The Project Gutenberg EBook of Histoires insolites, by Auguste de Villiers de L'Isle-Adam This eBook is for the use of anyone anywhere in the United States and most other parts of the world at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org. If you are not located in the United States, you'll have to check the laws of the country where you are located before using this ebook. Title: Histoires insolites Author: Auguste de Villiers de L'Isle-Adam Release Date: April 24, 2015 [EBook #48781] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES INSOLITES *** Produced by garweyne, Christine P. Travers and the Distributed Proofreading team at DP-test Italia. Histoires Insolites COMTE DE VILLIERS DE L'ISLE-ADAM HISTOIRES INSOLITES Les grandes routes sont st�riles. LAMENNAIS. PARIS LIBRAIRIE MODERNE MAISON QUANTIN, 7, RUE SAINT-BENOIT. 1888 Tous droits r�serv�s. Cet ouvrage a �t� d�pos� au minist�re de l'int�rieur en mars 1888 LES PLAGIAIRES DE LA FOUDRE _� MONSIEUR L�ON DIERX_ LES PLAGIAIRES DE LA FOUDRE PROLOGUE �Divers animaux australiens, entre autres le _singe rouge_ et certains grands aras, imitent, d'une mani�re des plus surprenantes, le bruit du tonnerre.� (_Bulletins scientifiques de septembre 1887_.) En ces temps-l� s'�tendait magnifiquement, au sein d'id�als oc�ans, une �le d'aspect enchant�. C'�tait une prodigieuse for�t fleurie qu'un Pacifique �ventait de ses salines et vivifiantes brises,--et, dominant la clairi�re centrale, sur des couches rocheuses aux puissants �chos, s'y dressait un colossal eucalyptus. Depuis pr�s d'un si�cle, entre ses ombrages superpos�s, se multipliait une race de perroquets �normes et versicolores: le grand arbre en rutilait dans les nu�es. Naturellement attentifs aux bruits et aux voix que leur propre est d'imiter, ces perroquets, se trouvant, par hasard, si haut plac�s qu'ils n'entendaient gu�re que les orages, en avaient �tudi�, au fond d'un sp�cial silence, les vibrations profondes. Si bien qu'aujourd'hui, tous, avec un ensemble,--que le terroir sonore et l'irradiation plongeante des sons rendaient inqui�tant,--contrefaisaient, � s'y m�prendre, le fracas de l'�lectricit� dans l'�tendue, la plainte des longues rafales, les ruissellements de l'averse au travers des feuill�es. Au grondement de cet interminable orage qui, d�s l'aurore, commen�ait � rouler au-dessus de leurs t�tes, les infortun�s animaux qui peuplaient l'�le se retiraient, courb�s, dolents et pleins d'effroi, chacun dans sa retraite,--en se secouant, m�me, s'imaginant �tre p�n�tr�s jusqu'aux os par les pluies torrentielles que, positivement, ils entendaient. Quant � la vertu m�me de l'orage, � ce qui en anime la r�alit�,--quant � l'�clair, enfin,--les perroquets, par d�dain sans doute, ne le reproduisaient pas. Ce d�tail leur paraissait une sorte de superf�tation, dont leur art, plus sobre que son mod�le, ne devait en rien se pr�occuper. Oiseux leur semblait l'�clair, bien qu'ils n'eussent pas, au fond, d'opinion tr�s pr�cise � son �gard: ils s'en passaient, voil� tout. Histoire de simplifier.--Bref, de la temp�te ils ne daignaient d�marquer que le vacarme et, satisfaits de leur tourmente postiche, ils eussent, � la rigueur, pu pr�tendre qu'ils �galaient les r�elles, puisque, obtenant des �effets� pour ainsi dire analogues, leur tapage avait sur l'autre l'�tourdissante sup�riorit� de la permanence. Tels, donc, ils florissaient, temp�tueux, tonitruants et prosp�res. Qu'importait le marasme o� leur bon plaisir plongeait l'�le! N'�taient-ils pas LIBRES, apr�s tout, de dire, eux aussi... ce qui leur d�mangeait la langue? En bonne justice, nul, au nom d'aucune loi d�ment �galitaire, n'e�t su le leur contester. De sorte que tout le reste des b�tes na�ves de ce s�jour d�p�rissait. R�duites, en effet, � ne sortir que de nuit pour vaquer � leur nourriture, pendant le sommeil des despotiques oiseaux, elles devenaient d'une an�mie croissante: car manger tard ne profite gu�re, et rien n'est mauvais comme de faire de la nuit le jour. Au r�sum�, toutefois, les perroquets,--dont on ne doit pas oublier la relative inconscience fonci�re,--n'�taient que fort peu coupables des r�sultats moroses que causait, autour d'eux, leur passe-temps favori. Car, ce n'�tait pas _expr�s_ qu'ils avaient choisi ce bruit-l�! L'apog�e o� des circonstances les avaient port�s--et qu'ils occupaient pour ainsi dire _mordicus_,--les rendait maub�nins... d'embl�e!--Involontaires porphyrog�n�tes, ils r�p�taient, gravement, d'une voix forte, ce que leur position �lev�e leur conf�rait d'entendre. Encore �taient-ils plut�t juch�s qu'�lev�s. Plac�s � hauteur convenable et selon l'�parpillement normal, ne sont-ce pas de fort int�ressants volatiles, dont le plumage, surtout, par ses chatoiements, est fait pour s�duire?... Par un chaotique hasard, ceux-ci n'�taient pas, comme on dit, _� leur place_, voil� tout. Et, comme il entre en toute nature d�plac�e de devenir d�sagr�able, parfois m�me criminelle, ils �taient devenus, _naturellement_, d�sagr�ables, et quelque peu criminels,--par simple ricochet:--ce dont ils se lavaient indiff�remment les pattes, les jours de pluie et autres, en leur libert� impunie, en leur maligne irresponsabilit�. De plus, le genre de bruit qu'ils prof�raient ayant fini par les aguerrir, ils se piquaient, de temps en temps, entre les plumes, les uns les autres, comme si des lions ou des aigles se fussent vaguement rappel�s en eux. --Pour conclure, changeant, � la longue, leur natal �den en un lieu d'ennui, d'horreur et de tristesse _pour les autres_, ils avaient fini par rendre l'�le inhabitable, sous le tr�s sp�cieux pr�texte qu'ils avaient �DU TALENT�. * * * * * � ce c�leste charivari se limitaient, d'ailleurs, les ressources de leur savoir-faire.--Une fois, en effet, un grand aigle avait effleur�, de son aile terrible, le sommet de leur habitacle: incident qui les avait combl�s d'une telle �pouvante qu'ils en gard�rent le silence durant deux heures. L'aigle, familier des rumeurs fulgurales, s'�tait approch�, surpris des insolites �clats de leur temp�te; puis, les ayant entrevus, avait pouss� un cri d�daigneux et s'�tait enfonc� dans l'espace. Or, ce cri, les perroquets l'avaient remarqu�, l'avaient m�dit�! Il n'�tait pas tomb� en des oreilles de sourds!... Et, quelque temps apr�s, ils avaient essay�, � leur tour, de pousser de terrifiants cris d'aigles planant sur des proies. --Ah! ce fut un beau jour, celui-l�, pour les h�tes de cette �le singuli�re! Quel jubil�! Une tr�ve sembla conclue avec le ciel jusqu'alors incl�ment. C'est que, si les animaux peuvent �tre assez facilement abus�s sur les bruits de la nature, en revanche ils discernent � merveille, entre eux, _l'en-dedans_ de leurs voix, en reconnaissent le timbre intime: comment donc, cette fois, eussent-ils �t� dupes une seconde? En la candeur de leur instinct, ils s'�taient dit, tout bonnement, en langue obscure: --Tiens, les perroquets sont dehors: il fera beau, cejourd'hui! Aussi, toute la journ�e, pendant que nos emplum�s sycophantes s'�puisaient � contrefaire les clameurs d'imminents aigles aux serres ouvertes se pr�cipitant, farouches, sur toutes les t�tes, l'on s'�tait,--sans m�me s'apercevoir du _sujet_ de ces exercices,--enivr� de soleil, d'herb�es, de ros�e et de fleurs. Une autre fois, les perroquets avaient voulu se faire les �chos du rugissement, mont� jusqu'� leur olympe, d'un sauvage lion des lointains, qui gourmandait sans doute le tonnerre de gronder de si saugrenue fa�on. Notre ar�opage, h�las! avait constat�, en cette nouvelle tentative, un insucc�s �gal, pour le moins, au pr�c�dent. Les affam�s et f�roces rugissements que les gosiers des plus hargneux kakato�s et des plus monstrueux aras s'effor�aient de produire, rassuraient, au contraire, d�licieusement, comme simples pronostics de beau fixe, les plus pusillanimes d'entre les autres animaux. Il e�t fallu voir ceux-ci s'�battre encore, paisiblement, sous les ramures, en cette heureuse matin�e,--m�lant leurs jeux et leurs amours! L'on paissait � loisir; la vie semblait charmante; c'�tait une r�surrection. Les perroquets, donc, en �taient revenus bien vite � leur orage, dont ils �taient plus s�rs et qu'ils falsifiaient en virtuoses, ayant eu le temps de le mieux �tudier que le cri de l'aigle et le rugissement du lion, lesquels,--apr�s tout,--n'int�ressaient personne. L'on s'en tint l�!... De temps � autre, l'on risquait bien quelque petit ressouvenir,--mais de si br�ve dur�e que les b�tes n'en ressentaient qu'en sursauts d��us les effets bienfaisants. L'�le fut donc replong�e dans la d�solation. Il semblait que le ciel ne d�col�r�t pas. On g�missait des imaginaires intemp�ries que sugg�raient sans tr�ve les talentueux jacquots, plagiaires et travestisseurs-jur�s de la foudre. Une morne r�signation pesait sur les organismes. Les perroquets, en �tant m�me arriv�s � ce degr� de perfection de se d�marquer les uns les autres, l'effet d'ensemble, dans l'imitation g�n�rale, �tait litt�ralement sans d�faut. C'�tait l'�galit� m�me. De plus, leur stagnance empestait la r�gion. L'�le n'�tait plus tenable. Plusieurs d'entre les plus jeunes des b�tes se r�fugiaient dans le suicide, ce qui ne s'�tait jamais vu. * * * * * Mais, � la longue, cette d�it� aux yeux distraits et sagaces, qu'on nomme la Force des choses, r�solut, au fond des hasards de sa vague pens�e, de confronter les perroquets avec leur bruit quand m�me sacril�ge, en les y ensevelissant. Elle trouva, comme toujours, son moment, pour purger ce lieu de lumi�re de leur �coeurant fl�au. Par un soir de feu, de trombe et de t�n�bres, un soudain cyclone enserra l'�le. Flamboyant, sous ses ailes pluvieuses, il la fit d'abord sonner � coups de tonnerre; puis, se ruant � travers la for�t, qu'effondr�rent ses rafales, la franchit, accrochant, de toutes parts, aux branches fracass�es, mille crins de sa chevelure d'�clairs. Vu l'imprudente hauteur de l'arbre, un entre-croisement de foudres se concentra sur l'eucalyptus. Le lendemain, d�s l'aube brillante,--dont le vaste de l'azur lav� s'�blouissait,--les animaux, rass�r�n�s par l'accalmie, se r�pandirent, comme nagu�re, sous les frondaisons lourdes encore de la nuit diluviale,--et quelques-uns, en passant au pied du tronc foudroy� qui fumait dans la clairi�re, aper�urent de tous c�t�s, gisantes sur les gazons, plusieurs centaines de pattes carbonis�es, vestiges t�t disparus des terrorisants rabat-joie. L'enveloppement d'un m�me tr�pas avait donc �t�, pour ceux-ci, l'unique t�moignage qu'ils se fussent jamais donn� de leur Fraternit�,--encore que sans le vouloir et � leur insu. Cette fois, l'�clair ne leur avait m�me pas laiss� le temps de le m�priser. Le tonnerre avait grond� POUR DE VRAI. � dater de ce jour, ce fut un ravissement de vivre, une d�livrance, un �den r�cup�r�, dans ce d�sirable endroit. Les perroquets ult�rieurs qui vinrent au jour dans l'�le, se trouvant moins dangereusement plac�s, pour eux et pour le prochain, que leurs honorables pr�d�cesseurs, furent des plus aimables, ne g�n�rent plus personne,--et, ne traduisant plus que de _raisonnables_ murmures, furent �cout�s avec plaisir,--avec le plus grand plaisir. Pour couper court � tout souvenir des ci-devant narr�s tyrans de perchoir, d�sormais l�gendaires, que servirait, d'ores en avant, _de reconna�tre de quel m�sentendu l'on fut victime_?--Leur nullit� sereine, qui, si longtemps, de son n�faste et mal�fique ramage, consterna, ne frappe-t-elle pas de tant d'insignifiance leur m�moire... QUE CELLE-CI NE VAUT PAS MIEUX D'�TRE MAUDITE QUE PARDONN�E? LA C�LESTE AVENTURE _� MONSIEUR GUSTAVE DE MALHERBE_ LA C�LESTE AVENTURE �Jette le filet, tu prendras un gros poisson: dans sa gueule, tu trouveras une pi�ce d'argent; elle payera l'_imp�t_ de C�sar.� NOUVEAU TESTAMENT. Maintenant que soeur Euphrasie, cette enfant divine, s'est enfuie dans la Lumi�re, pourquoi garder encore le mot _terrestre_ du �miracle� dont elle fut l'�blouie? Certes, la noble sainte--qui vient de s'endormir, � vingt-huit ans, sup�rieure d'un ordre de Petites-Soeurs des pauvres, fond� par elle, en Provence--n'e�t pas �t� scandalis�e d'apprendre le secret _physique_ de sa soudaine vocation: la voyance de son humilit� n'en e�t pas �t� troubl�e un seul instant;--toutefois, il sera mieux que je n'aie parl� qu'aujourd'hui. � pr�s d'un kilom�tre d'Avignon s'�levait, en 1860, non loin d'atterrages verdoyants, en amont du Rh�ne, une bicoque isol�e, d'aspect sordide; ajour�e, � son unique �tage, d'une seule fen�tre � contrevents ferr�s, elle s'accusait, bien en vue d'une protectrice caserne de gendarmerie--sise aux confins des faubourgs, sur la route. L�, vivait depuis longtemps un vieil isra�lite qu'on nommait le p�re Mos�. Ce n'�tait pas un m�chant juif, malgr� sa face �teinte et son front d'orfraie dont un bonnet collant, d'�toffe et de couleur d�sormais impr�cises, moulait et enserrait la calvitie. Encore vert et nerveux, d'ailleurs, il e�t bien �t� capable de talonner d'assez pr�s Ahasv�rus, en quelques marches forc�es. Mais il ne sortait gu�re et ne recevait qu'avec des pr�cautions extr�mes. La nuit, tout un syst�me de chausse-trapes et de pi�ges � loups le prot�geait derri�re sa porte mal ferm�e. Serviable,--surtout envers ses coreligionnaires,--aum�nieux toutefois envers tous, il ne poursuivait que les riches, auxquels, seulement, il pr�tait, pr�f�rant th�sauriser.--De cet homme pratique et craignant Dieu, les sceptiques id�es du si�cle n'alt�raient en rien la foi sauvage, et Mos� priait entre deux usures aussi bien qu'entre deux aum�nes. N'�tant pas sans un certain coeur �trange, _il tenait � r�tribuer les moindres services_. Peut-�tre m�me e�t-il �t� sensible au frais paysage qui s'�tendait devant sa fen�tre, alors qu'il explorait, de ses yeux gris clair, les alentours... Mais une chose lointaine, �tablie sur une petite �minence et qui dominait les pr�s riverains en aval du fleuve, lui g�tait l'horizon. Cette _chose_, il en d�tournait la vue avec une sorte de g�ne, d'ailleurs assez concevable,--une insurmontable aversion. C'�tait un tr�s ancien �calvaire�, tol�r�, � titre de curiosit� arch�ologique, par les �diles actuels. Il fallait gravir vingt et une marches pour arriver � la grosse croix centrale--qui supportait un Christ gothique, presque effac� par les si�cles, entre les deux plus petites croix des larrons Diphas et Gesmas. * * * * * Une nuit, le p�re Mos�, les pieds sur une escabelle, pench�, besicles au nez, le bonnet contre la lampe, sur une petite table couverte de diamants, d'or, de perles et de papiers pr�cieux, devant sa fen�tre ouverte � l'espace, venait d'apurer des comptes sur un poudreux registre. Il s'�tait fort attard�! Toutes les facult�s de son �tre s'�taient si bien ensevelies en son labeur, que ses oreilles, sourdes aux vains bruits de la nature, �taient demeur�es inattentives, durant des heures, �... certains cris lointains, nombreux, diss�min�s, effrayants, qui, toute la soir�e, avaient trou� le silence et les t�n�bres.--� pr�sent, une �norme lune claire descendait les bleues �tendues et l'on n'entendait plus aucunes rumeurs. --Trois millions!... s'�cria le p�re Mos�, en posant un dernier chiffre au bas des totaux. Mais la joie du vieillard, exultant au fond de son coeur qu'emplissait l'id�al r�alis�, s'acheva en un frisson. Car--� n'en pas douter une seconde!--une glaciale sensation lui �treignait subitement les pieds: si bien que, repoussant l'escabeau, il se releva tr�s vite. Horreur! Une eau clapotante, dont la chambre �tait envahie, baignait ses maigres jambes! La maison craquait. Ses yeux, errant au dehors, par la fen�tre, aper�urent, en se dilatant, l'immense environnement du fleuve couvrant les basses plaines et les campagnes: c'�tait l'inondation! le d�bordement soudain, grossissant et terrible du Rh�ne. --Dieu d'Abraham! balbutia-t-il. Sans perdre un instant, malgr� sa profonde terreur, il jeta ses v�tements, sauf le pantalon rapi�c�, se d�chaussa, fourra, p�le-m�le, en une petite sacoche de cuir (qu'il se suspendit au cou), le plus pr�cieux de la table, diamants et papiers,--songeant que, sous les ruines de sa masure, apr�s l'�v�nement, il saurait bien retrouver son or enfoui!--Flac! flac! il arpentait la pi�ce, afin de saisir, sur un vieux coffre, une liasse de billets de banque d�j� coll�s et tremp�s. Puis il monta sur l'appui de la fen�tre, pronon�a trois fois le mot h�breu _kodosch_, qui signifie �saint�, et se pr�cipita, se sachant bon nageur, � la gr�ce de son Dieu. La bicoque s'�croula derri�re lui, sans bruit, sous les eaux. Au loin, nulle barque!--O� fuir? Il s'orientait vers Avignon; mais l'eau reculait maintenant la distance--et c'�tait loin, pour lui! O� se reposer? prendre pied?... Ah! le seul point lumineux, l�-bas, sur la hauteur, c'�tait... ce calvaire,--dont les marches d�j� disparaissaient sous le bouillonnement des ondes et le remous des eaux furieuses. --Demander asile � cette image? Non! Jamais. Le vieux juif �tait grave en ses croyances, et, bien que le danger press�t, bien que les id�es modernes et les compromis qu'elles inspirent fussent loin d'�tre ignor�s du morne chercheur d'Arche, il lui r�pugnait de devoir--ne f�t-ce que le salut terrestre �... _ce qui �tait l�_. Sa silhouette, en cet instant, se projetant sur les eaux o� tremblaient des reflets d'�toiles, e�t fait songer au d�luge. Il nageait au hasard. Soudain une r�flexion sinistre et ing�nieuse lui traversa l'esprit: --J'oubliais, se dit-il en soufflant (et l'eau d�coulait des deux pointes de sa barbe), j'oubliais qu'apr�s tout il y a l� ce pauvre de �mauvais larron!...� Ma foi, je ne vois aucun inconv�nient � chercher refuge aupr�s de cet excellent Gesmas, en attendant qu'on vienne me d�livrer! Il se dirigea donc, tous scrupules apais�s, et en d'�nergiques brass�es, � travers les houleuses volutes des ondes et dans le beau clair de lune, vers les Trois-croix. Celles-ci, au bout d'un quart d'heure, lui apparurent, colossales, � une centaine de m�tres de ses membres � demi congel�s et ankylos�s. Elles se dressaient, � pr�sent, sans support visible, sur les vastes eaux. Comme il les consid�rait, haletant, cherchant � discerner, � gauche, le gibet de ses pr�f�rences, voici que les deux croix lat�rales, plus fr�les que celle du milieu, craqu�rent, press�es par le cours du Rh�ne, et que le bois vermoulu c�da, et qu'en une sorte d'�pouvant�e, de noire salutation, toutes deux s'abattirent en arri�re, dans l'�cume, silencieusement. Mos� demeura sans s'avancer, et hagard, devant ce spectacle: il faillit enfoncer et cracha deux gorg�es. Maintenant, la grande Croix seule, _spes unica_, d�coupait son signe supr�me sur le fond myst�rieux du firmamental espace; elle prof�rait son p�le Couronn� d'�pines, clou�, les bras �tendus, les yeux ferm�s. Le vieillard, suffoqu�, presque d�faillant, n'ayant plus que le seul instinct des �tres qui se noient, se d�cida, d�sesp�r�ment, � nager, quand m�me, vers l'embl�me sublime, son or � sauver triplant ses derni�res forces et le justifiant � ses yeux qu'une imminente agonie rendait troubles!--Arriv� au pied de la Croix,--oh! ce fut de mauvaise gr�ce (h�tons-nous de le dire � sa louange) et en �loignant sa t�te le plus possible, qu'il se r�signa, l'�chapp� des eaux, � saisir et entourer de ses bras l'arbre de l'Ab�me, celui qui, �crasant de sa base toute raison humaine, partage, en quatre in�vitables chemins l'Infini. Le pauvre riche prit pied; l'eau montait, le soulevant � mi-corps: autour de lui la diluviale �tendue muette...--Oh! l�-bas! une voile! une embarcation! Il cria. L'on vira de bord: on l'avait aper�u. � cet instant m�me, un ressaut du fleuve (quelque barrage se brisant dans l'ombre) l'enleva, d'une grosse envagu�e, jusqu'� la Plaie du c�t�. Ce fut si terrible et si subit qu'il eut � peine le temps d'�treindre, corps � corps et face � face, l'image de l'Expiateur! et de s'y suspendre, le front renvers� en arri�re, les sourcils contractant leurs touffes sur ses regards per�ants et obliques, tandis que remuaient en avant, toutes fr�missantes, les deux pointes en fourche de sa barbe grise. Le vieil Isra�lite, entrelac�, � califourchon, � Celui qui pardonne, et ne pouvant l�cher prise, regardait de travers son �sauveur�. --Tenez ferme! Nous arrivons! cri�rent des voix d�j� distinctes. --Enfin!.., grommela le p�re Mos�, que ses muscles horrifi�s allaient trahir; mais... voici un service rendu par quelqu'un... dont je n'en attendais pas! Ne voulant rien devoir � personne, il est juste que je le r�tribue... comme je r�tribuerais un vivant. Donnons-lui donc ce que je donnerais... � un homme. Et, pendant que la barque s'approchait, Mos�, dans son organique z�le de faire ce qu'il pouvait pour s'acquitter, fouilla sa poche, en retira une pi�ce d'or--qu'il enfon�a gravement et de son mieux entre les deux doigts repli�s sur le clou de la main droite. --Quittes! murmura-t-il, en se laissant tomber, presque �vanoui, entre les bras des mariniers. La peur bien l�gitime de perdre sa sacoche le maintint ferme jusqu'� l'atterrage d'Avignon. Le lit chauff� d'une auberge l'y r�conforta. Ce fut en cette ville qu'il s'�tablit un mois apr�s, ayant recouvr� son or sous les d�combres de son ancien logis, et ce fut l� qu'il s'�teignit en sa centi�me ann�e. * * * * * Or, en d�cembre de l'ann�e qui suivit cet incident insolite, il arriva qu'une jeune fille du pays, une tr�s pauvre orpheline d'un charmant visage, Euphrasie ***, ayant �t� remarqu�e par de riches bourgeois de la Vaucluse, ceux-ci, d�concert�s par ses refus inexplicables, r�solurent, dans son int�r�t, de la prendre par la famine. Elle fut donc bient�t cong�di�e, par leurs soins, de l'ouvroir o� elle gagnait le franc quotidien de sa subsistance et de sa bonne humeur, en �change de onze heures, seulement, de travail (l'ouvroir �tant tenu par une famille des plus recommandables de la ville). Elle se vit �galement renvoy�e, le jour m�me, du r�duit o� elle remerciait Dieu matin et soir; car, il faut �tre juste, l'h�telier, qui avait des enfants � �tablir, ne devait pas, ne _pouvait_ pas, en s�rieuse conscience, s'exposer � perdre les six beaux francs mensuels du cellulaire galetas qu'elle occupait chez lui. �Si honn�te qu'elle f�t,� lui dit-il, �ce n'est pas avec du sentiment qu'on paye les contributions�; et d'ailleurs, peut-�tre �tait-ce �_pour son bien, � elle_�, ajouta-t-il en clignant de l'oeil, �qu'il devait se montrer rigoureux.� En sorte que, par un cr�puscule d'hiver o� le tintement clair des _Angelus_ passait dans le vent, la tremblante enfant infortun�e marchait � travers les rues de neige et, ne sachant o� aller, se dirigea vers le calvaire. L�, pouss�e tr�s probablement par les anges, dont les ailes soulev�rent ses pas sur les blancs degr�s, elle s'affaissa au pied de la Croix profonde, heurtant de son corps le bois �ternel, en murmurant ces ing�nues paroles:--�Mon Dieu, secourez-moi d'une petite aum�ne, ou je vais mourir ici.� Et, chose � stup�fier l'entendement, voici que, de la main droite du vieux Christ, vers qui les yeux de la suppliante s'�taient lev�s, une pi�ce d'or tomba sur la robe de l'enfant,--et que ce choc, avec la sensation douce et jamais troublante d'un miracle, la ranima. C'�tait une pi�ce d�j� s�culaire, � l'effigie du roi Louis XVI, et dont l'or jauni luisait sur la jupe noire de l'�lue. Sans doute, aussi, quelque chose de Dieu, tombant, en m�me temps, dans l'�me virginale de cette enfant du ciel, en raffermit le courage. Elle prit l'or, sans m�me s'�tonner, se leva, baisa, souriante, les pieds sacr�s--et s'enfuit vers la ville. Ayant remis � l'aubergiste raisonnable les six francs en question, elle attendit le jour, l�-haut, dans sa couchette glac�e, mangeant son pain sec dans la nuit, l'extase dans le coeur, le Ciel dans les yeux, la simplicit� dans l'�me. D�s le jour suivant, p�n�tr�e de la force et de la clart� vivantes, elle commen�a son oeuvre sainte � travers les refus, les portes ferm�es, les malignes paroles, les menaces et les sourires. Et son oeuvre de lumi�re fut fond�e. Aujourd'hui, la jeune bienheureuse vient de s'envoler en sa r�alit�, victorieuse des ricanantes salet�s de la terre, toute radieuse du �miracle� que CR�A sa foi, de concert avec Celui qui permet � toutes choses d'appara�tre. UN SINGULIER CHELEM! _� MONSIEUR HENRI LAVEDAN._ UN SINGULIER CHELEM! Proh pudor! Svelte, en des atours surann�s, d'un visage amaigri, aux traits fins et fiers sous ses cheveux blancs partag�s � l'autrefois, la duchesse douairi�re de Kerl�anor habitait, depuis de longues ann�es de veuvage, son aust�re manoir breton. L'imposante b�tisse, dominant une des gr�ves armoricaines, s'�levait, non loin du bourg de Carl�eu, � moins d'un kilom�tre des lisi�res de l'interminable for�t appel�e �Co�t-an-die, Co�t-an-n�s� (bois du jour, bois de la nuit). Retir�e en cet exil, la ch�telaine y achevait en pieuses pratiques une vie rigide, � l'abri de toutes approches des �id�es modernes�. Confondus, les vents du large et des bois, par les cr�pusculaires et froids corridors, se plaignaient en toute saison, soit g�missant � travers les ais rouill�s de quelque armure, soit hurlant entre les cadres effac�s des anc�tres et la nudit� des murailles: mais ces rumeurs du Pass� ne d�plaisaient pas � la grave habitante du lieu. C'�tait pour elle comme des voix; elle y distinguait peut-�tre des paroles.