et le heurt des b�tons de mes deux gardes contre les pierres. Cependant des fleurs de mai, des marguerites, des pieds-d'alouette, des coquelicots, des �glantines blanches forment des petits jardins partout, sur le fa�te des murs; le d�clin du jour est limpide et dor�; les neiges lointaines, l�-bas sur les cimes, deviennent d�licieusement roses; au-dessus de cette d�solation, la f�te de lumi�re bat son plein � l'approche du soir. Il faut �tre rentr� au plus tard pour le cr�puscule, car la vieille capitale de Chah-Abbas n'a point de vie nocturne. Le portail de la maison du prince se ferme herm�tiquement d�s qu'il commence � faire noir. Les vieilles portes bard�es de fer, qui s�parent les uns des autres les diff�rents quartiers, se ferment aussi partout; l'inextricable labyrinthe de la ville, o� l'obscurit� sera bient�t souveraine, se divise en une infinit� de parties closes qui, jusqu'au retour du soleil, ne communiqueront plus ensemble: le suaire de plomb de l'Islam retombe sur Ispahan. Les roses embaument dans la nuit, les roses du jardin tr�s mur� et d�fendu sur lequel mon logis s'ouvre. On n'entend venir aucun bruit du dehors, puisque personne ne circule plus; aucun roulement, puisqu'il n'existe point de voitures; l'air limpide et sonore ne vous apporte de temps � autre que des sons de voix, tous glapissants, tous tristes; appels chant�s des muezzins, longs cris des veilleurs de nuit qui se r�pondent d'un quartier ferm� � un autre, aboiements des chiens de garde, ou plaintes lointaines des chacals. Et les �toiles scintillent �trangement clair, car nous sommes toujours tr�s haut, � peu pr�s � l'altitude des sommets de nos plus grandes montagnes fran�aises. Lundi, 14 mai. Le Chah-Abbas voulut aussi dans sa capitale d'incomparables jardins et de majestueuses all�es. L'avenue de Tscharbag, qui est l'une des voies conduisant � Djoulfa et qui fait suite � ce pont superbe par lequel nous sommes entr�s le premier jour, fut en son temps une promenade unique sur la terre, quelque chose comme les Champs-�lys�es d'Ispahan: une quadruple rang�e de platanes, longue de plus d'une demi-lieue, formant trois all�es droites; l'all�e du centre, pour les cavaliers et les caravanes, pav�e de larges dalles r�guli�res; les all�es lat�rales, bord�es, dans toute leur �tendue, de pi�ces d'eau, de plates-bandes fleuries, de charmilles de roses; et, des deux c�t�s, sur les bords, des palais ouverts[10], aux murs de fa�ence, aux plafonds tout en arabesques et en stalactites dor�es. A l'�poque o� resplendissait chez nous la cour du Roi-Soleil, la cour des Chahs de Perse �tait sa seule rivale en magnificence; Ispahan, pr�s d'�tre investie par les barbares de l'Est, atteignait l'apog�e de son luxe, de ses raffinements de parure, et le Tscharbag �tait un rendez-vous d'�l�gances telles que Versailles m�me n'en dut point conna�tre. Aux heures de parade, les belles voil�es envahissaient les balcons des palais, pour regarder les seigneurs caracoler sur les dalles blanches, entre les deux haies de rosiers arborescents qui longeaient l'avenue. Les chevaux fiers, aux harnais dor�s, devaient galoper avec ces attitudes pr�cieuses, ces courbures excessives du col que les Persans de nos jours s'�tudient encore � leur donner. Et les cavaliers � fine taille portaient tr�s serr�es, tr�s collantes, leurs robes de cachemire ou de brocart d'or sur lesquelles descendaient leurs longues barbes teintes; ils avaient des bagues, des bracelets, des aigrettes � leur haute coiffure, ils �tincelaient de pierreries; les fresques et les miniatures anciennes nous ont transmis le d�tail de leurs modes un peu d�cadentes, qui cadraient bien avec le d�cor du temps, avec l'ornementation exquise et fr�le des palais, avec l'�ternelle transparence de l'air et la profusion des fleurs. Le Tscharbag, tel qu'il m'appara�t au soleil de ce matin de mai, est d'une indicible m�lancolie, voie de communication presque abandonn�e entre ces deux amas de ruines, Ispahan et Djoulfa. Les platanes, plus de trois fois centenaires, y sont devenus des g�ants qui se meurent, la t�te d�couronn�e; les dalles sont disjointes et envahies par une herbe fun�bre. Les pi�ces d'eau se dess�chent ou bien se changent en mares croupissantes; les plates-bandes de fleurs ont disparu et les derniers rosiers tournent � la broussaille sauvage. Entre qui veut dans les quelques palais rest�s debout, dont les plafonds d�licats tombent en poussi�re et o� les Afghans, par fanatisme, ont bris� d�s leur arriv�e le visage de toutes les belles dames peintes sur les panneaux de fa�ence. Avec ses all�es d'arbres qui vivent encore, ce Tscharbag, t�moin du faste d'un si�cle si peu distant du n�tre, est plus nostalgique cent fois que les d�bris des pass�s tr�s lointains. * * * * * Rentr�s dans Ispahan, au retour de notre visite � la grande avenue morne, nous repassons par les bazars, qui sont toujours le lieu de la fra�cheur attirante et de l'ombre. L�, mon escorte me conduit d'abord chez les gens qui tissent la soie, qui font les brocarts pour les robes de c�r�monie, et les _taffetas_[11]; cela se passe dans une demi-nuit, les m�tiers tendus au fond de tristes logis en contre-bas qui ne prennent de lumi�re que sur la rue vo�t�e et sombre. Et puis, chez ceux qui tissent le coton r�colt� dans l'oasis alentour, et chez ceux qui l'impriment, par des proc�d�s s�culaires, au moyen de grandes plaques de bois grav�es; c'est aussi dans une quasi-obscurit� souterraine que se colorient ces milliers de panneaux d'�toile (repr�sentant toujours des portiques de mosqu�e), qui, de temps imm�morial, vont ensuite se laver dans la rivi�re, et s�cher au beau soleil, sur les galets blancs des bords. Nous terminons par le quartier des �mailleurs de fa�ence, qui travaillent encore avec une grande activit� � peinturlurer, d'apr�s les vieux mod�les inchangeables, des fleurs et des arabesques sur les briques destin�es aux maisons des Persans de nos jours. Mais ni les couleurs ni l'�mail ne peuvent �tre compar�s � ceux des carreaux anciens; les bleus surtout ne se retrouvent plus, ces bleus lumineux et profonds, presque surnaturels, qui dans le lointain, font ressembler � des blocs de pierre pr�cieuse les coupoles des vieilles mosqu�es. Le Chah-Abbas, qui avait tant vulgaris� l'art des fa�ences, faisait venir du fond de l'Inde ou de la Chine des cobalts et des indigos rares, que l'on cuisait par des proc�d�s aujourd'hui perdus. Il avait aussi mand� d'Europe et de P�kin des ma�tres dessinateurs, qui, malgr� le Coran, m�l�rent � la d�coration persane des figures humaines.--Et c'est pourquoi, dans les palais de ce prince, sur les panneaux �maill�s, on voit des dames de la Renaissance occidentale, portant fraise � la M�dicis, et d'autres qui ont de tout petits yeux tir�s vers les tempes et minaudent avec une gr�ce chinoise. Mes deux soldats � b�tons et mon beau cosaque galonn� m'ennuyaient vraiment beaucoup. Cet apr�s-midi, je me d�cide � les remercier pour circuler seul. Et, quoi qu'on m'en ait dit, je tente de m'asseoir, maintenant que je commence � �tre connu dans Ispahan, sur l'une des petites banquettes des marchands de th�, au bord d'un des frais ruisseaux de la place Imp�riale, du c�t� de l'ombre. J'en �tais certain: on m'apporte de tr�s bonne gr�ce ma tasse de th� miniature, mon kalyan et une rose; avec mes amis les musulmans, si l'on s'y prend comme il faut, toujours on finit par s'entendre. Le soleil de mai, depuis ces deux ou trois jours, devient cuisant comme du feu, rendant plus d�sirables la fra�cheur de cette eau courante devant les petits caf�s, et le repos � l'abri des tendelets ou des jeunes arbres. Il est deux heures; au milieu de l'immense place, d�vor�e de clart� blanche, restent seulement quelques �nes nonchalants �tendus sur la poussi�re et quelques chameaux accroupis. Aux deux extr�mit�s de ce lieu superbe et mort, se faisant face de tr�s loin, les deux grandes mosqu�es d'Ispahan �tincellent en pleine lumi�re, avec leurs d�mes tout diapr�s et leurs �tonnants fuseaux enroul�s d'arabesques: l'une, la tr�s antique et la tr�s sainte, la mosqu�e du Vendredi, habill�e de jaune d'or que rel�ve un peu de vert et un peu de noir; l'autre, la reine de tous les bleus, des bleus intenses et des p�les bleus c�lestes, la mosqu�e Imp�riale. Quand commence de baisser le soleil, je prends le chemin de l'antique �cole de th�ologie musulmane, appel�e l'_�cole de la M�re du Chah_, le prince D... ayant eu la bont� de me donner un introducteur pour me pr�senter au pr�tre qui la dirige. L'avenue large et droite qui y conduit, inutile de demander qui l'a trac�e: c'est le Chah-Abbas, toujours le Chah-Abbas; � Ispahan, tout ce qui diff�re des ruelles tortueuses coutumi�res aux villes de Perse, fut l'oeuvre de ce prince. La belle avenue est bord�e par des platanes centenaires, dont on a �mond� les branches inf�rieures, � la mode persane, pour faire monter plus droit leurs troncs blancs comme de l'ivoire, leur donner l'aspect de colonnes, �panouies et feuillues seulement vers le sommet. Et des deux c�t�s de la voie s'ouvrent quantit� de portiques d�labr�s, qui eurent jadis des cadres de fa�ence, et que surmontent les armes de l'Iran: devant le soleil, un lion tenant un glaive. Cette universit�--qui date de trois si�cles et o� le programme des �tudes n'a pas vari� depuis la fondation--a �t� construite avec une magnificence digne de ce peuple de penseurs et de po�tes, o� la culture de l'esprit fut en honneur depuis les vieux �ges. On est �bloui d�s l'abord par le luxe de l'entr�e; dans une muraille lisse, en �mail blanc et �mail bleu, c'est une sorte de renfoncement gigantesque, une sorte de caverne � haute ouverture ogivale, en dedans toute frang�e d'une pluie de stalactites bleues et jaunes. Quant � la porte elle-m�me, ses deux battants de c�dre, qui ont bien quinze ou dix-huit pieds de hauteur, sont enti�rement rev�tus d'un blindage d'argent fin, d'argent repouss� et cisel�, repr�sentant des entrelacs d'arabesques et de roses, o� se m�lent des inscriptions religieuses en vermeil; ces orf�vreries, bien entendu, ont subi l'injure du temps et de l'invasion afghane; us�es, bossu�es, arrach�es par place, elles �voquent tr�s m�lancoliquement la p�riode sans retour des luxes fous et des raffinements exquis. Lorsqu'on entre sous cette vo�te, � franges multiples, dans cette esp�ce de vestibule monumental qui pr�c�de le jardin, on voit le ruissellement des stalactites se diviser en coul�es r�guli�res le long des parois int�rieures, dont les �maux repr�sentent de chim�riques feuillages bleus, travers�s d'inscriptions, de sentences anciennes aux lettres d'un blanc bleu�tre; le jardin appara�t aussi au fond, encadr� dans l'�norme baie de fa�ence: un �den triste, o� des buissons d'�glantines et de roses fleurissent � l'ombre des platanes de trois cents ans. Le long de ce passage, qui a l'air de mener � quelque palais de f�erie, les humbles petits marchands de th�, de bonbons et de fraises, ont install� leurs tables, leurs plateaux orn�s de bouquets de roses. Et nous croisons un groupe d'�tudiants qui sortent de leur �cole, jeunes hommes aux regards de fanatisme et d'ent�tement, aux figures sombres sous de larges turbans de pr�tre. Le jardin est carr�, enclos de murs d'�mail qui ont bien cinquante pieds, et maintenu dans la nuit verte par ces v�n�rables platanes grands comme des baobabs qui recouvrent tout de leurs ramures; au milieu, un jet d'eau dans un bassin de marbre, et partout, bordant les petites all�es aux dalles verdies, ces deux sortes de fleurs qui se m�lent toujours dans les jardins de la Perse: les roses roses, doubles, tr�s parfum�es, et les simples �glantines blanches. �glantiers et rosiers, sous l'oppression de ces hautes murailles bleues et de ces vieux platanes, ont allong� sans mesure leurs branches trop fr�les, qui s'accrochent aux troncs g�ants et puis retombent comme �plor�es, mais qui toutes s'�puisent � fleurir. L'acc�s du lieu �tant permis � chaque musulman qui passe, les bonnes gens du peuple, attir�s par la fra�cheur et l'ombre, sont assis ou allong�s sur des dalles et fument des kalyans, dont on entend de tous c�t�s les petits gargouillis familiers. Tandis qu'en haut, c'est un tapage de voli�re; les branches sont pleines de nids; m�sanges, pinsons, moineaux ont �lu demeure dans cet asile du calme, et les hirondelles aussi ont accroch� leurs maisons partout le long des toits. Ces murs qui enferment le jardin ne sont du haut en bas qu'une immense mosa�que de tous les bleus, et trois rangs d'ouvertures ogivales s'y �tagent, donnant jour aux cellules pour la m�ditation solitaire des jeunes pr�tres. Au milieu de chacune des faces du quadrilat�re, une ogive colossale, pareille � celle de l'entr�e, laisse voir une vo�te qui ruisselle de gouttelettes de fa�ence, de gla�ons couleur lapis ou couleur safran. Et l'ogive du fond, la plus magnifique des quatre, est flanqu�e de deux minarets, de deux fuseaux bleus qui s'en vont pointer dans le ciel; elle m�ne � la mosqu�e de l'�cole, dont on aper�oit l�-haut, au-dessus des antiques ramures, le d�me en forme de turban. Le long des minarets, de grandes inscriptions religieuses d'�mail blanc s'enroulent en spirale, depuis la base jusqu'au sommet o� elles se terminent �blouissantes, en pleine lumi�re; quant au d�me, il est sem� de fleurs d'�mail jaune et de feuillages d'�mail vert, qui brodent des complications de kal�idoscope par-dessus les arabesques bleues. Levant la t�te, du fond de l'ombre o� l'on est, � travers les hauts feuillages qui dissimulent la d�cr�pitude et la ruine, on entrevoit sur le ciel limpide tout ce luxe de joaillerie, que le soleil de Perse �claire fastueusement, � grands flots glorieux. D�cr�pitude et ruine, quand on y regarde attentivement; derniers mirages de magnificence qui ne dureront plus que quelques ann�es; le d�me est l�zard�, les minarets se d�couronnent de leurs fines galeries � jours; et le rev�tement d'�mail, dont la couleur demeure aussi fra�che qu'au grand si�cle, est tomb� en maints endroits, d�couvrant les grisailles de la brique, laissant voir des trous et des fissures o� l'herbe, les plantes sauvages commencent de s'accrocher. On a du reste le sentiment que tout cela s'en va sans espoir, s'en va comme la Perse ancienne et charmante, est � jamais irr�parable. Par des petits escaliers roides et sombres, o� manque plus d'une marche, nous montons aux cellules des �tudiants. La plupart sont depuis longtemps abandonn�es, pleines de cendre, de fiente d'oiseau, de plumes de hibou; dans quelques-unes seulement, de vieux manuscrits religieux et un tapis de pri�re t�moignent que l'on vient m�diter encore. Il en est qui ont vue sur le jardin ombreux, sur ses dalles verdies et ses buissons de roses, sur tout le petit bocage triste o� l'on entend la chanson des oiseaux et le gargouillis tranquille des kalyans. Il en est aussi qui regardent la vaste campagne, la blancheur des champs de pavots, avec un peu de d�sert � l'horizon, et ces autres blancheurs l�-bas, plus argent�es: les neiges des sommets. Quelles retraites choisies, pour y suivre des r�ves de mysticisme oriental, ces cellules, dans le calme de cette ville en ruines, et entour�e de solitudes!... Un d�dale d'escaliers et de couloirs nous conduit aupr�s du vieux pr�tre qui dirige ce fant�me d'�cole. Il habite la p�nombre d'une grotte d'�mail bleu, sorte de loggia avec un balcon d'o� l'on domine tout l'int�rieur de la mosqu�e. Et c'est une impression saisissante que de voir appara�tre ce sanctuaire et ce mihrab, ces choses que je croyais interdites � mes yeux d'infid�le. Le pr�tre maigre et p�le, en robe noire et turban noir, est assis sur un tapis de pri�re, en compagnie de son fils, enfant d'une douzaine d'ann�es, v�tu de noir pareil, figure de petit mystique �tiol� dans l'ombre sainte; deux ou trois graves vieillards sont accroupis alentour, et chacun tient sa rose � la main, avec la m�me gr�ce un peu mani�r�e que les personnages des anciennes miniatures. Ils �taient l� � r�ver ou � deviser de choses religieuses; apr�s de grands saluts et de longs �changes de politesse, ils nous font asseoir sur des coussins, on apporte pour nous des kalyans, des tasses de th�, et puis la conversation s'engage, lente, eux sentant leurs roses avec une affectation vieillotte, ou bien suivant d'un oeil atone la descente d'un rayon de soleil le long des �maux admirables, dans le lointain du sanctuaire. Les nuances de cette mosqu�e et le chatoiement de ces murailles me d�tournent d'�couter; il me semble que je regarde, � travers une glace bleue, quelque palais du G�nie des cavernes, tout en cristallisations et en stalactites. Lapis et turquoise toujours, gloire et apoth�ose des bleus. Les coul�es de petits gla�ons bleus, de petits prismes bleus affluent de la coupole, s'�pandent �� et l� sur les multiples broderies bleues des parois... Une complication effr�n�e dans le d�tail, arrivant � produire de la simplicit� et du calme dans l'ensemble: tel est, ici comme partout, le grand myst�re de l'art persan. Mais quel d�labrement fun�bre! Le pr�tre au turban noir se lamente de voir s'en aller en poussi�re sa mosqu�e merveilleuse. �Depuis longtemps, dit-il, j'ai d�fendu � mon enfant de courir, pour ne rien �branler. Chaque jour, j'entends tomber, tomber de l'�mail... Au temps o� nous vivons, les grands s'en d�sint�ressent, le peuple de m�me... Alors, que faire?