--Quant aux visites, elle n'en recevait gu�re que des religieuses et de ses paysans, tant le manoir �tait oubli� en sa solitude. Cependant, presque chaque soir, depuis des ann�es, deux amis familiers, le digne abb� Lebon, recteur de Carl�eu, dont le presbyt�re �tait proche,--ainsi que l'excellent hobereau, le pauvre et long chevalier d'Aiglelent, sangl�, comme de raison, en l'habit bleu-barbeau � boutons d'or,--et qui habitait une modeste pigeonni�re, � moins d'un quart de lieue du ch�teau,--venaient, sur les huit heures, rendre � la duchesse douairi�re de Kerl�anor leurs affectueux devoirs. Presque toujours, apr�s quelques dol�ances naturelles sur �la Babylone moderne�, apr�s maints soupirs et nombre de regards tristement lev�s au ciel, l'on s'asseyait autour d'une table de jeu et l'on faisait le whist jusqu'� dix heures. Sur ces dix heures, l'on se s�parait et, selon la coutume bretonne, chacun des deux h�tes, pr�c�d� d'une servante dont le fanal �clairait le chemin, rentrait paisiblement au logis. Alors, en route, la soutane du recteur �tait souvent bien malmen�e par le vent de mer, et les basques de l'habit bleu-barbeau du chevalier s'�ployaient �perdument au souffle des bois. Ainsi s'�coulaient les soir�es de ces trois �tres nobles et simples, rares survivants d'une soci�t� disparue et qui demeuraient, quand m�me, des gens de jadis. C'�tait gr�ce � la fortuite circonstance de deux colporteurs venus des villes,--et qui, nagu�re, perdus en ces parages, avaient vendu au vieil intendant de Kerl�anor la provision de jeux (dames, cartes, �checs et tric-trac) recel�e en leur balle,--que cette paisible distraction du soir �tait venue rompre la monotonie des heures. Ceux-ci, avec des airs ind�finissables, apr�s quelques mots �chang�s entre eux, � voix basse, avaient c�d� le tout, en bloc, heureux de l'aubaine, en se h�tant de dispara�tre. Les enjeux, naturellement, se limitaient � un petit sou la fiche. Or, un soir, comme un bon feu d'automne br�lait ses sarments dans la haute chemin�e du salon d'apparat, l'inconstante Fortune avait paru sourire plus particuli�rement au chevalier: les rayons d'or de la roue myst�rieuse s'�taient comme fix�s sur ses cartes!--si bien que, de rubber en rubber, il arriva--gr�ce � une impardonnable �absence� de l'abb�,--que le _mort_, tenu par d'Aiglelent, pr�senta tout � coup les sympt�mes victorieux du chelem. C'�tait, on en conviendra, couronner dignement les succ�s d�j� brillants du chevalier!--La duchesse ayant rendu na�vement � l'abb�, son partenaire, l'incons�quente invite de celui-ci, d'Aiglelent se d�fit d'un singleton, puis coupa. Et atout, et atout! Deux tours encore et le chelem y �tait! Une surcoupe heureuse le d�cida. Brandissant donc un dix de tr�fle ma�tre, et s'oubliant un peu dans le feu du triomphe, il projeta la carte avec une telle violence que, d�passant le bord de la table, elle glissa, malgr� les efforts de l'abb� Lebon pour la saisir, et tomba. Le v�n�rable eccl�siastique, avec l'indulgence inh�rente � son caract�re, saisit un des flambeaux d'argent et, s'�tant baiss�, la lumi�re �claira sur le parquet le fameux dix de tr�fle, que d'Aiglelent, un peu confus, s'empressait de ramasser. Soudain, comme l'obligeant vieillard se relevait en m�me temps que le chevalier, un reflet de la bougie frappa, de revers, la carte malencontreuse. Sans doute, quelque chose d'anormal dut alors s'accuser en cette carte aux yeux du trop vif gentilhomme, car l'excuse qu'il balbutiait s'arr�ta, inachev�e: il demeura bouche b�e, consid�rant l'objet avec une attention insolite: puis, sans mot dire, il releva l'un de ses tris et se mit � regarder les cartes en les approchant des lumi�res. �tonn�s de l'action du chevalier, le digne recteur et la douairi�re de Kerl�anor se prirent, � l'exemple de leur vieil ami, � scruter aussi... Et, autour d'eux, sur les murailles, les physionomies familiales des portraits subitement �clair�s, par ainsi, en pleines figures, semblaient encore se renfrogner � ce spectacle. Mais les trois visages vivants, au surgir de ce qu'ils entrevoyaient dans la _transparence_ des cartes, semblaient m�dus�s par une stupeur complexe. Sur le triple �change d'un coup d'oeil hagard, l'abb� Lebon trouva seul la force de bougonner, d'une voix tremblante, cette r�probatrice r�flexion: --Et dire que nous jouons avec cela depuis tant d'ann�es! Mais, d'un geste indiff�rent, Mme de Kerl�anor atteignit une torsade, et sonna. � cet appel, une simple fille de Bretagne, aux yeux clairs, au regard d'enfant, vision de jeunesse et de gr�ce, apparut au seuil glac� de la salle. --Annette, dit avec simplicit� la ch�telaine et comme si rien ne se f�t pass�, jetez ces cartes au feu. Puis, se tournant vers ses h�tes, et en souriant, elle appuya les adieux quotidiens de ces mots tranquilles: --Nos compliments, chevalier: vous nous avez fait un beau chelem, ce soir! LE JEU DES GR�CES _� MONSIEUR VICTOR WILDER_ LE JEU DES GR�CES --Oh! cela n'emp�che pas les sentiments!... St�phane MALLARM� (_Entretiens_). Les feux d'or du soir, au travers de moutonneuses nu�es mauves, poudraient d'impalpables pierreries les feuilles d'assez vieux arbres, ainsi que d'automnales roses, � l'entour d'une pelouse encore mouill�e d'orage: le jardin s'enfon�ait entre les murs tendus de lierre des deux maisons voisines; une grille aux pointes dor�es le s�parait de la rue, en ce quartier tranquille de Paris. Les rares passants pouvaient donc entrevoir, au fond de ce jardin, la fa�ade avenante de la demeure, et, dans une p�nombre, le perron, sur�lev� de trois marches, sous sa marquise. Or, perdues en les lueurs de cette vespr�e, sur le gazon, jouaient, au _Jeu des Gr�ces_, trois enfants blondes,--oh! quatorze, douze et dix ans � peine, innocence!--Eulalie, Bertrande et C�cile Rousselin, quelque peu fol�tres en leurs petites robes d'orl�ans noire. Riant de plaisir, en ce deuil,--n'�tait-ce pas de leur �ge?--elles se renvoyaient, du bout de leurs b�tonnets d'acajou, de courts cerceaux de velours rouge festonn�s de liserons d'or. Elle avait aim� feu son �poux,--ayant conquis, d'ailleurs, � ses c�t�s, dans le commerce des bronzes d'art, une aisance,--la belle madame Rousselin! S�duisante, �conome et tendre, perle bourgeoise, elle s'�tait retir�e avec ses filles, en cette habitation, depuis les dix mois et demi d'o� datait son s�v�re veuvage, qu'elle pr�sumait �ternel. Jamais, en effet, son mari ne lui avait sembl� plus �s�rieux� que depuis qu'il �tait mort. Cet accident l'avait solennis�, pour ainsi dire, aux yeux en larmes de l'aimable veuve. Aussi, avec quelle tendresse triste se plaisait-elle � venir, toutes les quinzaines environ, suspendre (de concert avec ses trois charmantes filles), de sentimentales couronnes aux murs blancs du caveau neuf! murs que, par pr�voyance, elle avait fait clouter du haut en bas! Sur ces couronnes se lisaient, en majuscules ponctu�es de pleurs d'argent, des _� mon petit papa ch�ri!_ des _� mon �poux bien-aim�!_--Lorsqu'� de certains anniversaires, plus intimes, elle venait seule au champ du Repos, c'�tait avec un air ind�finissable et presque demi-souriant que, nouvelle Art�mise, munie ce jour-l� d'une couronne sp�ciale, � son usage, elle accrochait celle-ci � des clous isol�s: sur les immortelles, sem�es alors de myosotis, on pouvait lire, en caract�res tortill�s et suggestifs, ces deux mots du coeur: �_Souviens-toi!_� Car, m�me avec les d�funts, les femmes ont de ces exquises d�licatesses o� l'imagination plus grossi�re de l'homme perd compl�tement pied,--mais auxquelles il serait � parier, quand m�me, que les tr�pass�s ne sont pas insensibles. Toutefois, comme c'�tait une femme d'ordre, chez qui le sentiment n'excluait pas le tr�s l�gitime calcul d'une m�nag�re, la belle Mme Rousselin, d�s le premier trimestre, avait remarqu� le prix auquel revenaient, achet�es au d�tail, ces p�les couronnes, si vite fan�es par les intemp�ries; et, s�duite par diverses annonces des journaux qui mentionnaient la d�couverte de nouvelles couronnes fun�bres, inoxydables, obtenues par le proc�d� galvanoplastique, r�sistantes m�me � l'oubli,--couronnes modernes par excellence!--elle en avait achet�, en gros, une provision, quelques douzaines, qu'elle conservait, au frais, dans la cave, et qui d�frayaient, depuis, les visites bimensuelles au cher d�c�d�. * * * * * Soudain, les trois enfants, dont les boucles vermeilles, alanguies en _repentirs_, sautillaient sur les noirs corsages, cess�rent de s'�battre sur l'herbe en fleurs, car, au seuil du perron, et poussant la porte vitr�e, venait d'appara�tre l'�pouse, la grave maman toute en deuil, blonde aussi et d�j� p�lie de son abandon. Elle tenait, justement, � la main, trois de ces couronnes l�g�res et solides, nouveau syst�me, qu'elle laissa tomber, aupr�s de la rampe, sur la table verte du jardin, comme pour appuyer de leur impression les paroles suivantes: --Et que l'on se recueille maintenant, mesdemoiselles! Assez de r�cr�ation: oubliez-vous que, demain, nous devons aller rendre visite �... celui qui n'est plus? S�re d'�tre ob�ie (car, au point de vue du coeur, ses jeunes anges avaient, elle ne l'ignorait pas, de qui tenir), la belle Mme Rousselin rentra, sans doute afin de soupirer plus � l'aise en la solitude retir�e de sa chambre. � ces mots et aussit�t seules, Eulalie, Bertrande et C�cile Rousselin,--dont les rires s'�taient envol�s plus loin que les oiseaux du ciel,--vinrent, � pas lents, m�ditatives, s'asseoir et s'accouder autour de la table. Apr�s un silence: --C'est pourtant vrai! pauvre p�re! dit � voix basse Eulalie, la jolie a�n�e, d�j� r�veuse. Et, prenant un _� mon �poux bien-aim�_, elle en consid�ra, distraitement, l'inscription. --Nous l'aimions tant! g�mit Bertrande, aux yeux bleus--o� brillaient des larmes. Sans y prendre garde, imitant Eulalie, elle tournait entre ses doigts, et le regard fixe, un _� mon petit papa ch�ri_. --Pour s�r qu'on l'aimait bien! s'�cria la p�tulante cadette C�cile qui, follement �nerv�e encore du jeu quitt� et comme pour accentuer, � sa mani�re, la sinc�rit� na�ve de son effusion, fit �tourdiment sauter en l'air le _Souviens-toi!_ qui restait. Par bonheur, l'a�n�e, qui tenait encore ses baguettes, y re�ut, et � temps, la plaintive couronne, laquelle s'y encercla d'abord,--puis, gr�ce � un mouvement d'inadvertance provenu de l'entra�nante vitesse acquise, le _Souviens-toi!_ s'�chappant des b�tonnets, fut recueilli de m�me par Bertrande, apr�s s'�tre crois� en l'air avec l'_� mon petit papa ch�ri!_--et l'_� mon �poux bien-aim�!_ que C�cile, bien malgr� elle, n'avait pu se d�fendre de lancer vers ses soeurs. De sorte que, l'instant d'apr�s--et peut-�tre en symbole des illusions de la vie,--les trois ing�nues, peu � peu de retour sur la pelouse, substituaient � leurs cerceaux dor�s ce nouveau _Jeu des Gr�ces_, et, inconscientes d�j�, se renvoyaient, m�lancoliquement, aux derniers rayons du soleil, ces _inalt�rables_ attributs de la sentimentalit� moderne. LE SECRET DE LA BELLE ARDIANE _� MONSIEUR PAUL GINISTY_ LE SECRET DE LA BELLE ARDIANE �Bonheur dans le crime.� Jules BARBEY D'AUREVILLY. La maisonnette neuve du jeune garde-chef des Eaux-et-for�ts, Pier Albrun, dominait, sur un versant, le village d'Ypinx-les-Trembles, sis � deux lieues de Perpignan,--non loin d'un val des Pyr�n�es-Orientales, ouvert sur cette plaine de Ruyssors que bornent, � l'horizon, vers l'Espagne, de grandes sapini�res. En pente, au-dessus d'un gave dont l'�cume bouillonnait entre des roches, le jardin, d'o� s'�lan�aient, ombrageant mille fleurs mi-sauvages, des touffes de lauriers-roses et de caroubiers, encensait, d'une vapeur de cassolettes, la riante bastide, et de hauts prussiers, s'�tageant derri�re elle, diss�minaient, au fr�ler des brises pyr�n�ennes, ces aromales senteurs de baume sur le village.--Un paradis, cette pauvre et jolie demeure! qu'habitait, avec sa jeune femme, ce beau gars de vingt-huit ans, � peau blanche, aux yeux de brave. Sa ch�re Ardiane, dite la belle Basquaise, � cause des siens, �tait n�e � Ypinx-les-Trembles. D'abord enfant glaneuse,--fleur de sillons,--puis faneuse, puis, comme les orphelines du lieu, cordi�re-tisserande, elle avait grandi chez une vieille marraine qui, jadis, l'avait recueillie en sa masure et qu'en retour la jeune fille avait nourrie de son travail, ainsi que soign�e � l'heure de la mort.--Et la sage Ardiane Inf�ral s'�tait distingu�e, toujours, malgr� son enfi�vrante beaut�, par une conduite sans reproches. De sorte que Pier Albrun,--ex-fourrier aux chasseurs d'Afrique, puis, de retour, sergent instructeur du corps des pompiers de la ville, puis exempt� du service pour blessures gagn�es dans les incendies, et nomm� enfin, pour actes de m�rite, � la charge du pr�c�dent garde-chef,--avait �pous� Ardiane, apr�s six mois, environ, de baisers et de fian�ailles. Or, ce soir-l�, pr�s de la crois�e grande ouverte sur un ciel d'�toiles, la belle Ardiane, assise, des grains de corail au cou, ses bandeaux noirs au long de ses joues p�les, svelte, en un blanc peignoir, dans le fauteuil de paille tress�e, et son bel enfant, de huit mois d�j�, lui �puisant le sein, regardait, de ses noirs yeux un peu fixes, le village endormi, la campagne lointaine--et, tout l�-bas, les remuantes verdures des sapins. Aux souffles de la nuit, satur�s d'effluves de fleurs, ses narines, arqu�es, voluptueusement fr�missaient; la bouche montrait ses iris�es dents tr�s blanches entre le pur dessin de ses l�vres couleur de sang;--la main droite, une alliance d'or au second doigt, jouait, distraite, entre les cheveux frisel�s de son �homme�, lequel, � ses pieds, appuyait sur les genoux de la jeune femme sa t�te franche et joyeuse, et qui riait � son petit. Autour d'eux, �clair�e par la lampe sur une table, leur chambre nuptiale aux murs tendus de gros papier bleu p�le o� se d�tachait le luisant d'une carabine; pr�s du large lit blanc,--d�fait, un berceau sous un crucifix; sur la chemin�e, un miroir, et, pr�s d'un r�veil, entre des flambeaux de cristal, une touffe de gen�vriers ros�s dans une urne d'argile peinte, devant les deux portraits-cartes encadr�s de sparterie. Certes, un paradis, cette demeure! Ce soir-l� surtout! Car, dans la matin�e de ce beau jour envol�, les joyeux aboiements des deux chiens du jeune garde-chef des Eaux-et-for�ts avaient annonc� un visiteur.--C'�tait une ordonnance, envoy�e par le pr�fet de la ville, et qui avait remis � Pier Albrun le large tube de fer-blanc, contenant--� joie profonde!--la croix d'honneur, ainsi que le brevet et la lettre minist�rielle sp�cifiant les titres et motifs qui avaient d�cid� la nomination. Ah! comme il les avait lus, � haute voix, au soleil, dans le jardin, les mains tremblantes d'un plaisir fier, � sa ch�re Ardiane! �Pour actes de bravoure, en divers engagements, durant son service aux tirailleurs alg�riens, en Afrique;--pour sa conduite intr�pide, comme sergent instructeur aux pompiers du chef-lieu, pendant les incendies successifs qui, en 1883, avaient �prouv� la commune d'Ypinx-les-Trembles, les nombreux sauvetages qu'il y avait accomplis ainsi que les deux blessures qui, entra�nant son exemption de service, lui avaient d�j� valu sa place foresti�re, etc., etc.�--C'est pourquoi, ce soir-l�, Pier Albrun et sa femme s'attardaient, pr�s de la crois�e, au souvenir de toute cette journ�e de f�te; il serrait encore dans le creux de sa main,--ne pouvant se lasser de la regarder de temps � autre,--la croix au ruban de moire rouge! Un voile de bonheur et d'amour semblait les envelopper tous les deux, aux lueurs silencieuses du firmament. * * * * * Cependant la belle Ardiane consid�rait, toujours songeuse, au loin, certains intervalles de murs noircis et ruin�s entre les maisons et les chaumi�res blanches du village. On les avait laiss�s � l'abandon, sans reb�tir. L'an pr�c�dent, en effet, en moins d'un semestre, Ypinx-les-Trembles s'�tait vu, tout � coup, sept fois illumin�, en des nuits sans lune, par de soudains sinistres, au milieu desquels des victimes de tout �ge avaient p�ri.--C'�tait, d'apr�s une rumeur, l'oeuvre de vindicatifs contrebandiers, qui, mal accueillis dans le village, y �taient revenus, chaque fois, allumer ces br�lis: puis, disparus l�-bas, dans les sapini�res, cach�s dans les fourr�s de myrtes et de trembles, �chappant � la gendarmerie qui ne pouvait les y poursuivre, ils avaient su gagner la fronti�re--et les sierras. Depuis, les sc�l�rats ayant �t� pris, sans doute, � l'�tranger, pour autres crimes, les sinistres avaient cess�. --� quoi penses-tu, mon Ardiane? murmura Pier, en baisant les doigts de la p�le main distraite qui venait de lui caresser les cheveux et le front. --� ces murs noirs, d'o� sort notre bonheur! r�pondit lentement la Basquaise, sans d�tourner la t�te.--Tiens! (et elle indiqua du doigt, l�-bas, une des ruines)--c'est au feu de cette ferme-l� que je te revis! --Je croyais que ce fut l� notre premi�re fois? r�pondit-il. --Non, la seconde! reprit Ardiane. Je t'avais vu, d'abord, � la f�te de Prades, dix jours avant,--et, m�chant, tu ne m'avais pas remarqu�e. Moi, le coeur, pour la premi�re fois, m'avait battu: je sentis follement que tu �tais mon seul homme!... Va, ce fut de cet instant que je r�solus d'�tre ta femme--et, tu sais, ce que je veux, je le veux. Ayant relev� la t�te, Pier Albrun consid�rait aussi les ruines entre les maisons toutes blanches du clair de lune. --Ah! cacheuse, tu ne me l'avais pas dit! reprit-il en souriant. Mais ce fut � l'incendie de cette grosse chaumi�re-l�, derri�re l'�glise, que,--voulant, en vain, sauver le vieux couple dont les os n'ont m�me pas �t� retrouv�s dans les d�combres,--une poutre en feu m'ayant bless�, tu me fis venir chez ta vieille marraine, la m�re Inf�ral, et tu m'y soignas si bien, en me r�confortant de ce bon vin chaud... tout pr�t d�j�, qu'on e�t dit!...--C'est �gal, ces pauvres vieux, tout de m�me! �a serre le coeur d'y songer! --Tu sais, murmura la Basquaise, je les regrette moins, moi: je les connus que j'�tais enfant; ils me payaient mal mes �crus, mes fines cordes: trois sous, cinq sous,--et ils rechignaient;--la vieille ricanait de me voir belle... et puis, ce qu'elle essayait de me calomnier, de son vilain coin de bouche! Et jamais rien aux pauvres!--Aussi, puisqu'on est tous mortels... � quoi qu'ils servaient, ces vieux avaricieux-l�? Nous eussions br�l�, nous, qu'ils eussent dit _c'est bien fait!_ Et... de m�me, � peu pr�s, des autres!--N'y pense donc plus!--Tiens, voici la chaumine Desjoncher�ts: celle-l� flambait dur, est-ce pas? Ce fut � celle-l� que tu m'as embrass�e apr�s, chez nous, pour la premi�re fois. Tu avais sauv� le petit; tu t'en �tais donn�, de la peine! Ah! je t'admirais! Tu �tais tr�s beau, je te dis, sous ton casque aux reflets tout rouges!... Ce baiser-l�, vois-tu,--si tu savais! Elle �tendit encore sa main tranquille au dehors: l'alliance brilla sous un rais d'astre:--elle reprit: --Puis, � celle-l�, tiens, nous nous fian��mes;--puis, � celle-l�, je fus � toi, dans la grange; et ce fut � celle-ci que tu gagnas, enfin, ta rude et ch�re blessure, mon Pier!... Aussi, j'aime � regarder ces trous sombres: nous leur devons notre joie, ta bonne place de garde-chef, notre mariage, et cette maisonnette... o� est n� notre enfant! --Oui, murmura Pier Albrun devenu pensif: cela prouve que Dieu tire le bien du mal... Mais, va, si je tenais, tout de m�me, au bout de ma carabine, le trio de sc�l�rats... Elle se d�tourna, les yeux graves; ses sourcils contract�s se touch�rent, formant une ligne noire. --Tais-toi, Pier, dit-elle. Est-ce donc � nous de maudire les mains qui ont mis le feu! Nous leur devons, te dis-je, jusqu'� cette croix que tu serres en ton poing. R�fl�chis donc un peu, mon cher Pier: la ville seule, tu le sais bien, a une caserne pour ses incendies, pour ceux des faubourgs et des trois villages: Prades et C�ret sont trop loin. Toi, pauvre sergent des pompiers, toujours sur le _qui-vive_, intern�, sans cong� possible, dans la caserne, devant tenir, constamment, pr�ts � toute alarme, tes hommes, tu ne pouvais sortir de cette prison _que pour ton service_! Une seule absence pouvait t'enlever ta paye et ton grade!--Il vous fallait une heure, rien que pour venir ici, quand �a br�lait!... Moi, je tressais mon chanvre, � cinq sous par jour, � Ypinx, avec la tremblante vieille sur les bras... et, l'hiver, c'�tait dur! Comment aller vivre � la ville sans m'y vendre un peu, comme les autres?--et tu comprends, toi, mon seul homme! que �a ne se pouvait pas!--Donc, sans tous ces beaux sinistres, je tordrais encore mes cordes, dans les ruelles, au village, et toi, tu _trimerais_ encore dans le feu:--nous ne nous serions jamais revus, ni parl�, ni assortis. Or, je trouve qu'il fait meilleur ici, ensemble. Crois moi, �a vaut bien ce qui est arriv� � tous ces... indiff�rents-l�! --Cruelle, tu as du sang de volcan dans les veines! r�pondit Albrun. --D'ailleurs, les contrebandiers,--reprit-elle avec un si �trange sourire qu'il en tressaillit,--ils ont bien autres choses � faire que de revenir s'acharner pour rien: laisse donc! c'est bon pour les simples d'ici... de croire que c'est eux! Le garde-chef, sans se rendre compte de ce qu'il �prouvait, la regarda, soucieux, en silence; puis: --Qui serait-ce, alors? dit-il: ici, tout le monde s'aime; on se conna�t; pas de voleurs,--ni de malfaiteurs, jamais! Personne, que ces tueurs de gabelous, n'avait int�r�t... Quelle main... par vengeance... aurait os�... --Peut-�tre fut-ce par amour! dit la Basquaise:--tiens, moi, tu sais, une fois aimante... ciel et terre p�rissent plut�t!--Quelle main, dis-tu? Voyons, mon Pier!... Et--si c'�tait celle que tu tiens l�, sous tes l�vres? Albrun, qui connaissait sa femme, laissa tomber, en un saisissement, la main qu'il baisait: il ressentit comme froid plein le coeur. --Tu veux rire, Ardiane? dit-il. Mais la sauvage cr�ature parfum�e, la belle fauve, d'un enivrant mouvement d'amour, l'attira par le cou--et, d'une voix entrecoup�e, dont l'haleine br�la l'oreille du jeune homme, lui chuchota, tr�s bas, sous les cheveux: --Pier!... Puisque je t'adorais! Pier, puisque nous �tions enferm�s dans l'indigence, et _que bouter le feu � ces taudions �tait le SEUL moyen de nous voir! et d'�tre l'un � l'autre! et d'avoir notre enfant!_ � ces affreuses paroles, Pier Albrun, l'ex-bon soldat, s'�tait dress�, les pensers en d�sarroi, le vertige dans les prunelles.--Hagard, il chancelait! Soudain, sans mot r�pondre, le garde-chef lan�a par la crois�e, dans les ombres basses, vers le torrent, la croix d'honneur--et d'un jet si violent que l'une des ar�tes d'argent de ce joyau, �raflant une roche dans sa chute, en fit jaillir une �tincelle avant de s'engouffrer dans l'�cume. Puis il fit un geste vers l'arme suspendue au mur; mais ses regards ayant rencontr� les yeux endormis de son enfant, il s'arr�ta, livide, fermant les paupi�res. --Que cet enfant soit pr�tre, pour qu'il puisse t'absoudre! dit-il, apr�s un grand silence. Mais la Basquaise �tait si ardemment belle que, vers les cinq heures du matin,--de trop persuadeurs d�sirs aveuglant, peu � peu, la conscience du jeune homme,--sa terrible compagne finit par lui sembler dou�e d'un coeur _h�ro�que_. Bref, Pier Albrun, dans les d�lices d'Ardiane Inf�ral, faiblit--et pardonna. Et, s'il faut parler franc,--_apr�s tout, pourquoi n'e�t-il point pardonne?_ Tel autre, criant un adieu rauque, se fut enfui? Trois mois apr�s, les gazettes eussent relat� sa mort �glorieuse� en Chine ou chez les Hovas; l'enfant, laiss� en d�tresse, f�t rentr� dans les limbes; et la Basquaise, entretenue dans quelque ville, e�t, sans doute, lev� les �paules � cette nouvelle lointaine qu'elle �tait veuve,--et, tout bas, e�t trait� le d�funt d'imb�cile. Tels eussent �t� les r�sultats d'une aust�rit� trop rigide. Aujourd'hui, Pier et son Ardiane s'adorent, et,--moins l'ombre du secret qu'ils gardent et qui les unit � jamais,--certes, ils paraissent des heureux!... Il a su rep�cher sa croix, qu'il a bien gagn�e d'ailleurs, et qu'il porte. Enfin, si l'on songe � ce que l'Humanit� admire, estime ou approuve, ce d�nouement-l�, pour tout esprit s�rieux et sinc�re, n'est-il pas le plus... PLAUSIBLE? L'H�RO�SME DU DOCTEUR HALLIDONHILL _� MONSIEUR LOUIS-HENRY MAY_ L'H�RO�SME DU DOCTEUR HALLIDONHILL Tuer pour gu�rir! Adage officiel de BROUSSAIS. L'insolite cause du docteur Hallidonhill va venir prochainement aux assises de Londres. Voici les faits: Le 20 mai dernier, les deux vastes antichambres de l'illustre sp�cialiste, du curateur _quand m�me_ de toutes les affections de la poitrine, regorgeaient de clients, comme d'habitude, leurs tickets d'ordre � la main. � l'entr�e se tenait, en longue redingote noire, l'essayeur de monnaies: il recevait de chacun les deux guin�es de rigueur, les �prouvait, d'un seul coup de marteau, sur une enclume de luxe, criant _All right!_ automatiquement. Dans le cabinet vitr�,--bordur�, tout alentour, de grands arbustes des tropiques en leurs vastes pots du Japon,--venait de s'asseoir, devant sa table, le rigide petit docteur Hallidonhill. � ses c�t�s, aupr�s d'un gu�ridon, son secr�taire st�nographiait de br�ves ordonnances. Au montant d'une porte velout�e de rouge, � clous d'or, un valet de monstrueuse encolure se dressait, ayant pour office de transporter, l'un apr�s l'autre, les chancelants pulmonaires sur le palier de sortie,--d'o� les descendait, en fauteuils sp�ciaux, l'ascenseur (ceci d�s que le sacramentel �� un autre!� �tait prononc�). Les consultants entraient, l'oeil vitreux et voil�, le torse nu, les v�tements sur le bras; ils recevaient, � l'instant, au dos et sur la poitrine, l'application du plessim�tre et du tube: --Tik! tik! plaff! Respirez!... Plaff!... Bien. Suivait une m�dication dict�e en quelques secondes,--puis le fameux �� un autre!� Et, depuis trois ann�es, chaque matin, la procession d�filait ainsi, banale, de neuf heures � midi pr�cis. * * * * * Soudain, ce jour-l�, 20 mai, neuf heures sonnant, voici qu'une sorte de long squelette, aux prunelles �voluantes, aux creux des joues se touchant sous le palais, le torse nu, pareil � une cage entortill�e de parchemin flasque, soulev�e par l'anh�lation d'une toux cass�e,--bref, un douteux vivant, une fourrure de renard bleu ploy�e sur l'un de ses d�charn�s avant-bras, allongea le compas de ses f�murs dans le cabinet doctoral, en se retenant de tomber aux longues feuilles des arbustes. --Tik! tik! plaff! Au diable! Rien � faire! grommela le docteur Hallidonhill: suis-je un coroner bon � constater les d�c�s?... Vous expumerez, sous huit jours, le supr�me champignon de ce poumon gauche: et le droit est une �cumoire!...--� un autre! Le valet allait �enlever le client�, lorsque l'�minent th�rapeute, se frappant le front, ajouta brusquement, avec un sourire complexe: --�tes-vous riche? --Ar-chi-mil-lionnaire! r�la, tout larmoyant, l'infortun� personnage qu'Hallidonhill venait de cong�dier si succinctement de la plan�te. --Alors, que votre carrosse-lit vous d�pose � Victoria station! Express de onze heures pour Douvres! Puis le paquebot! Puis, de Calais � Marseille, sleeping-car avec po�le! Et � Nice!--L�, six mois de cresson, jour et nuit, sans pain, ni vins, ni fruits, ni viandes. Une cuiller d'eau de pluie bien iod�e tous les deux jours. Et cresson, cresson, cresson! pil�, broy�, en son jus:--seule chance... et encore! Ce pr�tendu curatif, dont on me rebat les oreilles, me paraissant plus qu'absurde, je l'offre � un d�sesp�r�, mais sans y croire une seconde. Enfin, tout est possible...--� un autre! Le cr�sus phtisique une fois pos� d�licatement dans le retrait capitonn� de l'ascenseur, la procession normale des pulmonaires, scorbutiques et bronchiteux, commen�a. * * * * * Six mois apr�s, le 3 novembre, neuf heures sonnant, une esp�ce de g�ant � voix formidable et joyeuse--dont le timbre fit vibrer le vitrage du cabinet de consultations et fr�mir les feuilles des plantes tropicales, un joufflu colosse, en riches fourrures, s'�tant ru�, bombe humaine, � travers les rangs lamentables de la client�le du docteur Hallidonhill, p�n�tra, sans ticket, jusque dans le _sanctum_ du prince de la Science, lequel, froid, en son habit noir, venait, comme toujours, de s'asseoir devant sa table. Le saisissant � bras le corps, il l'enleva comme une plume et, baignant, en silence, de pleurs attendris les deux joues bl�mes et glabres du praticien, les baisa et rebaisa d'une fa�on sonore, en mani�re de paradoxale nourrice normande; puis le reposa comateux et presque �touff� en son fauteuil vert. --Deux millions? Les voulez-vous? En voulez-vous trois? vocif�rait le g�ant, r�clame terrible et vivante.--Je vous dois le souffle, le soleil, les bons repas, les effr�n�es passions, la vie, tout! R�clamez donc de moi des honoraires inou�s: j'ai soif de reconnaissance! --Ah ��, quel est ce fou? Qu'on l'expulse!... articula faiblement le docteur apr�s un moment de prostration. --Mais non, mais non! gronda le g�ant avec un coup d'oeil de boxeur qui fit reculer le valet. Au fait, je comprends que vous, mon sauveur m�me, vous ne me reconnaissiez pas. Je suis l'homme au cresson! le squelette fini, perdu! Nice! le cresson, cresson, cresson! J'ai fait mon semestre, et voil� votre oeuvre. Tenez, �coutez ceci! Et il se tambourinait le thorax avec des poings capables de briser le cr�ne aux plus prim�s des taureaux du Middlessex. --Hein! fit le docteur en bondissant sur ses pieds,--vous �tes... Quoi! c'est l� le moribond qui... --Oui, mille fois oui, c'est moi! hurlait le g�ant:--D�s hier au soir, � peine d�barqu�, j'ai command� votre statue en bronze, et je saurai vous faire d�cerner un terrain fun�bre � Westminster! Se laissant tomber sur un vaste sopha dont les ressorts craqu�rent et g�mirent: --Ah! que c'est bon, la vie! soupira-t-il avec le b�at sourire d'une placide extase. Sur deux mots rapides, prononc�s � voix basse par le docteur, le secr�taire et le valet se retir�rent. Une fois seul avec son ressuscit�, Hallidonhill, compass�, blafard et glacial, l'oeil nerveux, regarda le g�ant, durant quelques instants, en silence:--puis, tout � coup: --Permettez, d'abord, murmura-t-il d'un ton bizarre, _que je vous �te cette mouche de la tempe!_ Et, se pr�cipitant vers lui, le docteur, sortant de sa poche un court revolver _bull-dog_, le lui d�chargea deux fois, tr�s vite, sur l'art�re temporale gauche. Le g�ant tomba, la bo�te osseuse fracass�e, �claboussant de sa cervelle reconnaissante le tapis de la pi�ce, qu'il battit de ses paumes une minute. En dix coups de ciseau, witch�ra, v�tements et linge, au hasard tranch�s, laiss�rent � nu la poitrine,--que le grave op�rateur, d'un seul coup de son large bistouri chirurgical, fendit, incontinent, de bas en haut. Un quart d'heure apr�s, lorsque le constable entra dans le cabinet pour prier le docteur Hallidonhill de vouloir bien le suivre, celui-ci, calme, assis devant sa table, une forte loupe en main, scrutait une paire d'�normes poumons, g�min�s, � plat, sur son sanguinolent pupitre. Le g�nie de la Science essayait, en cet homme, de se rendre compte de l'archi-miraculeuse action cressonni�re, � la fois lubr�fiante et recr�atrice. --Monsieur le constable, a-t-il dit en se levant, j'ai jug� opportun d'immoler cet homme, son autopsie imm�diate pouvant me r�v�ler un secret salutaire pour le d�g�n�rescent arbre a�rien de l'esp�ce humaine: c'est pourquoi je n'ai pas h�sit�, je l'avoue, � SACRIFIER, ICI, MA CONSCIENCE... � MON DEVOIR. Inutile d'ajouter que l'illustre docteur a �t� relax� sous caution purement formelle, sa libert� nous �tant plus utile que sa d�tention. Cette �trange affaire va maintenant venir aux assises britanniques. Ah! quelles merveilleuses plaidoiries l'Europe va lire! Tout porte � esp�rer que ce sublime attentat ne vaudra pas � son h�ros la potence de Newgate, les Anglais �tant gens � comprendre, tout comme nous, _que l'amour exclusif de l'Humanit� future au parfait m�pris de l'Individu pr�sent, est, de nos Jours, l'unique mobile qui doive innocenter, quand m�me, les magnanimes outranciers de la Science_. LES PHANTASMES DE M. REDOUX _� MONSIEUR RODOLPHE DARZENS_ LES PHANTASMES DE M. REDOUX Ce n'est pas qu'on soit bon, on est content. XAVIER AUBRYET. Par un soir d'avril de ces derni�res ann�es, l'un des plus justement estim�s citadins de Paris, M. Antoine Redoux,--ancien maire d'une localit� du centre,--se trouvait � Londres, dans Baker-street. Cinquantenaire jovial, dou� d'embonpoint, nature �en dehors�,--mais esprit pratique en affaires,--ce digne chef de famille, v�ritable exemple social, n'�chappait cependant pas plus que d'autres, lorsqu'il �tait seul et s'absorbait en soi-m�me, � la hantise de certains phantasmes qui, parfois, surgissent dans les cervelles des plus pond�r�s industriels. Ces cervelles, au dire des ali�nistes, une fois hors des affaires sont des mondes myst�rieux, souvent m�me assez effrayants. Si donc il arrivait � M. Redoux, retir� en son cabinet, d'attarder son esprit en quelqu'une de ces songeries troubles,--dont il ne sonnait mot � personne,--la �lubie� parfois �trange, qu'il s'y laissait aller � choyer, devenait bient�t despotique et tenace au point de le sommer de la _r�aliser_. Ma�tre de lui, toutefois, il savait la dissiper (avec un profond soupir!), lorsque la moindre incidence de la vie r�elle venait, de son heurt, le r�veiller;--en sorte que ces morbides attaques ne tiraient gu�re � cons�quence;--n�anmoins, depuis longtemps, en homme circonspect, se m�fiant d'un pareil �faible�, il avait d� s'astreindre au r�gime le plus sobre, �vitant les �motions qui pouvaient susciter en son cerveau le surgir d'un _dada_ quelconque. Il buvait peu, surtout! crainte d'�tre emport�, par l'�bri�t�, jusqu'� R�ALISER, en effet, _alors_, telle de ces turlutaines subites dont il rougissait, en secret, le lendemain. Or, en cette soir�e, M. Redoux ayant, sans y prendre garde, d�n� fort bien, chez le n�gociant (avec lequel il avait conclu, au dessert, l'avantageuse affaire, objet de son voyage d'outre-Manche), ne s'aper�ut pas que les insidieuses fum�es du porto, du sherry, de l'ale et du champagne alt�raient, maintenant, quelque peu, la lucidit� susceptible de ses esprits. Bien qu'il f�t encore d'assez bonne heure, il revenait � l'h�tel, en son instinctive prudence, lorsqu'il se sentit, soudainement, assailli par une brumeuse ond�e. Et il advint que le portail sous lequel il courut se r�fugier, se trouvant �tre celui du fameux mus�e Tussaud,--ma foi, pour s'�viter un rhume, en un abri confortable, ainsi que par curiosit�, pour tuer le temps, l'ancien maire de la localit� du centre, ayant jet� son cigare, monta l'escalier du salon de cire. Au seuil m�me de la longue salle o� se tenait, dans une �quivoque immobilit�, cette �trange assembl�e de personnages fictifs, aux costumes disparates et chatoyants, la plupart couronne en t�te, sortes de massives gravures de mode des si�cles, Redoux tressaillit. Un objet lui �tait apparu, tout au fond, sur l'estrade de la Chambre des Horreurs et dominant toute la salle. C'�tait le vieil instrument qui, d'apr�s des documents � l'appui assez s�rieux, avait servi, en France, jadis, pour l'ex�cution du roi Louis XVI: ce soir-l�, seulement, la Direction l'avait extrait de la r�serve comme n�cessitant diverses r�parations: ses assises, par exemple, se faisant vermoulues. � cette vue et mis au fait, par le programme, de la provenance de l'appareil, l'excellent actualiste-lib�ral se sentit dispos�, pour le roi-martyr, � quelque g�n�rosit� morale,--gr�ce � la bonne journ�e qu'il avait faite.--Oui, toutes opinions de c�t�, pr�t � bl�mer tous les exc�s, il sentit son coeur s'�mouvoir en faveur de l'auguste victime �voqu�e par ce grave sp�cimen des choses de l'Histoire. Et comme en cette nature intelligente, carr�e, mais trop _impressionnable_, les �motions s'approfondissaient vite, ce fut � peine s'il honora d'un coup d'oeil vague et circulaire la foule bigarr�e d'or, de soie, de pourpre et de perles, des personnages de cire. Frapp� par l'impression majeure de _cette_ guillotine, songeant au grand drame pass�, il avisa, naturellement, le socle o� se dressait, dans une all�e lat�rale, l'approximative reproduction de Shakespeare, et s'assit, tout aupr�s, en confr�re, sur un banc. Toute �motion rend expansives les natures exub�rantes: l'ancien maire de la localit� du centre, s'apercevant donc qu'un de ses voisins (fran�ais, � son estime, et selon toute apparence), paraissait aussi se recueillir, se tourna vers ce probable compatriote et, d'un ton dolent, laissa tomber,--pour t�ter, comme on dit, le terrain,--quelques id�es ternes touchant �l'impression PRESQUE triste que causait cette sinistre machine, _� quelque opinion que l'on appart�nt_.� Mais, ayant regard� avec attention son interlocuteur, l'excellent homme s'arr�ta court, un peu vex�: il venait de constater qu'il parlait, depuis deux minutes, � l'un de ces passants _trompe-l'oeil_, si difficiles � distinguer des autres, et que MM. les directeurs des mus�es de cire se permettent, par malice, d'asseoir sur les banquettes destin�es aux vivants. � ce moment, l'on pr�venait, � haute voix, de la fermeture. Les lustres rapidement s'�teignaient et de derniers curieux, en se retirant comme � regret, jetaient des regards sommaires sur leur fantasmagorique entourage, s'effor�ant d'en r�sumer ainsi l'aspect g�n�ral. Toutefois, son expansion rentr�e, m�l�e d'excitation morbide, avait transform�, de son choc intime, la premi�re impression, d�j� malsaine, en une �lubie� d'une intensit� insolite,--une sorte de tr�s sombre marotte, qui agita ses grelots, tout � coup, sous son cr�ne et � laquelle il n'eut m�me pas l'id�e de r�sister. �Oh! songeait-il, se jouer � soi-m�me (sans danger, bien entendu!) les sensations terribles,--terribles! qu'avait d� �prouver, devant cette planche fatale, le bon roi Louis XVI!... Se figurer l'�tre! R�entendre, en imagination, le roulement de tambours et la phrase de l'abb� Egdeworth de Firmont! Puis, �pancher son besoin de g�n�rosit� morale en se donnant le luxe de plaindre--(mais, l�, sinc�rement!... toutes opinions � part!)--ce digne p�re de famille, cet homme trop bon, trop g�n�reux, cet homme, enfin, si bien dou� de toutes les qualit�s que lui, Redoux, se reconnaissait avoir! Quelles nobles minutes � passer! Quelles douces larmes � r�pandre!...--Oui, mais, pour cela, il s'agissait de pouvoir �tre seul, devant cette guillotine!... Alors, en secret, sans �tre vu de personne, on se livrerait, en toute libert�, � ce soliloque si _flatteusement_ �mouvant!--Comment faire?... comment faire?...� Tel �tait l'�trange _dada_ qu'enfourchait, troubl� par les fum�es des vins de France et d'Espagne, l'esprit, un peu fi�vreux d�j�, de l'honorable M. Redoux. Il consid�rait l'extr�mit� des montants, recouverte, ce soir-l�, d'une petite housse qui d�robait la vue du couteau,--sans doute pour ne point choquer les personnes trop sensibles qui n'eussent pas tenu � le voir. Et, comme la lubie, cette fois, _voulait_ �tre r�alis�e, une ruse lumineuse, surgie de la difficult� � vaincre, �claira soudain l'entendement de M. Redoux: --Bravo! c'est cela!... murmura-t-il.--Ensuite, d'un appel, en allant cogner � la porte, je saurai bien me faire ouvrir. J'ai mes allumettes; un bec de gaz, lueur tragique! me suivra... Je dirai que je me suis endormi. Je donnerai une demi-guin�e au gar�on: �a vaudra bien �a. La salle �tait d�j� cr�pusculaire: un fanal d'ouvriers brillait seul, sur l'estrade, l�-bas,--ceux-ci devant arriver au petit jour. Des paillons, des cristaux, des soieries jetaient des lueurs... Plus personne, sinon le gar�on de fermeture qui s'avan�ait dans l'all�e du Shakespeare. Se tournant donc vers son _voisin_, M. Redoux prit, subitement, une pose immobile; son geste offrait une prise; son chapeau, de bords larges, ses mains rougeaudes, sa figure enlumin�e, ses yeux mi-clos et fixes, les plis de sa longue redingote, toute sa personne roidie, ne respirant plus, sembla, elle aussi, et � s'y m�prendre, celle d'un faux-passant. Si bien que, dans la presque totale obscurit�, le gar�on du mus�e, en passant pr�s de M. Redoux, soit sans le remarquer, soit songeant � quelque acquisition nouvelle dont la Direction ne l'avait pas encore pr�venu, lui donna, comme au _voisin_ taciturne, un l�ger coup de plumeau, puis s'�loigna. L'instant d'apr�s, les portes se referm�rent. M. Redoux, triomphant, pouvant, enfin, r�aliser un de ses phantasmes, se trouvait seul dans les azur�es t�n�bres, sem�es d'�tincellements, du salon de cire. Se frayant passage, sur la pointe du pied, � travers tous ces vagues rois et reines, jusqu'� l'estrade, il en monta lentement les degr�s vers la lugubre machine: le carcan de bois faisait face � toute la salle. Redoux ferma les yeux pour mieux se _rem�morer_ la sc�ne de jadis,--et de grosses larmes ne tard�rent pas � rouler sur ses joues!--Il songeait � celles qui furent toute la plaidoirie du vieux Malesherbes, lequel, charg� de la d�fense de son roi, ne put absolument que fondre en pleurs devant la �Convention nationale�. --Infortun� monarque, s'�cria Redoux en sanglotant, oh! comme je te comprends! comme tu dus souffrir!--Mais on t'avait, d�s l'enfance, �gar�! Tu fus la victime d'une n�cessit� des temps. Comme je te plains, du fond du coeur! Un p�re de famille... en comprend un autre!... Ton forfait ne fut que d'�tre roi... Mais, apr�s tout, moi, JE FUS BIEN MAIRE! (Et le trop compatissant bourgeois, un peu hagard, ajoutait d'une voix hoquetante et avec le geste de soutenir quelqu'un):--Allons, sire, du courage!... Nous sommes tous mortels... Que Votre Majest� daigne... Puis, regardant la planche et la faisant basculer: --Dire qu'il s'est allong� l�-dessus!... murmurait l'excellent homme.--Oui, nous �tions, � peu pr�s, de m�me taille, para�t-il:--et il avait mon embonpoint. �C'est encore solide, c'est bien �tabli. Oh! quelles furent, quelles durent �tre, veux-je dire, ses supr�mes pens�es, une fois couch� sur cette planche!... En trois secondes, il a d� r�fl�chir �... des si�cles! �Voyons! M. Sanson n'est pas l�: si je m'�tendais--rien qu'un peu--pour savoir... pour t�cher d'�prouver... moralement... Ce disant, le digne M. Redoux, prenant une expression r�sign�e, quasi-sublime, s'inclina, doucement d'abord, puis, peu � peu, se coucha sur la bascule invitante: si bien qu'il pouvait contempler l'orbe distendu des deux croissants concaves, largement entreb�ill�s, du carcan. --L�! restons l�! dit-il, et m�ditons. Quelles angoisses il dut ressentir! Et il s'�pongeait les yeux, de son mouchoir. La planche formait rallonge, sur un plan inclin� vers les montants. Redoux, pour s'y installer plus commod�ment, fit un l�ger haut-le-corps qui amena, glissante, cette planche, jusqu'au bord du carcan. De telle sorte que, ce hasard le favorisant encore, l'ancien maire se trouva, tout doucement, le col appuy� sur la demi-lune inf�rieure. --Oui! pauvre roi! je te comprends et je g�mis! grommelait le bon M. Redoux. Et il m'est consolant de songer qu'une fois ici tu ne souffris plus longtemps! � ce mot, et comme il faisait un mouvement pour se relever, il entendit, � son oreille droite, un bruit sec et l�ger. Crrrick! C'�tait la demi-lune sup�rieure qui, secou�e par l'agitation du contribuable, �tait venue, glissante aussi, s'embo�ter sans doute en son ressort, emprisonnant, par ainsi, la t�te de l'ex-fonctionnaire. L'honorable M. Redoux, � cette sensation, se mut, � tort et � travers; mais en vain: la chose avait fait sourici�re. Ses mains t�taient les montants,--mais, o� trouver le secret pour se lib�rer? Chose singuli�re, ce petit incident le d�grisa, tout � coup. Puis, sans transition, sa face devint couleur de pl�tre et son sang parcourut ses art�res avec une horrible rapidit�; ses yeux, � la fois �perdus et ternes, roulaient, comme sous l'action d'un vertige et d'une horreur folle; agit� d'un tremblement, son corps glac� se raidissait; les dents claquaient. En effet, troubl� par sa lourde attaque de phantasmomanie, il s'�tait persuad� que, _M. Sanson n'�tant pas l�_, nul danger n'�tait � craindre. Et voici qu'il venait de songer qu'� sept pieds au-dessus de son faux-col et ench�ss� en un poids de cent livres �tait suspendu le couteau; que le bois �tait rong� des vers, que les ressorts �taient rouill�s, et qu'en palpant ainsi, au hasard, il s'exposait � toucher le bouton qui fait tomber la chose! Alors--sa t�te s'en irait rouler aux pieds de cire de tous les fant�mes qui, maintenant, lui semblaient une sorte d'assistance approbatrice; car les reflets du fanal, en vacillant sur toutes ces figures, en vitalisaient l'impassibilit�. On l'observait! Cette foule aux yeux fixes paraissait attendre.--�� moi!� r�la-t-il;--et il n'osa recommencer, se disant, dans l'exc�s de ses affres, que la seule vibration de sa voix pouvait suffire pour... Et cette id�e fixe ravinait son front livide, tirait ses bonnes bajoues g�n�reuses; des fourmillements lui couraient sur le cr�ne, car, en ce noir silence et devant la hideuse absurdit� d'une tel d�c�s, ses cheveux et sa barbe commen�aient graduellement � blanchir (les condamn�s, durant l'agonie de la toilette, ont offert, maintes fois, ce ph�nom�ne). Les minutes le vieillissaient comme des jours. � un craquement subit du bois, il s'�vanouit. Au bout de deux heures, comme il revenait � lui, le froid sentiment de sa situation lui fit savourer un nouveau genre d'intime torture, jusqu'au moment o� le soudain grattement d'une souris lui causa une syncope d�finitive. * * * * * Au rouvrir des yeux, il se trouva, demi-nu, en un fauteuil du mus�e, entour� de gar�ons et d'ouvriers qui le frottaient de linges chauds, lui faisaient respirer de l'alcali, du vinaigre, lui frappaient dans les mains. --Oh!... balbutia-t-il, d'un air �gar�, � la vue de la guillotine sur l'estrade. Une fois un peu remis, il murmura: --Quel r�ve! oh! la nuit--sous... l'�pouvantable couteau! Puis, en quelques paroles, il �baucha une histoire: �M� par la curiosit�, il avait voulu _voir_: la planche avait gliss�, le carcan l'avait saisi--et... il s'�tait trouv� mal.� --Mais, monsieur, lui r�pondit le gar�on du mus�e,--(le m�me qui l'avait �pousset� la veille),--vous vous �tes alarm� sans motif. --Sans motif!!.. articula p�niblement Redoux, la gorge encore serr�e. --Oui: le carcan n'a pas de ressorts et ce sont les coins, en se touchant, qui ont produit le bruit; en vous y prenant bien, vous pouviez le soulever--et, quant au couteau... Ici le gar�on, montant sur l'estrade, enleva du bout d'une perche, la housse vide: --Il y a deux jours qu'on l'a port� � revisser. � ces paroles, M. Redoux, se redressant sur ses jambes, et s'affermissant, regarda, bouche b�ante. Puis, s'apercevant dans une glace, lui, vieilli de dix ann�es,--il donna, en silence, avec des larmes cette fois sinc�res, trois guin�es � ses lib�rateurs. Cela fait, il prit son chapeau et quitta le mus�e. Une fois dans la rue, il se dirigea vers l'h�tel, y prit sa valise.--Le soir m�me, � Paris, il courut se faire teindre, rentra chez lui--et ne souffla jamais un mot de son aventure. * * * * * Aujourd'hui, dans la haute position qu'il occupe � l'une des Chambres, il ne se permet plus un seul �cart du r�gime qu'il suit contre sa tendance au phantasme. Mais l'honorable _leader_ n'a pas oubli� sa nuit lamentable. Il y a quatre ans, environ, comme il se trouvait dans un salon neutre, au milieu d'un groupe o� l'on commentait les dol�ances de certains journaux sur le d�c�s d'un royal exil�, l'un des membres de l'extr�me-droite pronon�a tout � coup les excessives paroles suivantes--car tout se sait!--en regardant au blanc des yeux l'ex-maire de la localit� du centre: --�Messieurs, croyez-moi; les rois, m�me d�funts, ont une mani�re... parfois bien d�daigneuse... de ch�tier les farceurs qui osent s'octroyer l'hypocrite jouissance de les plaindre!� � ces mots, l'honorable M. Redoux, en homme �clair�, sourit--et changea la conversation. CE MAHOIN! _� MONSIEUR LOUIS WELDEN HAWKINS_ CE MAHOIN! Un horripilant cauchemar. EDGAR ALLAN POE. Ah! ce Mahoin! l'hybride et fangeux brigand! Le tragique et retors malvat! Un r�deur de routes, une face de crime, � reflets ternes, couleur de couteau sale: l'air d'un gros mauvais pr�tre, moins la d�froque: et gare � ce qu'il rencontrait!--�changer une parole avec son grou�nement de ragot f�roce portait malheur aux campagnards;--c'�tait, � leur estime, un fauteur de s�cheresses, d'�pizooties, de br�lis. Son horrible vigueur musculaire faisait qu'on lui souriait, sur les chemins, dans la campagne belge des environs d'Ixelles; cependant--(et il le savait, d'instinct!)--les plus d�bonnaires des ma�tres d'�cole, les plus b�nins des m�decins de villages, souhaitaient, � sa rencontre, en de�� de leurs sourires, que les vieux tortionnaires inoubli�s de l'occupation espagnole sortissent une fois de leur s�culaire et poudroyant repos pour �puiser, sur son ignoble individu, les ressources de leur art.--La nomenclature des forfaits de ce Mahoin d�frayait les veill�es et, comme la plupart des gendarmes belges renon�aient � le surprendre hors de ses repaires inconnus, le sc�l�rat, terreur du pauvre et du riche, faisait trembler, � vingt lieues � la ronde, chaumi�res, couvents, maisons de plaisance et ch�teaux.--De tr�s jeunes filles, bourgeoises et villageoises, en crise de pubert�, le d�siraient,--entre autres envies morbides,--quitte � s'�tonner, une fois mu�es, de tout ce naus�eux amas d'app�tits dont elles s'�taient senties tourment�es. Seulement, le monstre avait conscience exacte de ces crises, qu'il guettait. Et, donc, il s'�tait diverti, depuis dix ans, dans les foss�s, dans les bois, dans les luzernes, avec une trentaine, � peu pr�s, de ces infortun�es. L'on comptait, �galement, � son acquit, une forte douzaine de meurtres, commis avec des circonstances de barbarie surprenantes, d'une hideur inou�e; des effractions d'une audace hors ligne, d'innombrables larcins--des viols de diff�rents genres, d'une luxure � ce point r�voltante que le huis-clos m�me en eut peut-�tre refus� les r�v�lations (bien qu'il soit de notori�t� que, par tous les pays, la magistrature est friande, en g�n�ral, de r�cits �grillards); enfin,--et c'est ce qui fit d�border la coupe de la fureur publique,--des d�tournements continuels de vases sacr�s, op�r�s avec bris de tabernacles, strangulation des bedeaux,--suivie de profanations exerc�es sur leurs cadavres;--etc. Cet �tat de choses ne pouvait durer: nous l'avons dit, la mesure �tait comble: il fallait en finir. Une battue s�rieuse, avec accompagnement de dogues, de fourches et de carabines, fut organis�e et,--de concert avec la gendarmerie,--l'on fut assez heureux pour capturer, dans la grange d'une ferme incendi�e, entre deux cultivateurs carbonis�s, l'affreux Mahoin: ceci au moment m�me o� il se disposait � consommer, au milieu de fenaisons, sur la personne d'une enfant de trois ans et demi � peine, le plus odieux des attentats. Il fallut six des plus vigoureux gendarmes du pays pour maintenir et ligotter la grondante b�te puante, puis la jeter dans une charrette et la porter ensuite au fond d'un cachot de la prison d'Ixelles. L'instruction ne fut pas longue:--les assises le furent moins encore: ce Mahoin, comme bien on le pense, fut condamn� au dernier supplice,--haut la main, presque sommairement!