� Et il approche sa rose de ses narines �maci�es, qui sont couleur de cire. Avec eux, on �tait dans un songe d'autrefois et dans une immobile paix, tellement qu'au sortir des belles portes d'argent cisel�, on trouve presque moderne et anim�e l'avenue de platanes, o� passent des �tres vivants, quelques cavaliers, quelques files de chameaux ou d'�nons... * * * * * Avant la tomb�e de la nuit, un peu de temps me reste pour faire station sur la grande place, o� l'heure religieuse du Moghreb s'accompagne d'un c�r�monial tr�s ant�rieur � l'Islam et remontant � la primitive religion des Mages. Aussit�t que la mosqu�e Imp�riale, de bleue qu'elle �tait tout le jour, commence � devenir, pour une minute magique, intens�ment violette sous les derniers rayons du couchant, un orchestre appara�t, � l'autre bout de la place, dans une loggia au-dessus de la grande porte qui est voisine de la mosqu�e d'�mail jaune: de monstrueux tambours, et de longues trompes comme celles des temples de l'Inde. C'est pour un salut, de tradition plusieurs fois mill�naire, que l'on offre ici au soleil de Perse, � l'instant pr�cis o� il meurt. Quand les rayons s'�teignent, la musique �clate, soudaine et sauvage; grands coups caverneux, qui se pr�cipitent, bruit d'orage prochain qui se r�pand sur tout ce lieu bient�t d�sert� o� reste seulement quelque caravane accroupie, et sons de trompe qui semblent les beuglements d'une b�te primitive aux abois devant la d�route de la lumi�re... Demain matin les musiciens remonteront � la m�me place, pour sonner une terrible aubade au soleil levant.--Et on fait ainsi au bord du Gange; le pareil salut � la naissance et � la mort de l'astre souverain retentit deux fois chaque jour au-dessus de B�nar�s... * * * * * Au cr�puscule, lorsqu'on est rentr� dans la maison de Russie, la porte referm�e, plus rien ne rappelle Ispahan, c'est fini de la Perse jusqu'au lendemain. Et l'impression est singuli�re, de retrouver l� tout � coup un coin d'Europe, aimable et raffin�: le prince et la princesse parlent notre langue comme la leur; le soir, autour du piano, vraiment on ne sait plus qu'il y a tout pr�s, nous s�parant du monde contemporain, une ville �trange et des d�serts. Je ne reproche � cette maison, d'hospitalit� si franche et gracieuse, que ses chiens de garde, une demi-douzaine de vilaines b�tes qui persistent � me traiter en chemineau, tellement qu'une fois la nuit tomb�e, franchir, avec cette meute � ses trousses, l'all�e de jardin, les cent m�tres de roses qui s�parent mon logis de celui de mes h�tes, est une aventure plus p�rilleuse que de traverser tous les d�serts du Sud par o� je suis venu. Mardi, 15 mai. C'est ce matin que le prince D... me pr�sente � Son Altesse Zelleh-Sultan, fr�re de Sa Majest� le Chah, vizir d'Ispahan et de l'Irak. Des jardins en s�ries m�nent � sa r�sidence, et sont naturellement remplis d'�glantines blanches et de roses roses; ils communiquent ensemble par des portiques o� stationnent des gardes et qui tous sont marqu�s aux armes de Perse: au-dessus du couronnement, un lion et un soleil. J'attendais un luxe de Mille et une Nuits, chez ce puissant satrape, d'une richesse proverbiale; mais la d�ception est compl�te, et son palais moderne para�trait quelconque, n'�taient les tapis merveilleux que l'on profane en marchant dessus. Dans le salon, o� Son Altesse nous re�oit, des livres fran�ais encombrent la table � �crire, et des cartes g�ographiques fran�aises sont encadr�es aux murs. Courtois et spirituel, Zelleh-Sultan a le regard incisif, le sourire amer. Et voici une courte appr�ciation, qui est textuellement de lui, sur deux peuples du voisinage: �De la part des Russes, nous n'avons jamais re�u que de bons offices. De la part des Anglais, dans le sud de notre pays, perp�tuelle tentative d'envahissement, par ces moyens que l'univers entier leur conna�t.� Dans la m�me zone de la ville, sont les grands jardins et le palais abandonn� des anciens rois Sophis, successeurs du Chah-Abbas, dont la dynastie se continua, de plus en plus �l�gante et raffin�e, jusqu'� l'�poque de l'invasion afghane (1721 de notre �re). L� encore, c'est le domaine des �glantines, surtout des roses roses, et aussi de toutes ces vieilles fleurs de chez nous, que l'on appelle �fleurs de cur�:� gueules-de-lion, pieds-d'alouette, soucis, jalousies et girofl�es. Les rosiers y deviennent hauts comme des arbres; les platanes g�ants,--�mond�s par le bas toujours, taill�s en colonne blanche,--y forment des avenues r�guli�res, pav�es de grandes dalles un peu fun�bres, le long des pi�ces d'eau, qui sont droites et align�es, � la mode ancienne. Le palais, qui tr�ne au milieu de ces ombrages et de ces parterres de deux ou trois cents ans, s'appelle le _Palais des miroirs_. Quand on l'aper�oit, c'est toujours au-dessus de sa propre image r�fl�chie par une pi�ce d'eau immobile, c'est pourquoi on l'appelle aussi le _Palais des quarante colonnes_, bien qu'il n'en ait en r�alit� que vingt, mais les Persans font compter ces reflets renvers�s qui, depuis des si�cles, n'ont cess� d'appara�tre dans l'esp�ce de grande glace m�lancolique �tendue devant le seuil. Pour nos yeux, ce palais a l'�tranget� de lignes et la sveltesse outr�e de l'architecture ach�m�nide; colonnades singuli�rement hautes et fr�les, soutenant une toiture plate; et les longs platanes taill�s qui l'entourent prolongent dans le parc la m�me note �lanc�e. D'immenses draperies, qui ont disparu depuis l'invasion barbare, servaient, para�t-il, de cl�ture � ces salles, o� la vue plonge aujourd'hui jusqu'au fond, comme dans des esp�ces de hangars, prodigieusement luxueux; au temps des r�ceptions magnifiques, lorsque tous les rideaux �taient ouverts, on pouvait contempler du dehors, dans un lointain miroitant et dor�, le chah assis comme une idole sur son tr�ne. La nuance g�n�rale est un m�lange d'or att�nu� et de rouge p�li; mais les colonnes, rev�tues de mosa�ques en parcelles de miroir, que le temps a oxyd�es, semblent �tre en vieil argent. Ce palais, tout ouvert et silencieux, n'a d�j� pas l'air r�el; mais l'image tristement r�fl�chie dans la pi�ce d'eau est d'une invraisemblance plus exquise encore. Sur les bords de ce bassin carr�, o� se mire depuis si longtemps cette demeure de rois disparus, il y a de na�ves petites statues, en silex gris comme � Pers�polis, soutenant des pots de fleurs; le pourtour est pav� de larges dalles verdies, que foul�rent jadis tant de babouches perl�es et dor�es. Et, partout, les roses, les �glantines grimpent aux troncs lisses et blancs des platanes. Int�rieurement, on est dans les ors rouges, et dans les patientes mosa�ques de miroirs, qui par places �tincellent encore comme des diamants; aux petits d�mes des vo�tes, s'enchev�trent des complications d�routantes d'arabesques et d'alv�oles. Tout au fond et au centre, derri�re les colonnades couleur d'argent, il y a l'immense encadrement ogival qui aur�olait le tr�ne et le souverain; il est comme tapiss� de gla�ons et de givre, et des tableaux, d'un fini de miniature, se succ�dent en s�rie au-dessus des corniches, repr�sentant des sc�nes de f�te ou de guerre; on y voit d'anciens chahs trop jolis, aux longs yeux frang�s de cils, aux longues barbes de soie noire, le corps gain� dans des brocarts d'or et des entrelacs de pierreries. Derri�re ces salles de r�ve, �ternellement d�doubl�es � la surface du bassin, d'interminables d�pendances s'en vont parmi les arbres, jusqu'au palais que Zelleh-Sultan habite aujourd'hui. C'�taient les harems pour les princesses, les harems pour les dames inf�rieures, et enfin tous les d�p�ts pour les r�serves amoncel�es et les fantastiques richesses: d�p�t des coffres, d�p�t des flambeaux, d�p�t des costumes, etc., et ce d�p�t des vins, que Chardin, au XVIIe si�cle, nous d�crivit comme tout rempli de coupes et de carafons en �cristal de Venise, en porphyre, en jade, en corail, en pierre pr�cieuse�.--Il y a m�me des salles souterraines, de marbre blanc, qui �taient construites en pr�vision des grandes chaleurs de l'�t� et o�, le long des parois, ruisselaient des cascades d'eau v�ritable. * * * * * Apr�s mes courses matinales, je suis toujours rentr� pour l'instant o� les muezzins appellent � la pri�re du milieu du jour (midi, ou peu s'en faut). A Ispahan, ce sont les muezzins qui donnent l'heure, comme chez nous la sonnerie des horloges, et ils chantent sur des notes graves, inusit�es en tout autre pays d'Islam. Dans la plus voisine mosqu�e, ils sont plusieurs qui appellent ensemble, plusieurs qui r�p�tent, en longues vocalises, le nom d'Allah, au milieu du silence, � ces midis de torpeur et de lumi�re, plus br�lants chaque jour. Et, en les �coutant, il semble que l'on suive la tra�n�e de leur voix; on la sent passer au-dessus de toutes les myst�rieuses demeures d'alentour, au-dessus de tous les jardins pleins de roses, o� ces femmes, que l'on ne verra jamais, sont assises � l'ombre, d�voil�es et d�masqu�es, confiantes dans la hauteur des murs. Mercredi, 16 mai. On m'emm�ne l'apr�s-midi � la d�couverte des bibelots rares, qui ne s'�talent point dans les �choppes, mais s'enferment dans des coffres, au fond des maisons, et ne se montrent qu'� certains acheteurs privil�gi�s. Par de vieux escaliers �troits et noirs, dont les marches sont toujours si hautes qu'il faut lever les pieds comme pour une �chelle, par de vieux couloirs contourn�s et resserr�s en sourici�re, nous p�n�trons dans je ne sais combien de demeures d'autrefois, aux aspects clandestins et m�fiants. Les chambres toutes petites, o� l'on nous fait asseoir sur des coussins, ont des plafonds en arabesques et en alv�oles; elles s'�clairent � peine, sur des cours sombres, aux murs orn�s de fa�ences ou bizarrement peinturlur�s de personnages, d'animaux et de fleurs. D'abord nous acceptons la petite tasse de th�, qu'il est de bon ton de boire en arrivant. Ensuite les coffres de c�dre, pleins de vieilleries impr�vues, sont lentement ouverts devant nous, et on en tire un � un les objets � vendre, qu'il faut d�maillotter d'oripeaux et de guenilles. Tout cela remonte au grand si�cle du Chah-Abbas, ou au moins aux �poques des rois Sophis qui lui succ�d�rent, et ces d�ballages, ces exhumations dans la poussi�re et la p�nombre, vous r�v�lent combien fut subtil, distingu�, gracieux, l'art patient de la Perse. Bo�tes de toutes les formes, en vernis Martin, dont le coloris adorable a r�sist� au temps, et sur lesquelles des personnages de Cour sont peints avec une gr�ce na�ve et une minutieuse conscience, le moindre d�tail de leurs armes ou de leurs pierreries pouvant supporter qu'on le regarde � la loupe; toute cette partie de la population iranienne qu'il m'est interdit de voir est figur�e l� avec une sorte de d�votion amoureuse: belles du temps pass�, dont on a visiblement exag�r� la beaut�, sultanes aux joues bien rondes et bien carmin�es, aux trop longs yeux cercl�s de noir, qui penchent la t�te avec exc�s de gr�ce, en tenant une rose dans leur main trop petite... Et parfois, � c�t� de peintures purement persanes, on en rencontre une autre qui rappelle tout � coup la Renaissance hollandaise: oeuvre de quelque artiste occidental, aventureusement venu ici jadis, � l'appel du grand empereur d'Ispahan. Des �maux d�licats sur de l'argent ou de l'or, des armes d'Aladin, des brocarts lam�s ayant servi � emprisonner des gorges de sultane, des parures, des broderies. De ces tapis comme on n'en trouve qu'en Perse, que composaient jadis les nomades et qui demandaient dix ans d'une vie humaine; tapis plus soyeux que la soie et plus velout�s que le velours, dont les dessins serr�s, serr�s, ont pour nous je ne sais quoi d'�nigmatique comme les vieilles calligraphies des Corans. Et enfin de ces fa�ences, introuvables bient�t, dont l'�mail a subi au cours des si�cles cette lente d�composition qui donne des reflets d'or ou de cuivre rouge. En sortant de ces maisons d�labr�es, o� les restes de ce luxe mort finissent par donner je ne sais quel d�sir de silence et quelle nostalgie du pass�, je retourne, seul aujourd'hui, � l'��cole de la M�re du Chah�, me reposer � l'ombre s�culaire des platanes, dans le vieux jardin clo�tr� entre des murs de fa�ence. Et j'y trouve plus de calme encore que la veille, et plus de d�tachement. Devant l'entr�e fabuleuse, un derviche mendie, vieillard en haillons, qui est l� adoss�, la t�te appuy�e aux orf�vreries d'argent et de vermeil, tout petit au pied de ces portes immenses, presque nu, � demi mort et tout terreux, plus effrayant sur ce fond d'une richesse ironique. Apr�s le grand porche d'�mail, voici la nuit verte du jardin, et la discr�te symphonie habituelle � ce lieu: tout en haut vers le ciel et la lumi�re, chants d'hirondelles ou de m�sanges; en bas, gargouillis l�ger des fumeurs couch�s et bruissement du jet d'eau dans le bassin. Les gens m'ont d�j� vu et ne s'inqui�tent plus; sans conteste, je m'assieds o� je veux sur les dalles verdies. Devant moi, j'ai des guirlandes, des gerbes, des �croulements d'�glantines blanches le long des platanes, dont les �normes troncs, presque du m�me blanc que les fleurs, ressemblent aux piliers d'un temple. Et dans la r�gion haute o� se tiennent les oiseaux, � travers les trou�es des feuillages, quelques �tincellements d'�mail �� et l� maintiennent la notion des minarets et des d�mes, de toute la magnificence �ploy�e en l'air. Dans Ispahan, la ville de ruines bleues, je ne connais pas de retraite plus attirante que ce vieux jardin. Quand je rentre � la maison du prince, il est l'heure par excellence du muezzin, l'heure ind�cise et mourante o� on l'entend chanter pour la derni�re fois de la journ�e. Chant du soir, qui tra�ne dans le long cr�puscule de mai, en m�me temps que les martinets tourbillonnent en l'air; on y distingue bien toujours le nom d'Allah, tant de fois r�p�t�; mais, avec les belles sonorit�s de ces voix et leur diction monotone, on croirait presque entendre des cloches, l'�veil d'un carillon religieux sur les vieilles terrasses et dans les vieux minarets d'Ispahan. Jeudi, 17 mai. Des roses, des roses; en cette courte saison qui m�ne si vite � l'�t� d�vorant, on vit ici dans l'obsession des roses. D�s que j'ouvre ma porte le matin, le jardinier s'empresse de m'en apporter un bouquet, tout frais cueilli et encore humide de la ros�e de mai. Dans les caf�s, on vous en donne, avec la traditionnelle petite tasse de th�. Dans les rues, les mendiants vous en offrent, de pauvres roses que par piti� on ne refuse pas, mais qu'on ose � peine toucher sortant de telles mains. Aujourd'hui, dans Ispahan, pour la premi�re fois de l'ann�e, apparition des petits �nes porteurs de glace, pour rafra�chir les boissons anodines ou l'eau claire; un gar�on les conduit, les prom�ne de porte en porte, les annon�ant par un cri chant�. Cette glace, on est all� la ramasser l�-bas dans ces r�gions toutes blanches, que l'on aper�oit encore au sommet des montagnes; sur le dos des �nons, les paniers dans lesquels on l'a mise sont abrit�s sous des feuillages,--o� l'on a piqu� quelques roses, il va sans dire. Beaucoup de ces petits �nes sur ma route, quand je me rends ce matin chez un marchand de babouches, duquel j'ai obtenu, � prix d'or, la promesse de me faire entrevoir trois dames d'Ispahan, par escalade. Nous grimpons ensemble sur des �boulis de muraille, pour regarder par un trou dans un jardin o� se fait aujourd'hui la cueillette des roses. En effet, trois dames sont l�, avec de grands ciseaux � la main, qui coupent les fleurs et en remplissent des corbeilles, sans doute pour composer des parfums. Je les esp�rais plus jolies; celles qui sont peintes sur les bo�tes des antiquaires m'avaient g�t�, et aussi les quelques paysannes sans voile aper�ues dans les villages du chemin. Tr�s p�les, un peu trop grasses, elles ont du charme cependant, et des yeux de na�vet� ancienne. Des foulards brod�s et paillet�s enveloppent leur chevelure. Elles portent des vestes � longues basques et, par-dessus leurs pantalons, des jupes courtes et bouffantes, comme les jupes des ballerines; tout cela para�t �tre en soie, avec des broderies rappelant celles du si�cle de Chah-Abbas. Mon guide, d'ailleurs, se fait garant que ce sont des personnes du meilleur monde. Vendredi, 18 mai. Vendredi aujourd'hui, Dimanche � la musulmane; il faut aller dans les champs pour faire comme tout le monde. Dimanche de mai, toujours m�me f�te inalt�rable de printemps et de ciel bleu. Les larges avenues du Chah-Abbas, bord�es de platanes, de peupliers et de buissons de roses, sont pleines de promeneurs qui vont se r�pandre dans les jardins, ou simplement dans les bl�s verts. Groupes d'hommes � turbans ou � bonnets d'astrakan noir, qui cheminent, l'allure indolente et r�veuse, chacun sa rose � la main. Groupe de dames-fant�mes, qui tiennent aussi des roses, bien entendu, mais qui pour la plupart, portent au cou un b�b� en calotte dor�e, dont la petite t�te sort � demi de leur voile entr'ouvert. Ispahan se d�peuple aujourd'hui, d�verse dans son oasis tout ce qui lui reste d'�tres vivants parmi ses ruines. En plus de tant de promeneurs qui font route avec moi, la campagne o� nous arrivons bient�t est d�j� envahie par des dames toutes noires, qui ont d� se mettre en route d�s le frais matin. On en trouve d'assises par compagnies au milieu des pavots blancs, au milieu des bl�s tout fleuris de bleuets et de coquelicots. Jamais nulle part je n'ai vu si g�n�rale fl�nerie de dimanche, sous une lumi�re si radieuse, dans des champs si intens�ment verts. Je suis � cheval, et je vais sans but. M'�tant par hasard joint � un groupe de cavaliers persans, qui ont l'air de savoir o� ils vont, me voici dans les ruines d'un palais, ruines �tincelantes de mosa�ques de miroir, ruines exquises et fragiles que personne ne garde.