--et le recours en gr�ce d�ment jet� au panier par Qui de droit: tout cela va sans dire. Jusqu'ici, j'en conviens, rien de bien extraordinaire:--mais il se passa, le jour de l'ex�cution capitale, un incident dont la bizarrerie, peu commune, m�rite mention. Aux termes de l'arr�t, la guillotine, sur son grand �chafaud, devait �tre dress�e sur la place foraine d'Ixelles. Or, gr�ce � la courtoisie du parquet flamand, le jour pr�cis de l'ex�cution fut connu bien � l'avance: on en finirait vers les sept heures du matin. En sorte que, le renom du sc�l�rat s'�tant r�pandu d�s longtemps � travers la contr�e, il se trouva que, de toutes parts, les routes furent encombr�es d'une �norme affluence de curieux, de paysans, de bourgeois, de commer�ants des deux sexes, suivis de leurs enfants: l'on marcha toute la nuit aux environs d'Ixelles--comme si l'on se f�t rendu � une sorte de f�te nationale. On voulait voir comment il se tiendrait, le front qu'il aurait.--Et puis, l'on respirerait plus � l'aise de l'avoir vu p�rir. Rien ne co�te � la vindicte de la foule une fois parvenue � cette effervescence: aussi tous les propri�taires des maisons environnant la place firent d'excellentes affaires cette nuit-l�. Comme il pleuvait un peu (c'�tait, je crois, en octobre), tous les greniers, toutes les mansardes, sous ces grands toits charpent�s et ardois�s en pente raide, furent lou�s tant la place � des milliers d'individus qui s'y tass�rent, debout, et demeur�rent ainsi jusqu'au matin, dans l'obscurit�, en causant, coude � coude,--press�s, osons le dire, comme de v�ritables harengs,--sous les poutres des toits. Dehors, sur la grand'place, c'�tait un niveau remuant d'environ quinze mille t�tes;--� grand'peine une triple haie de troupes prot�geait le libre parcours de la charrette jusqu'au pied de l'�chafaud. Les heures pass�rent: le petit jour parut, blanchit les murs, puis le brumeux soleil se leva. Toutes les fen�tres �taient garnies de figures au point que, derri�re celles-ci, les gens ayant �tag� des chaises, d'autres figures montaient jusqu'aux cintres et que des mains s'accrochaient aux grosses tringles des rideaux enlev�s, aux corniches des murs, ceci du haut en bas des maisons. Enfin, sept heures sonn�rent: et le cri: _le voil�! le voil�!_ retentit: une grommelante rumeur de houle s'�leva de toute la place. C'�tait _lui_, en effet, sur le banc de la charrette, � c�t� du pr�tre qu'il n'�coutait pas. Solidement ficel� de garcettes, les bras au dos, t�te rase, cou nu, blafard, il regardait. Devant et derri�re le v�hicule, un piquet de gendarmes faisait escorte. Deux aides l'attendaient, au pied de l'�chafaud, pour l'aider � gravir les douze marches;--l'ex�cuteur �tait debout devant la planche, bras crois�s. Mahoin consid�ra d'un oeil d'abord h�b�t� l'ensemble de la place; puis il �clata d'un rire presque inqui�tant, qui s'entendit au loin, dans le silence, et vibra, faisant tressaillir les nerfs de la foule. Mais le rire s'arr�ta brusquement! Le condamn� venait, en relevant les yeux, d'apercevoir un spectacle qui l'�tonnait lui-m�me--et qu'il ne pouvait, sans doute, s'expliquer en ce moment trouble. Sur les pentes presque perpendiculaires des toitures, criblant la longueur totale de leurs dimensions, l'ardoiserie venait d'�tre soulev�e et arrach�e. Et, � travers les milliers de trous superpos�s, voici que des milliers de t�tes de d�capit�s parlants apparaissaient, roulant leurs yeux vers la place et rendant son regard au bandit--sans qu'il f�t, tout d'abord, possible de comprendre _o� pouvaient bien �tre les corps appartenant � ces t�tes_. C'�tait,--le lecteur l'a d�j� devin�,--la multitude des curieux qui avaient pass� la nuit dans les mansardes et les greniers. Aussit�t que, par les lucarnes, leur fut parvenue la clameur d'en bas, tous, d'un commun accord, avaient lev� les poings et fait sauter les ardoises--puis, s'agrippant et se suspendant aux poutres qui en craqu�rent, ils avaient pass� leurs t�tes au dehors, afin de voir! afin de voir!... Or, devant cette quantit� de t�tes, qu'�clairait le brouillard en feu et qui guettaient le tomber de la sienne, les yeux du patient s'agrandirent:--en un grave silence, affol� peut-�tre, il consid�ra, dans les airs d'alentour, en frissonnant, cette mouvante assembl�e incorporelle de faces sinistres,--avec une stupeur telle... _qu'il fut d�capit� bouche b�ante_. Ce Mahoin! LA MAISON DU BONHEUR L�, tout n'est qu'ordre et beaut�, Luxe, calme et volupt�! (CHARLES BAUDELAIRE. _L'Invitation au voyage_.) Deux beaux �tres humains se sont rencontr�s � cette heure des ann�es qui pr�c�de le tomber merveilleux de l'automne; � cette heure o�,--telle que, sur de riches for�ts, apr�s une ond�e d'orage, l'�toile du soir,--la M�lancolie se l�ve, illuminant de mille teintes magiques toutes les �mes bien n�es. Autrefois,--� souvenances d�j� lointaines!--ces deux �mes, d�s les premi�res aurores, apparurent natalement blanches et dou�es, � l'�tat nostalgique, d'une sorte de languide passion pour les seules choses du Ciel.--On e�t dit d'�ternels enfants, destin�s � mourir comme les oiseaux s'envolent et que le lis du matin serait la seule fleur oubliable sur leurs chastes tombes. Mais ils �taient pr�destin�s � vivre,--et l'Humanit� est venue avec ses luttes et ses stupeurs. Elle et lui, l'un de l'autre isol�s par le hasard des villes et des contr�es, grandirent, en des milieux parall�les, sans se rencontrer jamais. Au cours de l'existence, et sous tous les cieux, ils eurent donc � subir le salut des passants polis, aux yeux sourieurs, aux airs sagaces, aux admirations officielles, aux jugements d'emprunt, aux pr�occupations oiseuses, aux riens compass�s, aux coeurs uniquement lascifs, aux politiques vis�es, aux calomnieux �loges,--et dont les pr�sences, tr�s distingu�es, d�gagent une odeur de bois mort. Ah! c'est que tous deux avaient, comme nous, re�u le jour au sein triste de ces nations occidentales, lesquelles, sous couleur d'�tablir, enfin, sur la terre, le r�gne �r�gulier� de la Justice, vont, se d�nuant, � plaisir, de ces instincts de l'en-Haut--qui, seuls, constituent l'Homme r�el,--et pr�f�rent s'aventurer _librement_, d�sormais, au gr� d'une Raison d�sesp�r�e, � travers les hasards et les ph�nom�nes, en payant chaque �d�couverte� d'un endurcissement plus sourd du coeur. Au spectacle environnant de cet effort moderne, le plus sage, humainement,--aux yeux, du moins, des gens du �monde�,--ne serait-ce pas de se laisser vivre, en vagues curieux, n'acceptant des ann�es que les sensualit�s intellectuelles ou physiques, et sans autres passions que celle du plus commode �clectisme? Cependant, Paule de Lu�anges, ainsi que le duc Valleran de la Villeth�ars, d�s leur juv�nilit�, commenc�rent � ressentir beaucoup d'�tonnement de faire partie d'une esp�ce o� le d�p�rissement de toute foi, de tous d�sint�ress�s enthousiasmes, de tout amour noble ou sacr�, mena�ait de devenir end�mique. Aucuns passe-temps ne pouvaient les distraire de l'humiliant d�plaisir qu'ils en �prouv�rent, encore presque enfants, sans, toutefois, le laisser transpara�tre, � cause d'une sorte de charit� tr�s douce dont ils �taient essentiellement p�n�tr�s. Paule, svelte, en sa beaut� d'Hypatie chr�tienne, �tait de la race de ces mondaines aux coeurs de vestales qui, pr�serv�es mieux que les Sand, les Sapho, les S�vign�, m�me, ou les Sta�l, de la vanit� d'�crire, gardent, tr�s pure, la lueur virginale de leur inspiration pour un seul �lu. Lui ne se distinguait, en apparence, du commun des personnes de bonne compagnie que,--parfois,--par un certain coup d'oeil bref, tr�s p�n�trant, un peu fixe et dont l'ind�finissable impression dissolvait ou inqui�tait autour de lui les plus banales insouciances. Tous deux, ainsi, voilaient, sous les irr�prochables dehors qu'imposent les convenances aux �tres bien �lev�s, les g�niales facult�s de m�ditation dont leur Cr�ateur avait dot� leurs esprits solitaires. Et, de jour en jour, ces singuliers adolescents,--autant que les despotiques devoirs d'un rang dont ils s'honoraient le leur pouvaient permettre,--s'�loignaient de ces mille distractions si ch�res, d'habitude, � la jeunesse �l�gante. Ne perdaient-ils pas les heures dor�es de leur printemps en de trop songeuses et sans doute st�riles r�flexions touchant... par exemple, ces n�buleux probl�mes,--r�put�s insignifiants, ennuyeux ou insolubles--et auxquels, cependant, une bizarre particularit� de conscience les contraignait de s'int�resser?... --Peut-�tre. --Mais il leur apparaissait qu'autour d'eux, par exemple, l'Esprit de nos temps en travail,--qui s'efforce d'enfanter, pour la gloire d'un prestigieux Avenir, le monstre d'une chim�rique Humanit� d�capit�e de Dieu--les mettait en demeure, eux aussi, en ce qui concernait l'_humain_ de leurs �tres, d'opter, au plus secret de leurs pens�es, entre leurs ataviques aspirations... et Lui. Le r�cent id�al--(ce progressif Bien-�tre, toujours proportionnel aux n�cessit�s des pays et des �ges et dont chaque degr�, suscitant des soifs nouvelles, atteste l'_Illusoire_ ind�fini... par cons�quent la fatale d�mence d'y confiner notre But supr�me...)--ne sut �veiller en leurs intelligences qu'une indiff�rence vraiment absolue. L'orgueilleux bagne d'une telle finalit� ne pouvait, en effet, s�duire ou troubler, m�me un instant, ces deux consciences qui, tout �perdues de Lumi�re et d'humilit�, se souvenaient de leur origine. Et ces r�alit�s de b�tons flottants--en qui se r�solvent, d'ordinaire, les fascinants mirages � l'aide desquels le vieil opium de la Science dess�che les yeux des actuels vivants,--ces �conqu�tes de l'Homme moderne�, enfin, leur semblaient infiniment moins utiles que mortellement inqui�tantes,--�tant remarqu�s, surtout, le quasi-simiesque atrophiement du Sens-surnaturel qu'elles co�tent... et l'esp�ce d'ossification de l'�me qu'elles entra�nent. Imbus d'un atavisme QUI, EN R�ALIT�, COMMEN�AIT � DIEU, ils se fussent (oh! m�me affam�s!) refus�s, d'instinct, certes! � c�der, malgr� l'exemple, les droits sacr�s de leur a�nesse consciente contre toutes les p�t�es de lentilles v�n�neuses dont un p�rissable Actualisme e�t tent� de s�duire leur inanition. Quant � cet Avenir, dont une �glise de rh�teurs t�tus proph�tisait la perdurable et sublime rutilance, ces deux jeunes gens h�sitaient � s'infatuer au point de par trop oublier, aussi, qu'en fin de compte, (--ne f�t-ce qu'au t�moignage criard de ces vingt-six changements � vue dont ne cesse de nous assourdir, sous nos pieds, la mena�ante g�ologie,--et en passant m�me sous silence les fort troublantes r�v�lations de l'astronomie moderne,--) l'univers attesta, maintes fois, inopin�ment, �tre une salle trop peu s�re pour que l'on d�t caresser une minute l'id�e de jamais pouvoir s'y installer d�finitivement. En sorte que tout le clinquant intellectuel de la Science, toutes les bo�tes de jouets dont se paye l'�ge m�r de l'Humanit�, tous les bondissements d�sesp�r�s des impersuasives m�taphysiques, tout l'hypnotisme d'un Progr�s--si magnifiquement naturel, �clair� par la providence d'un Dieu r�v�l� et, sans lui d'une vanit� si poignante,--non, tout cela ne leur paraissait pas aussi _s�rieux_, ni aussi _utile_, en substance, que le tout simple et natal regard de l'Homme vers le Ciel. Socialement, toutefois, il leur �tait difficile, en eux-m�mes, de condamner, � l'�tourdie, l'�vidence de cet effort de tous vers la grande Justice,--vers une �quit� meilleure, enfin, que celle dont se lamente le Pass�. Mais les r�sultats tr�s pr�cis, obtenus en appliquant ces th�ories humanitaires,--emprunt�es, d'ailleurs, � l'�ternel Christianisme,--semblaient jusqu'� pr�sent,--il fallait bien se l'avouer,--singuli�rement en d�saccord avec les admirables intentions de leurs partisans. Comment ne pas reconna�tre, en effet, que les plus libres, les plus fiers et les plus jaloux de la Libert�, parmi les peuples, sont ceux-l� m�me qui, les longs fouets ensanglant�s aux poings, supplicient le plus leurs esclaves, savent humilier le mieux leurs pauvres et, entre les forfaits � commettre, ne pr�f�rent, _jamais_ que les plus vils? Comment �viter, par tous pays, le spectacle de ces triomphantes lupercales o� les majorit�s--au patriotisme si lucratif, aux �loquences foraines,--exultent si gravement, et dont la sereine servilit�,--giratoire seulement aux uniques souffles de ces trahisons �coeurantes philosophiquement situ�es au-dessous de toute p�nalit� comme de tout d�dain,--affirme outre mesure en quelle d�sesp�rante inanit� s'aplatissent les r�volutions? Et, pour conclure, comment ne pas comprendre, sans effort, qu'�tant donn�e la loi de l'inn�e disproportion des intelligences, en leur diversit� d'aptitudes, le pr�tendu r�gne d'une Justice purement humaine ne saurait �tre jamais que la tyrannie du M�diocre, s'autorisant, gaiement, de quoi? du _nombre!_ pour imposer l'abaissement � ceux dont le g�nie, constituant, seul, l'entit� m�me de l'Esprit-Humain, a, seul, de droit _divin_, qualit� pour en d�terminer et diriger les l�gitimes tendances! --Mais, sans daigner juger la mode actuelle des id�es septentrionales, le noble songeur et la belle songeuse, d�tournant les yeux, autant qu'ils le pouvaient, de l'�nigmatique performance terrestre, r�sumaient toujours leurs m�ditations en cet ensemble de pens�es: --_Qu'importe � la Foi r�elle le vain scandale de ces poign�es d'ombres, demain disparues pour faire place � d'�quivalents fant�mes?_ _Qu'importe qu'elles d�tiennent aujourd'hui, comme hier, comme demain, l'�corce mat�rielle d'un Pouvoir dont l'essence leur est inaccessible? Nul ne peut poss�der d'une chose que ce qu'il en �prouve. Si cette chose est belle, noble,--enfin, divine d'origine, et qu'il soit, lui, d'essence vile,--c'est-�-dire d'une prudence d'instincts n�cessairement abaissante,--la beaut�, la noblesse, la divinit� de cette chose, s'�vanouissant imm�diatement au seul contact du violateur, il n'en poss�dera que son intentionnelle profanation,--bref, il n'y retrouvera, comme en toutes choses, que la vilainie m�me de son �tre, que l'�coeurante, �clair�e et bestiale m�diocrit� de son �tre: rien de plus.--Donc il n'y a pas lieu de s'en irriter._ Tels, s'attristant, peut-�tre, quelque peu, de ces fatalit�s de leur �poque,--mais sans oublier qu'il fut des si�cle pires,--et se recueillant, chaque jour, en ces visions que l'Art le plus �lev� sait offrir aux coeurs chastes et solitaires, ces deux promis de l'Esp�rance, au d�fi des ann�es, s'attendaient. Cette disparit� de nature entre eux et la plupart des dignes vivants de nos r�gions, ils ne l'avaient pas constat�e au d�but de la vie. Non. Ces �tres d'_au-del�_ s'�taient refus�s longtemps � se rendre--m�me aux �vidences les plus affreuses, ou, les consid�rant comme passag�res, les avaient pardonn�es avec une indulgence jamais lass�e. Les regards encore �blouis de reflets ant�rieurs � leurs yeux charnels, comment eussent-ils d�m�l�, � premi�re vue, de quel enfer foncier se constitue la banalit� sociale! C'est pourquoi leur sensibilit� cr�dule, toute imbue d'ang�liques larmes, fut incessamment surprise, alors, et partagea mille mensong�res--ou si m�diocres �douleurs�, que celles-ci �taient indignes d'un tel nom. Longtemps il suffit, autour d'eux, de _sembler_ dans une affliction pour que ces coeurs inextinguibles devinssent r�chauffants,--et prodigues! et consolateurs!... Ah! se d�vouer, s'oublier! quelle joie d'anges pench�s sur ceux que l'on abandonne! Qu'importe si, le plus souvent, ceux-ci ne daignent se souvenir des �anges� que pour en critiquer, toujours un peu tard, l'humiliante irr�alit�! Ainsi rayonna leur charit�, ce passe-temps divin des justes,--m�me sur ces assoiff�s d'amusements dont le propre est de t�moigner une sorte de rabique aversion au seul ressentir, m�me obscur, de toutes approches d'�mes souveraines, tant l'id�e seule que celles-ci puissent encore exister leur semble insupportable, fatigante et r�voltante. Oui, tous deux eurent la bienveillance de toujours se tenir �loign�s de ce genre de personnes, pour leur �pargner l'ennui de cette sensation toute naturelle. Mademoiselle de Lu�anges et le duc de la Villeth�ars subirent donc, chacun de leur c�t�, cette existence, jusqu'au jour mortel o�, tous deux, presque en m�me temps, s'aper�urent que les suffocantes bouff�es--�manant des lourds �bats de cette M�diocrit� universelle--avaient r�pandu la contagion jusque sur leurs proches, leurs fr�res, leurs ��gaux,�--la plupart de leurs princes et de leurs pr�tres!... Alors un froissement terrible d'�me les gla�a, leur causa cette sorte de lassitude s�v�re qu'un Dieu-martyr seul peut surmonter devant le reniement de son disciple. Humili�s de se sentir quand m�me solidaires de cet envahissement si pr�s d'eux mont�, une tentation d'inesp�rance les prit, troubla leurs coeurs sacr�s et peu s'en fallut qu'elle n'assombr�t m�me, au plus secret de leurs croyances, jusqu'au sentiment de Dieu. Elle ni lui n'�taient, en effet, du nombre de ces esprits-cr�ateurs, tremp�s de mani�re � tenir t�te f�t-ce au scandale de toute l'Humanit� et dont le fulgurant souffle d'infini refoulerait les plus rugissantes rafales: ce n'�taient que deux exquises intelligences, merveilleusement dou�es,--que cette qualit� d'�preuve fit fl�chir, comme deux fleurs sous la pluie. Ils ne se plaignirent pas.--Seulement, ce devinrent, bient�t, deux �mes en deuil, d�senchant�es m�me du sacrifice et dont aucune f�te ne pouvait augmenter ou diminuer le royal ennui amer. Maintenant ils n'ont plus soif que d'exils.--�Plaindre? Comment juger! Que sert, d'ailleurs? Instants perdus.� Un besoin d'adieux les �touffe, et voil� tout. Ils pensent avoir gagn� le droit d'oublier. � peine s'ils daignent voiler parfois, sous la p�leur d'un sourire, leur indiff�rence morose. Devenus d'une clairvoyance inconsolable, ils portent en eux leur solitude. Ne pouvant plus se laisser d�cevoir, entre eux et la foule sociale la mis�rable com�die est termin�e. Aussi, d�s l'instant conjugal o� le Destin les a mis en pr�sence, ils se sont reconnus, d'un regard, et se sont aim�s, sans paroles, de cet irr�sistible amour, tr�sor de la vie.--Oh! s'exiler en quelque nuptiale demeure, pour sauver du d�sastre de leurs jours au moins un automne, une d�licieuse �chapp�e de bonheur aux teintes adorablement fan�es, une m�lancolique embellie!--Jaloux de leur secret, s�rs de leurs pens�es, ils se sont �crit. Dispositions prises, ils partent, ils disparaissent,--devant se retrouver, non dans un de leurs lourds ch�teaux, o� des visiteurs, encore...--mais en cette retraite bien inconnue qu'ils ont choisie et noblement orn�e, au go�t de leurs �mes, pour y cacher leur saison de paradis. La maison du Bonheur domine une falaise, l�-bas, au nord de France, puisqu'enfin c'est la patrie! Elle est enclose des murs verdoyants d'un grand jardin, form� d'une pelouse, tout en fleurs, au centre de laquelle, entre des saules et de grises statues, retombe, en un bassin de marbre, l'�lanc�e fus�e de neige d'un jet d'eau. Deux lat�rales all�es de tr�s hauts arbres obscurs se prolongent solitairement. La solennit�, le silence de cette habitation sont doux et inqui�tants comme le cr�puscule. L�, c'est un tel isolement des choses!--Un rayon de l'Occident, sur les fen�tres--empourpr�es tout � coup--de la blanche fa�ade,--la chute d'une feuille qui, de la vo�te d'une all�e, tombe, en tournoyant, sur le sable,--ou quelque refrain de p�cheur, au loin,--ou telle fuite plus rapide des nuages de mer,--ou la senteur, soudain plus subtile, d'une touffe de roses mouill�es qu'effleure un oiseau perdu,--mille autres incidences, ailleurs imperceptibles, semblent, ici, comme des avertissements tout � fait _�tranges_ de la bri�vet� des jours. Et, lorsqu'ils en sont t�moins, en leurs promenades, les deux exil�s! alors qu'une causerie heureuse unit leurs esprits sous le charme d'un mutuel abandon, voici qu'ils tressaillent, ils ne savent pourquoi! Pensifs, ils s'arr�tent: le ton joyeux de leurs paroles s'est dissip�!... Qu'ont-ils donc entendu? Seuls, ils le savent. Ils se pressent, l'un � l'autre, la main, comme troubl�s d'une sensation mortelle! Et le visage de la bien-aim�e s'appuie, languissamment, sur l'�paule de son ami! Deux larmes tremblent entre ses cils, et roulent sur ses joues p�lissantes. Et, quand le soir bleuit les cieux, un serviteur taciturne, ancien dans l'une de leurs familles, vient allumer les lampes dans la maison. --Mais la bien-aim�e,--les femmes sont ainsi,--se pla�t � s'attarder, par les fleurs, sur la pelouse, au baiser de quelque corolle d�j� presque endormie. Puis, ils rentrent ensemble. --Oh! ce parfum d'�b�ne, de fleurs mortes et d'ambre faible, qu'exhale, d�s le vestibule, la douce demeure! Ils se sont complu � l'embellir, jusqu'� l'avoir rendue un v�ritable reflet de leurs r�ves! Aupr�s des tentures qui en s�parent les pi�ces, des marbres aux pures lignes blanches, des peintures de for�ts, et, suspendus aux tapisseries anciennes des murailles, des pastels, dont les visages sont pareils � des amies d�funtes et inconnues. Sur les consoles, des cristaux aux tons de pierres pr�cieuses, des verreries de Venise aussi, aux couleurs �teintes. �� et l�, clou�s en des �toffes d'Orient, luisent, en �clairs livides, incrust�s d'un tr�s vieil or, des troph�es d'armes surann�es.--Dans les angles, de grands arbustes des �les. L�, le piano d'�b�ne, dont les cordes ne r�sonnent, comme les pens�es, que sous des harmonies belles et divines; puis, sur des �tag�res, ou laiss�s ouverts sur la soie mauve des coussins, des livres aux pages savantes et berceuses, qu'ils relisent ensemble et dont les ailes invitent leurs esprits vers d'autres mondes. Et, comme nul ne poss�de, en effet, que ce qu'il �prouve, et qu'ils le savent,--et que ce sont deux chercheurs d'impressions inoubliables, il vivent l� des soir�es dont le charme oppresse leurs �mes d'une sensation intime et p�n�trante de leur propre �ternit�. Souvent, en regardant l'ombre des objets sur les tentures s�culaires, ils d�tournent les yeux, sans cause intelligible. Et les sculptures sombres, � l'entour de quelque grand miroir,--dont l'eau bleu�tre refl�te le scintillement, tout � coup, d'un astre, � travers les vitres,--et l'inqui�tude du vent, froissant, au dehors, dans l'obscurit�, les feuilles du jardin,--et les solennelles, les ind�finissables anxi�t�s qu'�veille en eux, lorsque l'heure sonne distincte et sonore, le myst�re de la nuit,--tout leur parle, autour d'eux, cette langue imm�moriale du vieux songe de la vie, qu'ils entendent sans peine, gr�ce � leur recueillement sacr�. Tels, ne laissant point la dignit� de leurs �tres se distraire de cette pens�e qu'ils habitent ce qui n'a ni commencement ni fin, ils savent grandir, de toute la beaut� de l'Occulte et du Surnaturel,--dont ils acceptent le sentiment,--l'intensit� de leur amour. Ainsi, prolongeant les heures, d�licieusement, en causeries exquises et profondes, en �treintes o� leurs corps ne seront plus que celui d'un Ange, en suggestives lectures, en chants myst�rieux, en joies d�licieuses, ils puiseront de toujours nouvelles sensations de plus en plus vibrantes, extra-mortelles! en cette solitude--qu'un si petit nombre de leurs �semblables� se soucierait de jalouser. Incarnant, enfin, toute la po�sie de leurs intelligences dans sa plus haute r�alisation, leurs aurores, et leurs jours--et leurs soirs, et leurs nuits seront des �vocations de merveilles. Leurs coeurs, passionn�s d'id�al autant que d'�perdus d�sirs, s'�panouiront comme deux mystiques roses d'Idum�e, satisfaites d'embaumer les hauteurs natales � quelque vague distance m�me, h�las! des J�rusalem,--en Terre-Sainte, pourtant. De m�me que, libres, ils ont distribu�, simplement et de la mani�re la plus discr�te, la presque totalit� de leurs vastes et aust�res fortunes � de ces desh�rit�s--qu'en v�ritables originaux ils se sont donn� la peine de chercher avec un choix patient,--de m�me, hostiles � toutes emphases, ils n'ont �prouv� nullement, le besoin de se �jurer� qu'ils ne se survivraient pas l'un � l'autre. Non.--Seulement, ils savent tr�s bien � quoi s'en tenir l�-dessus. Au parfait d�dain de tout ce qui les a d��us, loin du d�senchantement brillant de leur monde d'autrefois, ils ont jet�, d'un regard, � leur ex-entourage, oubli� d�j�, l'adieu glac�, supr�me, claustral, que la m�lancolie de leur joie grave ne regrettera jamais. Ils sont ceux qui ne s'int�ressent plus. Ayant compris, _une fois pour toutes_, de quelle atroce tristesse est fait le rire moderne, de quelles ch�tives fictions se repa�t la sagesse purement _terre � terre_, de quels bruissements de hochets se pu�rilisent les oreilles des triviales multitudes, de quel ennui d�sesp�r� se constitue la frivole vanit� du mensonge mondain, ils ont, pour ainsi dire, fait voeu de se contenter de leur bonheur solitaire. Oui, ces augustes �tres (exceptionnels!), s'estimant avoir gagn� la paix, sauront conserver inviolable la magie de leur isolement. Persuad�s, non sans d'in�branlables motifs, que l'unique raison d'�tre, (en laquelle cherchent, fatalement, � r�aliser leurs _semblances_), de ceux-l� qui, errants et froids, ne peuvent �tre heureux, consiste � troubler, d'instinct, s'il leur est possible, le bonheur de ceux-l� qui savent �tre heureux, ces divins amants, pour sauvegarder la simplicit� de leur automnale tendresse, se sont r�solus � l'�go�sme d'un seuil strictement ignor�, strictement ferm�.