--Au si�cle du grand Chah, il y en avait tant, de ces palais de f�erie!--La cour d'honneur est devenue une esp�ce de jungle, pleine de broussailles, de fleurs sauvages; et un petit marchand de th�, en pr�vision de la promenade du vendredi, a install� ses fourneaux dans une salle aux fines colonnes, dont le plafond est ouvrag�, compliqu�, dor� avec le luxe le plus prodigue et la plus fr�le d�licatesse. C'�tait un palais imp�rial, une fantaisie de souverain, car l'emplacement du tr�ne est l�, facile � reconna�tre: dans le recul d'une seconde salle un peu sombre, l'estrade o� il reposait, et l'immense ogive destin�e � lui servir d'aur�ole. Elle est tr�s frang�e de stalactites, il va sans dire, cette ogive, que surmontent deux chim�res d'or, d'une inspiration un peu chinoise; mais le fond en est tout � fait inattendu; au lieu de se composer, comme ailleurs, d'une plus inextricable m�l�e de rosaces ou d'alv�oles, aux moindres facettes serties d'or, il est vide; il est ouvert sur un tableau lointain, plus merveilleux en v�rit� que toutes les ciselures du monde: dans l'�clat et dans la lumi�re, c'est un panorama d'Ispahan, choisi avec un art consomm�; c'est la ville de terre rose et de fa�ence bleue, d�ploy�e au-dessus de son �trange pont aux deux �tages d'arceaux; coupoles, minarets et tours de la plus invraisemblable couleur, miroitant au soleil, en avant des montagnes et des neiges. Tout cela, vu de la somptueuse p�nombre rouge et or o� l'on est ici, et encadr� dans cette ogive, a l'air d'une peinture orientale tr�s fantastique, d'une peinture transparente, sur un vitrail. Et il n'y a plus personne pour regarder cela, qui dut charmer jadis des yeux d'empereur; le petit marchand de th�, � l'entr�e, n'a pas m�me de clients. Sous les beaux plafonds pr�ts � tomber en poussi�re, je reste longuement seul, pendant qu'un berger tient mon cheval dans la cour, parmi les ronces, les coquelicots et les folles avoines. A une demi-lieue plus loin, dans les champs de pavots blancs et violets, autre palais encore, autre fantaisie de souverain, avec encore l'emplacement d'un tr�ne. Il s'appelle _la Maison des miroirs_, celui-ci, et, en son temps, il devait ressembler � un palais de gla�ons et de givre; son d�labrement est extr�me; cependant, aux parties de vo�te qui ont r�sist�, des milliers de fragments de miroir, oxyd�s par les ann�es, continuent de briller comme du sel. Un humble marchand de th� et de g�teaux est venu aussi s'installer � l'ombre de cette ruine, et mon arriv�e d�range une compagnie de dames-fant�mes qui commen�aient ga�ment leur d�nette sur l'herbe de la cour, mais qui font silence et se d�p�chent de baisser leurs voiles d�s que j'apparais. Il faut rentrer avant le coucher du soleil, comme toujours. D'ailleurs, la soir�e est maussade, apr�s un si radieux midi; un vent s'est lev�, qui a pass� sur les neiges et ram�ne une demi-impression d'hiver, en m�me temps que des nuages traversent le ciel. Dans l'�troit sentier que je prends pour revenir, au milieu des bl�s, des bleuets et des coquelicots, une femme arrive en face de moi, toute noire, bien entendu, avec une cagoule blanche; elle marche lentement, t�te baiss�e, on dirait qu'elle se tra�ne: quelque pauvre vieille sans doute, qui voit son dernier mois de mai, et je sens la tristesse de son approche... La voici � deux pas, la tra�nante et solitaire promeneuse... Une rafale tourmente son long voile de deuil; son masque blanc se d�tache et tombe!... Oh! le sourire que j'aper�ois, entre les aust�res plis noirs... Elle a vingt ans, elle est une petite beaut� espi�gle et dr�le, avec des joues bien rondes, bien roses; des yeux d'onyx, entre des cils qui ont l'air faits en barbes de plume de corbeau,--absolument comme les sultanes peintes sur les bo�tes anciennes... A quoi pouvait-elle bien r�ver, pour avoir l'allure si dolente, cette petite personne, ou qui attendait-elle?... Moiti� confuse de sa m�saventure, moiti� amus�e, elle m'a adress� ce gentil sourire; mais bien vite elle rattache son loup blanc, et prend sa course dans les bl�s, plus l�g�re qu'une jeune chevrette de six mois. Il y a foule sur le pont d'Ispahan, vers cinq heures du soir, lorsque j'y arrive; tous les promeneurs du vendredi rentrent chez eux sans s'attarder davantage, car en Perse on a toujours peur de la nuit; � droite et � gauche de la grande voie, dans ces deux passages couverts aux aspects de clo�tre gothique, c'est un d�fil� ininterrompu de dames noires, ramenant par la main des b�b�s fatigu�s qui se font tra�ner. Dans les bazars, que je dois traverser, le retour des champs, � cette heure, met aussi du monde et de la vie, heureusement pour moi, car je ne sais rien de lugubre comme ces trop longues nefs sombres, les jours de f�te, quand elles sont d�sertes d'un bout � l'autre, sans l'�clat des �toffes, des harnais, des armes, toutes les �choppes ferm�es. J'ai pris par les nefs les plus imposantes, celles du grand empereur; en haut de leurs vo�tes, des fresques le repr�sentent lui-m�me, en couleurs rest�es vives; aux coupoles surtout, aux larges coupoles abritant les carrefours, on voit son image multipli�e: le Chah-Abbas, avec sa longue barbe qui pend jusqu'� la ceinture, rendant la justice, le Chah-Abbas � la chasse, le Chah-Abbas � la guerre, partout le Chah-Abbas. Je chemine en la myst�rieuse et muette compagnie des dames voil�es, qui rapportent au logis des �glantines et des roses. De temps � autre, l'ogive d'une cour de caravans�rail, ou l'ogive bleue d'une cour de mosqu�e, jette une tra�n�e de jour, qui rend l'ombre ensuite plus cr�pusculaire. Voici, dans une niche, � moiti� cach� par une grille toute dor�e, un personnage � barbe blanche et � figure de cent ans, devant lequel font cercle une douzaine de dames-fant�mes; c'est un vieux saint homme de derviche; il est gardien d'une petite source miraculeuse, qui suinte l� d'une roche, derri�re cette grille si belle; il remplit d'eau des bols de bronze et de sa main dess�ch�e, � travers les barreaux, il les offre � tour de r�le aux dames, qui rel�vent un peu leur voile et boivent par-dessous, en prenant les pr�cautions qu'il faut pour ne point montrer leur bouche. Tout cela se passait dans une demi-obscurit�, et maintenant, au sortir des bazars, la grande place Imp�riale fait l'effet d'�tre �clair�e par quelque feu de Bengale rose. Le soleil va se coucher, car les musiciens sont l�, avec les longues trompes et les �normes tambours, post�s � leur balcon habituel, guettant l'heure imminente, tout pr�ts pour le salut terrible. Mais o� donc sont pass�s les nuages? Sans doute les temps couverts, en ce pays, ne tiennent pas; dans cette atmosph�re s�che et pure, les vapeurs s'absorbent. Le ciel jaune p�le est net et limpide comme une immense topaze, et toute cette d�bauche d'�mail, de diff�rents c�t�s de la place, change de couleur, rougit et se dore autant qu'aux plus magiques soirs. Mon Dieu! je suis en retard, car voici le grand embrasement final des minarets et des d�mes, le dernier tableau de la fantasmagorie; tout est splendidement rouge, le soleil va s'�teindre... Et, quand je traverse cette vaste solitude qui est la place, le fracas des trompes �clate l�-haut, g�missant, sinistre, rythm� � grands coups d'orage par les tambours. Afin de raccourcir la route qui me reste d'ici la maison de Russie, essayons de traverser les jardins de Zelleh-Sultan; on doit commencer � me conna�tre l� pour l'�tranger recueilli par le prince D..., et peut-�tre me laissera-t-on entrer. En-effet, aux portes successives, les gardiens, qui fument leur kalyan assis parmi les buissons de roses, me regardent sans rien dire. Mais je n'avais pas pr�vu combien l'heure �tait choisie, ensorcelante et rare pour p�n�trer dans ces all�es de fleurs, et voici que j'ai une tendance � m'y attarder. On y est gris� par ces milliers de roses, dont le parfum se concentre le soir sous les arbres. Et le chant des muezzins, qui plane tout � coup sur Ispahan, apr�s la sonnerie des trompes, para�t doux et c�leste; on croirait des orgues et des cloches, s'accordant ensemble dans l'air. * * * * * Comme c'est mon dernier soir (je pars demain), j'ai demand� exceptionnellement la permission de me promener � nuit close, et mes h�tes ont bien voulu faire pr�venir les veilleurs, sur le chemin que je compte parcourir, pour qu'ils ouvrent devant moi ces lourdes portes, au milieu des rues, que l'on verrouille apr�s le coucher du soleil et qui emp�chent de communiquer d'un quartier � un autre. Il est environ dix heures quand je quitte la maison du prince, � l'�tonnement des cosaques, gardiens de la seule sortie. Et, tout de suite, c'est la plong�e dans le silence et l'obscurit�. Aucune n�cropole ne saurait donner davantage le sentiment de la mort qu'Ispahan la nuit. Sous les vo�tes, les voix vibrent trop, et les pas sonnent lugubres contre les pav�s, comme dans les caveaux fun�raires. Deux gardes me suivent, et un autre me pr�c�de, portant un fanal de trois pieds de haut, qu'il prom�ne � droite ou � gauche pour me d�noncer les trous, les cloaques, les immondices ou les b�tes mortes. D'abord nous rencontrions de loin en loin quelque autre fanal pareil, �clairant soit un cavalier attard�, soit un groupe de dames � cagoule sous la conduite d'un homme en armes; et puis bient�t plus personne. D'affreux chiens jaun�tres, de ces chiens sans ma�tre qui se nourrissent d'ordures, dorment �� et l� par tas, et grognent quand on passe; ils sont maintenant tout ce qui reste de vivant dans les rues, et ils ne se l�vent m�me pas, se contentent de dresser la t�te et de montrer les crocs. Rien d'autre ne bouge. A part les ruines �ventr�es, pas une maison qui ne soit peureusement close. Arm� jusqu'aux dents, le veilleur du quartier nous suit � pas de loup, en sourdes babouches. Quand on arrive � la porte clout�e de fer qui termine son domaine et barre le chemin, il appelle � longs cris le veilleur suivant, qui r�pond � voix d'abord lointaine, et puis se rapproche en criant toujours et finit par venir ouvrir, avec des grincements de clefs, de verrous, et de gonds rouill�s. On entre alors dans une nouvelle zone d'ombre et de ruines croulantes, tandis que la porte derri�re vous se referme, vous isolant tout � coup davantage du logis dont on s'�loigne. Et ainsi de suite, chaque tranche des catacombes que l'on traverse ne communiquant plus avec la pr�c�dente d'o� l'on vient de sortir. Dans les parties vo�t�es, o� se concentrent des odeurs de moisissures, de d�compositions et de fientes, il fait noir comme si on cheminait � vingt pieds sous terre. Mais, dans les parties � ciel libre, on a l'�merveillement des �toiles, qui en Perse ne sont pas comparables aux �toiles d'ailleurs, et qui paraissent plus rayonnantes encore entre ces murailles crev�es et ces masures, dans ce cadre de v�tust� et de t�n�bres. Tout concourt � ce que cette atmosph�re soit quelque chose de t�nu et de translucide, o� aucun scintillement n'est intercept�: l'altitude, et le voisinage de ces d�serts de sable qui jamais n'exhalent de vapeur. Elles jettent les m�mes feux que les purs diamants, ces �toiles de Perse, des feux color�s, si l'on y regarde bien, des feux rouges, violets ou bleu�tres. Et puis elles sont innombrables; des milliers d'univers, qui en d'autres r�gions de notre monde ne seraient pas visibles, brillent en ce pays pour les yeux humains, du fond de l'infini. Mais, par contraste, quelle lamentable d�cr�pitude ici, sur la terre! �croulements, d�combres et pourritures, c'est en somme tout ce qui reste de cette Ispahan qui, dans le lointain et sous les rayons de son soleil, joue encore la grande ville enchant�e... Au-dessus de nos t�tes, les vo�tes s'�l�vent, deviennent majestueuses; nous arrivons aux quartiers construits par le Chah-Abbas, et nous voici arr�t�s devant la porte d'une des principales art�res du bazar. L�, le veilleur qui nous guide commence de h�ler � cris prolong�s, et bient�t une voix de loin r�pond, une voix tra�nante et sinistre, r�p�t�e par un �cho sans fin, comme si on jetait un appel d'alarme la nuit dans une �glise. Celui qui est derri�re ces battants de c�dre dit qu'il veut bien ouvrir, mais qu'il cherche la clef sans la trouver, qu'un autre l'a gard�e, etc. Et les chiens des rues, que cela inqui�te, s'�veillent partout, entonnent un concert d'aboiements qui se propage au loin dans les sonorit�s du d�dale couvert. Cependant la voix de l'homme, qui pr�tend chercher sa clef, va s'�loignant toujours; soit mauvaise volont�, soit frayeur, il est certain que celui-l� ne nous ouvrira pas. Alors, essayons d'un grand d�tour, par d'autres rues, pour arriver quand m�me au but de notre course. Le but, c'est la place Imp�riale que je veux voir une derni�re fois avant de partir, et voir en pleine nuit. Elle nous appara�t enfin, cette place, par la haute porte du bazar des teinturiers, que l'on consent � nous ouvrir, et, sous l'�clairage discret de tous les petits diamants qui scintillent l�-haut, elle para�t trois fois plus grande encore qu'� la lumi�re du jour. Toute une caravane de chameaux accroupis y sommeille � l'un des angles, exhalant une bu�e qui trouble dans ce coin la puret� de l'air, et des veilleurs arm�s se tiennent alentour, comme si l'on �tait en rase campagne. Ailleurs, deux petits cort�ges de dames-fant�mes traversent cette solitude, chacun pr�c�d� d'un fanal et escort� de gardes: retours de quelque f�te sans doute, de quelque f�te de harem, interdite aux maris et cach�e au fond d'une demeure farouchement close. L'une des deux myst�rieuses compagnies passe si loin, si loin, � l'autre bout de la place, que l'on dirait une promenade de pygm�es. On entend des heurts et des appels, aux portes des quartiers qu'il s'agit de faire ouvrir, et puis des grincements de verrous, et les deux groupes, l'un apr�s l'autre, se plongent dans les couloirs vo�t�s; nous restons seuls avec la caravane endormie, dans ce lieu vaste, et tr�s solennel � cette heure, entre ses alignements sym�triques d'arcades mur�es. Tandis que la place semble avoir grandi, la mosqu�e Imp�riale, l�-bas, en silhouette tr�s pr�cise sur le ciel, s'est rapetiss�e et abaiss�e,--comme il arrive toujours aux montagnes ou aux monuments lorsqu'on les regarde la nuit et dans le lointain. Mais, d�s qu'on s'en rapproche, d�s qu'elle reprend son importance en l'air, elle redevient une merveille plus �tonnante que pendant le jour, vue � travers cette limpidit� presque anormale, au milieu de ce recueillement et de ce silence infinis. Les �toiles, les petits diamants color�s qui laissent tomber sur elle, du haut de l'incommensurable vide, leurs clart�s de lucioles, font luire discr�tement ses fa�ences, ses surfaces polies, les courbures de ses coupoles et de ses tours fusel�es. Et elle trouve le moyen d'�tre encore bleue, alors qu'il ne reste plus de couleurs autre part sur la terre; elle s'enl�ve en bleu sur les profondeurs du ciel nocturne qui donnent presque du noir � c�t� de son �mail, du noir saupoudr� d'�tincelles. De plus, on la dirait glac�e; non seulement une paix, comme toujours, �mane de ses abords, mais on a aussi l'illusion qu'elle d�gage du froid. Samedi, 19 mai. Ce matin, au soleil de sept heures, je traverse pour la derni�re fois ce jardin, rempli de roses d'Ispahan, o� je me suis repos� une semaine. Je pars, je continue ma route vers le Nord. Et je ne reverrai sans doute jamais les h�tes aimables avec lesquels je viens de vivre dans une presque-intimit� de quelques soirs. Bien qu'il n'y ait gu�re de route, c'est en voiture que je voyagerai d'ici T�h�ran; du reste, mon pauvre serviteur fran�ais, tr�s endommag� par les fatigues pr�c�dentes, ne supporterait plus une chevauch�e. Devant la porte, mon singulier �quipage est d�j� attel�: une sorte de victoria solide, dont tous les ressorts ont �t� renforc�s et garnis avec des cordes; en France, on y mettrait un cheval, ou au plus deux; ici, j'en ai quatre, quatre vigoureuses b�tes rang�es de front, aux harnais compliqu�s et paillet�s de cuivre � la mode persane. Sur le si�ge, deux hommes, le revolver � la ceinture, le cocher, et son coadjuteur, qui se tiendra toujours pr�t � sauter � la t�te de l'attelage dans les moments critiques. Huit chevaux suivront, pour porter mes colis et mes Persans. Pour ce qui est des menus bagages, que j'avais fait attacher derri�re la voiture, le conducteur exige que j'en retire la moiti�, parce que, dit-il, �_quand nous verserons_...