--Inhospitaliers, plut�t, jamais ils ne profaneront le rayonnement int�rieur de leur logis, ni les pr�sences,--qui sait!--des familiers Esprits �mus de leur souverain amour, en admettant �chez eux�, ne f�t-ce que par quelque hasardeux soir d'ouragan, tel banal, voire illustre, �tranger. Ils ne risqueront, sous aucun pr�texte du Destin, le calme de leur indicible,--� jamais impr�cis--et, par cons�quent, immuable ravissement. Plus sages que leurs a�eux de l'Eden, ils n'essayeront jamais _de savoir pourquoi_ ils sont heureux, n'ayant pas oubli� ce que co�tent ces sortes de tentatives. Au reste, ne d�sirant d'autrui que cette indiff�rence dont ils esp�rent s'�tre rendus dignes, il se trouve qu'un assentiment inconscient du monde la leur accorde volontiers. Bref, sous leur toit d'�lection, ayant, para�t-il, m�rit� d'en-haut ce privil�ge, devenu si rare, de pouvoir se ressaisir _quand m�me_ dans l'Immortel, ces deux �lus,--magnifiques, bien qu'un peu p�les,--sauront d�fendre attentivement,--c'est-�-dire en connaissance de cause,--contre toutes atteintes �sociales�, leur tardive f�licit�. LES AMANTS DE TOL�DE _� MONSIEUR �MILE PIERRE_ LES AMANTS DE TOL�DE �Il e�t donc �t� juste que Dieu condamn�t l'Homme au Bonheur? _Une des r�ponses de la Th�ologie romaine � l'objection contre la Tache-originelle_. Une aube orientale rougissait les granitiques sculptures, au fronton de l'Official, � Tol�de--et, entre toutes, le _Chien-qui-porte-une-torche-enflamm�e-dans-sa-gueule_, armoiries du Saint-Office. Deux figuiers �pais ombrageaient le portail de bronze: au del� du seuil, de quadri-lat�rales marches de pierre exsurgeaient des entrailles du palais,--enchev�trement de profondeurs calcul�es sur de subtiles d�viations du sens de la mont�e et de la descente.--Ces spirales se perdaient, les unes dans les salles de conseil, les cellules des inquisiteurs, la chapelle secr�te, les cent soixante-deux cachots, le verger m�me et le dortoir des familiers;--les autres, en de longs corridors, froids et interminables, vers divers retraits...--des r�fectoires, la biblioth�que. En l'une de ces chambres,--dont le riche ameublement, les tentures cordouanes, les arbustes, les vitraux ensoleill�s, les tableaux, tranchaient sur la nudit� des autres s�jours,--se tenait debout, cette aurore-l�, les pieds nus sur des sandales, au centre de la rosace d'un tapis byzantin, les mains jointes, les vastes yeux fixes, un maigre vieillard, de taille g�ante, v�tu de la simarre blanche � croix rouge, le long manteau noir aux �paules, la barrette noire sur le cr�ne, le chapelet de fer � la ceinture. Il paraissait avoir pass� quatre-vingts ans. Blafard, bris� de mac�rations, saignant, sans doute, sous le cilice invisible qu'il ne quittait jamais, il consid�rait une alc�ve o� se trouvait, drap� et festonn� de guirlandes, un lit opulent et moelleux. Cet homme avait nom Tomas de Torquemada. Autour de lui, dans l'immense palais, un effrayant silence tombait des vo�tes, silence form� des mille souffles sonores de l'air que les pierres ne cessent de glacer. Soudain le Grand-Inquisiteur d'Espagne tira l'anneau d'un timbre que l'on n'entendit pas sonner. Un monstrueux bloc de granit, avec sa tenture, tourna dans l'�paisse muraille. Trois familiers, cagoules baiss�es, apparurent--sautant hors d'un �troit escalier creus� dans la nuit,--et le bloc se referma. Ceci dura deux secondes, un �clair! Mais ces deux secondes avaient suffi pour qu'une lueur rouge, r�fract�e par quelque souterraine salle, �clair�t la chambre! et qu'une terrible, une confuse rafale de cris si d�chirants, si aigus, si affreux,--qu'on ne pouvait distinguer ni pressentir l'�ge ou le sexe des voix qui les hurlaient,--pass�t dans l'entreb�illement de cette porte, comme une lointaine bouff�e d'enfer. Puis, le morne silence, les souffles froids, et, dans les corridors, les angles de soleil sur les dalles solitaires qu'� peine heurtait, par intervalles, le claquement d'une sandale d'inquisiteur. Torquemada pronon�a quelques mots � voix basse. L'un des familiers sortit, et, peu d'instants apr�s, entr�rent, devant lui, deux beaux adolescents, presque enfants encore, un jeune homme et une jeune fille,--dix-huit ans, seize ans, sans doute. La distinction de leurs visages, de leurs personnes, attestait une haute race, et leurs habits--de la plus noble �l�gance, �teinte et somptueuse--indiquaient le rang �lev� qu'occupaient leurs maisons. L'on e�t dit le couple de V�rone transport� � Tol�de: Rom�o et Juliette!... Avec leur sourire d'innocence �tonn�e,--et un peu roses de se trouver ensemble, d�j�,--tous deux regardaient le saint vieillard. --�Doux et chers enfants�, dit, en leur imposant les mains, Tomas de Torquemada,--�vous vous aimiez depuis pr�s d'une ann�e (ce qui est longtemps � votre �ge), et d'un amour si chaste, si profond, que tremblants, l'un devant l'autre, et les yeux baiss�s � l'�glise, vous n'osiez vous le dire. C'est pourquoi, le sachant, je vous ai fait venir ce matin, pour vous unir en mariage, ce qui est accompli. Vos sages et puissantes familles sont pr�venues que vous �tes deux �poux et le palais o� vous �tes attendus est pr�par� pour le festin de vos noces. Vous y serez bient�t, et vous irez vivre, � votre rang, entour�s plus tard, sans doute, de beaux enfants, fleur de la chr�tient�. �Ah! vous faites bien de vous aimer, jeunes coeurs d'�lection! Moi aussi, je connais l'amour, ses effusions, ses pleurs, ses anxi�t�s, ses tremblements c�lestes! C'est d'amour que mon coeur se consume, car l'amour, c'est la loi de la vie! c'est le sceau de la saintet�. Si donc j'ai pris sur moi de vous unir, c'est afin que l'essence m�me de l'amour, qui est le bon Dieu seul, ne f�t pas troubl�e, en vous, par les trop charnelles convoitises, par les concupiscences, h�las! que de trop longs retards dans la l�gitime possession l'un de l'autre entre les fianc�s peuvent allumer en leurs sens. Vos pri�res allaient en devenir distraites! La fixit� de vos songeries allait obscurcir votre puret� natale! Vous �tes deux anges qui, pour se souvenir de ce qui est R�EL en votre amour, aviez soif, d�j�, de l'apaiser, de l'�mousser, d'en �puiser les d�lices! Ainsi soit-il!--Vous �tes ici dans la Chambre du Bonheur: vous y passerez seulement vos premi�res heures conjugales, puis me b�nissant, je l'esp�re, de vous avoir ainsi rendus � vous-m�mes, c'est-�-dire � Dieu, vous retournerez, dis-je, vivre de la vie des humains, au rang que Dieu vous assigna.� Sur un coup d'oeil du Grand-Inquisiteur, les familiers, rapidement, d�v�tirent le couple charmant, dont la stupeur--un peu ravie--n'opposait aucune r�sistance. Les ayant plac�s vis-�-vis l'un de l'autre, comme deux juv�niles statues, ils les envelopp�rent tr�s vite l'un contre l'autre de larges rubans de cuir parfum� qu'ils serr�rent doucement, puis les transport�rent, �tendus, appliqu�s coeur aupr�s du coeur et l�vres sur l�vres,--bien assujettis ainsi,--sur la couche nuptiale, en cette �treinte qu'immobilisaient subtilement leurs entraves. L'instant d'apr�s, ils �taient laiss�s seuls, � leur intense joie--qui ne tarda pas � dominer leur trouble--et si grandes furent alors les d�lices qu'ils go�t�rent, qu'entre d'�perdus baisers ils se disaient tout bas: --Oh! si cela pouvait durer l'�ternit�!... Mais rien ici-bas, n'est �ternel,--et leur douce �treinte, h�las! _ne dura que quarante-huit heures_. Alors des familiers entr�rent, ouvrirent toutes larges les fen�tres sur l'air pur des jardins: les liens des deux amants furent enlev�s,--un bain, qui leur �tait indispensable, les ranima, chacun dans une cellule voisine.--Une fois rhabill�s, comme ils chancelaient, livides, muets, graves et les yeux hagards, Torquemada parut et l'aust�re vieillard, en leur donnant une supr�me accolade, leur dit � l'oreille: --Maintenant, mes enfants, que vous avez pass� par la dure �preuve du Bonheur, je vous rends � la vie et � votre amour, car je crois que vos pri�res au bon Dieu seront d�sormais moins distraites que par le pass�. Une escorte les reconduisit donc � leur palais tout en f�te: on les attendait; ce furent des rumeurs de joie!... Seulement, pendant le festin de noces, tous les nobles convives remarqu�rent, non sans �tonnement, entre les deux �poux, une sorte de g�ne guind�e, d'assez br�ves paroles, des regards qui se d�tournaient, et de froids sourires. Ils v�curent, presque s�par�s, dans leurs appartements personnels et moururent sans post�rit�,--car, s'il faut tout dire, ils ne s'embrass�rent jamais plus--de peur... DE PEUR QUE CELA NE RECOMMEN�AT! LE SADISME ANGLAIS _� MONSIEUR JORIS KARL HUYSMANS_ LE SADISME ANGLAIS Maxima debetur puero reverentia. SENTENCES SCOLAIRES Diverses correspondances de l'�tranger, publi�es r�cemment dans les journaux parisiens, donnent � entendre que les enfants vendus en Angleterre pour y subir toutes fl�trissures finissent, de rebuts en rebuts, par se perdre en des spirales d'infamie et de mis�re si sombres que l'oeil ne saurait se r�soudre � les y suivre. Or, si l'on en croit des bruits qui circulent � Londres, il para�trait que tel n'est M�ME pas le sort de plusieurs de ces pauvres petits �tres et que, sous peu de temps (si des influences marquantes n'�touffent pas un tardif cri de justice), certains rapports inattendus menacent d'�clairer d'une lueur d'horreur toute nouvelle l'ensemble des faits acquis � la v�rit� d�j� par les cinq attestations du Comit� sup�rieur d'enqu�te. Peut-�tre allons-nous apprendre, cette fois, jusqu'� quel degr� d'atrocit� compass�e peuvent se porter, d�natur�s par les exc�s, non seulement un grand nombre d'hyst�riques vieillards, mais une partie de la jeunesse actuelle d'outre-Manche. La _Pall Mall Gazette_ se r�serve, sans doute, apr�s de tr�s secr�tes recherches, les r�v�lations PR�CISES dont nous ne pouvons encore prendre l'initiative. Nous nous d�cidons cependant � publier aujourd'hui--afin de laisser simplement _pressentir_ au public l'esprit de ces r�v�lations plus ou moins prochaines--_un certain entretien que nous e�mes, vers la fin du printemps de cette ann�e m�me_ (c'est-�-dire quelques semaines _avant_ le bruit provoqu� par les scandales de Londres) _avec deux jeunes et c�l�bres litt�rateurs anglais, alors qu'un soir, aux Champs-�lys�es, nous e�mes l'agr�ment de les rencontrer_. Les nommer serait une inconvenance qu'il ne faudrait pas trop nous d�fier, toutefois, de commettre. La co�ncidence, entre ce qu'ils nous d�clar�rent ce soir-l�, sur le ton de causerie le plus naturel du monde, avec les r�cits, av�r�s aujourd'hui, de la _Pall Mall Gazette_, nous fait un devoir de porter � la connaissance du lecteur le tout sp�cial exc�dent d'affirmations inqui�tantes qu'ils �mirent en cette conversation. Comme l'un et l'autre se r�pandaient en dol�ances bizarres sur la �frivolit� des vices de notre d�cadence: --Oh! r�pondis-je, on sait que les �trangers ont coutume d'affecter, en France, une aust�rit� de moeurs qui leur permet de traiter Paris de Babylone, de Gomorrhe et de Capoue, en profitant, tout bas, de cette m�me licence qu'ils condamnent si haut. --C'est la _qualit�_ de votre libertinage que d�daignent quelques �trangers! r�pliqua l'un de ces gentlemen; et ce n'est que par curiosit� qu'un Anglais s�rieux effleure, en passant, vos _trop futiles plaisirs_. Les n�tres, chez nous, sont, vraiment, d'un confort sup�rieur.--Tenez: Et, � grands traits, ils se mirent l'un apr�s l'autre � nous esquisser cette organisation, si connue aujourd'hui, de la _Traite des vierges_: cette exportation, _par jour_, d'une moyenne de trente � cinquante enfants de huit � treize ans, cette mise en coupe r�gl�e de toute virginit�, de toute pudeur humaine. Ils s'�tendirent en savantes variations sur le viol et sur les moyens dont on se sert, l�-bas, pour l'accomplir commod�ment, soit en certaines demeures de Londres, soit en certains vieux ch�teaux anglais perdus dans les brumes. Chambres matelass�es, oubliettes perfectionn�es, anesth�siques et voitures de s�ret� d�fil�rent sur leurs langues avec une verve sinistre qui e�t confondu Ann Radcliffe. C'�tait par milliers et par milliers qu'ils �voquaient les victimes de l'hypocrite lubricit� de leurs compatriotes, et, chose �trange! _ce n'�tait que cette hypocrisie_ qui paraissait les indigner. --Bah! r�pondis-je, un peu surpris,--voil� bien les po�tes! Ces abus se passent � Londres comme � P�tersbourg, � New-York, � Vienne, ici m�me, et dans toutes les grandes villes. C'est le droit du seigneur, demeurant toujours le m�me et se monnayant, � pr�sent, en droit du patron sur �ses petites ouvri�res�, du propri�taire sur ses bonnes, du passant sur les affam�es. C'est le Progr�s. La faim, l'isolement, les mauvais traitements de la famille, la paresse, le pav�, les guenilles, l'exemple, l'id�e d'un bien-�tre, d'une sorte d'�cre vengeance sont partout des moyens qui dispensent les libertins d'employer la force. Ceci est �ternel, et les chiffres fournis par les statistiques europ�ennes sont tels qu'il sera difficile d'y rem�dier de longtemps. Paris, je vous assure, n'a que faire de _chambres matelass�es_ et personne, m�me, ne trouve n�cessaire de prier un orgue de Barbarie de jouer sous les fen�tres, comme dans _Fuald�s_, pendant l'instant psychologique, attendu que les Parisiennes ne jettent pas les hauts cris pour si peu. Elles s'en vont, leur salaire en poche, en chantonnant _Il bacio_, les _Cerises_ ou _Tant pis pour elle!_ et tout est dit.--Je ne vois donc pas pourquoi vous reprochez � Paris les facilit�s qu'il offre, au contraire, � vos assouvissements. L'un de mes interlocuteurs, avec un sourire p�le et fatigu�, secoua la t�te: --� Paris, les jeunes filles, les enfants _ne crient pas_, dites-vous?... Eh! c'est l�, justement, ce que plusieurs connaisseurs, et nous, entre autres, nous leur reprochons!... Voil� bien les Fran�ais avec leurs sens d'oiseaux! Pour quelques innocentes privaut�s, quelques jeux d'enfants, quelques faveurs banales, les voil� se croyant des princes de la D�bauche! En v�rit�, nous sommes plus... s�rieux. --Ah? r�pondis-je. Apr�s un moment de silence: --Au fond,--continua tranquillement celui des deux promeneurs qui venait de parler,--pour conna�tre et comprendre les pr�f�rences passionnelles d'un peuple, la _nature_, enfin, des sens dont son organisme, en g�n�ral, est p�n�tr�, je dis qu'il n'est pas inutile de m�diter, d'approfondir les impressions dominantes que laissent dans l'esprit, � cet �gard, les oeuvres de son _exprimeur_ favori, de son Po�te national. Ce que �chante�, en effet, celui-ci, les autres l'accomplissent--ou r�vent de l'accomplir. Voyons: en France, vous avez votre Victor Hugo, par exemple, dont les oeuvres cr�vent de sant�, de morale convenue et de solennelles vieilleries: tous le lisent. Donc, la dominante des pr�f�rences sensuelles de la majorit� des Fran�ais est exprim�e en ses ouvrages, et la _simplicit�_, toute primitive, de vos joies libertines en fait foi. Nous... c'est autre chose. Notre po�te vraiment national est Algernon Charles Swinburne, dont le g�nie ou le talent sont �galement hors ligne: les �ditions de ses oeuvres se succ�dent et s'�puisent, tous les ans, par vingt et trente mille volumes. Il est, on peut le dire, sous tous les yeux, en Angleterre. Donc, la dominante de ce qu'il exprime, en ses r�ves sensuels, correspond le mieux � celle des sens de la majorit� des Anglais. Mon raisonnement, croyez-le bien, est fort solide; et pour vous mieux laisser comprendre de quelle nature peuvent �tre, entre les volupt�s d�fendues, celles que nous r�vons et pr�f�rons,--de quel genre sont les sens, enfin, de la majeure partie des temp�raments anglais,--je ne vois rien de mieux que de vous citer--en les prenant, _au hasard_, dans son oeuvre (et entre cent mille, tous de la m�me nature d'impression)--que de vous citer, dis-je, tels ou tels passages d'entre les po�mes de Swinburne. Vous comprendrez, _alors_, � l'instant m�me, _ce que nous regrettons de ne point trouver � Paris_. Voici donc un fragment pris, au hasard, encore une fois, de l'un de ses derniers po�mes, _Anactoria_. Celle qui parle est une jeune fille amoureuse; elle s'adresse � son amie, autre jeune fille de la m�me �le. Et mon interlocuteur me r�cita, d'une voix f�line et caressante, le passage suivant, du grand po�te anglais. Traduction litt�rale: �Je voudrais que mon amour te tu�t: rassasi�e de ta vie j'aspire � ta mort. Oh! trouver des moyens douloureux pour te tuer! des moyens intenses, des superflus de douleurs! te torturer amoureusement, laisser souffrir ta vie vacillante sur tes l�vres, extraire ton �me en des tortures trop douces pour tuer! �Oh! que ne puis-je, m�l�e � ton sang et fondue en toi, mourir de ta peine et de mon plaisir! Ne te ch�tierais-je pas d'une agonie raffin�e? Ne saurais-je pas te faire souffrir dans la perfection, affecter de torturer tes pores sensibles, faire �tinceler tes yeux de pleurs de sang et d'un �clat d'angoisse! frapper la douleur de la douleur comme on frappe la note de la note, saisir le m�dium du sanglot dans ta gorge, prendre tes membres vivants et en rep�trir une lyre d'innombrables et impeccables agonies! Ne saurais-je pas te repa�tre de fi�vre, de famine, de soif, convulser de spasmes de torture parfaits ta bouche parfaite, faire frissonner en toi la vie, l'y faire br�ler � nouveau et arracher ton �me m�me � travers ta chair! �Cruelle, dis-tu? Mais l'amour rend ceux qui l'aiment aussi savants que le Ciel et plus cruels que l'Enfer! Et moi, l'amour m'a rendue plus cruelle � ton �gard que la mort � l'�gard de l'homme. Fuss�-je celui qui a cr�� toutes choses pour les d�truire une � une, et si mes pas foulaient les �toiles et le soleil et les �mes des hommes comme ses pas les ont toujours foul�es, Dieu sait que je pourrais �tre plus cruelle que Dieu. �--Ah! pl�t aux dieux que mes l�vres, inharmonieuses, ne fussent que des l�vres coll�es aux charmes meurtris de ta blanche poitrine flagell�e! qu'au lieu d'�tre nourries du lait c�leste, elles le fussent du doux sang de tes douces petites blessures! Que ne puis-je les sentir avec ma langue, ces blessures! et go�ter, depuis ton sein jusqu'� ta ceinture, leurs faibles gouttelettes! Que ne puis-je boire tes veines comme du vin et manger tes seins comme du miel!... Que ta chair n'est-elle ensevelie dans ma chair!� * * * * * --Ainsi, conclut-il, l'�norme, l'immense succ�s de ces vers dans toutes les classes de la soci�t� anglaise prouve--comprenez-le, de gr�ce!--que ces images sont les PR�F�R�ES de nos sens, de notre imagination, de notre temp�rament national: en d'autres termes, c'est ainsi que nous... aimons, que nous comprenons principalement les _plaisirs_ de l'amour, et par cons�quent c'est ainsi que nous les R�ALISONS, quand notre fortune nous le permet. --Hein? m'�criai-je. --Mais, sans doute! acheva paisiblement le jeune gentleman: pourquoi pas? Ces milliers d'enfants et de toutes jeunes filles enlev�s, achet�s et export�s chez nous, servent, je vous l'atteste, � nous procurer le genre de d�lices voluptueuses dont parle notre po�te national; nous �puisons, parfois, sur leurs personnes, la s�rie des plus douloureux raffinements, faisant succ�der aux tortures des tortures plus subtiles. Et si la mort survient, nous savons faire dispara�tre ces restes inconnus. L'enivrant spectacle de leurs souffrances et de leur beaut� nous procure des ravissements qui vous sont lettre close, et, lorsqu'on les a go�t�s une fois, on ne se soucie plus de ces autres transports qui vous sont suffisants. Si vous croyez que je plaisante, rapprochez, en esprit, de tous les voeux exprim�s dans les vers nationaux de Swinburne, ces pr�cautions que je viens de vous sp�cifier, ces _chambres matelass�es_ des ch�teaux perdus et des maisons un peu sombres de l'Angleterre (de celles o� l'on ne p�n�tre pas sans de longs d�tours) et vous concevrez sans effort que ce n'est point, comme � Paris, pour �touffer des marivaudages, des enfantillages, des viols et des minauderies, que quelques-uns de nos vieux et blas�s industriels ont fait ces frais de tapissiers. Ils mettent leur Swinburne en action, car ils sont pratiques et ils partagent de tout point l'avis du po�te Carlyle, qui d�clare �pr�f�rer d�sormais au po�me _�crit_ le po�me _agi_�. --Le fait est, r�pondis-je apr�s un moment de stup�faction,--le fait est que vos compatriotes ne pourraient se procurer que bien difficilement � Paris et en France des joies de cet acabit: notre d�cadence en ferait bien vite une question de cour d'assises, et je ne trouve pas, s'il faut tout dire, qu'il y ait lieu de nous bl�mer de notre inf�riorit� � cet �gard. D'ailleurs, l'Angleterre n'a pas le monopole de ce genre--d'amour. Aux yeux de quiconque a voyag� sur notre plan�te, ayant quelques notions d'Histoire ancienne, ces sortes d'exc�s sont de tradition � l'ordre du jour chez bien des peuples. En Perse, dans l'Inde, en Turquie d'Asie, en Russie, dans tout l'Orient et de nombreux parages de l'Am�rique, ces tristes horreurs sont banales, sont dans les moeurs, au point que tel civilis� qui s'en choquerait _ne se ferait m�me pas comprendre_. Elles sont DANS LA NATURE HUMAINE, para�t-il, et, m�me ici, bon nombre de moralistes qui jetteraient, � ce sujet, feu et flammes _laisseraient percer_, � leur insu, dans leur style, _on ne sait quelle jalousie de n'en avoir point t�t� eux-m�mes quelque peu, faute de ressources suffisantes_. Regrets qui formeraient le plus clair de leur indignation contre vos richards. Mais une r�flexion console de ces turpitudes maladives et r�voltantes: c'est qu'au dire de la Science, qui le prouve, elles r�ussissent assez mal aux temp�raments de ceux qui s'y adonnent. Vos bons vieux millionnaires qui, pour quelques livres, s'offrent ainsi des plaisirs de c�sars, de radjahs et de sultans, se r�veillent vite paralys�s, �pileptiques, ataxiques ou g�teux. Les griffes de la m�ningite les guettent et ils finissent, pour la plupart, � quatre pattes. Laissez-moi penser qu'ils sont en fort petit nombre et que chez vous comme ici, les gens riches se contentent de s�duire les enfants sans les martyriser. --Croyez-le... si cela vous est agr�able, r�pliqua l'autre gentleman; mais ces volupt�s ne nous semblent pas aussi r�voltantes qu'elles vous le paraissent et je maintiens que Paris est en retard sur ce point. La seule chose qui m'irrite, chez les miens, � Londres, ce que je voudrais d�masquer si j'en avais le loisir, c'est seulement, je vous le r�p�te, la puritaine hypocrisie de ceux qui, l�-bas, hurlent des _shoking!_ pour un beau vers pa�en, puis s'en vont, � la sourdine, apaiser, en de tr�s sombres et tr�s �touff�es retraites, leurs passions renouvel�es de votre mar�chal de Retz. Oui, ce n'est que leur manque de franchise qui me semble _shoking!_ � moi; mes vers sont l� pour le prouver. Bref, et pour conclure, ce que nous condamnons, ce n'est pas pr�cis�ment le fond, mais la forme. --Ah! par exemple, vous �tes surprenants ici, messieurs! m'�criai-je. Ne voyez-vous pas que toute sinc�rit� mettrait ces monstres hors d'�tat de parvenir � leurs fins et que, par suite, leur hypocrisie est _obligatoire_? Ne voudriez-vous point qu'ils prissent leurs salaces �bats _coram populo_?... Il m'est doux de penser qu'alors ils seraient assomm�s comme des chiens peu dignes de ce nom. --Tiens, c'est assez juste, en effet! me fut-il r�pondu. --Messieurs, si r�ellement de tels cas d'hyst�rie odieuse se produisent, chez vous, avec la fr�quence que vous dites, j'incline � d�clarer qu'il faut les signaler � la vindicte des gens tol�rables de l'Europe, et qu'alors la loi--si noblement pr�sent�e, pour la protection de l'enfance, par lord Salisbury--passera au Parlement, avec toute la rigueur des ch�timents dont elle peut �tre sanctionn�e. Mes interlocuteurs se mirent � rire. --Aucune loi ne changerait grand'chose au march� de chair humaine en question: celles qui se vendent _ne savent pas ce qui les attend, ceux qu'on enl�ve ou que l'on ach�te l'ignorent �galement_. Nos entremetteurs sont nombreux et rus�s, les matrones sont fines... la loi serait tourn�e par mille pr�cautions... --Laissez donc! r�pondis-je tranquillement; on all�gue ces choses-l� par insouciance, la _veille_: mais le _lendemain_ l'on s'aper�oit d'un changement... sensible. Certes, rien n'est absolu sur la terre et les faux monnayeurs biaisent aussi, mais beaucoup moins, en v�rit�, qu'ils ne le feraient sans la loi qui les condamne, ferme, � perp�tuit�. Tenez! je vous affirme, moi, qu'un bon millier de caresses, distribu�es par votre _chat � neuf queues_ sur les reins de deux � trois cents des ex�crables tourmenteurs d'enfants dont vous parlez,--accompagn�s, pour leurs subalternes, de quelque dix ann�es de _labor pedestris_ (vous savez?)--d�go�teraient du m�tier bien vite les bourreaux des deux sexes qui vivent impun�ment, en Angleterre, de cette abjecte industrie--et que bon nombre de vos compatriotes h�siteraient, � l'avenir, � se choisir cette carri�re.--J'ajouterai qu'� leur exception personne ne s'en porterait plus mal: au contraire. Sur quoi, nous nous s�par�mes. Jusqu'� pr�sent, j'avais trait�, en mon for int�rieur, d'exag�rations ces confidences �tranges; mais depuis le retentissement des _scandales de Londres_, renforc� des bruits r�cents touchant les atrocit�s occultes que la lubricit�, s'affolant elle-m�me, exerce, para�t-il, en Angleterre, sur tant d'innocents et d'innocentes, j'avoue qu'en me rappelant cette courte causerie d'il y a six mois, je suis devenu un peu pensif. LA L�GENDE MODERNE _� MONSIEUR CHARLES LAMOUREUX_ LA L�GENDE MODERNE Va devant toi! Et, si la terre que tu cherches n'est pas cr��e encore, Dieu fera jaillir pour toi des mondes du n�ant, afin de justifier ton audace. _Paroles d'Isabelle la Catholique � Christophe Colomb._ C'�tait un soir d'hiver, voici de cela quelque trente ann�es. Un �tranger de passage, un jeune artiste,--affam�, comme de raison,--sans ressources, abandonn� �m�me de son chien�, se trouvait perdu, dans Paris, en un taudis glac� de la rue Saint-Roch. L'inexorable d�tresse harcelait, depuis de longs mois, ce boh�me inconnu--jusqu'� le contraindre de prodiguer, par pluie ou verglas, � raison de deux francs l'heure, de r�confortantes le�ons de solf�ge, la plupart du temps non pay�es. Il en �tait parvenu, m�me, � commettre, en vue de trois �cus possibles, des �ouvertures ou pr�ludes� pour folies-vaudevilles, que des impresarii de banlieue laissaient parfois grincer � leurs doubles quatuors devant des tr�teaux quelconques. Le reste du temps, il go�tait la joie de s'entendre gratifier du titre de FOL par les passants �clair�s qui l'approchaient:--d'aucuns, m�me, poussaient la condescendance jusqu'� lui donner du �ma _vieille_� et du �mon _petit_!�long comme le bras: ceux-l�, c'�taient des gens �quilibr�s, c'est-�-dire dou�s de cette st�rilit� de bon go�t qui, rehauss�e d'une indur�e suffisance, caract�rise les personnes un peu trop exclusivement raisonnables. Donc, cet attrist�, que tant d'oisifs eussent d�clar� m�r pour le suicide, �tait assis, ce soir-l�, devant certain notable commer�ant--qui, jambes crois�es en face de lui, l'observait, avec une piti� sinc�re, aux lueurs d'une morne chandelle, en lui souriant d'un air familier. Cet interlocuteur de hasard n'�tait autre (la destin�e offre de ces contrastes) que l'un de nos �piciers les plus en vue,--le plus sympathique, le plus �minent peut-�tre,--celui, enfin, dont le nom seul fait battre, aujourd'hui, d'une �mulation l�gitime, tant de coeurs, en France. L'excellent homme avait, en effet, suppli� longtemps son �ami� d'accepter (oh! sans phrases!) ces quelques menus liards qui, une fois re�us, conf�rent--de l'assentiment de nous tous--au bon pr�teur le droit d'en user sans fa�ons avec celui qu'il ne r�vait d'obliger qu'� cette fin. Il s'agissait, pour le trop lib�ral millionnaire, en cette aventure, de cinquante-quatre beaux francs, avanc�s, sans garantie, en cinq fois, de peur de gaspillage artistique. Aussi, regardait-il d�sormais en camarade son d�biteur, lequel, depuis lors, �tait devenu, aux yeux du Bienfaiteur, simplement un �dr�le de corps!�, pour me servir d'une heureuse expression bourgeoise. Soudain, voici que, relevant la t�te, l'Inconnu, fixant sur son �ami� de calmes prunelles, se prit � lui notifier, avec le plus grand sang-froid, les absurdit�s suivantes: * * * * * --� cinq fois sensible et serviable ami, qui suis-je, h�las! pour m�riter ainsi, de ton coeur, l'�vidente sympathie dont tu me combles? Un musicien! un crin-crin! le dernier des vivants! l'opprobre de la race humaine. Eh bien, en retour, laisse-moi t'offrir une franche confidence. Si tu daignes distraitement l'�couter, le sens de ce que je vais t'annoncer t'�chappera fort probablement;--car nul n'entend, ici-bas, que ce qu'il peut RECONNA�TRE,--et comme, en tant qu'intelligence, tu es un d�sert o� le son m�me du tonnerre s'�teindrait dans la st�rilit� de l'espace, j'ai lieu de redouter, pour toi, du temps perdu. N'importe, je parlerai. --Quels ingrats, tous ces artistes!... murmura, comme � part soi, le s�v�re industriel. --Voici donc, ce nonobstant, reprit l'Ingrat, ce que je me propose d'accomplir d'ici peu d'ann�es,--�tant de ceux qui vivent jusqu'� l'Heure Divine... (Ces deux derniers mots firent tressaillir, malgr� lui, le n�gociant hors ligne: une vive inqui�tude--h�las! elle ne devait point tarder � s'accro�tre--se peignit dans le coup d'oeil m�fiant dont il enveloppa, d�s lors, son croque-notes favori.) --Tu n'es pas sans ignorer, n'est-ce pas? continua l'�tranger, que des hommes ont paru, DANS MA PARTIE, qui s'appelaient Orph�e, Tyrt�e, Gluck, Beethoven, Weber, S�bastien Bach, Mozart, Pergol�se, Palestrina, Rossini, H�ndel, Berlioz,--d'autres encore. Ces hommes, figure-toi, sont les r�v�lateurs de la myst�rieuse Harmonie � l'esp�ce humaine, qui, sans eux, priv�e m�me du million de vils singes dont la lucrative parodie les d�marqua, en serait encore au gloussement.--Eh bien, mon ��me�, � moi (ne te scandalise pas trop, cher fr�re, de cette expression d�mod�e), mon ��me�, disons-nous, rationnel camarade, est toute vibrante d'accents d'une magie NOUVELLE,--pressentie, seulement, par ces hommes,--et dont il se trouve que, seul, je puis prof�rer les musicales merveilles. C'est pourquoi, t�t ou tard, l'Humanit� fera pour moi--que l'on traite, � cette heure, d'insens�--ce qu'elle n'a jamais fait, en v�rit�, pour aucun de ces pr�curseurs. Oui, les plus grands, les plus augustes, les plus puissants de notre race,--en plein si�cle de lumi�res, pour me servir de ta suggestive expression, mon �ternel ami,--seront fiers de r�aliser, d'apr�s mon d�sir, le r�ve que je forme et que voici... (Efforce-toi, s'il se peut, de ne pas mettre le comble � tes lib�ralit�s en me prodiguant encore celle de ton inattention, et ton Ingrat va, selon son devoir, te distraire... presque pour ton argent. Je dis _presque_, attendu, je le sais, que ma vie m�me, sacrifi�e pour la moindre de tes fantaisies, ne saurait m'acquitter, � tes yeux, de tous tes bienfaits.) L'heure viendra, d'abord, o� les rois, les empereurs victorieux de l'Occident, les princes et les ducs militaires, oublieront, au fort de leurs victoires, les vieux chants de guerre de leurs pays, pour ne c�l�brer ces m�mes victoires immenses et terribles (et ceci dans le cri fulgural de toutes les fanfares de leurs arm�es!...) QU'AVEC LES CRINCRINS DE MON INSANIT�!... Toutes ces musiques n'ex�cuteront pas d'autres chants de gloire que mes �LUCUBRATIONS, � l'heure du triomphe! Ce premier �succ�s� obtenu, je prierai, quelques ann�es apr�s, ces princes, rois, ducs et vieux empereurs tout-puissants, de vouloir bien se d�ranger pour venir �couter l'une de mes plus _n�buleuses_ PRODUCTIONS. Ils n'h�siteront pas � d�laisser les soucis politiques du monde, � des heures solennelles, pour accourir, et au jour fix�, � mon rendez-vous. Et je les tasserai, par quarante degr�s de chaleur, autour du parterre d'un Th��tre que j'aurai fait construire � ma guise, aussi bien � leurs frais qu'� ceux de mes amis et ennemis. Ces compass�s exterminateurs �couteront, au d�dain de toutes autres pr�occupations, avec recueillement, pendant des trentaines d'heures,--quoi?... MA MUSIQUE.--Pour solder les constructeurs de l'�difice, je manderai des confins de la terre, du Japon et de l'Orient, de toutes les Russies et des deux Am�riques, divers milliers d'auditeurs,--amis, ennemis, qu'importe!--Ils accourront, �galement, quittant, sans regrets, familles, foyers, patries, int�r�ts financiers--(FI-NAN-CIERS! entends-tu, digne, ineffable ami?),--bravant naufrages, dangers et distances, enfin, pour entendre aussi, pendant des centaines d'heures cons�cutives, au prix de quatre ou cinq cents francs leur stalle,--quoi?... MA MU-SIQUE. Mon Th��tre, exclusif, s'�l�vera, en Europe, sur quelque montagne dominant telle cit� que mon caprice, tout en l'enrichissant � jamais, immortalisera!--L�, disons-nous, mes invit�s arriveront, au bruit des canons, des tambours furieux, aux triomphales sonneries des clairons, aux bondissements des cloches, aux flottements radieux des longues banni�res. Et, � pied, en essuyant la sueur de leurs fronts, p�le-m�le, avec lesdites Altesses et Majest�s, tous graviront fraternellement ma montagne. Alors, comme j'aurai lieu de redouter que la furie de leur enthousiasme--qui sera sans exemple dans les fastes de notre esp�ce--ne nuise � l'intensit� de l'impression qu'avant tout doit laisser MA MU-SIQUE, je pousserai l'impudence jusqu'� D�FENDRE D'APPLAUDIR. Et tous, par d�f�rence pour CETTE musique, ne laisseront �clater qu'� la fin de l'Oeuvre toute la pl�nitude de leur exaltation.--Bon nombre d'entre eux accepteront m�me d'�tre, au milieu de ma patrie, les repr�sentants d'une nation vaincue par la mienne et saignante encore, et, au nom de l'Esprit humain, sourds aux toasts environnants port�s contre leur pays, auront la magnanimit� de m'acclamer! Les plus parfaits chanteurs, les plus grands ex�cutants,--si int�ress�s d'habitude, et pour cause,--oublieront, cette fois, tous engagements, lucres, _feux_ et b�n�fices, pour le seul honneur d'exprimer, gratuitement, quoi?--MA MU-SIQUE. Et, chaque ann�e, je recommencerai le miracle de cette f�te �trange, qui se perp�tuera m�me apr�s ma mort comme une sorte de religieux p�lerinage. Et, chaque fois, apr�s des centaines d'heures pass�es � mon th��tre, chacun s'en retournera dans son pays, l'�me agrandie et fortifi�e par la seule audition de quoi?... de MA MU-SIQUE! Et, tous, au moment des adieux, ne projetteront QUE DE REVENIR L'ANN�E SUIVANTE. Et le plus myst�rieux, c'est que, devant ces faits accomplis, personne, parmi les tiens, _ne trouvera rien d'extraordinaire � tout cela_. Et enfin, lorsque ceux-l� m�mes qui, de par le monde entier, ha�ront, de naissance, MA MUSIQUE, seront accul�s jusqu'� se voir contraints de l'applaudir _quand m�me_, � peine de passer pour de simples niais malfaisants, c'est-�-dire d'�tre _reconnus_, je te dis et jure que MA MUSIQUE r�sistera m�me � leur fictive et d�shonorante admiration: et qu'alors leur secr�te rage, affol�e, finira par �lever _cette_ musique � la hauteur d'un CAS DE GUERRE!! Car _il faut_ que certains peuples ne puissent l'entendre. Oui, mon cher consolateur, voil� le r�ve que je r�aliserai sous peu d'ann�es, quand la seule exploitation de mon oeuvre intellectuelle nourrira, _physiquement_, sur le globe, des milliers et des milliers d'individus. Et, pour te d�dommager d'avoir eu la complaisance d'en �couter--vainement, d'ailleurs--le proph�tique projet, je vais te signer, sur-le-champ, pour peu que tu le souhaites, une excellente stalle que tu revendras cher, l'heure venue. � ces incoh�rentes paroles, le trop sensible Industriel, qui avait �cout�, jusque-l�, bouche b�e, se leva silencieusement, les yeux pleins de larmes. Car est-il rien de plus triste, m�me au regard froid du trafiquant, que le spectacle d'une intelligence �amie� sombrant dans la d�mence? Le g�n�reux M�c�ne souffrait sinc�rement--et c'est � peine si le sentiment de cette indiscutable supr�matie qu'exercera toujours, esp�rons-le, le Sens commun riche sur la Pens�e pauvre, calmait un peu, tout au fond de son �tre, l'amertume de sa consternation. Entre deux hoquets douloureux donc, il supplia son boh�me de se mettre au lit. Voyant que sa suggestion n'�tait accueillie que par un doux sourire, il bondit, selon son devoir, hors de la chambre (le coeur gros) et courut, � toutes jambes, requ�rir divers m�decins ali�nistes pour fourrer � Bic�tre, le soir m�me, vu l'urgence, son malheureux prot�g�. Lorsqu'il reparut deux heures apr�s, suivi de trois docteurs qu'accompagnaient des gardiens munis de cordes--(car, on doit le constater � sa louange, quand il s'agit de rendre ces sortes de services aux intelligences artistiques � force de mis�re troubl�es, le Bourgeois sait se d�vouer,--outre mesure, m�me;--et ne regarde alors ni � son temps ni � la d�pense!)--lorsque, disons-nous, le noble coeur revint avec son escorte, le d�solant fol avait disparu. Des policiers, mal inform�s sans nul doute--(nous ne mentionnons leur t�moignage que pour m�moire)--ont pr�tendu, au cours de l'enqu�te, que l'exalt� s'�tait dirig�, tranquillement,--quelques instants apr�s la fugue de son �ami�,--vers la gare de Strasbourg et qu'il avait pris, sans trop se faire remarquer, le train de 9 h. 40 pour l'Allemagne. * * * * * Depuis, naturellement, on n'a plus entendu parler de lui. * * * * * Aujourd'hui, son Bienfaiteur parisien (qui, le suivant semestre, re�ut un mandat de _deux_ cents francs d'un d�biteur anonyme) se demande encore, parfois, non sans un soupir et un attrist� sourire, en quel cabanon d'ali�n�s les �gens s�rieux� de l�-bas ont d� renfermer, d�s l'arriv�e, son pauvre monomane �qui, souvent, l'avait _amus�_, apr�s tout!--et dont il a oubli� le nom�.--Il ne regrette pas, ajoute-t-il m�me, de l'avoir nourri, non plus que la bagatelle... peuh! d'un ou de... deux milliers de francs?--peut-�tre?.. dont il l'obligea de la main � la main. --�Baste! Article profits et pertes!� conclut-il avec cette insouciance enjou�e qui d�c�le, malgr� lui, la trop spontan�e lib�ralit� de sa nature et lui concilie, chaque jour, � bon droit, tant de sympathies cong�n�res. LE NAVIGATEUR SAUVAGE _� MONSIEUR �MILE BERGERAT_ LE NAVIGATEUR SAUVAGE L (latitude) �gale H (hauteur), moins [Grec: delta] (premi�re diff�renciation), cosinus P (p�le), moins [Grec: delta]^{2}, sinus carr� de P (p�le), tangente H^{2} (hauteur). _Formule des peuples civilis�s, � l'aide de laquelle,--�tant donn�s une �toile et un sextant,--chacun peut pr�ciser sur une carte le_ point _exact du globe o� il se trouve._ Au sud-est de la Terre de Feu, l'on a relev�, ces temps derniers, en plein oc�an, la pr�sence d'une �le tr�s �loign�e de toutes autres et qui, jusqu'� nos jours, avait �chapp� aux lunettes, cependant exerc�es, des navigateurs. En cette �le, depuis des si�cles, florissait une race de N�gres volontairement m�diocres et qui, pour sauvegarder � tout jamais ce pr�cieux don de la nature, avait adopt� cette loi fondamentale--(qu'un de leurs plus sages monarques avait jadis �dict�e)--de �serrer, d�s la naissance, entre des ais, le cr�ne de leurs enfants, afin de les emp�cher de pouvoir jamais songer � des choses TROP �lev�es�. L'op�ration leur �tait devenue aussi famili�re que l'est, pour nous, celle de couper le sifflet;--et, st�rilisant quelques rudimentaires notions de lecture purement phon�tique et d'�criture presque indistincte, une douce animalit� progressait en leur exemplaire peuplade. Par quel myst�rieux d�cret du Sort, Tomolo K� k�, le noir orphelin, l'exception confirmant la r�gle, avait-il �t� d�daign� de la loi commune jusqu'� poss�der un cr�ne indignement naturel?... On ne sait. Toujours est-il que, parvenu � l'�ge viril et � force de s'isoler de ses �semblables� en promenades taciturnes sous les baobabs, il avait fini par se persuader, � tort ou � raison, de cette id�e originale _que la terre ne devait pas finir � son �le_. Fortement travaill� par cette conception bizarre, voici qu'une circonstance fortuite--comme il en arrive toujours � ces sortes de gens--vint servir ses ambitieux projets. Au centre d'une crique sauvage, un singulier remous ayant attir� son attention, l'inventif insulaire trouva le moyen d'en explorer les profondeurs et d�couvrit bient�t que ce remous provenait, tout bonnement, de deux �perdus courants sous-marins, dont l'un des foyers d'ellipse (leur point de rencontre) �tait cette crique m�me!.. Une grosse branche, toute ronde, jet�e dans le courant qui s'enfuyait, disparut comme l'�clair pour un inconnu voyage! Trois jours apr�s, Tomolo K� K� (qui en �piait, avec anxi�t�, le retour par l'autre courant) fut assez heureux pour le constater et la recueillir. Elle n'�tait pas sensiblement endommag�e: le courant, longeant les sinuosit�s des �cueils, l'avait gouvern�e mieux qu'un pilote, et ce fut avec une grande joie que l'observateur constata, sur l'un des bouts, la pr�sence, incrust�e, de s�diments terreux dont elle �tait d�nu�e au d�part... Houh! ses pressentiments ne l'avaient pas tromp�! En moins d'un semestre, une �paisse pirogue, aux extr�mit�s coniques, en coeur de manglier, pouvant se clore herm�tiquement (gr�ce � un enduit graisseux qui, sit�t ferm�e, en imperm�abilisait les rentrants), fut construite dans le silence de sa hutte solitaire par l'�tonnant K� K�. Ses exp�riences r�it�r�es lui apprirent bient�t qu'� �galit� de force inverse dans les courants, sa grosse branche mettait environ trente-six heures � toucher l'autre foyer de l'ellipse; et, par des calculs hyperg�niaux (ces sauvages n'en font jamais d'autres!), il avait trouv� le poids exact de lest qu'il fallait � sa pirogue--(celle-ci �tant remplie de sa personne et de deux seconds de son poids)--pour se maintenir, sans monter ni enfoncer, dans la ligne sous-marine du courant. Tomolo K� K� donc, gr�ce � l'�loquence des hommes � id�e fixe, persuada bient�t deux des cr�nes les moins triangulaires de ses compatriotes de l'accompagner en son voyage de d�couverte; ceux-ci, transport�s par sa faconde, accept�rent, non sans une danse d'enthousiasme. �tant donn� l'insensibilisant breuvage, aussi connu de certaines tribus indig�nes qu'il l'est, par exemple, des Yoghis de l'Inde,--breuvage gr�ce auquel, selon la dose, on peut demeurer en l�thargie, sans manger ni respirer, durant le temps que l'on veut,--les trois aventuriers en absorberaient chacun pour trente-cinq heures. Le premier r�veill� couperait, d'un coup de tomahawk, la tresse qui, nou�e � l'int�rieur de la pirogue, retiendrait le lest; il enfoncerait le bouchon en feuilles de caoutchouc dans l'ouverture, et l'on remonterait, en trois secondes, � la surface de la mer o�, le couvercle �tant soulev� d'une �nergique pouss�e, l'on respirerait d'abord, et l'on d�couvrirait ensuite la terre nouvelle. Cela fait, et apr�s un s�jour plus ou moins prolong� chez les sympathiques peuplades de ces parages, les trois nautoniers, � l'aide de la seconde dose emport�e � leurs ceintures, r�int�greraient la pirogue, la r�immergeraient en plein courant de retour--et, une fois revenus en leur �le natale, raconteraient les choses dans une assembl�e solennelle pr�sid�e par le roi. Comme on le voit, c'�tait excessivement simple. Un beau matin donc, les noirs aventuriers, ayant ingurgit� le n�cessaire, s'�tendirent dans leur embarcation, et, d�s les premiers sympt�mes l�thargiques, ayant rabattu le couvercle, se laiss�rent, d'une commune secousse, rouler dans le courant--qui les emporta comme une fl�che. Trente-cinq heures apr�s, sur les sept heures et demie du soir, Tomolo K� R�, s'�tant r�veill� le premier, gr�ce � sa nature nerveuse, trancha l'amarre du lest, et, en quelques secondes, l'insubmersible pirogue s'�panouissait � d�couvert, sur les flots, au lever de constellations ignor�es de ce trio d'explorateurs. Tout un rivage �trange, et, autour d'eux, d'�normes monstruosit�s qui se balan�aient sur la mer, et mille et une merveilles inconcevables apparurent soudain aux yeux, agrandis par la stupeur, des trois naturels, et en immobilis�rent les fronts couronn�s de hautes plumes versicolores. Ce qu'ils entrevoyaient, aucune parole ne pourrait le traduire. Toutefois, avec le calme qui sied aux chefs d'exp�ditions m�morables, Tomolo K� K�, leur ayant bien indiqu� le point pr�sumable,--certain, m�me, � son estime,--du courant de retour, et laissant la pirogue (cach�e entre deux rocs au-dessus de ce courant), � la garde de ses deux seconds,--s'aventura, seul et intr�pide, au milieu des enchantements du rivage. Tomolo K� K� venait de d�couvrir la Cannebi�re. Comme, r�vant d�j� de la coloniser, il en prenait naturellement possession, avec une mimique sacramentelle, au nom du roi de son �le, une demi-douzaine de matelots, s'�chappant, avec des hurlements sauvages, d'un cabaret d'alentour,--sous les ombrages duquel ils venaient de prendre leur repas du soir en f�tant la dive bouteille,--l'aper�urent, et, le prenant pour le Diable, se ru�rent sur lui. L'infortun� navigateur, ayant voulu se d�fendre, fut assomm� sur place par ces superstitieux mathurins, sous les regards per�ants et terrifi�s de ses deux s�ides. Ceux-ci, en promenant autour d'eux des prunelles effar�es, remarqu�rent, sur le sable, aupr�s d'eux, un long et vieux cordage abandonn�. S'en saisir, y lier un morceau de roche--d'un tiers moins gros que celui du pr�c�dent lest--fut, pour eux, l'affaire d'une demi-minute. Ayant transport� la pirogue sur le bord avanc� des rocs, au-dessus du courant sauveur indiqu� par le d�funt, ils aval�rent, � la h�te, l'autre moiti� de leur fameux topique, se coul�rent dans la pirogue, rabattirent sur eux le couvercle herm�tique et, d'un vigoureux balancement int�rieur, s'envoy�rent en plongeon dans la mer, entra�nant la corde et son lest central. Trente-cinq heures apr�s, l'embarcation heurtant, � coups redoubl�s, les roches de leur �le, r�veilla les dormeurs en sursaut: la pirogue s'�tant bris�e, ils prirent un bain peut-�tre involontaire, mais revivifiant, et remont�rent chez leurs semblables--o�, les larmes aux yeux et troubl�s � jamais de ce qu'ils avaient entrevu l�-bas--ils narr�rent l'aventure. Cette fois, le roi d�cr�ta la peine de mort contre tout p�re de famille qui oublierait, � l'avenir, de �c�nifier le cr�ne de ses enfants�. En sorte que--quand (il y a d�j� plusieurs ann�es) le capitaine Coupdevent des Bois, ayant d�couvert cette �le, s'aventura, suivi d'une forte escorte, au milieu de cette peuplade polie en sa m�diocrit� sagace, il aper�ut, en la capitale de cette �le, au centre m�me de la grande place des Huttes, une sorte de monument grossier, construit en bois et en pierres, et bariol� d'une inscription. Lorsque l'interpr�te put enfin se faire comprendre, l'�tat-major et m�me les marins de l'�quipage (auxquels fut cont�e l'histoire) tomb�rent, durant quelques instants, dans un �tonnement r�veur, en apprenant que l'inscription signifiait: _� la m�moire de Tomolo K� K�, massacr� par les sauvages._ AUX CHR�TIENS LES LIONS! _� MONSIEUR TEODOR DE WYZEWA_ AUX CHR�TIENS LES LIONS! �Sache tenir ton �me devant le seigneur-�-grosse-t�te.� PROVERBE ARABE. Je veux m'acquitter, sans d�lai ni transition,--et comme, seul, je m'imagine capable de le faire,--d'un mandat des plus urgents dont je n'ai pas cru devoir d�cliner la responsabilit�. En qualit� d'interpr�te nomm� d'office par un comit� de personnes sensibles, je viens saisir la Soci�t� protectrice des animaux d'une plainte form�e entre mes mains par quelques lions. On se souvient que, l'an dernier, durant nombre de soirs, dans Paris, sur la sc�ne des Folies-Pastorales,--l'une des plus litt�raires, d'ailleurs, de la m�tropole,--devant un public dont la juste susceptibilit� pourrait s'�veiller si je le qualifiais d'�lite, un personnage en veston de velours noir, savoir le docteur T***, faisait brusquement irruption, une tringle ardente au poing droit, � l'int�rieur d'une cage fr�quent�e par un quatuor de lions des deux sexes. L�, m� par les soifs combin�es de l'or et de la gloire, il s'ing�niait � toucher, malignement, de cette pointe en ignition, les endroits les plus sensibles de ces nobles animaux, agr�mentant m�me la s�ance d'une demi-douzaine de coups de revolver qu'il leur d�chargeait, entre temps, dans les fosses nasales. En un mot, rien d'Orph�e,--bien que l'orchestre, en son inconsciente ironie, s'�vertu�t, durant le cours de la performance, � massacrer, � toute vol�e, dans son antre, la marche du _Songe d'une nuit d'�t�_. �perdus, les fauves bondissaient autour de l'importun, de la conduite duquel ils ne pouvaient s'expliquer les mobiles. Maintenus dans un espace restreint par une grille � l'�preuve, les augustes quadrup�des s'agitaient en vain. Et, pr�serv� par la profonde surprise de ses h�tes, notre h�ros les torturait alors tout � son aise, aux applaudissements d'un h�micycle de gens distraits,--de femmes qui semblaient pr�occup�es. Toutefois, un certain jour de V�nus (oui, si fid�le est ma m�moire), l'une des lionnes, Nina la Taciturne, indign�e et n'en pouvant supporter davantage, crut devoir, d'une patte s�v�re, avertir l'�l�gant g�neur de l'imminence du moment psychologique. Simple remarque,--dont l'effet imm�diat fut de rendre impotent le belluaire, au moins pour quelques soir�es. Celui-ci donc se �retira�, sur-le-champ, dans la gloire d'une ovation que, si l'on veut bien l'esp�rer, la lionne dut prendre pour elle. D�s lors, les fauves jouirent de quelque r�pit. Ce fut un jubil� dans la cage. Les tringles refroidirent. Une tr�ve de Dieu sembla tacitement conclue. La police, dit-on, s'entremit m�me, _dans l'int�r�t du dompteur_, et suspendit toute reprise publique des hostilit�s. Ce nonobstant, voici qu'aujourd'hui l'on nous mande (et triples mailloches aux poings!) que, par une innovation g�niale ou tout comme, le bien-avis� directeur du th��tre de la Porte-Saint-M*** se propose d'intercaler,--en sa reprise (vraiment inesp�r�e!) d'une f�erie, _la Biche aux abois_,--quoi? je vous le donne en mille!...--quatre lions! --C'est une id�e, cela?... N'est-ce pas!--Au th��tre, une id�e s'appelle un _clou_. Donc, au nom de la libert� des th��tres, tel hasardeux entrepreneur d'une sc�ne, hier sortable, de Paris, va, disons-nous, contraindre, � nouveau, le triste cheptel de ses habitu�s, de ruminer encore cette _immortelle_ f�erie, en la pimentant, sans vergogne, de cette tragique pinc�e de braves lions,--� la femelle du moindre desquels le plus t�m�raire des spectateurs n'oserait certes pas tendre la main, crainte d'un refus. Un moment: 1� Sont-ce les m�mes lions? Les lions �lev�s au fer rouge? 