� Il faut presque une heure pour sortir du d�dale d'Ispahan, o� nos chevaux, trop vifs au d�part, font pas mal de sottises le long des ruelles �troites, accrochant des devantures, ou renversant des mules charg�es. Tant�t dans l'obscurit� des bazars, tant�t sous le beau soleil parmi les ruines, nous allons grand train, bondissant sur les dalles, cahot�s � tout rompre. Et des mendiants suivent � la course, nous jetant des roses avec leurs souhaits de bon voyage. Apr�s cela, commence la campagne, la verdure neuve des peupliers et des saules, la teinte fra�che des orges, fleuries de bleuets, la blancheur des champs de pavots. A midi, nous retrouvons la poussi�re et le d�labrement habituel du caravans�rail quelconque o� l'on fait halte;--dans un d�finitif lointain, la ville aux d�mes bleus, la ville aux ruines couleur tourterelle, s'est �vanouie derri�re nous. Et, pendant l'�tape de la soir�e, le d�sert nous est rendu, le d�sert que nous ne pensions plus revoir sur cette route de T�h�ran, le vrai d�sert avec ses sables, ses �tincellements, ses caravanes et ses mirages,--ses jolis lacs bleus, qui durent trois minutes, vous tentent et s'�vanouissent... Au milieu de tout cela, passer en voiture, rouler au grand trot sur des sentes de chameliers, c'est vraiment une incoh�rence tout � fait nouvelle pour mes yeux. Dimanche, 20 mai. Murchakar est le village o� nous avons dormi cette nuit, et notre voiture y a fait sensation; hier au soir, lorsqu'elle �tait d�tel�e � la porte du caravans�rail, les b�tes qui revenaient des champs se jetaient de c�t� par crainte d'en passer trop pr�s. Tout le jour, sans difficult�s s�rieuses, nous avons roul� grand train, dans un d�sert assez _carrossable_, sur ce vieux sol de Perse, sur cette argile dure, tapiss�e d'aromates, que nous avons d�j� si longuement foul�e depuis Chiraz. Les montagnes, qui nous suivaient de droite et de gauche avec leurs neiges, il nous semblait d�j� les conna�tre; amas de roches tourment�es, sans jamais trace de verdure, elles rappelaient toutes celles que nous avons vues, depuis tant de jours, d�rouler le long de notre route leurs cha�nes monotones. Et ce soir, dans une vall�e, nous avons aper�u la fra�che petite oasis, o� le village n'est plus fortifi�, n'a plus l'air d'avoir peur, comme ceux des r�gions du Sud, s'�tale au contraire tranquillement au bord d'un ruisseau, parmi les arbres fruitiers et les fleurs. Mais quelle affluence extraordinaire aux abords, dans la prairie! Ce doit �tre quelque grand personnage, voyageant avec un train de satrape: six carrosses, une vingtaine de ces cages en bois recouvertes de drap rouge o� s'enferment les dames sur le dos des mules, au moins cinquante chevaux, des tentes magnifiques dress�es sur l'herbe; et des draperies clou�es aux arbres, enfermant tout un petit bocage, �videmment pour mettre � l'abri des regards le harem du seigneur qui passe.--C'est, nous dit-on, un nouveau vizir, qui est envoy� de T�h�ran pour gouverner la province du Fars, et qui se rend � son poste. Tout le caravans�rail est pris par les gens de la suite; inutile d'y chercher place. Mais jamais villageois n'ont �t� plus accueillants que ceux qui viennent faire cercle autour de nous,--tous en longues robes de �perse� � fleurs, bien serr�es � la taille, mancherons flottants, et hauts bonnets rejet�s en arri�re sur des t�tes presque toujours nobles et jolies. C'est � qui nous donnera sa maison, � qui portera nos bagages. La chambrette d'argile que nous acceptons est sur une terrasse et regarde un verger plein de cerisiers, o� bruissent des eaux vives. Elle est soigneusement blanchie � la chaux, et agr�ment�e d'humbles petites mosa�ques de miroirs, �� et l� incrust�es dans le mur. Sur la chemin�e, parmi les aigui�res orientales et les coffrets de cuivre, on a rang� en sym�trie des grenades et des pommes de l'an pass�, tout comme auraient fait nos paysans de France. Ici, ce n'est plus la rudesse primitive des oasis du Sud; on commence � ne plus se sentir si loin; des choses rappellent presque les villages de chez nous. Lundi, 21 mai. Le matin, au petit vent frisquet qui agite les cerisiers et couche les bl�s verts, le camp du satrape s'�veille pour continuer son chemin. D'abord, les beaux cavaliers d'avant-garde, le fusil � l'�paule, montent l'un apr�s l'autre sur leurs selles � pommeau d'argent et de nacre, frang�es ou brod�es d'or, et partent, s�par�ment, au galop. Ensuite on pr�pare les carrosses, o� quatre chevaux s'attellent de front; une vingtaine de laquais s'empressent, gens tout galonn�s d'argent, en bottes et tuniques longues � la mode circassienne. Le satrape, l'air distingu� et las, accroupi sur l'herbe, � c�t� de sa belle voiture bient�t pr�te, fume avec nonchalance un kalyan d'argent cisel� que deux serviteurs lui soutiennent. On l'attelle � six chevaux, son carrosse, quatre de front aux brancards, deux autres devant, sur lesquels montent des piqueurs aux robes tr�s argent�es. Et d�s que ce seigneur est install�, seul dans le pompeux �quipage, tout cela part au triple galop vers le d�sert, o� viennent d�j� de s'engouffrer les �claireurs. Mais ce qui surtout nous int�resse, c'est le harem, le harem qui s'�quipe aussi derri�re ses rideaux jaloux; nous caressons le vague espoir que quelque belle, peut-�tre, gr�ce au laisser aller du campement, nous montrera sa figure. Le petit bocage, o� on les a toutes enferm�es, reste entour� encore de ses draperies imp�n�trables; mais on s'aper�oit que l'agitation y est extr�me; les eunuques, en courant, entrent et sortent, portant des sacs, des voiles, des friandises sur des plateaux dor�s. �videmment elles ne tarderont pas � para�tre, les prisonni�res... Le soleil monte et commence � nous chauffer voluptueusement; autour de nous, l'herbe est sem�e de fleurs, on entend bruire les ruisseaux, on sent le parfum des menthes sauvages, et sur la montagne les neiges resplendissent; le lieu est agr�able pour attendre, restons encore... Les draperies, enfin, partout � la fois, sous la manoeuvre combin�e des eunuques, se d�crochent et tombent... D�ception compl�te, h�las! Elles sont bien l�, les belles dames, une vingtaine environ, mais toutes debout, correctes, envelopp�es de la t�te aux pieds dans leurs housses noires, et le masque sur le visage: les m�mes �ternels et exasp�rants fant�mes que nous avons d�j� vus partout! Au moins, regardons-les s'en aller, puisque nous avons tant fait que de perdre une heure. Dans les carrosses � quatre chevaux, celles qui montent d'abord, �videmment, sont des princesses; cela se devine aux petits pieds, aux petites mains gant�es, et � ces pierreries, derri�re la t�te, qui agrafent le loup blanc. Tandis que ce sont des �pouses inf�rieures ou des servantes, celles ensuite qui grimpent sur le dos des mules, deux par deux dans les cages de drap rouge. Et toutes, sous l'oeil des eunuques, s'�loignent par les chemins du d�sert, dans la m�me direction que le satrape, dont les chevaux sans doute galopent toujours, car sa voiture n'est bient�t plus qu'un point perdu au fond des lointains �blouissants. Alors nous partons nous-m�mes, en sens inverse. Et, tout de suite environn�s de solitudes, nous recommen�ons � suivre ces sentes de caravanes, qui sont de plus en plus jalonn�es de cr�nes et de carcasses, qui sont les cimeti�res sans fin des mules et des chameaux. L�, nous croisons l'arri�re-garde attard�e du vizir: encore des cavaliers arm�s; encore des palanquins rouges enfermant des dames, de tr�s larges palanquins qui sont pos�s chacun sur deux mules accoupl�es et o� les belles voyageuses se mettent � leur petite fen�tre pour nous regarder passer; et, en dernier lieu, une file interminable de b�tes de charge, portant des coffres incrust�s ou cisel�s, des paquets recouverts de somptueux tapis, et de la vaisselle de cuivre, et de la vaisselle d'argent, des aigui�res d'argent, de grands plateaux d'argent. Ensuite, dans le d�sert d'argile durcie, plus rien jusqu'� l'�tape m�ridienne, un triste caravans�rail solitaire, entour� de squelettes, de m�choires et de vert�bres, et o� nous ne trouvons m�me pas de quoi faire manger nos chevaux. Le d�sert de l'apr�s-midi devient noir�tre, entre des montagnes de m�me couleur dont les roches ont des cassures et des luisants de charbon de terre. Et puis, tout � coup, on croirait voir l'Oc�an se d�ployer en avant de notre route, sous d'�tranges nu�es obscures: ce sont des plaines en contre-bas (par rapport � nous s'entend, car elles sont encore � plus de mille m�tres d'altitude); et en l'air, ce sont des masses �normes de poussi�re et de sable, soulev�es par un vent terrible qui commence de venir jusqu'� nous. D'habitude, lorsqu'il se pr�sente une c�te trop raide et que notre attelage risque de ne pouvoir la gravir, le cocher y lance ses quatre chevaux � une allure furieuse, les excitant par des cris, et les fouaillant � tour de bras. Dans les descentes, au contraire, on les retient comme on peut, mais cette fois ils s'emballent comme pour une mont�e, et nous d�gringolons au fond de cette plaine avec une vitesse � donner le vertige, la respiration coup�e par le vent et les yeux br�l�s par une gr�le de poussi�re. Jamais nuages r�els n'ont �t� aussi opaques et aussi noirs que ceux qui s'avancent pour nous recouvrir; �� et l� des trombes de sable montent tout droit comme des colonnes de fum�e, on dirait que ces �tendues br�lent sourdement sans flammes. Ce nouveau d�sert, o� nous descendons si vite, est plein d'obscurit� et de mirages, toute sa surface tremble et se d�forme; il a quelque chose d'apocalyptique et d'effroyable; d'ailleurs, ce vent est trop chaud, on ne respire plus; le soleil s'obscurcit, et on voudrait fuir; les chevaux aussi souffrent, et une vague �pouvante pr�cipite encore leur course. En bas, o� nous arrivons aveugl�s, la gorge pleine de sable, voici, heureusement, le pauvre hameau sauvage qui sera notre �tape de nuit; il �tait temps: � dix pas en avant de soi, on ne distinguait plus rien. Le soleil, encore tr�s haut, n'est plus qu'un fun�bre disque jaune, terne comme un globe de lampe vu � travers de la fum�e. Une obscurit� d'�clipse ou de fin de monde ach�ve de descendre sur nous. Dans l'esp�ce de grotte en terre noircie, qui est la chambre du caravans�rail, le sable entre en tourbillons par les trous qui servent de portes et de fen�tres; on suffoque,--et cependant il faut rester l�, car dehors ce serait pire; ici, c'est le seul abri contre la tourmente chaude et obscure qui enveloppe autour de nous toutes ces vastes solitudes... Mardi, 22 mai. Ces t�n�bres d'hier au soir, cette temp�te lourde qui br�lait, c'�tait quelque mauvais r�ve sans doute. Au r�veil, ce matin, tout est calme, l'air a repris sa limpidit� profonde, et le jour se l�ve dans la splendeur. Autour du hameau, s'�tend un d�sert de sable rose; et des montagnes, que nous n'avions pas soup�onn�es en arrivant, sont l� tout pr�s, dressant leurs cimes o� brille de la neige. L'�tape d'aujourd'hui promet d'�tre facile, car les plaines de sable font devant nous comme une esp�ce de route plane,--une route de cinq ou six lieues de large et s'en allant � l'infini, entre ces deux cha�nes de montagnes qui encore et toujours nous suivent. Elle sera courte aussi, l'�tape, une douzaine de lieues � peine, et nous arriverons ce soir dans cette grande ville de Kachan, que fonda jadis l'�pouse du khalife Haroun-al-Raschid, la sultane Zob�ide, popularis�e chez nous par les _Mille et une Nuits_. Toute la matin�e nous suivons les sentes que jalonnent des ossements, nous roulons sans bruit sur ces sables doux, qui nous changent de l'argile habituelle et des pierrailles. Un tremblement continu, pr�curseur de mirages, agite les lointains surchauff�s; en haut, les cimes s'enl�vent sur le ciel avec une nettet� impeccable et une magnifique violence de couleurs, tandis qu'en bas, au niveau de ce sol qui s'enfonce sous les roues de notre voiture, tout est impr�cision, �blouissement. Et, vers midi, commencent autour de nous les gentilles fantasmagories auxquelles nous avons fini de nous laisser prendre, le jeu de cache-cache de ces petits lacs bleus, qui sont l�, qui n'y sont plus, qui s'escamotent, passent ailleurs et puis reviennent... * * * * * Mais quand la journ�e s'avance, le vent s'�l�ve comme hier et tout de suite le sable vole; les dunes autour de nous semblent fumer par la cr�te; des tourbillons, des trombes se forment; le soleil jaunit et s'�teint; voici de nouveau une obscurit� d'�clipse sous un ciel � faire peur. On est sur une plan�te morte, qui n'a plus qu'un fant�me de soleil. Le champ de la vue s'est r�tr�ci avec une rapidit� stup�fiante; � deux pas, tout est noy� dans le brouillard jaune, on distingue � peine les crini�res des chevaux qui se tordent au vent comme des chevelures de furies. On ne reconna�t plus les sentes, on est aveugl�, on �touffe... --Je ne vois pas, je ne vois pas Kachan,--nous crie le cocher, qui perd la t�te, et qui d'ailleurs s'emplit la bouche de sable pour avoir voulu prononcer ces trois mots. Nous le croyons sans peine, qu'il ne voit pas Kachan, car, m�me avant la bourrasque, on n'apercevait rien autre chose que le d�sert... L'attelage s'arr�te. Qui nous dira o� nous sommes, et que devenir? Ce doit �tre une hallucination: il nous semble entendre carillonner des cloches d'�glise, de grosses cloches qui seraient innombrables et qui se rapprochent toujours... jusqu'� sonner presque sur nous... Et, brusquement, � nous toucher, un chameau surgit, l'air d'une b�te fantastique, estomp�e dans la brume. Le long de ses flancs, des marmites de cuivre se balancent et se heurtent avec un bruit de gros bourdon. Un second passe ensuite, attach� � la queue du premier, et puis trois, et puis cinquante et puis cent; tous charg�s de plateaux, de marmites, de buires, d'objets de mille formes en cuivre rouge, qui m�nent ce carillon d'enfer. Kachan est par excellence la ville des frappeurs de cuivre; elle approvisionne la province et les nomades d'ustensiles de m�nage, martel�s dans ses bazars; elle exp�die journellement des caravanes pareilles, qui s'entendent ainsi fort loin � la ronde au milieu des solitudes. --O� est Kachan? demande notre cocher � une apparition humaine, dessin�e pour un instant, sur le dos d'un chameau, au-dessus d'une pile d'aigui�res. --Droit devant vous, � peine une heure! r�pond l'inconnu d'une voix �touff�e, � travers le voile dont il s'est envelopp� la figure par crainte d'avaler du sable. Et il s'�vanouit pour nos yeux dans la brume s�che. Droit devant nous... Alors, fouaillons les chevaux, pour les remettre en marche si possible, essayons d'arriver. Du reste cela s'apaise, le vent diminue, il fait moins sombre; voici des vert�bres par terre, nous devons �tre en bonne direction dans les sentes. Une demi-heure encore, � cheminer un peu � l'aveuglette. Et puis, une �claircie soudaine, et la ville de la sultane Zob�ide tout � coup s'esquisse, en l'air, beaucoup plus haut que nous ne la cherchions: des d�mes, des d�mes, des minarets, des tours. Elle est tr�s proche, et on la croirait loin, tant ses lignes restent peu accentu�es. Dans le brouillard encore, et en avant d'un ciel tout noir, illumin�e par le soleil couchant, elle est rouge, cette vieille cit� d'argile, rouge comme ses cuivres, qui tout � l'heure faisaient tant de bruit. Et, sur la pointe de chaque minaret, sur la pointe de chaque coupole, une cigogne se tient gravement perch�e, une cigogne agrandie par la brume de sable et prenant � nos yeux des proportions d'oiseau g�ant. CINQUI�ME PARTIE Derri�re cette ville de la sultane Zob�ide, qui vient de nous montrer si soudainement l�-haut ses mille coupoles et qui a l'air d'une grande apparition tout en cuivre rose, ce sont bien de vrais nuages cette fois, qui forment ce fond si sombre;--des nuages o� la foudre, � chaque minute, dessine des zigzags de feu p�le. La tourmente d'o� nous sommes � peine sortis, la tourmente de poussi�re et de sable, continue sa route vers le d�sert; nous voyons fuir sur l'horizon derri�re nous son voile lourd et son obscurit� dantesque. De plus en plus, tout se pr�cise et s'�claire, les choses redeviennent r�elles; nous roulons maintenant au milieu des champs de l'oasis, un peu d�vast�s par la bourrasque, des champs de bl�, de pavots, de coton et de riz. Quant � la ville, d'un premier aspect merveilleux auquel nous ne nous sommes plus laiss� prendre, ce n'est comme toujours qu'un amas de ruines.