2� D'apr�s diverses confidences, j'inclinerais � le penser. 3� L'illic�brant bestiaire compte-t-il proc�der avec les m�mes caresses? 4� Et quand ce ne serait pas les m�mes lions, qu'importe alors! Dans la seule hypoth�se d'une torture quelconque, et ne sachant jusqu'� quel point le _veto_ de M. le Pr�fet de police pourrait suffire (corroborant m�me les avis ant�rieurs de sa judicature), je viens, tout bonnement, moi, passant obscur, placer les susdits lions sous l'�gide, plus efficace encore, de la Loi;--dont ils sont, d'ailleurs, l'embl�me (surtout en cage). Plaise � M. le pr�sident de la Soci�t� protectrice des animaux de vouloir bien prendre en commis�ration les rugissements l�gitimes de Nina la Taciturne, de Djemmy la Cruelle, d'Octave le Superbe et d'Aly le D�bonnaire, lions en rupture de for�ts, actuellement d�tenus dans une cage oblongue, aupr�s du calorif�re du th��tre de la Porte-Saint-M***!... Et voici mes motifs: Qu'un Claude Bernard exerce ses rigueurs (la science l'exigeant) sur des mammif�res domestiques ou f�roces (et, m�me, les rende pr�alablement aphones--pour que leurs cris, arrach�s par les recherches exp�rimentales, ne troublent pas, aux alentours, le paisible sommeil des citadins), c'est l�, sans doute, une criminelle n�cessit�; toutefois, elle peut exciper d'une vague excuse. Un int�r�t majeur primant ici toute piti�, n'est-il pas vrai? s'�lever contre serait pur enfantillage. Mais qu'une barbarie compass�e, et que ne justifie aucun but humanitaire, soit mise en oeuvre, chaque soir, contre d'innocents lions coupables seulement de captivit�, c'est l�, ce nous semble, un fait qui, dans une ville d'exemple o� pr�dominent enfin des id�es lib�rales, ne saurait �tre tol�r� d�sormais. Exterminer des lions par douzaines, comme le faisait nagu�re le pauvre G�rard, quoi de mieux? de plus licite?--C'est un passe-temps que l'on doit m�me encourager. Mais les capturer pour r�nover � leur �gard les plus ing�nieuses traditions de l'ancienne jurisprudence, � seule fin de distraire une cohue d'assez m�phitiques spectateurs, je dis que c'est un acte digne de r�pression p�nale. Les enfants que l'on va tra�ner � cette f�erie doivent-ils, pour toute morale, y puiser l'exemple de torturer, pour vivre, les derniers lions? Et ces lions, apr�s tout, n'est-il pas sot de payer pour encourir leur m�pris l�gitime? Oh! qu'ils puissent d�sormais, en leurs songeries de prisonniers surpris par tra�trise, se rappeler en paix les hautes herb�es et les larges feuilles des grands arbres renvers�s qui, jadis, voilaient, au profond d'une gorge de l'Afrique du Nord, l'entr�e de leur caverne �tablie au milieu des ruines de thermes romains! L�, le soir, les deux pattes de devant sur quelque f�t de colonne, ils regardaient fixement le lever d'une �toile, en humant, � travers la brise,--et se fouettant les flancs,--les �manations des excellents taureaux parqu�s dans les _goums_ lointains! Qu'ils puissent r�ver, disons-nous, � leurs belles nuits d'Orient, sans �tre troubl�s, en ces inoffensives r�miniscences, par l'intempestive application d'une gaule de fer rouge sur l'extr�mit� de la queue! Est-ce donc pour accompagner de tels abus que Mendelssohn �crivit le _Songe d'une nuit d'�t�_? La torture est abolie en France pour les hommes: ne l'appliquons pas aux lions. Par ces motifs: Apr�s r�flexion m�re (et, surtout, vu l'occasion solennelle d'hier, 4 septembre!) je requiers, de monsieur le pr�sident, leur pure et simple mise en libert�. L'AGR�MENT INATTENDU _� MONSIEUR ST�PHANE MALLARM�_ L'AGR�MENT INATTENDU �Je dirai: j'�tais l�; telle chose m'advint; Vous y croirez �tre vous-m�me!� LA FONTAINE: _les Deux pigeons_. Sur cette route m�ridionale aux poudroiements embras�s, sous le pesant soleil des canicules, je marchais, en complet blanc, sous un vaste chapeau de paille, ayant � l'�paule ce b�ton du touriste auquel se nouait un petit sac de linge. Depuis trois heures de fatigue, pas une h�tellerie, pas un voyageur, pas une silhouette humaine. Tourment� par la soif, pas une source, sous les bouquets de lentisques courts et secs des foss�s vicinaux--et la plus prochaine ville, o� je comptais m'arr�ter un couple de jours, se trouvait distante de plus de quatre heures encore!--Au moment donc o� j'allais, en v�rit�, concevoir quelque inqui�tude sur l'heureuse issue de mon �tape, voici qu'au coude sinueux du grand chemin, j'entrevis, � quelque cent m�tres, une maison blanche, isol�e, aux contrevents ferm�s: une touffe de houx, appendue en travers au-dessus de la porte, m'indiquait une auberge. � l'aspect de cette oasis, je pressai le pas; vite, j'arrivai; je montai les deux pierres du seuil et fis jouer le loquet. J'entrai; la porte se referma seule, derri�re moi. �bloui par les miroitements de la route, je ne distinguai rien, tout d'abord, dans la demi-obscurit�; mais j'�prouvai, d'autour de moi, la sensation d'une fra�cheur d�licieuse que parfumaient des senteurs d'herbes odorif�rantes. Apr�s deux ou trois clins de paupi�res, je me reconnus en une vaste salle, o� m'apparurent des tables d�sertes, avec leurs bancs. � droite, et bien au fond, dans l'angle, assis � une mani�re de comptoir, l'h�telier, face farouche, au poil roux,--l'encolure d'un taureau,--me regardait. Je jetai mon b�ton sur une table, posai mon chapeau sur le paquet, puis m'assis et m'accoudai, me tamponnant le front de mon mouchoir. --De votre vieux cru et de l'eau fra�che! demandai-je. Et je me remis � songer, en consid�rant d'assez beaux lauriers-roses, plant�s en de gros vases peinturlur�s, aux encoignures des fen�tres. --Voici! me dit bient�t l'h�telier en venant placer aupr�s de moi la bouteille, la carafe et le verre. Comme je buvais: --Monsieur est artiste? murmura-t-il en m'examinant et d'une voix qu'il essayait en vain d'adoucir. J'inclinai vaguement la t�te pour lui complaire et briser l�; mais il reprit: --Et, sans doute, alors, monsieur voyage dans le Midi... pour voir les curiosit�s? Nouveau mouvement de t�te affirmatif, de ma part, mais, cette fois, en envisageant mon homme. --Ah?... dit-il.--Eh bien! je puis vous en montrer une, de curiosit�, moi, monsieur, si vous voulez... et pas loin d'ici! Et qui vaut la peine d'�tre vue! Quant au salaire, ce que monsieur voudra. Je l'avoue, j'�tais pris par mon faible. --Une curiosit�?... Soit: voyons! lui dis-je. En un bond de plantigrade, et d'un air sournois, il s'en alla donner un tour de clef � la porte, s'en fut � son comptoir allumer une lanterne sourde, puis, taciturne, revint � moi, sa lueur � la main, me regardant.--Soudain il se baissa brusquement, saisit, presque sous mes pieds, l'anneau d'une trappe de cave, souleva la planche et, m'indiquant de terreuses marches apparues: --Descendons! d�cr�ta-t-il: c'est l�-dessous: ne me demandez pas ce que c'est, monsieur! c'est une surprise. Comme on le pense bien, je ne me le fis pas dire deux fois.--Une �curiosit�!... Chose trop rare, en v�rit�, pour se refuser � la rencontrer--peut-�tre!... Et puis, _l�-dessous_?...--Que diable pouvait-il y avoir? La tentation, l'on en conviendra, n'�tait pas banale. Je me levai donc, tr�s intrigu�. Une br�ve observation de mon guide me fit comprendre que je devais descendre le premier,--la lumi�re plac�e, � bout de bras, au-dessus et en avant de ma t�te, �clairerait, par ainsi, beaucoup mieux la descente,--�qui ne pr�sentait, d'ailleurs, aucune difficult�, ajouta-t-il. Silencieusement, nous nous enfon��mes donc sous terre, lui m'�clairant, de la sorte, � travers d'interminables tournantes marches, moi, t�tant des deux mains les parois des murs. � la quarante-deuxi�me marche, comme j'allais demander combien il en restait encore � descendre avant la �surprise�, une forte main s'abattit sur mon �paule. En m�me temps s'allongeait le bras tenant la lanterne au-devant de mon front, et j'entendis mon guide me dire, � l'oreille, en un murmure assez analogue au rauquement d'un ours: --Hein?... Regardez-moi �a, m'sieur? � subit panorama, tenant du r�ve! Je voyais se prolonger,--presque � perte de vue,--au-devant de moi, de tr�s hautes vo�tes souterraines, aux stalactites scintillantes, aux profondeurs qui renvoyaient, avec mille r�fractions de diamants, en des jeux merveilleux, les lueurs, devenues d'or, de la lanterne sourde: et, s'�tendant � mes pieds, sous ces vo�tes, une sorte de lac immense d'un bleu tr�s sombre, o� ces m�mes lueurs tremblaient, illusions d'�toiles!--une eau claire, polie, dormante, � reflets d'acier, o� se r�fl�chissaient, d�mesur�es, nos deux ombres. C'�tait superbe et inattendu. Je demeurai comme charm�, durant pr�s d'une demi-minute, � contempler ce f�erique spectacle... Me sentant bien ass�ch� de la route, j'�prouvai, malgr� moi,--je l'avoue,--une attirance vers le t�n�breux enchantement de cette onde! Sans mot dire, je me d�v�tis, posai mes v�tements � c�t� de moi, presque au niveau de l'�tang, et, ma foi,--m'y aventurant � corps perdu,--j'y pris un bain d�licieux,--�clair� par la complaisance de l'h�telier, qui me consid�rait d'un air de stupeur soucieuse, concentr�e m�me... car, vraiment, � pr�sent que j'y songe, il avait des expressions de figure incompr�hensibles, ce brave homme. Une fois rhabill�, nous remont�mes tranquillement. Je le pr�c�dais encore. La pente des degr�s �tant assez rude, je dus faire halte plusieurs fois,--ne tarissant pas en louanges enthousiastes sur cette �curiosit�.� De retour dans la salle, je lui remis une pi�ce de cinq francs; et, apr�s un bon merci, un bon frappement de ma main sur son �paule,--accompagn� d'un coup d'oeil appuy�... mais, l�, ce qui s'appelle dans le blanc des yeux,--je courus me r�chauffer, derechef, au soleil br�lant de la route. Et, pour conclure, j'accomplis mon �tape d'un pied raffermi et joyeux, l'agr�ment impr�vu de ce bain m'ayant inesp�r�ment p�n�tr� de nouvelles forces. UNE ENTREVUE � SOLESMES _� M. LE DOCTEUR ALBERT ROBIN._ UNE ENTREVUE � SOLESMES �J'ai combattu le bon combat.� SAINT PAUL. Il y a quelques ann�es, je dus me rendre, en vue de recherches arch�ologiques, � l'abbaye des b�n�dictins de Solesmes. Donc, par un jour d'automne,--au re�u d'une lettre d'introduction pr�s de l'illustre Abb� de ce clo�tre, dom Gu�ranger,--je quittai Paris. Le lendemain matin, j'�tais � Sabl�, d'o� l'abbaye n'est distante que d'une heure de marche. Je descendis, pour mettre ordre � ma toilette, en cet h�tel de la grand'place dont l'enseigne �tonnante me fit r�ver: _H�tel de Notre-Dame et du Commerce_. Puis, comme il faisait beau soleil, je me mis en route, mon sac de voyage � la main, pour le monast�re,--o� j'arrivai midi sonnant. L'un des fr�res du portail s'offrit pour remettre � l'Abb� dom Gu�ranger la lettre qui me pr�sentait � lui. J'entrai sous les arceaux; j'y rencontrai d'autres p�lerins. Je pris rang, sur l'invitation de l'un des P�res. C'�tait l'heure du d�jeuner. L'on traversa les clo�tres. L'Abb� de Solesmes se tenait debout, une aigui�re et un plateau � la main, au seuil du r�fectoire. � ses c�t�s, le prieur, dom Couturier, et l'�conome, dom Fontanes, debout aussi, me consid�raient, les bras crois�s en leurs longues manches noires. Dom Gu�ranger me versa de l'eau sur les doigts, en signe d'hospitalit�: l'un des fr�res me tendit une serviette; je m'essuyai. L'on me montra la table des h�tes, situ�e au milieu de la salle--et entour�e de celle des religieux--un peu au-dessous de l'estrade o� l'Abb�, le prieur et l'�conome, seuls, prenaient leurs repas. Apr�s une pri�re pour les morts et un _Pater noster_ (dont les deux premiers mots seulement furent prononc�s, chacun le devant achever en soi-m�me), l'on prit place. L'un des P�res monta dans une chaire �lev�e aupr�s d'une fen�tre, ouvrit un tome des Bollandistes et se mit � lire, � haute voix, l'existence de sainte Lidwine. Le repas des b�n�dictins �tait plus qu'aust�re. Un plat de l�gumes, du pain et de l'eau. Le n�tre me sembla plus recherch�. Mais je regardais plut�t mes h�tes que le repas. Entre les deux autres P�res, dom Gu�ranger apparaissait comme le pilier d'une abside entre ses deux colonnes. Il portait soixante ann�es d'�preuves, de luttes et de p�nitence. Pauvre, � vingt-deux ans, il avait fond� l'abbaye. Son front �tait haut, plein et pensif. Ses yeux, d'un bleu tr�s p�le, �taient deux lueurs vivantes. Tout d�gageait, en sa personne, l'invincible Foi; sa croix abbatiale brillait sur sa poitrine comme de la lumi�re. Il n'�tait point de haute taille, mais quelque chose de myst�rieux le grandissait, je m'en souviens, quand il parlait de Notre-Seigneur. Plus tard, lorsqu'il m'honora d'une amiti� que la mort n'a pas effac�e entre nos �mes, j'ai souvent constat�, dans ses entretiens, un accent de voyance r�v�lant un �lu. Les deux religieux, � sa droite et � sa gauche, poss�daient aussi des fronts extraordinaires et des prunelles p�n�tr�es d'un rayonnement int�rieur tel, que, depuis, je n'en ai jamais rencontr� l'�quivalent. Leur regard attestait la permanence du coeur et de l'esprit en l'unique pens�e de Dieu. Au dessert, la lecture finie, je me tournai vers mon voisin de table que je n'avais pas encore remarqu�. Un passant comme moi, sans doute?--Il me parut, d�s le premier coup d'oeil, dou� d'un sourire sympathique en un visage cependant presque vulgaire. Ses mains d'homme de lettres, aux mani�res affables, attir�rent mon attention; elles indiquaient une intelligence. Donc, � titre de plus nouvel arriv� au couvent, je lui demandai s'il connaissait le nom du religieux qui, rev�tu, sur son froc, d'un long tablier de serge, s'empressait et nous servait en silence. --Oui, me r�pondit-il tr�s simplement. C'est l'un des plus �rudits hell�nistes de l'Europe, l'un des plus savants P�res de l'Abbaye. R�cemment, il a refus�, par humilit�, le chapeau de cardinal, offert par le Souverain Pontife. Il a pr�f�r� ce tablier, comme vous le voyez:--il a choisi de servir les p�cheurs que Dieu conduit � Solesmes. C'est dom Pitra. --Je porte envie � ce serviteur, lui dis-je. --Moi aussi, r�pondit-il. Apr�s un moment, je repris: --Et ce religieux, en face de nous, dont la figure d'asc�te me rappelle celle du saint Fran�ois d'Assises, au mus�e de Madrid,--et qui a cependant l'air plus joyeux que les autres P�res? --Celui-l�, nous l'appelons famili�rement _le Capitaine_, me r�pondit-il en souriant. C'est dom Gardereau,--vieux militaire, et grand math�maticien.--Quant � la joie recueillie qui transpara�t sur ses traits, c'est qu'il a �t� condamn�, ces jours-ci, par le m�decin du monast�re: il sait, en un mot, qu'il doit mourir sous tr�s peu de temps. Le d�jeuner �tait fini. Apr�s une station � la chapelle cinq fois s�culaire de Solesmes et dont l'abb� dom Gu�ranger avait relev� les ruines, je descendis au jardin. J'y aper�us mon voisin de table au milieu d'un groupe de b�n�dictins que pr�sidait l'Abb� lui-m�me. L'on �tait assis sur des chaises, en cercle, dans une grande all�e. Mon interlocuteur du d�jeuner avait rev�tu, sur sa redingote, un tablier de serge pareil � celui de dom Pitra. Il �cossait tout bonnement des pois, avec son entourage--qui se livrait � ce m�me labeur. Je m'adressai � l'un des P�res qui, une b�che � la main, retournait la terre: --On fait l'honneur � ce p�lerin, l�-bas, de le traiter en fr�re convers? lui dis-je. --C'est que ce monsieur, c'est Louis Veuillot, me r�pondit-il. Quelques moments apr�s, l'Abb� de Solesmes nous pr�sentait l'un � l'autre. --Je ne m'�tonne plus du ton de vos paroles, monsieur, lui dis-je; je les ai trouv�es simples et fortes comme vos �crits. Ce disant, je pris place dans le cercle o� l'on �cossait des pois. J'en avisai moi-m�me quelques-uns, dans mon z�le,--voulant me rendre utile--et surtout ne point demeurer oisif devant l'exemple. --Lorsque vous �tes survenu, monsieur, me r�pondit Louis Veuillot, le r�v�rend p�re Abb� me reprochait justement la rudesse de mes �crits. Ah! c'est que je m'adresse � de pr�tendus ath�es qui, en fl�trissant leurs �mes, sont jaloux de d�truire la foi des esprits mal assur�s qui les entendent. Un exemple: nous savons qu'il est plus facile, aux professeurs d'incr�dulit�, de p�rir sur une barricade que de faire maigre le vendredi. (Les autres jours, passe encore! mais l'�glise, sachant ce qu'elle proscrit et rien n'�tant plus difficile que de lui ob�ir, il se trouve qu'il est tr�s dur aux �gens s�rieux� de faire maigre _juste_ ce jour-l�.) Bien. Si ces ventres se taisaient, en faisant gras... peut-�tre n'aurais-je rien � dire. Mais c'est qu'ils parlent, ces ventres! C'est qu'ils se moquent alors, tout haut et bruyamment, du Paradis, perdu pour une pomme! Et qu'ils en font rire les incertains.--Certes, s'ils essayaient de se priver, d'abord, en esprit d'Esp�rance, d'un morceau de viande le jour en question, peut-�tre pourraient-ils s'apercevoir que la �l�gende� n'est pas aussi absurde qu'ils l'affirmaient la veille. Or non seulement, vous dis-je, ils n'essayent rien, sous pr�texte que ce serait �trop facile�, mais ils pr�chent, verre en main, leurs �convictions� aux esprits ti�des qui, bient�t, les imitent;--ce qui conduit ces messieurs et leurs pros�lytes � para�tre, tour � tour, devant Dieu, sans un f�tu dans leur bagage, sinon leur scandale. Encore une fois, je n'aurais pas � les juger, n'�tait leur propagande! C'est l� ce qui me donne le droit et me fait un devoir, � moi, chr�tien, d'en �tre le pr�servatif dans la mesure de mes forces. Ce n'est pas contre leur conduite priv�e,--contre leur l�chet� devant leurs instincts,--mais contre leurs contagieuses paroles, que je me bats. Et je me trouve mission d'en paralyser, comme je le puis, l'action dangereuse. Beau crime, de d�gonfler ces ballons en les piquant d'une plume! J'ai la haine sainte que redoutent ces Jocrisses; je l'utilise. Pourquoi pas? --Vous les prenez � parti avec une violence parfois blessante, mon cher enfant! dit l'Abb� de Solesmes. Avoir beaucoup de charit�, cela vaut encore mieux que de faire maigre le vendredi. --J'enrage, s'�cria Louis Veuillot, j'enrage, mon p�re, lorsque j'entends mes sup�rieurs en Dieu me recommander la suavit� envers ces empoisonneurs d'�mes!--Vous ne les connaissez pas! Toute arme est bonne contre ces souriants gredins. Je suis grossier, dit-on. Si je ne l'�tais pas, me comprendraient-ils?... Est-ce que Lacordaire, du haut de la chaire de Notre-Dame, ne s'est pas �cri�, en face du Saint-Sacrement, et parlant � l'�lite des intelligences catholiques de France: �Quoi! voici qu'ils enseignent � vos enfants, ces libres-penseurs nouveaux, que l'Homme �n'est qu'un tube perc� aux deux bouts�, et je n'aurais pas le droit, moi, confesseur de J�sus-Christ, _d'�craser sous mes pieds cette canaille de doctrine?_� Il me semble qu'il ne faisait point l� de fleurs de rh�torique non plus, le bon p�re Lacordaire. Et Donoso Cort�s, marquis de Valdegamas, ne fut-il pas encore plus rude, un certain jour? Il fut gla�ant. Eh bien, c'est le ton qu'il faut prendre avec eux, � tels exemples. Ils savent bien qui ils sont, d'o� ils viennent, ce qu'ils font et o� ils se plongent. Et j'ajoute qu'ils _r�tiront_ bient�t, selon la promesse m�me du Seigneur. Comment serais-je onctueux envers ces hommes? Voulez-vous que je dise � Renan, par exemple, � ce vil rat d'�glise qui vient, la nuit, manger le pain b�nit: �--Mon cher Judas, vous avez peut-�tre avanc�, dans vos livres, des choses un peu trop �proditoires?�. ..� Allons donc! N'est-ce pas � coups de fouet que J�sus-Christ chassa du Temple ces vendeurs!--Comment les appelait-il?... �Race de vip�res!� Le paysan ne se gante pas pour se saisir d'une trique devant les voleurs. Mon p�re, je ne suis qu'un paysan, comme le Grand-Ferr�, qui tua beaucoup d'Anglais pour la patrie. Laissez-moi, de gr�ce, continuer ma besogne. --Saint Beno�t nous prescrit la douceur, dit l'Abb�. Vous feriez un b�n�dictin rebelle. --Mais un bon dominicain, je crois!... hasardai-je en souriant. Une cloche, sonnant la pri�re, interrompit cette causerie,--dont je me suis souvenu, par un radieux midi de printemps, voici, d�j�, trois ann�es!--en face du cercueil de ce grand soldat de la foi chr�tienne. LES D�LICES D'UNE BONNE OEUVRE _� MONSIEUR HENRY ROUJON_ LES D�LICES D'UNE BONNE OEUVRE Eleemosyna! N. T. Certes, s'il est malais� d'accomplir le moindre bien, il est encore (l'ayant essay�) plus difficile de se soustraire soi-m�me au triste ridicule de s'en magnifier quelque peu, bon gr� malgr� soi, tout au fond de son esprit. Un heureux destin nous jette, en passant, la _chance_ de donner une petite aum�ne, oh! si mis�rable, compar�e � ce que nous gaspillons sans motif!--de remplir une milli�me partie de notre plus strict devoir, alors que cela ne nous co�te aucune privation positive ou appr�ciable;--cet honneur, imm�rit�, de faire la plus petite aum�ne, enfin, nous est octroy�,--nous y condescendons presque toujours avec un effort, (si l�ger qu'il soit)! Et, m�me alors que notre vanit� s'humilie de l'exigu�t� de notre don, nous trouvons moyen de nous travestir, en l'offrant, jusqu'� prendre on ne sait quel air compoinct, on ne sait quelle mine apitoy�e vraiment � mourir de rire,--et de nous en faire, obscur�ment, accroire sur notre �m�rite�! Et, ceci, alors que--si nous eussions m�me accompli _tout_ notre devoir--ce serait � nous, au contraire, de remercier le pauvre de nous avoir fourni l'occasion de nous acquitter envers lui! Bref, nous ne pouvons durant au moins quelques secondes d'attendrissement vague sur nous-m�mes OUBLIER notre don,--et menteur qui le nie! Nous sommes, presque tous, fonci�rement, assez frivoles et assez vains pour que la premi�re arri�re-pens�e qui s'�veille alors en nous, � notre insu, soit de nous dire: �Voici que j'ai donn� une monnaie, dix sous, cinq francs,--� ce fam�lique, � ce mal v�tu (sous-entendu: _qui est, par cons�quent, mon inf�rieur!!_), h� bien! tout le monde n'est pas aussi G�N�REUX que moi.�--Quelle burlesque hypocrisie! quelle honte!--La seule aum�ne m�ritant ce grand nom est celle que l'on effectue joyeusement, tr�s vite, sans y songer;--ou, si l'on ne peut s'exempter d'y songer, en demandant humblement pardon � Dieu, le rouge au front, de n'avoir offert qu'un aussi faible acompte. Car si l'aum�ne est commise avec ce mondain sentiment qui en extrait, pour nous, une sorte de pi�destal o�, Stylites anodins, nous nous juchons, en secret, non sans complaisance,--et que, gr�ce � telle circonstance ambiante, cette aum�ne tourne brusquement, en--par exemple--quelque farce macabre, il appara�tra que cette aum�ne est, en r�alit�, si peu de chose qu'elle et la farce qui l'aura continu�e sembleront, dans l'impression qui ressortira de leur ensemble, _le tout naturel revers l'une de l'autre_. � Ville-d'Avray, par un clair soleil d'hiver, sur les quatre heures et demie d'une r�cente relev�e, un brun mendiant, assez bien pris, m�me, en ses haillons, se tenait debout,--au coin de la grille ouvrag�e, grande ouverte,--� l'entr�e d'une maison de plaisance aux persiennes ferm�es, dont il semblait l'inconscient factionnaire. La vo�te prolong�e du porche, derri�re lui, aboutissait � des jardins: c'�tait en l'une des rues--� peu pr�s d�sertes, � cette heure-l� surtout;--les villas �tant closes depuis septembre. La t�te, fatigu�e de je�nes, p�lie et profond�ment triste de ce n�cessiteux prenait donc on ne sait quelles inflexions d'inesp�rance; parfois, avec un soupir dont le souffle lui gonflait les narines comme des voiles, il �levait de grands regards, presque mystiques, vers les nu�es du soir,--vers les mouvantes cuivreries solaires que d�j� bleutait vaguement le cr�puscule. Autour de lui, par les frigidit�s a�riennes, flottaient de lointaines odeurs de fleurs s�ches, �man�es des environs de cette localit� champ�tre,--et aussi de saines senteurs de paille et d'herb�es, provenues, celles-ci, d'une assez �paisse liti�re de frais fourrages nouveaux, entass�e au long du mur, pr�s de lui, sous l'entr�e m�me de la riante habitation. Soudain, l�-bas, au d�tour d'une buissonneuse venelle, apparut, s'engageant, � petits pas press�s, sur le terreau de la rue,--enfin, se h�tant, la voilette sur le minois et tout en fourrures sur velours, avec de menus frissons et les mains au manchonnet,--une jolie passante. Une tr�s jeune femme... tout simplement Mlle Diane L...,--si ressemblante � notre c�l�bre Mme T***, que, s'il faut en croire les dires, plusieurs d'entre les enthousiastes de la diva se seraient consol�s, aux pieds mignons de ce f�minin sosie, des rebelles aust�rit�s de l'�toile: en un mot, sa doublure d'amour, artiste aussi.--Pourquoi cette pr�sence, l�, ce soir?