--Et il s'agit maintenant d'y entrer, ce qui n'est pas tout simple; pour un cavalier, ce serait d�j� difficile; mais pour une voiture � quatre chevaux de front, cela devient un probl�me; il faut longtemps chercher, essayer d'un chemin, reculer, essayer d'un autre. Nulle part le travail de ces fourmis humaines, que sont les Iraniens, n'a �t� plus fouilleur que l�, ni plus acharn�, ni plus impr�voyant. Il n'y a vraiment pas de passage parmi les �boulis de tous ces murs d'argile, qui durent � peine et qu'on ne rel�ve jamais, parmi ces torrents au lit creux et profond, surtout parmi ces excavations sans nombre d'o� la terre � construire a �t� retir�e et qui restent �ternellement b�antes. Un de mes chevaux de flanc tombe dans une cave, risque d'y entra�ner l'attelage et nous-m�mes, reste suspendu par son harnais, r�ussit � regrimper,--et nous finissons cependant par arriver aux portes. L'orage s'entend d�j� sourdement quand nous p�n�trons dans la ville, qui est immense et lugubre; des mosqu�es, des tours, d'archa�ques et lourdes pyramides quadrangulaires, � �tages gradu�s, comme celles de certains temples de l'Inde; un audacieux entassement d'argile qui joue encore le grandiose dans sa caducit� derni�re. Voici un carrefour o� un vieux derviche en robe blanche, en longue barbe teinte de rouge vermillon, explique le Coran � une vingtaine de b�b�s bien sages, assis en cercle sur des pierres. Voici un minaret d'au moins soixante m�tres, immense et isol�, qui penche plus que la tour de Pise, qui penche � faire peur. (Il est le lieu de supplice des femmes adult�res; on les pr�cipite d'en haut,--et du c�t� qui s'incline, afin de leur donner plus terribles, � l'instant qui pr�c�de la chute, les affres du vide o� elles vont tomber.) Et puis voici les grandes ogives gothiques et l'obscurit� des bazars. Tout ce qui reste de vie et de bruit � Kachan s'est concentr� sous ces vo�tes, dans ces longues et hautes nefs o� l'on y voit si mal et qui sont encombr�es par des centaines d'�normes chameaux, encore tout bourrus dans leurs poils d'hiver. Pour p�n�trer l�, nous avons d� d�teler nos deux chevaux de flanc, nous prenions trop de place en largeur; et avec les deux qui restent, c'est encore plus qu'il n'en faudrait, car ils s'�pouvantent � entendre toutes ces voix qui crient, � sentir de si pr�s tous ces chameaux; malgr� la fatigue de la journ�e, ils sont difficiles � tenir, n'avancent que par soubresauts et gambades. Le tonnerre gronde de plus en plus fort, et, quand nous passons par le bazar des cuivres, o� les frappeurs donnent furieusement les derniers coups de marteau avant la nuit, le tapage devient si infernal que nos b�tes s'affolent; il faut mettre pied � terre et d�teler. Alors nous nous trouvons sans d�fense contre les marchands, qui nous sollicitent et s'emparent de nos mains pour nous entra�ner. Nulle part nous n'avions vu tant de longues barbes teintes en rouge, ni de si hauts bonnets noirs; tous ces gens ont l'air d'astrologues. Bon gr� mal gr�, il faut les suivre; tant�t dans des filatures de soie presque souterraines o� les ouvriers pour travailler doivent avoir des yeux de chat; tant�t au fond de cours � ciel ouvert o� un peu de clart� tombe sur des grenadiers tout rouges de fleurs, et l� on d�balle � nos pieds les tr�sors d'Aladin, les armes damasquin�es, les brocarts, les parures, les pierres fines. Surtout chez les marchands de tapis, o� il faut par force accepter un kalyan et une tasse de th�, nous sommes longtemps prisonniers; on d�plie devant nous d'incomparables tissus de Kachan qui chatoient comme des plumages de colibri: chaque tapis de pri�re repr�sente un buisson rempli d'oiseaux, qui �tale sym�triquement ses branches au milieu d'un portique de mosqu�e, et le coloris est toujours une merveille. Les prix commencent chaque fois par �tre exorbitants, et nous faisons mine de partir au comble de l'indignation; alors on nous retient par la manche, on rallume notre kalyan et on nous fait rasseoir. Telle est, du reste, toujours et partout, la com�die du marchandage oriental. C'est donc en plein cr�puscule que nous finissons par arriver au grand caravans�rail, o� nous a devanc�s notre voiture; un caravans�rail tr�s d�labr�, il va sans dire, mais tellement monumental qu'aucun porche de basilique ne pourrait se comparer, comme dimensions, � cette entr�e rev�tue de fa�ence bleue. Un vieux sorcier, dont la barbe est rouge comme du sang, nous conduit � des chambrettes hautes, que balaie � cette heure le vent d'orage. Ici est le point de croisement des chemins qui viennent des d�serts de l'Est � Kachan et de ceux qui conduisent � la mer Caspienne: aussi y a-t-il un continuel va-et-vient de caravanes dans cette ville. Au jour mourant, nous regardons s'engouffrer au-dessous de nous, dans l'ogive du portique, deux cents chameaux pour le moins, attach�s � la file; d'�tonnants chameaux par�s avec une pompe barbare; ayant des plumets sur la bosse, des queues de coq sur le front, des queues de renard aux oreilles, des fausses barbes faites de coquillages enfil�s. Les chameliers qui les conduisent, figures plates du type mongol, portent des petits sayons courts, ray�s de mille couleurs, et d'�normes bonnets � poil. Tout cela, para�t-il, nous arrive en droite ligne de Djellahadah, en Afghanistan, � travers l'infini des plaines de sel, et tout cela, avec une lenteur majestueuse, entre en carillonnant. Il y en a tant, que la nuit est venue quand les derniers paraissent, animaux tout � fait fantastiques alors, vus � la lueur des �clairs. Dans une mosqu�e voisine, on psalmodie � plusieurs voix, sur un air monotone comme le bruit de la mer. Et tout cela ensemble se fond pour bercer notre premier sommeil: les chants religieux, le nom d'Allah modul� avec une tristesse douce sur des notes tr�s hautes, les sonnailles des caravanes, les grondements de l'orage qui s'�loigne, le tambourinement de la pluie, les plaintes fl�t�es du vent dans les trous du mur. Mercredi, 23 mai. Huit heures de route aujourd'hui, � travers de tr�s mornes solitudes. Halte le soir dans un hameau mis�rable: une dizaine de vieilles maisonnettes d'argile auxquelles un ruisseau clair apporte la vie; quelques petits champs de bl�, un bouquet de trois ou quatre m�riers charg�s de m�res blanches; rien de plus, le d�sert � perte de vue tout autour. Les gens paraissent tr�s pauvres, et sans doute le lieu est malsain, car ils ont la mine souffreteuse. Dans le terrier qui sera notre chambre, les hirondelles confiantes ont plusieurs nids au-dessus de la chemin�e; en allongeant le bras, on toucherait les petits qui montrent tous leurs t�tes au balcon. Et nous arrivons pr�cis�ment le jour o� les anciens d'ici,--une dizaine de vieux dess�ch�s,--ont d�cid� de faire la premi�re cueillette des m�res. Cela se passe � l'heure du repos, du kalyan et de la r�verie, quand nous sommes assis, avec deux ou trois p�tres, devant la porte du g�te en ruine, � �couter le gentil murmure de ce ruisseau unique et pr�cieux, � regarder le soleil dispara�tre au fond des solitudes. Les quelques enfants, tous bien d�penaill�s et bien p�lots, font cercle autour des m�riers rabougris dont on va secouer les branches; pour une fois, la joie de cette attente anime leurs yeux, coutumiers de m�lancolie. A chaque secousse donn�e, les m�res tombent en pluie sur le triste sol durci, et les petits se pr�cipitent comme des moineaux � qui l'on jette du grain, tandis que le plus d�charn� des vieillards arr�te les trop gourmands, r�gle avec gravit� le partage. Ces arbustes sont les seuls � bien des lieues � la ronde; et sans doute, dans ce hameau si perdu, on pense plusieurs semaines d'avance � ces cueillettes cr�pusculaires, r�serv�es aux longs soirs de mai; on ne conna�t pas au cours de l'ann�e d'autre f�te... Quand c'est fini, la nuit tombe avec le froid; les solitudes, semble-t-il, s'agrandissent partout alentour, l'isolement extr�me s'indique davantage. Ce petit groupement humain n'a pas de murailles comme en avaient ceux des oasis du Sud; la porte de notre g�te enfum� ne ferme pas, et nous nous endormons le revolver � la main. Jeudi, 24 mai. D�part de grand matin, afin d'arriver ce soir dans la ville de Koum, r�put�e pour sa mosqu�e rev�tue d'�mail d'or, o� repose la sainte Fatmah, petite-fille du Proph�te. Apr�s cinq ou six heures de route dans un lumineux d�sert, dont les sentes sont jalonn�es d'ossements, vers midi, � l'instant des fantasmagories et des mirages, quelque chose �tincelle l�-bas, dans l'inappr�ciable lointain, presque au del� des horizons; quelque chose qui n'est perceptible � l'oeil que par son rayonnement, comme les �toiles; un astre qui se l�ve, un globe d'or, un feu, on ne sait quoi d'inusit� et de jamais vu... --Koum! dit le conducteur des chevaux, en indiquant cela du doigt... Alors, ce doit �tre le fameux d�me d'or, qui miroite au soleil m�ridien, qui est comme un phare de plein jour, appelant les caravanes du fond du d�sert... Cela para�t et dispara�t, au hasard des ondulations du terrain et, apr�s que nous avons trott� plus d'une heure dans cette direction sans nous en �tre rapproch�s sensiblement, cela s'�clipse tout � fait. Il est quatre heures du soir, quand nous apercevons les arbres de l'oasis de Koum, les champs de bl�, et enfin la ville; amas sans fin de ruines grises, toujours et toujours, d�combres et fondri�res. Il y a naturellement des coupoles par milliers, des donjons, des minarets partout et de toutes les formes; des tours d'une couleur beige, des tours roses, qui sont comme coiff�es d'un turban d'�mail bleu. Et, sur chaque pointe dress�e vers le ciel, se tient gravement une cigogne debout dans son nid. Il y a beaucoup de jardins � l'abandon, qui sont remplis de grenadiers en fleurs et dont le sol est empourpr� par la jonch�e des p�tales... Mais ce d�me d'or, ce tombeau de Fatmah, entrevu de si loin, dans les mirages de midi, o� donc est-il? Nous l'avions r�v� sans doute, car rien n'y ressemble. De temps � autre, une porte s'ouvre, au roulement de notre voiture, au bruit de nos grelots, et quelque femme d�voil�e risque un de ses yeux, une moiti� de son visage toujours joli, pour regarder qui passe. Une vingtaine de petits enfants, tous adorables, couverts d'amulettes, la chevelure teinte en rouge de flamme, nous suivent � la course, dans l'�bahissement de notre attelage, et nous entrons avec ce cort�ge sous les vo�tes des bazars. Alors, p�nombre subite, difficult�s et fr�lements continuels, pendant vingt longues minutes, au milieu des chameaux velus, dont nos quatre b�tes reniflent avec d�go�t la senteur musqu�e. L� se coudoient les nomades en haillons, les Iraniens en belle robe, les Afghans � bonnet pointu, les b�douins de Syrie la t�te orn�e de soies �clatantes et de cordelettes; toute sorte de monde, une foule �norme; et on y voit � peine. La clart� du soir nous est cependant rendue, par l'ogive de sortie, et le d�me �tincelant nous r�appara�t enfin, tout proche, tr�nant au milieu d'un d�cor qui a l'air arrang� l� par quelque magicien, pour nous �blouir. Le long d'une rivi�re dess�ch�e, au lit de galets blancs, que traverse un pont courbe � balustres de fa�ence, un panorama de f�erie se d�ploie; p�le-m�le, enchev�tr�s, superpos�s, des portiques, des minarets, des d�mes, ruisselants d'�mail et d'or; tout ce qui avoisine le sol est d'�mail bleu; tout ce qui s'�l�ve est d'�mail vert, � reflets m�talliques comme la queue des paons; la d�coration se fait de plus en plus dor�e � mesure qu'elle s'�loigne de la base, et tout finit vers le ciel en pointes d'or. En plus des vrais minarets, assez larges pour que les muezzins y montent chanter, il y a quantit�s de minces fuseaux, �videmment impossibles � gravir, qui s'�lancent aussi et brillent comme des orf�vreries. Et c'est si neuf, si beau, si flambant, si impr�vu, au milieu de cette ville de d�bris et de poussi�re!... Parmi ces magnificences, croissent des arbres tout rouges, des grenadiers follement fleuris; on dirait qu'il a neig� dessus des perles de corail. Et derri�re tout cela, les grandes cimes, deux fois hautes comme nos Alpes, se d�coupent toutes roses, dans leur gloire de la fin du jour, sur un fond couleur d'aigue-marine. Mes yeux, qui ont vu tant de choses, ne se rappellent rien d'aussi �tourdissant ni d'aussi fantastique, rien d'aussi �perdument oriental que cette apparition du tombeau de la sainte Fatmah, un soir de mai, au sortir d'une nef obscure. Il existe donc encore en Perse des choses qui ne sont pas en ruines, et, de nos jours, on peut donc construire ou restaurer comme au temps des Mille et une Nuits!... C'est le Chah Nasr-ed-din qui, en plein XIXe si�cle, fit remettre � neuf, avec ce luxe insens�, et ordonna de recouvrir de mosa�ques d'or la vieille mosqu�e tr�s sainte, o� son p�re et sa m�re reposent aujourd'hui, � c�t� de Fath-Ali-Chah et de la petite-fille du Proph�te. * * * * * Le caravans�rail, para�t-il, est encore loin, de l'autre c�t� du pont courbe et de la rivi�re sans eau. Alors, laissons partir la voiture, et, avant que le soleil s'�teigne, allons voir la mosqu�e. Une place immense et bien �trange lui sert de parvis, une place qui est � la fois un vieux cimeti�re poudreux et une inqui�tante cour des miracles. Ce semblant de pavage, ces longues dalles sur lesquelles on marche, sont des tombes align�es � se toucher; ce sol est plein d'ossements de toutes les �poques, il est amalgam� de poussi�re humaine. Et, comme les reliques de la sainte Fatmah attirent des p�lerins sans nombre et op�rent des miracles, une truanderie sinistre est accourue de tous les points de la Perse pour �lire domicile alentour. Parmi les vendeurs de chapelets et d'amulettes, �talant leur marchandise par terre sur des guenilles, des mendiants estropi�s montrent des moignons rouge�tres; d'autres mettent � nu des l�pres, des cancers, ou des gangr�nes couvertes de mouches. Il y a des derviches � longue chevelure qui marchent en psalmodiant, les yeux au ciel; d'autres qui lisent � haute voix dans de vieux livres, avec exaltation comme des fous. Tout ce monde est v�tu de loques terreuses; tout ce monde a l'air inhospitalier et farouche; le m�me fanatisme se lit dans les regards trop ardents ou dans les regards morts. Au milieu de cette place, de ce champ de tombeaux, et entour�e de cette foule pouilleuse en haillons couleur de cendre, la splendeur toute fra�che d'une telle mosqu�e rayonne avec invraisemblance. Int�rieurement le sanctuaire est, para�t-il, d'une richesse inimaginable, mais les infid�les comme nous en sont exclus sans merci, et il faut nous arr�ter aux portes de l'enceinte ext�rieure. C'est du reste une enceinte �maill�e du haut en bas, et d�j� magnifique; elle enferme jalousement,--comme la muraille d'un jardin persan enferme ses arbres,--les minarets et les fuseaux d'�mail vert et or, qui s'�lancent de terre avec la sveltesse des joncs, autour de la mosqu�e proprement dite et de ses coupoles �tincelantes. La truanderie nous harc�le, tra�nant ses plaies, sa f�tidit� et sa poussi�re, elle nous suit jusqu'� ces portes, o� elle nous retiendrait avec une centaine de mains hideuses, si nous avions l'id�e de passer. Rester sur le seuil et regarder de l�, c'est tout ce qui nous est permis. Les soubassements de l'�difice sont de marbre blanc, et repr�sentent des vases align�s en s�ries; des vases d'o� paraissent sortir toutes ces fleurs, peintes sous l'�mail des parois; les branches de roses, les gerbes d'iris, commencent � quelques pieds � peine au-dessus du sol; elles s'enlacent aux arabesques bleues, comme feraient des plantes grimpantes � un espalier, et montent rejoindre les mosa�ques d'or des frises et des d�mes. Je ne crois pas qu'il existe au monde,--� part peut-�tre les temples de la sainte montagne au Japon,--un monument rev�tu au dehors avec un tel luxe et un tel �clat de couleurs;--et c'est l�, dans une vieille ville de d�combres et de grisailles, � deux pas des d�serts. Vendredi, 25 mai. Nous avions oubli�, en dormant, dans quel voisinage sans pareil nous �tions et sur quelles splendeurs avait vue notre mis�rable g�te. Ouvrir la porte de sa terrasse et apercevoir devant soi le tombeau de la sainte Fatmah, au pur lever du jour, est un saisissement rare: par-dessus les arbres tout poudr�s de corail, les grenadiers tout rouges de fleurs, un monument d'une gr�ce orientale presque outr�e et qui du haut en bas brille comme les robes du Chah-Abbas; des pointes d'or, des coupoles d'or; des ogives bleues ou roses; des fl�ches et des tourelles aux reflets changeants comme en ont seuls les oiseaux des �les; et derri�re tout cela, des ruines et le morne horizon des solitudes. Cette ville de Koum nous r�servait au d�part une autre surprise, celle d'une vraie route, empierr�e comme les n�tres, bord�e de deux petits foss�s et d'une ligne t�l�graphique, � travers d'immenses champs de bl�. Et cela nous semble le comble de la civilisation. Cela ne dure pas, il est vrai; dans la journ�e, nous sont rendus des coins de d�sert, o� la route se dessine � peine, au milieu des sables, des sels brillants et des mirages. Mais le logis du soir, parmi les saules et les platanes, dans le hameau d'une verte oasis, n'a plus rien du farouche caravans�rail auquel nous �tions habitu�s; c'est d�j� presque une auberge, comme on en pourrait trouver dans nos villages d'Europe, avec un jardinet et une grille au bord du chemin. Tout le pays du reste prend un air de s�curit�, et se banalise. La tomb�e de la nuit, cependant, a du charme encore, et on recommence � sentir que le d�sert n'est pas loin; l'heure de la pri�re est touchante, dans ce petit jardin, sous ses tilleuls et ses saules, au chant des coucous et des grenouilles; tandis que les chats persans, � longs poils soyeux, circulent discr�tement dans les all�es obscures, les voyageurs s'agenouillent, les pauvres en robe de coton aupr�s des riches en robe de cachemire, ensemble quelquefois, deux par deux sur le m�me tapis. Samedi, 26 mai. Ce qui change surtout � mesure que nous approchons du Nord, c'est notre ciel. Fini des limpidit�s incomparables qui �taient un continuel enchantement pour nos yeux. On ne croyait plus � la pluie, et aujourd'hui la voici revenue; pendant nos sept heures d'�tape, elle nous enveloppe, incessante et fine comme une pluie de Bretagne. Nous couchons dans une vieille maison froide aux murs ruisselants, qui est vide et isol�e au fond d'un jardin immense. Comme hier, chant printanier des coucous et des grenouilles. Autour de nous, de jeunes peupliers, des tro�nes, des rosiers, de longs herbages. Et un vent de temp�te tourmente toute cette fr�le et nouvelle verdure de mai. Avec d�fiance et ennui, nous arriverons demain � T�h�ran, ville sans doute trop modernis�e qui � peine nous semblera persane, apr�s les vieilles capitales du temps pass�, Ispahan et Chiraz. Dimanche, 27 mai. D�part sous la pluie, sous le ciel obscur. Par d'insensibles pentes, nous descendons dans des plaines moins d�sol�es, plus vertes. Des champs de bl�, des foins, mais toujours pas d'arbres, et parfois des zones d'une affreuse terre gluante et blanch�tre o� l'herbe m�me ne pousse plus. Autour de nous, c'est de la vraie laideur. La beaut� est au-dessus, parmi les nuages noirs, o� de terribles montagnes, dans les �claircies, � des hauteurs qui donnent le vertige, nous montrent leurs grandes robes de neige, et une d�chirure nous laisse voir enfin, beaucoup plus haut que nous n'osions la chercher, la cime de ce mont D�mavend qui domine T�h�ran, qui a plus de six milles m�tres et ne d�pouille jamais son linceul de resplendissantes blancheurs. Nous rencontrons beaucoup de monde, malgr� la pluie froide et le ciel d'hiver: des caravanes; des dames-fant�mes sur des �nesses ou dans des voitures; des cavaliers en belle robe de drap, qui ont tout � fait l'air de citadins. On sent l'approche de la capitale, et notre cocher s'arr�te, tire de son sac des flots de rubans rouges pour orner les crini�res de nos quatre chevaux, ainsi qu'il est d'usage avant d'entrer en ville, au retour d'un long voyage sans accident. La route maintenant est bord�e de pauvres arbres ch�tifs: ormeaux rabougris; grenadiers br�l�s par le froid; m�riers bien � plaindre, qui ont chacun dans leurs branches deux ou trois gamins, occup�s � manger les petits fruits blancs. Et nous voici dans des cimeti�res � perte de vue; sur l'horrible terre molle et grise, sans un brin de verdure, des coupoles fun�raires ou de simples tombes, pour la plupart effondr�es, se succ�dent par myriades. Un rayon de soleil, entre deux averses, nous montre, sur la droite de notre route, un d�me d'or brillant qui rappelle celui du mausol�e de Fatmah: c'est cette mosqu�e de Chah Abd-ul-Azim, �galement tr�s sainte et refuge inviolable pour les criminels de la Perse, o� le Chah Nasr-ed-din, il y a une dizaine d'ann�es, tomba sous le poignard d'un aventurier. Dans ces pays o� les arbres ne croissent pas d'eux-m�mes, ils deviennent souvent �normes et magnifiques, lorsque les hommes les ont plant�s, aupr�s de leurs innombrables petits canaux d'irrigation, pour ombrager leurs demeures. Le village de banlieue que nous traversons en ce moment est noy� dans la verdure, et T�h�ran, que voici l�-bas, semble m�riter encore ce nom de �cit� des platanes� qu'on lui donnait au XVIIIe si�cle. Mais pour nous, accoutum�s jusqu'� ce jour � de si �tonnantes apparitions de villes, dans la lumi�re ou les mirages, avec quel aspect maussade se pr�sente cet amas quelconque de maisons, froidement grises, sous un ciel de pluie! De plus en plus nombreux, les passants sur la route; des gens qui nous croisent et qui tous ont l'air de s'en aller. Sans doute l'exode de chaque printemps commence; l'�t� de T�h�ran est � ce point torride et malsain que la moiti� de la population s'�loigne en mai pour ne revenir qu'en automne. C'est maintenant un d�fil� d'attelages de toute sorte,--et chacun fait un �cart, pour des chevaux morts, le ventre ouvert par les vautours, qui gisent de distance en distance au milieu de la voie, sans que personne ait l'id�e de les enlever. Comme tout est noir, au-dessus de cette capitale de l'Iran! Des �paisseurs de nu�es, derri�re lesquelles on devine des �paisseurs de montagnes, emplissent le ciel de leurs masses presque terrifiantes.--Et toujours, dans une d�chirure qui persiste, le D�mavend nous montre confus�ment sa pointe, argent�e sur un fond sombre; on voit bien que ce n'est pas un nuage, que c'est une chose _solide_, de la nature des rocs, mais cela semble mont� trop haut pour appartenir � la terre; et puis on dirait que cela surplombe... Cela fait partie de quelque astre �tranger sans doute, qui s'approche sans bruit derri�re ces rideaux de t�n�bres,--et le monde va finir... * * * * * Les portes de T�h�ran. Elles luisent sous la pluie cinglante. Elles sont flanqu�es de quatre petites tourelles ornementales, fines comme des hampes, et un rev�tement de briques verniss�es recouvre le tout,--des briques jaunes, vertes et noires, formant des dessins comme on en voit sur la peau des l�zards ou des serpents. Dans la ville, c'est la d�ception pr�vue. Sous l'averse, toutes les ruelles qu'il nous faut suivre, jusqu'� l'h�tellerie, sont des fleuves de boue, entre des maisonnettes en brique, sans fen�tres, maussades, incolores, donnant l'envie de fuir. L'h�tellerie est pire que tout; le plus sauvage des caravans�rails valait mieux que cette chambre obscure et d�mod�e, sur un jardinet mouill� dont les arbres ruissellent. Et je re�ois en lib�rateurs les aimables Fran�ais de la L�gation qui viennent m'offrir l'hospitalit� dans la maison de France. Elle a d�j� fui T�h�ran, notre L�gation, comme toutes les autres, elle s'est install�e pour l'�t� � la campagne, � deux lieues des murs, au pied du D�mavend en robe blanche,--et nous nous transporterons l� ce soir, quand seront arriv�s mes bagages, qui tra�nent encore � mon arri�re-garde, je ne sais o�, sur des chevaux embourb�s. En attendant, allons quand m�me visiter un peu cette ville, avec laquelle j'ai h�te d'en finir. Rien de bien ancien ni de bien beau sans doute. Il y a un si�cle et demi, T�h�ran n'�tait encore qu'une bourgade ignor�e, quand Agha Mohammed Khan, le prince eunuque, en usurpant le tr�ne, eut la fantaisie d'�tablir ici la capitale de la Perse. D'abord les bazars. Ils sont immenses et tr�s achaland�s. Les m�mes grandes nefs gothiques d�j� rencontr�es partout; on y vend des quantit�s prodigieuses de tapis, qui sont tiss�s et colori�s par des proc�d�s modernes, et paraissent vulgaires apr�s ceux d'Ispahan, de Kachan ou de Chiraz. Entre deux averses, dans un rayon de soleil, montons sur les toits pour avoir une vue d'ensemble. Toujours les myriades de petites terrasses, et de petites coupoles en argile, mais il y manque la lumi�re qui les transfigurait, dans les vieilles villes immobilis�es d'o� nous arrivons; les d�mes des mosqu�es sont vert et or, au lieu d'�tre bleu turquoise comme dans le Sud; quant � ces deux esp�ces de donjons, tout �maill�s de rose, qui surgissent l�-bas, ils indiquent le palais du Chah.--Et toutes ces constructions des hommes semblent vraiment lilliputiennes, au pied des �crasantes montagnes qui, depuis un instant, ach�vent de sortir des nuages. Il vient de partir pour l'Europe, Sa Majest� le Chah, et son palais aux donjons roses est d�sert. Nous n'avons d'ailleurs pas d'autorisation pour le visiter aujourd'hui. Mais essayons quand m�me. Les gardes, bons gar�ons, nous laissent entrer dans les jardins,--en ce moment solitaires et sans doute plus charmants ainsi. Des jardins qui sont plut�t des lacs, de tranquilles et m�lancoliques miroirs, entour�s de murs de fa�ence, et sur lesquels des cygnes se prom�nent. L'eau, c'est toujours la grande raret�, et par suite le grand luxe de la Perse, aussi on la prodigue dans les habitations des princes. Ces jardins du Chah se composent surtout de pi�ces d'eau qu'entourent des bordures de vieux arbres et de fleurs, et qui refl�tent les plates-bandes de lis, les ormeaux centenaires, les peupliers, les lauriers g�ants, les hautes et jalouses murailles d'�mail. Tout est ferm�, cadenass�, vide et silencieux, dans cette demeure de souverain dont le ma�tre voyage au loin; certaines portes ont des scell�s � la cire; et des stores baiss�s masquent toutes les fen�tres, toutes les baies qui prennent jour sur ces lacs enclos,--des stores en toile brod�e, grands et solides comme des voiles de fr�gate. Aux murailles, ces rev�tements d'�maux modernes, qui repr�sentent des personnages ou des buissons de roses, attestent une lamentable d�cadence de l'art persan, mais l'aspect d'ensemble charme encore, et les reflets dans l'eau sont exquis, parmi les images renvers�es des branches et des verdures.--Il ne pleut plus; au ciel, les masses d'ombre se d�chirent et se dispersent en d�route; nous avons un clair apr�s-midi, dans ce lieu tr�s r�serv�, o� les gardes nous laissent en confiance promener seuls. Ce store immense que voici, attach� par tout un jeu de cordes, nous cache la salle du tr�ne, qui date de la fondation du palais et qui, suivant le vieil usage, est enti�rement ouverte, comme un hangar, afin de permettre au peuple d'apercevoir de loin son idole assise; des soubassements de marbre,--sans escalier pour que la foule n'y monte point,--l'�l�vent d'environ deux m�tres au-dessus des jardins, et, devant, s'�tale en miroir une grande pi�ce d'eau carr�e, le long de laquelle, aux jours de gala, tous les dignitaires viennent se ranger, tous les somptueux burnous, toutes les aigrettes de pierreries, quand le souverain doit appara�tre, �tincelant et muet, dans la salle en p�nombre. Cette salle, nous avons bien envie de la voir. Avec l'innocente complicit� d'un garde, qui devine un peu � quelles gens il a affaire, nous accrochant aux saillies du marbre, nous montons nous glisser par-dessous le store tendu,--et nous entrons dans la place. Il y fait naturellement tr�s sombre, puisqu'elle ne re�oit de lumi�re que par cette immense baie, voil�e aujourd'hui d'une toile �paisse. Ce que nous distinguons en premier lieu, c'est le tr�ne, qui s'avance l� tout pr�s, tout au bord; il est d'un archa�sme que nous n'attendions pas, et il se d�tache en blancheur sur la d�coration g�n�rale rouge et or. C'est l'un des tr�nes historiques des empereurs Mogols, une sorte d'estrade en alb�tre avec filets dor�s, soutenue par des petites d�esses �tranges, et des petits monstres sculpt�s dans le m�me bloc; le traditionnel jet d'eau, indispensable � la mise en sc�ne d'un souverain persan, occupe le devant de cette estrade, o� le Chah, dans les grands jours, se montre accroupi sur des tapis brod�s de perles, la t�te surcharg�e de pierreries, et faisant mine de fumer un kalyan tout constell�,--un kalyan sans feu sur lequel on place d'�normes rubis pour imiter la braise ardente. Comme dans les vieux palais d'Ispahan, une immense ogive, pour aur�oler le souverain, se d�coupe l�-bas derri�re ce tr�ne aux blancheurs transparentes; elle est orn�e, ainsi que les plafonds, d'un enchev�trement d'arabesques et d'une pluie de stalactites en cristal. Et tout cela rappelle le temps des rois Sophis; c'est toujours ce m�me aspect de grotte enchant�e que les anciens princes de la Perse donnaient � leurs demeures. Sur les c�t�s de la salle, des fresques repr�sentent des chahs du temps pass�, sangl�s dans des gaines de brocart d'or, personnages invraisemblablement jeunes et jolis, aux sourcils arqu�s, aux yeux cercl�s d'ombre, avec de trop longues barbes qui descendent de leurs joues roses, pour couler comme un flot de soie noire, jusqu'aux pierreries des ceintures. Un de nous, de temps � autre, soul�ve un coin du grand voile, afin de laisser filtrer un rayon de lumi�re dans cette demi-nuit; alors, aux plafonds obscurs, les stalactites de cristal jettent des feux comme les diamants. Nous sommes un peu en contravention, en fraude; cela rend plus amusante cette furtive promenade. Et un _chat_, un vrai,--si des Persans me lisent, qu'ils me pardonnent cet inoffensif rapprochement de mots,--un beau chat angora, bien fourr�, aimable et habitu� aux caresses, qui est en ce moment le seul ma�tre de ces splendeurs imp�riales, un chat assis sur le tr�ne m�me, nous regarde aller et venir avec un air de majestueuse condescendance. Quand nous sortons de l�, pour faire encore une fois le tour des pi�ces d'eau, m�me silence partout et m�me solitude persistante. Les cygnes glissent tranquillement sur ces miroirs; ils tracent des sillages qui d�rangent les reflets des hautes parois en fa�ence rose, des grands cypr�s, des grands lauriers, des fleurs, et des nostalgiques bosquets. Rien d'autre ne bouge dans le palais, pas m�me les branches, car il ne vente plus; on n'entend que les gouttelettes tomber des feuillages encore mouill�s. * * * * * A la fin du jour, nous quittons T�h�ran par une porte oppos�e � celle de ce matin, mais toute pareille, avec les m�mes clochetons fusel�s, le m�me rev�tement d'�mail vert, jaune et noir, les m�mes z�brures de peau de serpent. Et tout de suite notre voiture roule dans un petit d�sert de pierrailles et de terre gris�tre, o� flotte une horrible odeur de cadavre: des ossements jonchent le sol, des carcasses � tous les degr�s de d�composition; et c'est le cimeti�re des b�tes de caravane, chevaux, chameaux ou mulets. Dans la journ�e, le lieu est plein de vautours: la nuit, il devient le rendez-vous des chacals. Nous nous dirigeons vers le D�mavend, qui s'est d�gag� du haut en bas. Plus peut-�tre qu'aucune autre montagne au monde il donne l'impression du colossal, parce qu'il n'est accompagn� par rien dans le ciel; il est un c�ne de neige qui s'�lance solitaire, d�passant de moiti� toute la cha�ne environnante. A ses pieds, on aper�oit la tache verte d'une oasis, d�j� �lev�e de cent ou cent cinquante m�tres au-dessus du niveau de la ville; et c'est l� que se sont r�fugi�es les l�gations europ�ennes pour la saison br�lante. En nous �loignant du petit d�sert aux vautours, nous rencontrons d'abord quelques grands bocages, laborieusement cr��s de main d'homme, ceux-ci, et entour�s de murailles: r�sidences d'�t� pour des grands seigneurs persans et kiosques �maill�s de bleu pour les dames de leur harem. La route ascendante devient bient�t presque ombreuse; elle a pour bordure des grenadiers, des m�riers charg�s de fruits o� des gamins en longue robe font la cueillette; et nous arrivons enfin � l'oasis entrevue. En ce pays o� presque tous les parcs, tous les bosquets sont factices, on est ravi de trouver un vrai petit bois comme ceux de chez nous, avec des arbres qui semblent avoir pouss� d'eux-m�mes, avec des buissons, des mousses, des foug�res.--La L�gation de France est dans cet �den, au pied des neiges; parmi les arbres d'eau, les fr�les peupliers, les herbes longues; autour de la maison, courent des ruisseaux froids; on entend chanter les coucous et les chouettes; c'est tout l'appareil, toute la fra�cheur frileuse d'un printemps en retard sur le n�tre, d'un printemps qui sera court, tr�s vite remplac� par une saison torride. Et d�s que la nuit tombe, on frissonne comme en hiver sous les feuillages de ce bois. Lundi, 28 mai. A une heure apr�s-midi, je quitte le bocage si frais pour redescendre en ville et y faire des visites. T�h�ran, sous le soleil qui est d'ordinaire sa parure, me para�t moins d�cevant qu'hier sous l'averse et les nuages. Il y a des avenues bord�es d'ormeaux centenaires, des places ombrag�es de platanes �normes et v�n�rables, des recoins qui sont encore de l'Orient charmeur. Et partout s'ouvrent les petites boutiques anciennes o� s'exercent tranquillement les m�tiers d'autrefois. Les mosa�stes, pench�s sur des tables, assemblent leurs minuscules parcelles d'ivoire, de cuivre et d'or. Les peintres patients, au fin visage, enluminent les bo�tes longues pour les encriers, les bo�tes ogivales pour les miroirs des dames, les cartons pour enfermer les saints livres; d'une main l�g�re et assur�e, ils enlacent les arabesques d'or, ils colorient les oiseaux �tranges, les fruits, les fleurs. Et les miniaturistes reproduisent, dans diff�rentes attitudes, cette petite personne, avec sa rose tenue du bout des doigts, qui semble �tre toujours la m�me et n'avoir pas vieilli depuis le si�cle de Chah-Abbas: des joues bien rondes et bien rouges, presque pas de nez, presque pas de bouche; rien que deux yeux de velours noir, immenses, dont les sourcils �pais se rejoignent.--Il existe d'ailleurs en r�alit�, ce type de la beaut� persane; parfois un voile soulev� par le vent me l'a montr�, le temps d'un �clair; et on dit que certaines princesses de la cour l'ont conserv� dans sa perfection id�ale... De toutes ces avenues, plant�es de vieux ormeaux superbes, la plus belle aboutit � l'une des entr�es du palais, dite �Porte des diamants�. Et cette porte semble une esp�ce de caverne magique, d�cor�e de lentes cristallisations souterraines; les stalactites de la vo�te et les piliers, qui sont rev�tus d'une myriade de petites parcelles de miroir, de petites facettes taill�es, jettent au soleil tous les feux du prisme. Je retourne au palais aujourd'hui, faire visite au jeune h�ritier du tr�ne de la Perse, Son Altesse Imp�riale Choah-es-Saltaneh, qui veut bien me recevoir en l'absence de son p�re. Les salons o� je suis introduit ont le tort d'�tre meubl�s � l'europ�enne, et ce prince de vingt ans, qui m'accueille avec une gr�ce si cordiale, m'appara�t v�tu comme un Parisien �l�gant. Il est fr�le et affin�; ses grands yeux noirs, frang�s de cils presque trop beaux, rappellent les yeux des anc�tres, peints dans la salle du tr�ne; gain� de brocart d'or et de gemmes pr�cieuses, il serait accompli. Il parle fran�ais avec une aisance distingu�e; il a habit� Paris, s'y est amus� et le conte en homme d'esprit; il se tient au courant de l'�volution artistique europ�enne, et la conversation avec lui est vive et facile, tandis que l'on nous sert le th�, dans de tr�s petites tasses de S�vres. Malgr� les consignes lanc�es en l'absence du souverain, et malgr� les scell�s mis � certaines portes, Son Altesse a la bont� de donner des ordres pour que je puisse demain voir tout le palais. Ma seconde visite est au grand vizir, qui veut bien improviser pour demain un d�ner � mon intention. L� encore, l'accueil est de la plus aimable courtoisie. Du reste, n'�taient les pr�cieux tapis de soie par terre, et, sur les fronts, les petits bonnets d'astrakan, derniers vertiges du costume oriental, on se croirait en Europe: quel dommage, et quelle erreur de go�t!... Cette imitation, je la comprendrais encore chez des Hottentots ou des Cafres. Mais quand on a l'honneur d'�tre des Persans, ou des Arabes, ou des Hindous, ou m�me des Japonais,--autrement dit, nos devanciers de plusieurs si�cles en mati�re d'affinements de toutes sortes, des gens ayant eu en propre, bien avant nous, un art exquis, une architecture, une gr�ce �l�gante d'usages, d'ameublements et de costumes,--vraiment c'est d�choir que de nous copier. Nous allons ensuite chez l'un des plus grands princes de T�h�ran, fr�re de Sa Majest� le Chah. Son palais est b�ti dans un parc de jeunes peupliers longs et minces comme des roseaux, un parc qu'il a cr�� � coups de pi�ces d'or, en amenant � grands frais l'eau des montagnes. Les salles d'en bas, enti�rement tapiss�es et plafonn�es en facettes de miroirs, avec de longues grappes de stalactites qui retombent de la vo�te, font songer � quelque grotte de Fingal, mais plus scintillante que la vraie et d'un �clat surnaturel. Le prince nous re�oit au premier �tage, o� nous montons par un large escalier bord� de fleurs; il est en tenue militaire, la moustache blanchissante, l'air gracieux et distingu�, et nous tend une main irr�prochablement gant�e de blanc. (De m�moire d'�tranger, on ne l'a vu sans ses gants toujours boutonn�s, toujours frais,--et ce serait, para�t-il, pour ne pas toucher les doigts d'un chr�tien, car on le dit d'un fanatisme farouche, sous ses dehors avenants.) Les salons de ce grand seigneur persan sont luxueusement meubl�s � l'europ�enne, mais les murs ont des rev�tements d'�mail, et par terre, toujours ces velours � reflets, ces tapis comme il n'en existe pas. Sur une table, il y a une collation pr�te: des aigui�res d'eau limpide, une douzaine de grandes et magnifiques coupes de vermeil contenant tous les fruits du printemps, l'une remplie d'abricots, telle autre de m�res, telle autre encore de cerises ou de framboises, ou m�me de ces concombres crus dont les Iraniens sont si friands. Et on sert le th�, comme au palais, dans de tr�s fines tasses de S�vres. Nous sommes assis devant une grande baie vitr�e, d'o� l'on a vue sur le parc, sur le bois de jeunes peupliers qui s'agite au vent de mai comme un champ de roseaux, et sur le D�mavend qui semble aujourd'hui un c�ne d'argent, audacieusement �rig� vers le soleil. Le prince, qui est grand ma�tre de l'artillerie, m'interroge sur nos canons, puis sur nos sous-marins dont la renomm�e est venue jusqu'en Perse. Ensuite il conte ses chasses, aux gazelles, aux panth�res des montagnes voisines. Un jour clair d'automne, il a r�ussi, dit-il, � atteindre l'extr�me pointe de ce D�mavend qui est l� devant nos yeux: �Bien qu'il n'y e�t pas de nuages, on ne voyait plus le monde en dessous, il semblait d'abord qu'on domin�t le vide m�me. Et puis, l'air s'�tant �pur� encore, la terre peu � peu se dessina partout alentour, et ce fut � faire fr�mir; elle semblait effroyablement concave, on �tait comme au milieu d'une demi-sph�re creuse dont les rebords tranchants montaient en plein ciel.� Le soir, pour rentrer � la L�gation de France, il faut comme toujours traverser l'affreux petit d�sert o� pourrissent les b�tes de caravane. Ensuite, arriv�s au pied des montagnes, nous nous arr�tons cette fois pour visiter l'un de ces �dens factices et enclos de murs, destin�s aux princesses toujours cach�es,--le plus ancien de tous, un qui est � l'abandon aujourd'hui et qui fut cr�� par Agha Mohammed Khan, fondateur de l'actuelle dynastie des kadjars. C'est une s�rie ascendante de bosquets, de pi�ces d'eau, de terrasses conduisant � un grand kiosque nostalgique, o� tant de belles clo�tr�es durent languir. L� encore, on s'�tonne de voir cette v�g�tation apport�e par les hommes atteindre une telle beaut� tranquille, quand, en dehors de l'enceinte, les arbres venus d'eux-m�mes ont l'air si mis�rables, si mutil�s par le vent de neige. Il y a des lauriers g�ants dont les cimes arrondies ressemblent � des d�mes de verdure; des c�dres, des ormeaux �normes. Les rosiers, aux branches grosses comme des c�bles de navire, sont en pleine floraison de mai; ils s'enlacent aux troncs des arbres et leur font comme des gaines roses. Par terre, c'est de la mousse, jonch�e de m�res blanches pour la plus grande joie des oiseaux, jonch�e de p�tales de roses et d'�glantines. Des quantit�s de huppes et de geais bleus, que l'on ne chasse jamais, s'�battent dans les sentiers sans craindre notre approche; les huppes surtout sont tout � fait sacr�es dans ce bocage, � cause de certaine princesse de l�gende, dont l'�me habita longtemps le corps de l'une d'elles,--ou peut-�tre m�me continue � l'habiter de nos jours, on ne sait plus trop... Le vieux petit palais ferm�, b�ti au fa�te de ce parc ombreux, sur la plus haute terrasse, commence de s'�mietter, sous l'action des ans; dans le sable et la mousse alentour, on voit briller de ces minuscules fragments d'�mail ou de miroir qui firent partie de la d�coration fragile... Et que deviennent les belles, qui v�curent dans ce lieu de soup�on et de myst�re, les belles des belles, choisies entre des milliers? Leurs corps parfaits et leurs visages, qui furent leur seul raison d'�tre, qui les firent aimer et s�questrer, o� en sont-ils dans leurs fosses? Par l� sans doute, sous quelque pauvre petite dalle oubli�e, gisent leurs ossements. Mardi, 29 mai. C'est donc aujourd'hui que toutes les salles du palais de T�h�ran me seront montr�es, gr�ce aux ordres donn�s par le jeune prince. Dans les jardins, autour des pi�ces d'eau, m�me silence qu'hier et qu'avant-hier; m�mes promenades des cygnes, parmi les reflets des murailles roses et des grands arbres sombres. Il y a de tout dans ce palais aux d�tours compliqu�s, amas de b�timents ajout�s les uns aux autres sous diff�rents r�gnes; il y a m�me une salle tendue de vieux gobelins repr�sentant des danses de nymphes. Beaucoup trop de choses europ�ennes, et, contre les murs, une profusion, un v�ritable �talage de miroirs: des glaces quelconques, dans des cadres du si�cle dernier, aux dorures banales, des glaces, des glaces, accroch�es � tout touche, comme chez les marchands de meubles.--Pour s'expliquer cela, il faut songer que cette ville n'a que depuis deux ou trois ans une route carrossable, la mettant en communication avec la mer Caspienne et de l� avec l'Europe; toutes ces glaces ont �t� apport�es ici sur des brancards, en suivant des sentiers de ch�vre, par-dessus des montagnes de deux ou trois mille m�tres de haut; combien donc de bris�es en route, pour une seule arrivant � bon port, et devenant ainsi un objet de grand luxe! Peut-�tre m�me l'encombrement des cassons de miroirs a-t-il donn� aux Persans l'id�e premi�re de cette d�coration en stalactites brillantes, dont ils ont r�ussi � faire quelque chose de surprenant et d'unique. C'est du reste tout ce qu'il y a de particulier dans cet immense palais, ces vo�tes comme frang�es de gla�ons, que l'on a su varier avec une fantaisie in�puisable. Et rien de ce que nous voyons aujourd'hui ne vaut cette salle du tr�ne, encore purement persane, o� nous �tions entr�s le premier jour par escalade. Au premier �tage, une galerie, grande comme celles du Louvre, contient un amas d'objets pr�cieux. Elle est pav�e de fa�ences roses qui disparaissent sous les tapis soyeux, sp�cimens choisis de toutes les �poques et de tous les styles de la Perse. Une quantit� exag�r�e de lustres de cristal s'y alignent en rangs press�s; leurs pendeloques sans nombre, s'ajoutant aux stalactites de la vo�te, donnent l'impression d'une sorte de pluie magique, d'averse qui se serait fig�e avant de tomber. Et les fen�tres ont vue sur les jardins de m�lancolie, sur les pi�ces d'eau tranquillement r�fl�chissantes. Il y a l�, dans des vitrines, sur des �tag�res, sur des cr�dences, partout, des milliers de choses, amass�es depuis le commencement de la dynastie actuelle; des pendules en or couvertes de pierreries, avec des complications extraordinaires de m�canismes et de petits automates, des mappemondes en or, constell�es de diamants; des vases, des plats, des services de S�vres, de Saxe, de Chine, cadeaux de rois ou d'empereurs aux souverains de la Perse. En l'absence du Chah, une infinit� de pi�ces rares ont �t� cach�es, scell�es dans des coffres, dans des caves; aux tr�fonds du palais dorment des amas de gemmes sans prix. Mais, tout au bout et au centre de cette galerie, sous le dernier arceau frang� de cristal, la merveille des merveilles, trop lourde pour qu'un vol soit possible, est rest�e l�, sans �crin, sans housse, pos�e sur le parquet comme un meuble quelconque: le tr�ne ancien des Grands Mogols, qui figura jadis au palais de Delhi, dans la prodigieuse salle de marbre ajour�. C'est une estrade en or massif, de deux ou trois m�tres de c�t�, dont les huit pieds d'or ont des contournements de reptile; le long de toutes ses faces courent des branches de fleurs en relief, dont les feuillages sont en �meraudes, les p�tales en rubis ou en perles. Sur ce socle fabuleux, parade orgueilleusement un �trange fauteuil en or, qui a l'air tout �clabouss� de larges gouttes de sang--et ce sont des cabochons de rubis; au-dessus du dossier, rayonne un soleil en diamants �normes, qu'un m�canisme fait tourner quand on s'assied, et qui alors jette des feux comme une pi�ce d'artifice. * * * * * C'est ce soir, le d�ner que veut bien donner pour moi Son Excellence le Grand Vizir. Une table garnie de fleurs et correctement servie � l'europ�enne; des ministres en habit noir et cravate blanche, avec des grands cordons et des plaques; on a vu cela partout. A part les kalyans, qui au dessert font le tour des convives, ce repas serait pareil � celui que notre ministre des Affaires �trang�res,--qui est le grand vizir de chez nous,--pourrait offrir � un �tranger de passage, dans un salon du quai d'Orsay. Entre cette ville et Ispahan, il n'y a pas que les cent lieues de solitudes dont nous venons de parcourir les �tapes, il y a bien aussi trois si�cles, pour le moins, trois si�cles d'�volution humaine. Mais le r�el int�r�t de cette r�ception est dans la sympathie qui m'est t�moign�e et qui s'adresse �videmment � mon pays bien plus qu'� moi-m�me; tous mes aimables h�tes parlent encore le fran�ais, qui, malgr� les efforts de peuples rivaux, demeure la langue d'Occident la plus r�pandue chez eux. Et ils se plaisent � me rappeler que la France fut la premi�re nation d'Europe entr�e en relations avec l'Iran, celle qui, bien des ann�es avant les autres, envoya des ambassadeurs aux Majest�s persanes. Mercredi, 30 mai. De T�h�ran, par la nouvelle route carrossable, une voiture peut vous conduire en quatre ou cinq jours au bord de la mer Caspienne, � Recht, et de Recht un paquebot russe vous m�ne � Bakou, la ville du p�trole, qui est presque aux portes de l'Europe. Mais cette voiture, il n'est pas toujours facile de se la procurer; encore moins les chevaux, en ce moment o� le r�cent d�part de Sa Majest� le Chah et de sa suite a d�peupl� toutes les �curies, aux relais de la poste. Et, pendant que l'on cherche pour moi d'introuvables �quipages, du matin au soir, dans le petit bois de la L�gation de France, se succ�dent les visites des marchands juifs, toujours inform�s comme par miracle de la pr�sence d'un �tranger. Ils remontent de T�h�ran, qui sur une mule, qui sur une bourrique, tel autre � pied, suivi de portefaix charg�s de lourds ballots; sous les fra�ches v�randas, � l'ombre des peupliers, ils �talent pour me tenter les tapis anciens, les broderies rares. Jeudi, 31 mai. On a r�ussi � me trouver une mauvaise voiture, � quatre chevaux, et un fourgon, � quatre chevaux aussi, pour mes colis. Je pars, � travers des plaines maussades et quelconques, sous de tristes nuages, qui nous cachent tout le temps l'horreur superbe des montagnes. Vendredi, 1er juin. Toujours pas d'arbres. Sur le soir, nous entrons dans Kasbine, ville de vingt mille habitants au milieu des bl�s, ville aux portes de fa�ence, ancienne capitale de la Perse, jadis tr�s populeuse et aujourd'hui pleine de ruines; dans ses rues d�j� un peu europ�ennes, apparaissent les premi�res enseignes �crites en russe. Le g�te est moiti� h�tel, moiti� caravans�rail. Au cr�puscule, � l'heure o� les martinets tourbillonnent, quand je suis assis devant la porte suivant l'usage oriental, de jeunes Persans, qui ont devin� un Fran�ais, viennent m'entourer gentiment, pour avoir une occasion de causer en notre langue, qu'ils ont apprise � l'�cole. Ils parlent avec lenteur, l'accent doux et chant�; et je vois quel prestige, � leurs yeux, notre pays conserve encore. Samedi, 2 juin. Un de mes chevaux est mort cette nuit, il faut en h�te en racheter un autre. Mes deux cochers sont ivres, et n'attellent qu'apr�s avoir re�u des coups de b�ton. Plaines de moins en moins d�sol�es; des foins chamarr�s de fleurs, o� paissent d'innombrables moutons noirs; des bl�s couleur d'or, o� des nomades turcomans font la moisson. Le vent n'est plus si �pre, le soleil br�le moins; nous avons d� perdre d�j� de notre altitude habituelle. Il fait id�alement beau, comme chez nous par les pures journ�es de juin. A midi cependant reviennent encore les mirages, qui d�doublent les moutons dans les prairies et allongent en g�ants les bergers. Autour du petit village de Kouine, qui est notre �tape du soir, nous retrouvons enfin les arbres; d'immenses noyers, qui doivent �tre vieux de plus d'un si�cle, jettent leur ombre sur des pr�s tout roses de sainfoins. Et malgr� le charme souverain qu'avaient les d�serts, on se laisse reprendre � la gr�ce de cette nature-l�. Dimanche, 3 juin. Ivres, tous mes Iraniens. Ivres, mes nouveaux domestiques enr�l�s � T�h�ran. Ivres encore plus que la veille, mes deux cochers; ils ont mis leur bonnet de travers, et conduisent de m�me, dans des routes de montagne o� nous nous engageons pour quatre heures, dans des lacets encombr�s de chameaux et de mules, au-dessus d'ab�mes contre lesquels aucun parapet ne nous prot�ge. Avec les bons tcharvadars de la Perse centrale, on pouvait oublier le cauchemar de l'alcool; mais voil�, ma nouvelle suite a d�j� re�u un l�ger frottis de civilisation europ�enne. Nous descendons toujours, vers le niveau normal du monde. Halte pour midi, dans un recoin �d�nique, d�j� compl�tement � l'abri de l'air trop vif des sommets; un ravin qui, � nos yeux d�shabitu�s, produit une impression de paradis terrestre. Des figuiers �normes, puissants et feuillus comme des banians de l'Inde, �tendent leurs ramures en vo�te au-dessus du chemin; l'herbe haute est pleine de bleuets, d'amourettes roses; des grenadiers, sur la fin de leur floraison prodigue, font dans la mousse des jonch�es de corail; un ruisselet bien clair sautille parmi des fleurs en longues quenouilles d'une teinte de lilas. Le lieu sans doute est r�put� dans le pays, car des voyageurs de toute sorte l'ont choisi comme nous pour y prendre leur repos m�ridien; sur de somptueux tapis, tout boursoufl�s par les tiges des gramin�es qu'ils recouvrent, des Persans et des Persanes cuisinent leur th�, mangent des fruits et des g�teaux; des dames masqu�es, relevant d'une main leur cagoule blanche, se bourrent de cerises par en dessous; des Circassiens au bonnet de fourrure, au large poignard d'argent droit comme une dague, font bande � part sous un ch�ne; et des Turcomans, accroupis autour d'un plateau, prennent de la bouillie � pleines mains. Il n'y a point de village, point de caravans�rail; rien que la vieille maisonnette en terre d'un marchand de th�, dont les trois ou quatre petits gar�ons s'empressent � servir les gens, dehors, � l'ombre et au frais. Tout se passe � la bonne franquette, ga�ment, tant il fait beau et tant le site est charmeur; on voit d'opulents personnages, en robe de cachemire, aller eux-m�mes au ruisseau limpide, puiser dans leur buire de cuivre ou leur samovar; et des mendiants, des loqueteux demi-nus, qui ont coll� de belles feuilles vertes sur les plaies de leurs jambes, attendent les restes qu'on leur donne. A l'abri des vastes figuiers, on nous installe sur des banquettes de bois, recouvertes de tapis rouges, o� nous d�nons, accroupis � la persane. Mais, soudain, tapage �pouvantable au ciel, derri�re la montagne surplombante: un orage, que nous ne pouvions pas voir, est arriv� en sournois. Et tout de suite tambourinement sur la feuill�e qui nous sert de toit, pluie et gr�le, averse, d�luge. Alors, sauve-qui-peut g�n�ral; dans le terrier obscur du marchand de th�, on s'entasse tant qu'il y peut tenir de monde, p�le-m�le, avec les Circassiens, les Turcomans, les loqueteux. Seules les dames, par convenance, sont rest�es dehors. Il pleut � torrents; une eau boueuse, m�l�e d'argile, coule sur nous par les crevasses de la toiture; la fum�e odorante des kalyans s'ajoute � celle des fourneaux en terre o� chauffent les bouilloires des buveurs de th�; on ne respire plus; approchons-nous du trou qui sert de porte... De l�, nous apercevons les dames camp�es sous les arbres, sous les tapis qu'elles ont suspendus en tendelets; leurs voiles tremp�s plaquent dr�lement sur leurs nez; le gentil ruisseau, devenu torrent, les a couvertes de boue; elles ont enlev� les babouches, les bas, les pantalons, et, toujours chastement myst�rieuses quant au visage, montrent jusqu'� mi-cuisse de jolies jambes bien rondes;--d'aimable humeur quand m�me, car on voit un rire bon enfant secouer leurs formes mouill�es... * * * * * Nous campons le soir dans un triste hameau � la t�te d'un pont jet� sur un gouffre, au fond duquel bouillonne une rivi�re. Et c'est au milieu d'un chaos de montagnes: tout ce que nous avions gravi d'�chelons au-dessus de la mer d'Arabie pour venir en Perse, il faut naturellement le redescendre de ce c�t�-ci, pour notre plong�e vers la mer Caspienne. A peine sommes-nous entr�s dans la maisonnette inconnue, il y a reprise du tonnerre et du d�luge. Et, vers la fin de la nuit, un bruit continu nous inqui�te, un bruit caverneux, terrible, qui n'est plus celui de l'orage, mais vient d'en bas, dirait-on, des entrailles de la terre.--C'est la rivi�re au-dessous de nous, qui a mont� de trente pieds subitement, qui est en pleine fureur et charrie des rochers. Lundi, 4 juin. D�part le matin, sous des nuages encore pleins de menaces. Par une caravane qui remonte de Recht, des nouvelles mauvaises nous arrivent: plus bas, les ponts sont bris�s, la route �boul�e; de quinze jours, disent les chameliers, une voiture n'y saurait passer. Et ces aventures sont dans l'ordre habituel des choses, en cette r�gion chaotique, o� l'on a construit � grands frais une route trop surplomb�e, sans laisser assez de champ libre pour les torrents qui grossissent en une heure. Le jeune prince h�ritier de la Perse me contait � T�h�ran que, dans les m�mes parages, il avait �t� pris par une de ces tourmentes, et en danger de mort; des blocs, dont l'un coupa en deux sa voiture, tombaient des montagnes, dru comme gr�le, entra�n�s par le ruissellement des eaux. Pendant les quatre premi�res heures, voyage sans encombre, au milieu de sites tragiques, et d'ailleurs aussi d�nud�s que ceux des hauts plateaux,--les arbres, jusqu'ici, ne nous �tant apparus que comme exception, dans des recoins privil�gi�s o� s'�tait amass� de l'humus.--Mais maintenant voici devant nous la route barr�e, par tout un pan de roche qui, cette nuit, est tomb� en travers. Des cantonniers persans, avec des pinces, des masses, des leviers, sont l� qui travaillent. Il faudra, disent-ils, un jour pour le moins. Je leur donne une heure, avec promesse de r�compense royale, et ils s'y mettent avec rage: faire �clater, diviser les blocs trop lourds, rouler tout cela jusqu'au bord et le pr�cipiter dans les ab�mes d'en dessous, en invoquant Allah et Mahomet. L'heure � peine �coul�e, c'est fini et nous passons! L'apr�s-midi quand nous sommes engag�s dans des lacets audacieux, sur les flancs d'une montagne verticale, l'orage gronde � nouveau, le d�luge recommence, avec une brusquerie d�concertante. Et bient�t les pierres volent autour de nous, des petites d'abord, ensuite des grosses, des blocs � �craser d'un coup nos chevaux. O� s'abriter! pas une maison � deux lieues � la ronde, et d'ailleurs, quels toits, quelles vo�tes r�sisteraient � des heurts pareils? Donc, rester l� et attendre son sort. Quand c'est fini, personne de tu�, nous recommen�ons � descendre grand train vers la mer, arrivant par degr�s dans une Perse humide et bois�e qui ne ressemble plus du tout � l'autre, d'o� nous venons de sortir. Et nous nous prenons � la regretter, cette autre Perse, la grande et la vraie, qui s'�tendait l�-haut, l�-haut, m�lancolique et recueillie en ses vieux r�ves, sous l'inalt�rable ciel. M�me l'air, cet air d'en bas que nous avions cependant respir� toute notre vie, nous para�t d'une lourdeur p�nible et malsaine, apr�s cette puret� vivifiante � laquelle nous avions pris go�t depuis deux mois. C'est pourtant joli, les for�ts, les for�ts de h�tres dans leur fra�cheur de juin! Autour de nous, maintenant, de tous c�t�s, elles recouvrent d'un manteau uniforme et somptueux ces cimes nouvelles,--moins �lev�es de mille m�tres que les plaines d�sertes o� nous chevauchions nagu�re. Une pluie incessante et tranquille, apr�s l'orage, tombe sur ce pays de verdure. Tous les brouillards, tous les nuages issus de la mer Caspienne sont arr�t�s par la colossale falaise de l'Iran et se d�versent ici-m�me, sur cette zone �troite, qui est devenue ombreuse comme un bocage tropical, tandis que, plus haut, les vastes solitudes demeurent rayonnantes et dess�ch�es. Nous arrivons le soir dans un village enfoui parmi les ormeaux et les grenadiers en fleurs; l'air y est pesant, les figures y sont �maci�es et p�les. Il pleut toujours; dans le g�te d'argile, que l'on consent de mauvaise gr�ce � nous louer tr�s cher, le sol est d�tremp� et l'eau tombe � peu pr�s comme dehors. On nous apprend du reste qu'� un quart de lieue plus loin, le pont de la route a �t� enlev� cette nuit par le torrent; nos voitures ne passeront pas,--et il faut louer pour demain matin des mulets � un prix fantastique. Une caravane, qui a travers� � gu�, nous arrive dans un �tat invraisemblable; les chameaux, enduits jusqu'aux yeux de boue gluante, sont devenus des monstres informes et squameux; quant aux mules qui les accompagnaient, elles se sont, para�t-il, noy�es dans la vase. Et des paysans rapportent des poissons extraordinaires,--carpes fabuleuses, truites ph�nom�nales,--que l'eau d�bord�e a laiss�s sur les berges. Une heure apr�s, bataille, effusion de sang, entre mes domestiques et mes cochers qui ont bu de l'eau-de-vie russe. Personne pour nous pr�parer le repas du soir. Les gens du village, rien � en tirer. Mon pauvre serviteur fran�ais est �tendu avec la fi�vre; je reste seul pour le soigner et le servir. Ainsi, cette travers�e des d�serts du Sud, r�put�e si dangereuse, a �t� un jeu, et les ennuis absurdes m'attendaient sur cette route banale de T�h�ran, o� tout le monde a pass�, mais o� les Persans, au contact des Europ�ens, sont devenus effront�s, ivrognes et voleurs. Mardi, 5 juin. Au soleil levant, ma journ�e d�bute par des coups de b�ton vraiment obligatoires � mon cocher, pour des tromperies par trop �hont�es. C'est le tour ensuite du loueur de mules, qui exige ce matin le double du prix convenu la veille, et que j'envoie promener. Une bande de villageois vient alors me proposer d'�tablir dans la matin�e un pont de fortune, avec des rochers, des troncs d'arbres, des cordes, etc.; mes voitures vides passeraient l�-dessus roul�es par eux; � gu�, ensuite nos chevaux, nos colis et nous-m�mes. J'accepte, malgr� le prix. Et ils partent avec des madriers, des pelles, des pioches, �quip�s comme pour le si�ge d'une ville. A midi, c'est pr�t. Mes deux voitures d�lest�es passent par miracle sur leur �chafaudage, et nous de m�me; quant � nos porteurs de colis et � nos chevaux, tout �caill�s de boue comme la caravane d'hier au soir, ils finissent par atterrir aussi � la berge. On recharge, on attelle; les cochers d�gris�s remontent sur leurs si�ges. Et jusqu'au soir nous voyageons dans le royaume des arbres, dans la monotone nuit verte, en pleine for�t, sous une pluie fine. A peine si les Tropiques ont une verdure plus admirable que cette r�gion ti�de et sans cesse arros�e. Les ormeaux, les h�tres, tous en plein d�veloppement et enlac�s de lierre, se pressent les uns aux autres, confondent leurs branches vigoureuses, fra�ches et feuillues, ne forment qu'un seul et m�me manteau sur les montagnes; on voit, dans les lointains, les petites cimes, aux contours arrondis, se succ�der toutes pareilles, toutes rev�tues de cette v�g�tation serr�e, qui semble une sorte de moutonnement vert. Comme les aspects ont �t� brusquement chang�s autour de nous, et comme c'est inattendu de trouver, � l'Extr�me-Nord de cette Perse, jusque-l� si haute, froide et dess�ch�e, une zone basse, humide et ti�de o� la nature prend tout � coup on ne sait quelle langueur de serre chaude! La route qui serpente dans ces bois, en descendant toujours, est entretenue comme chez nous et rappelle quelque route de France dans les parties tr�s ombreuses de nos Pyr�n�es; mais les passants et leurs b�tes demeurent asiatiques: caravanes, chameaux et mulets harnach�s de perles; dames voil�es, sur leurs petites �nesses blanches. Cependant on commence � rencontrer, le long du chemin vert, plusieurs maisons qui ont un air tout � fait d�pays� dans cet Orient; des maisons enti�rement b�ties en grosses poutres rondes, telles qu'au bord de l'Oural ou dans les steppes de Sib�rie. Et sur le seuil de ces portes, se montrent des hommes en casquette plate, blonds et ros�s, dont le regard bleu, apr�s tous les regards si noirs des Iraniens, est comme voil� de brume septentrionale; la Russie voisine, qui a construit cette belle route, a laiss� partout des agents pour la surveiller et l'entretenir. Vers la fin de l'�tape, nous sommes au niveau de la mer Caspienne (qui est encore, comme on le sait, de trente pieds plus �lev� que celui des autres mers) et nous faisons halte au cr�puscule, dans un vieux caravans�rail en planches de h�tre, au milieu d'une plaine mar�cageuse, fleurie de n�nuphars, habit�e par des l�gions de grenouilles et de tortues d'eau. Mercredi, 6 juin. Trois heures de voyage le matin, toujours dans la verdure, au milieu des figuiers, des noyers, des mimosas et des hautes foug�res, pour arriver � la petite ville de Recht, qui n'a m�me plus la physionomie persane. Finis, les murs en terre, les terrasses en terre de la r�gion sans pluie; ces maisons de Recht, en brique et en fa�ence, ont des toitures recouvertes de tuiles romaines, et tr�s d�bordantes � cause des averses. Des flaques d'eau partout dans les rues. Une atmosph�re orageuse, et si lourde! Une heure encore jusqu'� Pir�-Bazar, o� finit cette grande route presque unique de la Perse. Un canal est l�, enfoui sous la retomb�e des joncs en fleurs, et surcharg� de barques autant qu'un arroyo chinois; il repr�sente la voie de communication de l'Iran avec la Russie, et tout un monde lacustre s'agite sur ce mince filet d'eau: bateliers par centaines, guettant l'arriv�e des voyageurs ou des caravanes. Il faut fr�ter une de ces grandes barques, et on s'en va, hal� � la cordelle par d'invisibles gens qui cheminent � terre, cach�s derri�re les hautes herbes; on s'en va tranquillement sous un tendelet, fr�lant les verdures de la rive, croisant quantit� d'autres barques pareilles et hal�es de m�me, pleines de monde et de bagages, pour lesquelles il faut se garer dans ce couloir de roseaux. Un lac s'ouvre enfin devant vous, tr�s vaste, tr�s bleu, entre des �lots d'herbages et de n�nuphars, au milieu d'un peuple innombrable de h�rons et de cormorans. L'autre rive, l�-bas, n'est qu'une �troite bande de verdure, au-dessus de laquelle on aper�oit � l'horizon les eaux tranquilles de la mer Caspienne.--Et on croirait un paysage japonais. On aborde � cette rive nouvelle, dans les roseaux encore, parmi les cormorans et les h�rons qui s'envolent en nuages. Il y a l�, entre le lac et la mer, dans les beaux arbres presque trop frais, dans les bosquets d'orangers, une petite ville, d'apparence un peu turque, de loin riante et jolie, qui baigne des deux c�t�s dans l'eau; � l'entr�e, un beau kiosque de fa�ence rose et bleue, avec des retomb�es de stalactites de cristal,--un dernier indice de la Perse, qui s'appelle la maison du �Soleil resplendissant�,--et qui sert � Sa Majest� le Chah, lors de ses voyages en Europe. La petite ville, c'est Enzeli; de pr�s, un horrible amas de boutiques modernes, � l'usage des voyageurs, un repaire de fripons et de pouilleux, ni persans, ni russes, ni arm�niens, ni juifs, gens de nationalit� vague, exploiteurs de fronti�re. Mais les jardins, � l'entour d'Enzeli, sont pleins de roses, de lis, d'oeillets qui embaument, et les oranges poussent en confiance tout au bord de cette mer sans mar�e, au milieu des sables fins de la petite gr�ve tranquille. Dans cet Enzeli, il faut se r�signer � attendre un paquebot russe, qui passera demain, � une heure incertaine, et vous emm�nera � Bakou. De Bakou on n'aura plus qu'� traverser la Circassie par Tiflis, jusqu'� Batoum, o� les paquebots de la Mer Noire vous porteront � Odessa ou � Constantinople, � l'entr�e des grandes lignes europ�ennes,--autant dire qu'ici on est au terme du voyage... Et le soir, sous les orangers de la plage, au bruissement discret de cette mer si enclose, je regarde, l�-bas en arri�re de ma route, la Perse qui appara�t encore, la haute et la vraie, celle des altitudes et des d�serts; au-dessus des for�ts et des nuages d�j� assombris, elle demeure toute rose; elle continue pour un instant de s'�clairer au soleil, quand pour moi le cr�puscule est commenc�. Vue d'ici, elle reprend ce m�me aspect de muraille mondiale qu'elle avait pour se montrer � nous la premi�re fois, quand nous l'abordions par le golfe Persique; elle est moins violente de couleur, parce que nous sommes dans les climats du Nord, mais elle se d�tache aussi nette dans la m�me puret� de l'air, au-dessus des autres choses terrestres. Quand nous l'avions aper�ue, en arrivant par le golfe torride, il fallait la gravir et elle nous r�servait tout son inconnu. Nous venons d'en redescendre maintenant, apr�s y avoir fait une chevauch�e de quatre cents lieues, � travers tant de montagnes, de ravins, de fondri�res; elle va s'�loigner dans le lointain terrestre et dans le pass� des souvenirs. De tout ce que nous y avons vu d'�trange pour nos yeux, ceci nous restera le plus longtemps: une ville en ruines qui est l�-haut, dans une oasis de fleurs blanches; une ville de terre et d'�mail bleu, qui tombe en poussi�re sous ses platanes de trois cents ans; des palais de mosa�ques et d'exquises fa�ences, qui s'�miettent sans recours, au bruit endormeur d'innombrables petits ruisseaux clairs, au chant continuel des muezzins et des oiseaux;--entre de hautes murailles �maill�es, certain vieux jardin empli d'�glantines et de roses, qui a des portes d'argent cisel�, de p�le vermeil;--enfin tout cet Ispahan de lumi�re et de mort, baign� dans l'atmosph�re diaphane des sommets... FIN * * * * * E. GREVIN--IMPRIMERIE DE LAGNY--7412-12-17. NOTES: [1] Le cran est une pi�ce d'argent qui repr�sente un franc � peu pr�s. C'est la seule monnaie qui ait cours en Perse, et comme il en faut emporter plusieurs milliers dans ses fontes, c'est l� un des ennuis et des dangers du voyage. [2] Hussein, martyr tr�s v�n�r� en Perse, fils d'Ali et petit-fils du proph�te Mahomet. [3] Ali, Khalife de l'Islam, le quatri�me en date apr�s Mahomet, particuli�rement v�n�r� en Perse. Ali tomba sous le poignard d'un assassin, et ses deux fils, Hassan et Hussein, furent massacr�s. [4] Hassan, Hussein, les deux fils du khalife Ali. [5] A c�t� des exactions et des violences qu'ils avaient � subir, des �dits tr�s comiques �taient lanc�s contre eux, entre autres la d�fense de venir en ville quand il pleuvait et qu'ils �taient crott�s, parce que, dans le bazar, le fr�lement de leurs habits pouvait alors souiller les robes des Musulmans. [6] Me�dan Chah. [7] La Masjed Chah. [8] La Masjed Djummah. [9] Tamerlan avait fait �gorger ici plus de cent mille habitants en deux journ�es. [10] Ces palais � balcons, destin�s surtout aux dames du harem, �taient au nombre de huit et s'appelaient les �Huit Paradis�. [11] On sait que le _taffetas_ est d'origine persane, comme du reste son nom. * * * * * DU M�ME AUTEUR Format grand in-18. AU MAROC 1 vol. AZIYAD� 1 -- LE CHATEAU DE LA BELLE-AU-BOIS-DORMANT 1 -- LES DERNIERS JOURS DE P�KIN 1 -- LES D�SENCHANT�ES 1 -- LE D�SERT 1 -- L'EXIL�E 1 -- FANT�ME D'ORIENT 1 -- FIGURES ET CHOSES QUI PASSAIENT 1 -- LA FILLE DU CIEL 1 -- FLEURS D'ENNUI 1 -- LA GALIL�E 1 -- LA HY�NE ENRAG�E 1 -- L'INDE (SANS LES ANGLAIS) 1 -- JAPONERIES D'AUTOMNE 1 -- J�RUSALEM 1 -- LE LIVRE DE LA PITI� ET DE LA MORT 1 -- MADAME CHRYSANTH�ME 1 -- LE MARIAGE DE LOTI 1 -- MATELOT 1 -- MON FR�RE YVES 1 -- LA MORT DE PHIL� 1 -- PAGES CHOISIES 1 -- P�CHEUR D'ISLANDE 1 -- PROPOS D'EXIL 1 -- RAMUNTCHO 1 -- RAMUNTCHO, pi�ce 1 -- REFLETS SUR LA SOMBRE ROUTE 1 -- LE ROMAN D'UN ENFANT 1 -- LE ROMAN D'UN SPAHI 1 -- LA TROISI�ME JEUNESSE DE MADAME PRUNE 1 -- LA TURQUIE AGONISANTE 1 -- UN P�LERIN D'ANGKOR 1 -- VERS ISPAHAN 1 -- Format in-8� cavalier. OEUVRES COMPL�TES, tomes I � XI 11 vol. _�ditions illustr�es._ P�CHEUR D'ISLANDE, format in-8� j�sus, illustr� de nombreuses compositions de E. RUDAUX 1 vol. LES TROIS DAMES DE LA KASBAH, format in-16 colombier, illustrations de GERVAIS-COURTELLEMONT 1 -- LE MARIAGE DE LOTI, format in-8� j�sus. Illustrations de l'auteur et de A. ROBAUDI 1 -- End of the Project Gutenberg EBook of Vers Ispahan, by Pierre Loti *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK VERS ISPAHAN *** ***** This file should be named 32138-8.txt or 32138-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/3/2/1/3/32138/ Produced by Laurent Vogel, Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at https://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at https://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at https://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: https://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.