--Oh! de retour, sans doute, de quelque visite br�ve � sa vill�giature quitt�e,--au sujet, peut-�tre, de tel objet oubli�... d'une futilit� dont l'absence l'avait rendue nerveuse, l�-bas, et qu'elle �tait venue, de Paris m�me, reprendre... ou telle autre chose de ce genre; il n'importe. En peu d'instants elle se trouva proche de l'indigent, qu'elle entrevit � peine,--assez, toutefois, pour qu'en une m�lancolie elle tir�t, d'un repli de soie perle du manchon, son porte-monnaie, car son petit coeur est aum�nieux et compatissant. Du bout de sa main, gant�e d'un tr�s fonc� violet, elle tendit une pi�ce de deux francs, en disant d'une voix polie, glac�e et musicale: --Voulez-vous accepter, s'il vous pla�t, monsieur? � ces ing�nues paroles, et tout �bloui de la salubre offrande, le candide pauvre balbutia: --Madame... c'est que... ce n'est pas deux sous, c'est deux francs! --Oui, je sais bien! r�pondit en souriant, et se disposant � s'�loigner, la charmante bienfaitrice. --Alors, madame, oh! soyez b�nie, oh! du fond de mon coeur! s'�cria tout � coup, et les larmes aux yeux, le mendiant. Voyez-vous, depuis avant-hier, ma femme, h�las! ma pauvre ch�re femme et mes enfants n'ont rien mang�! Ce que vous nous donnez, c'est la vie! Oh! que vous �tes bonne, madame! L'accent, l'�lan de gratitude qui faisait haleter cette voix �taient si sinc�res, si poignants, que la jeune artiste se sentit remu�e aussi et qu'une larme lui vint au bout des cils! Elle pensait: �Comme, avec peu de chose, on fait du bien!� --Tenez, reprit-elle tout �mue,--puisque c'est comme �a, je vais vous donner encore cinq francs. Sept francs! � la fois! � la campagne!... Un v�ritable spasme d'all�gresse ferma les yeux du mendiant qui savoura, sans vaine parole, en soi-m�me, l'inattendu de cette aubaine. Inclinant le front, avec un d�licat respect, sur le bout des doigts de Mlle L..: --Nous ne m�ritons pas... Ah! si toutes �taient comme vous! Ah! v�n�rable jeune dame! Attendrie en pr�sence de cette d�tresse heureuse que son aum�ne avait calm�e, l'exquise enfant laissa baiser humblement le bout de son gant parfum�; puis, se d�gageant doucement la main, elle rouvrit sa petite bourse. --Ma foi, dit-elle, je n'ai qu'une pi�ce de dix francs: tant mieux, prenez-la. Cette fois, le gloussement d'un merci des plus inarticul�s s'�teignit, � force d'�moi, dans la gorge du vagabond: il regardait la pi�ce d'or d'un air h�b�t�! Douze francs, d'un seul bloc, d'une seule rencontre! Il �tait devenu grave. � l'id�e �vidente de sa femme et de ses enfants sauv�s, sans doute, pour une quinzaine des horreurs du d�nuement, l'honn�te pauvre fr�missait d'un si intense besoin d'actions de gr�ces qu'il ne savait plus comment les formuler ni comment les taire. La d�licieuse artiste, se sentant devenue pour lui l'image m�me de la Charit�, jouissait, intimement, de l'embarras presque sacr� du malheureux et, les yeux au ciel, elle go�tait les secr�tes ivresses de l'apoth�ose. Pour exalter encore, s'il se pouvait, le paroxysme du sensible indigent, elle murmura: --Et j'enverrai quelque chose, de temps en temps, chez vous, mon ami! Pour le coup, cette phrase, qui assurait une sorte de petit avenir � sa famille, le fit presque chanceler. Il ne trouvait rien � dire!! Son bonheur, d'une part,--et, d'autre part, son impuissance � prouver, � t�moigner, par quelque acte h�ro�que, f�t-ce au prix de ses jours, la sinc�rit� de son effr�n�e reconnaissance, l'oppressaient jusqu'� la suffocation. En un transport dont il ne fut pas ma�tre, il prit na�vement entre ses bras sa bienfaitrice, que ce mouvement irr�fl�chi ne pouvait froisser, puisqu'elle s'y sentait pure et devenue la vision d'un ange. En l'oubli de toute convenance, il l'embrassa maintes fois, �perdument, avec des cris de �Ma femme! mes enfants!� qui inspir�rent � la jeune artiste la conviction qu'elle pouvait doubler la Providence comme elle doublait Mme T***. Si bien que ni l'un ni l'autre, au fort du quiproquo de cette extase r�flexe, ne se rendit compte que, par des transitions d'une bri�vet� vertigineuse, la belle Diane se trouvait � demi pos�e, � son insu, sur la liti�re agreste et que, maintenant, elle subissait--avec une stupeur qui lui dilatait les prunelles (mais le doute ne lui �tait plus permis)--la possessive �treinte de son trop expansif oblig�, lequel, sous une rafale de baisers (oh! bien sinc�res!) �touffait, sans m�me y prendre garde, toute exclamation d'appel, et ne cessait de lui entrecouper � l'oreille, en des sanglots c�lestes, ces mots p�n�tr�s de ravissements: --Oh! merci pour ma pauvre femme!! Oh! que vous �tes bonne!.. Oh! merci pour mes pauvres enfants! Quelques minutes apr�s, un bruit de pas et de voix, parvenu du dehors et s'approchant dans la rue jusque-l� solitaire, ayant rendu, comme en sursaut, l'irresponsable Lovelace au sentiment de la r�alit�, la jeune artiste put se d�gager d'un bond, s'�chapper--et, d�concert�e, d�fris�e, les joues roses, le sourcil fronc�, se rajustant de son mieux, � la h�te,--reprendre le chemin de sa voisine villa, pour s'y remettre. En marchant, elle se jurait qu'� l'avenir--non seulement les dons offerts par sa main droite resteraient ignor�s de sa main gauche et qu'elle ne jouerait plus les s�raphins � douze francs la personne,--mais qu'elle saurait couper court aux premiers remerciements de ses chers besogneux. Les voiles du soir s'�paississaient. � l'angle de sa route elle se retourna, tout effar�e encore de cette aventure: un r�verb�re, en s'allumant, �claira, pr�s de la grille, la face brune, aux dents blanches, du mendiant... qui souriait dans l'ombre--et la suivait d'un long regard charg� d'une reconnaissance infinie! L'INQUI�TEUR _� MONSIEUR REN� D'HUBERT_ L'INQUI�TEUR Et j'ai reconnu que tout n'est qu'une vanit� des vanit�s, et que cette parole, m�me, est encore une vanit�. L'ECCL�SIASTE. Au printemps de l'ann�e 1887, une v�ritable �pid�mie de sensibilit� s'abattit sur la capitale et la d�sola jusqu'aux canicules. Une sorte de courant de nervosisme-�l�giaque p�n�trait les temp�raments les plus �pais, s�vissant, avec une intensit� plus sp�ciale, chez les fianc�s, les amants, les �poux, m�me, que disjoignait un subit tr�pas. D'affol�es sc�nes d'un �d�sespoir� absolument indigne de gens modernes, se produisaient, chaque jour, au cours de maintes et maintes fun�railles--et, dans les cimeti�res, en arrivaient, parfois, � d�concerter les fossoyeurs au point d'entraver leurs agissements. Des corps-�-corps avaient eu lieu entre ceux-ci et bon nombre de nos inconsolables. Les journaux ne parlaient que d'amants, que d'�poux, m�me, annihil�s par l'�motion jusqu'� se laisser choir dans la fosse de leurs ch�res d�funtes, refusant d'en sortir, �treignant le cercueil et r�clamant une inhumation commune. Ces crises, ces tragiques _arias_, dont g�missaient, tout bas, le bon ordre et les convenances, �taient devenus d'une fr�quence telle que les croque-morts ne savaient litt�ralement plus o� donner de la t�te, ce qui entra�nait des retards, des encombrements, des substitutions, etc. Cependant, comment interdire ou punir des acc�s qui, pour d�r�gl�s qu'ils fussent, �taient aussi involontaires que _respectables_? Pour obvier, s'il se pouvait, � ces inconv�nients �tranges, l'on avait fini par s'adresser � la fameuse �Acad�mie libre des Innovateurs � outrance�. Son pr�sident-fondateur, le jeune et aust�re ing�nieur-possibiliste, M. Juste Romain,--(cet esprit progressiste, rectiligne et sans pr�jug�s, dont l'�loge n'est plus � faire) avait r�pondu, en toute h�te, que l'on aviserait. Mais les imaginations de ces messieurs se montrant, ici, singuli�rement tardigrades, br�haignes et sans cesse atermoyantes, l'on avait pris, d'urgence, (la Parque n'attendant pas) des mesures quelconques, faute de meilleures. Ainsi l'on avait mis en oeuvre ces engins dont le seul aspect semble vraiment fait pour calmer et refroidir les trop lyriques expansions de regrets chez les coeurs en retard:--par exemple, ces ing�nieuses machines, dites funiculaires, (en activit� aujourd'hui dans nos cimeti�res principaux) et gr�ce auxquelles on nous enterre, pr�sentement, � la m�canique--ce qui est beaucoup plus exp�ditif (et m�me plus _propre_) que d'�tre enterr� � la main, plus moderne aussi. En trois tours de cric, une grue � cordages vous d�pose, vous et votre bi�re, dans le trou, comme un simple colis.--Crac! un tombereau de gravats boueux s'incline: brrroum! c'est fait. Vous voil� disparu. Puis, cela roule vers l'ouverture voisine: � un autre! et m�me jeu. Sans cette rapidit�, il saute aux yeux que l'administration surm�nerait en vain ses noirs employ�s: vu l'affluence, et les chiffres, toujours croissants, de la population, le sinistre personnel des Pompes-Fun�bres n'y pourrait suffire et le service en souffrirait. Toutefois, ce vague rem�de _physique_ s'�tait vu d'une impuissance appr�ciable dans l'esp�ce: et divers accidents en ayant rendu l'usage inopportun (du moins en ces circonstances exceptionnelles) on avait cherch� �autre chose�--et le bruit courait, � pr�sent, qu'un inconnu de g�nie avait trouv� l'exp�dient. Or, � quelque temps de ces entrefaites, par un frais matin soleill� d'or, entre le long vis-�-vis des talus en verdures, plant�s de peupliers, passait, sur un char tir� au pas de deux sombres chevaux, un amoncellement de violettes, de bruy�res blanches, de roses-th� en couronnes--et de _ne m'oubliez pas!_--C'�tait sur la route du champ d'asile d'une de nos banlieues. Les franges des draperies mortuaires scintillaient, givres d'argent, � l'entour de cette ambulante moisson florale qui transfigurait en un bouquet monstre le char morose,--derri�re lequel, isol� de trois pas de la longue suite des pi�tons et des voitures, marchait, t�te nue et le mouchoir appuy� au visage, qui? M. Juste Romain, lui-m�me! Il venait d'�tre �prouv� � son tour: en moins de vingt-quatre heures, sa femme, sa tendre femme, avait succomb�... Aux yeux du monde, suivre, soi-m�me, le convoi d'une �pouse plus qu'aim�e est un acte d'inconvenance. Mais M. Juste Romain se souciait bien du monde, en ce moment!... Au bout de cinq mois, � peine, de d�lices conjugales, avoir vu s'�teindre son unique, sa meilleure moiti�, sa trop passionn�e conjointe, h�las! Ah! la vie, ne lui offrant, d�sormais plus, aucune saveur, n'�tait-ce pas--vraiment--� s'y soustraire?... Le chagrin l'�garait au point que ses fonctions sociales elles-m�mes ne lui semblaient plus m�riter qu'un ricanement amer! Que lui importait, � pr�sent, ponts et chauss�es!... Nature nerveuse, il ressentait maints lancinants transports, caus�s par mille souvenirs de joies � jamais perdues. Et ses regrets s'avivaient, s'augmentaient, s'enflaient encore de la solennit� ambiante,--de la pr�s�ance, m�me, qu'il avait l'_honneur_ d'occuper, � l'�cart de ses semblables, imm�diatement derri�re ce corbillard somptueux, d'une classe de choix, et d'o� quelque chose de la majest� de la Mort semblait rejaillir sur lui et sa douleur, les �po�tisant�.--Mais l'intime simplicit� de sa tristesse, n'�tant que falsifi�e par ce sentiment th��tral, s'en envenimait, � chaque pas, jusqu'� devenir intol�rable. Une contrariante sensation de ridicule finissait par se d�gager, autour de lui, du guind� de sa d�solation vaniteuse. Il tenait bon, cependant: et, bien que l'�motion lui f�t vaciller les jambes, il avait, � diff�rentes reprises, pendant le trajet, refus� d'un: �Non! laissez-moi!� presque impatient, le secours affectueux, venu s'offrir.--Or, � pr�sent, l'on approchait... et, en l'observant, les invit�s de l'avant-garde commen�aient � redouter que certains d�tails supr�mes, tout � l'heure,--par exemple, le bruissement particulier de la premi�re pellet�e de terre et de pierres tombant sur le bois du cercueil,--ne l'impressionnassent d'une mani�re dangereuse. D�j� l'on apercevait, l�-bas, de longues formes de caveaux, des silhouettes... On �tait dans l'inqui�tude. Tout � coup sortit de son rang processionnel un adolescent d'une vingtaine d'ann�es. V�tu d'un deuil �l�gant, il s'avan�a, tenant un bouquet de roses-feu, cercl� d'immortelles. Ses cheveux dor�s, sa figure gracieuse, ses yeux en larmes pr�venaient en sa faveur. D�passant le pr�sident honoraire des Innovateurs-�-outrance, il s'avan�a, n'�tant sans doute plus ma�tre de sa douleur, jusqu'aupr�s du char fleuri. Son bouquet une fois ins�r� parmi les autres,--mais juste au chevet pr�sumable de la tr�pass�e,--il saisit le brancard d'une main, s'y appuyant, tandis qu'un sanglot lui secouait la poitrine. La stupeur de voir l'intensit� de sa propre peine partag�e par un inconnu, dont la belle mine, d'ailleurs, (il ne sut pourquoi!) le froissa tout d'abord au lieu d'�veiller sa sympathie, fit que l'ing�nieur, se raffermissant soudain sur ses pieds et haussant les sourcils, essuya ses paupi�res--devenues brusquement moins humides. --Sans doute, quelque parent, dont Victurnienne aura oubli� de me parler! pensa-t-il. Au bout de quelques pas, et comme les g�missements du jeune �parent� ne discontinuaient point, � l'encontre de ceux du mari qui s'�taient calm�s comme par enchantement: --N'importe! Il est singulier que je ne l'aie jamais vu chez nous!... murmura celui-ci, les dents un peu serr�es. Et, s'approchant du bel inconnu: --Monsieur n'est-il pas un cousin de... de la d�funte? demanda-t-il tout bas. --H�las! monsieur,--_plus qu'un fr�re!_ balbutia l'adolescent, dont les grands yeux bleus �taient fixes. Nous nous aimions tant! Quel charme! Quel abandon! Quelle gr�ce! Et quel coeur fid�le!... Ah! sans ce triste mariage de raison, qui nous a...--Mais que dis-je! Mes id�es sont tellement troubl�es... --Le mari, c'est moi, monsieur; qui �tes-vous? articula, sans cesser d'assourdir sa voix, mais devenu graduellement bl�me, M. Romain. Ces simples mots parurent produire un effet volta�que sur le blond survenu. Il se redressa, tr�s vite, froid et surpris. Aucun des deux ne pleurait plus. --Quoi? Comment, vous �tes... c'est vous qui... Ah! recevez tous mes regrets, monsieur: je vous croyais chez vous, selon l'usage... et, plus tard, ce soir, sans doute, je vous expliquerai... je--mille pardons! mais... Un cabriolet passait: le jeune imprudent y bondit, en jetant � l'oreille du cocher: �Continuez! Au galop! Tout droit! Dix francs de pourboire!� Abasourdi, ne pouvant quitter son poste lugubre, ni poursuivre le d�j� lointain Don Juan sentimental, le grand Innovateur Juste Romain, toutefois, gr�ce � l'acuit� de coup d'oeil propre aux �poux ombrageux, avait remarqu� et retenu le num�ro de la voiture. Une fois au champ du Repos, la foule, autour de la fosse fleurie, admira la tenue ferme et calme--que ses amis m�me n'avaient pas os� esp�rer--avec laquelle il exp�dia les derni�res, les plus sinistres formalit�s. Chacun fut frapp� de l'empire sur soi-m�me qu'il t�moignait; la consid�ration dont il jouissait comme homme s�rieux s'en accrut, m�me, au point que plusieurs, s�ance tenante, r�solurent de lui confier, � l'avenir, leurs int�r�ts,--et que l'�ternel �gaffeur� de toutes les assembl�es, �mu du courage de M. Romain, lui en adressa �tourdiment une f�licitation pour le moins intempestive. Il va sans dire qu'aussit�t que possible, l'ing�nieur prit cong� � l'anglaise de son entourage, courut � l'entr�e fun�bre, sauta dans l'une des voitures, donna son adresse � la h�te, et, s'�tant renferm� derri�re les vitres relev�es, croisa et d�croisa vingt fois, au moins, ses jambes, durant le chemin. De retour chez lui, la premi�re chose que ses regards errants aper�urent, ce fut, sur la table du salon, une vaste enveloppe carr�e sur laquelle il put lire en gros caract�res: �COMMUNICATION URGENTE.� L'ouvrir fut l'affaire d'une seconde. En voici le contenu: ADMINISTRATION des POMPES FUN�BRES -- CABINET DU DIRECTEUR Paris, ce 1er avril 1887. Monsieur, En vertu de l'arr�t� minist�riel, en date du 31 f�vrier 1887, nous nous faisons un devoir de vous aviser que,--pour l'exercice de l'ann�e courante,--l'administration s'est adjoint un corps, dit d'inqui�teurs ou pleureurs, destin�s � fonctionner au cours des inhumations dont nous est confi� le c�r�monial. Cette mesure, essentiellement moderne, s'imposait, � titre d'innovation tout humanitaire: elle a �t� prise sur les conclusions de la Facult� de physiologie, ratifi�e par les praticiens l�gistes de Paris, et � nous signifi�e en m�me date. Au constat de l'end�mique N�vrose, en ascendance vers l'Hyst�rie, qui s�vit actuellement sur nos populations,--dans le but, aussi, d'�viter chez, par exemple, les jeunes veufs notoirement atteints de regrets trop aigus envers leur d�c�d�e, et qui, contre les usages, se risquent � braver, de leur pr�sence, les s�v�res p�rip�ties de la mise en fosse,--il a �t� statu� que, sur l'appr�ciation d'un docteur expert, attach�, d'office, aux obs�ques, s'il juge que le conjoint demeur� sur cette terre a trop pr�sum� de ses forces, et pour lui �pargner les crises de nerfs, heurts c�r�braux, syncopes, convulsions et comas �ventuels; bref, toutes manifestations inutilement dramatiques et pouvant entra�ner maints d�sordres de nature m�me � troubler la bonne effectuation de ladite mise en fosse,--l'un de nos nouveaux employ�s, dits _Inqui�teurs_, lui serait d�p�ch� � l'effet d'op�rer en lui, selon son temp�rament, telle diversion morale (analogue aux r�vulsifs et moxas dans l'ordre physique). Cette diversion, frappant, en effet, l'imagination du survivant et y suscitant des sentiments inattendus, lui permet de faire froidement et distraitement face, en homme de coeur, aux tristes n�cessit�s de la situation. Monsieur, le jeune blond de ce matin n'est donc qu'un de ces employ�s; inutile d'attester qu'il n'a jamais vu ni connu celle... que vous pouvez pleurer, dor�navant, chez vous, en toute libert�, sans inconv�nients d�sormais pour l'ordre public. Nos clients ne nous sont redevables d'aucune taxe suppl�mentaire, les honoraires de l'Inqui�teur se trouvant compris, sur notre facture, dans les frais g�n�raux. Recevez, etc. _Pour le directeur:_ POISSON. Sans h�siter, au sortir de l'�vanouissement que lui causa cette circulaire, l'aust�re possibiliste Juste Romain,--sans prendre garde aux dates sp�cifi�es en icelle, adressa, par lettre recommand�e, � la Soci�t� des Innovateurs � outrance, sa d�mission de pr�sident-fondateur.--Il voulait ensuite aller provoquer, en un duel � mort, M. le ministre de l'int�rieur, ainsi que M. le directeur des Pompes-Fun�bres, apr�s avoir, pr�alablement, �trangl� leur jeune supp�t... Mais le temps et la r�flexion n'arrangent-ils pas toutes choses? CONTE DE FIN D'�T� _� MONSIEUR REN� BASCHET_ CONTE DE FIN D'�T� --Comment la cha�ne des �tres cr��s se briserait-elle � l'Homme? _Les Platoniciens du XIIe si�cle._ En province, au tomber du cr�puscule sur les petites villes,--vers les six heures, par exemple, aux approches de l'automne,--il semble que les citadins cherchent de leur mieux � s'isoler de l'imminente gravit� du soir: chacun rentre en son coquillage au pressentiment de tout ce danger d'�toiles qui pourrait induire � �penser�.--Aussi, le singulier silence, qui se produit alors, para�t-il �maner, en partie, de l'atonie compass�e des figures sur les seuils. C'est l'heure o� l'�crasis criard des charrettes va s'�teignant du c�t� des routes.--� pr�sent, aux promenades,--�cours des _Belles-Mani�res_�--bruit, plus distinctement, par les airs, sur l'isolement des quinconces, le frisson triste des hautes feuill�es. Au long des rues s'�changent, entre ombres, des saluts rapides, comme si le retour � de banals foyers compensait les lourds moments (si vainement lucratifs!) de la journ�e v�cue. Et, des reflets ternes de la brune sur les pierres et les vitres, de l'impression nulle et morne dont l'espace est p�n�tr�--se d�gage une si poignante sensation de vide, que l'on se croirait chez des d�funts. Or, chaque jour, � cette heure vesp�rale, en l'_une_ de ces petites villes, et dans la plus d�serte all�e du mail, se rencontrent, d'habitude, deux promeneurs,--habitants assez anciens d�j� de la localit�. Tous deux certes, doivent avoir franchi la cinquantaine: leur mise recherch�e, leur fin linge � dentelles, le surann� de leurs longs v�tements, le brillant de leurs chapeaux large-bord, leur tenue encore fringante, leurs allures, enfin, parfois �trangement conqu�rantes, tout, jusqu'aux boucles de leurs trop �l�gants souliers, d�c�le on ne sait quels verts-galants endurcis. � quoi riment ces airs vainqueurs, au milieu d'un agr�gat d'�tres n�gatifs, d'une bisexualit� quelconque, en le mental desquels l'interjection, �Que faire!...� ne saurait surgir? Le jonc � pomme d'or aux doigts, le premier advenu s'engage sous les arbres solitaires o� bient�t survient son ami. Chacun, � tour de r�le, sur de myst�rieuses pointes de pieds, s'approche: puis, se penchant � l'oreille de l'autre, et prot�geant d'une main le chuchotement de ses paroles, murmure de fort surprenantes phrases analogues, par exemple, � celle-ci (aux noms pr�s): --Ah! mon cher! la Pompadour a �t� charmante, hier au soir! --Dois-je vous f�liciter? r�plique, non sans un sourire assez infatu�, l'interlocuteur. --Peuh!... S'il faut tout dire, je lui pr�f�re encore cette d�licieuse du Deffant.--Quant � Ninon... (Le reste s'ach�ve � voix basse et le bras pass� sous celui du confident.) --Soit! reprend alors celui-ci, les yeux au ciel; mais S�vign�, mon cher!... ah! cette S�vign�!... (On marche ensemble, sous les vieux ombrages; la nuit va bleuir et s'allumer.) --Aujourd'hui m�me, je dois l'attendre, sur les neuf heures, ainsi que la Parab�re, bien que ce diable de r�gent... --Tous mes compliments, mon bien cher. Oui, ne sortons plus du grand si�cle. Je ne compte, sur mes tablettes, que trois ador�es du tr�s ancien temps, moi: premi�rement, H�lo�se... --Chut! --Ensuite, Marguerite de Bourgogne. --Brrr! --Enfin, Marie Stuart. --H�las! --Eh bien, j'ai reconnu que le charme de ces dames de jadis le c�dait � celui des dames de nagu�re. Ce disant, l'�tonnant blas� pirouette sur un talon--qu'empourpre, ou rub�fie, parfois, au travers des branchages plaintifs, quelque dernier rayon du soir. --Restons, d�sormais, dans les Watteau! conclut-on d'un air entendu, connaisseur et p�remptoire. --Ou les Boucher,--qui lui est sup�rieur. Continuant d'une plus discr�te voix, l'on s'enfonce dans les all�es lat�rales. Du c�t� des maisons, l�-bas, les rideaux blancs des crois�es, �a et l�, de lueurs claires et vives s'inondent: et, dans l'obscurit� des rues, de soudains r�verb�res palpitent. Derri�re nos causeurs s'allongent leurs propres ombres, qui semblent renforc�es de toutes celles dont ils devisent. Bient�t, apr�s un c�r�monieux et cordial serrement de main, le duo de ces plus qu'�tranges c�ladons se s�pare, chacun d'eux se dirigeant vers son logis. --Qui sont-ce? Oh! simplement deux ex-viveurs des plus aimables, d'assez bonne compagnie m�me, l'un veuf, l'autre c�libataire. La destin�e les a conduits et intern�s, presque en m�me temps, en cette petite ville. Leurs moyens d'exister? � peine quelques inali�nables rentes, �chapp�es au naufrage: rien de superflu. Ici, tout d'abord, ils ont essay� de �voir le monde�: mais, d�s les premi�res visites, ils se sont retir�s, pleins d'effroi, dans leurs modestes demeures. N'y recevant plus que leur quotidienne m�nag�re, ils se sont reclus en une parfaite solitude.--Tout! plut�t que de fr�quenter les si Honorables vivants de l'endroit! Pour �chapper au momifiant ennui que distille l'atmosph�re, ils ont essay� de lire. Puis, �coeur�s par les livres de hasard pris � l'affreux cabinet de lecture--au moment, enfin, d'y renoncer et de borner leurs espoirs � de peu vari�es causeries (coup�es, m�me, d'�perdues parties de cartes) entre eux seuls--voici que de fantasmatiques ouvrages, traitant des ph�nom�nes dits de spiritisme, leur sont tomb�s entre les mains. Par mani�re de tuer le temps, et, mus aussi par une certaine curiosit� sceptique,--ils se sont risqu�s en de falotes et gouailleuses exp�riences. On s'�vertuait, s'excluant du �monde�, � se cr�er des relations de �l'autre monde�. Rem�de h�ro�que! soit: mais, � tout prendre, jouer aux petits papiers avec de belles d�funtes (s'il se pouvait) leur semblait beaucoup moins insipide que d'�couter les propos des gens du lieu. Donc, en leurs soyeux petits salons, l'un mauve, l'autre bleu p�le, sortes de boudoirs, meubl�s avec un go�t tendrement suggestif, qu'�clairait � peine la lueur--tamis�e par le riche abat-jour � rubans--de la lampe baiss�e, ils se sont livr�s � de d'abord anodines et gauches �vocations.--Ah! quelle source d'agr�ables soir�es, pourtant, s'il leur �tait t�t ou tard donn� de discerner de ravissants m�nes,--d'exquises ombres, assises sur ces coussins aux nuances �teintes, qu'ils dispos�rent � cet effet!... Aussi, lorsqu'apr�s diverses tentatives passablement d�risoires leurs gu�ridons respectifs se mirent--l�, tout � coup, sous leurs prunelles � la longue hypnotis�es--� remuer, tourner et parler, ce fut, en tout leur �tre, une liesse profonde. Un filon d'or apparaissait � ces d�licieux porions perdus en une mine d'insignifiance. Leur nostalgie devait se pr�ter bien vite, et volontiers, � tout un ensemble de concessions que, d'ailleurs, certains effets r�els sont de nature � sugg�rer. Y prendre go�t, jusqu'� s'illusionner en des �mois semi-factices, aider le sortil�ge de quelque bonne volont�, afin de voir, quand m�me, _� tout prix_, se tramer, sur la transparence et les p�lissements de l'ambiante p�nombre, des formes de belles �vanouies, acqu�rir, � force de patience, une sorte de paradoxale cr�dulit� dont il leur �tait doux de se duper m�lancoliquement les sens,--ils n'y r�sist�rent pas. En sorte que, bient�t, leurs soir�es se pass�rent en de subtiles et t�n�breuses causeries, qui, parfois, devenaient vaguement visionnaires. Et, l'habitude s'inv�t�rant, des sensations de pr�sences merveilleuses, flottantes comme autour d'eux, leur sont devenues famili�res. Maintenant, ils offrent le th�, tous les soirs, � ces visiteuses. Ils s'empressent,--et leurs robes de chambre pou-de-soie, l'une couleur carm�lite, l'autre nuance gris minime, aux agr�ments tabac d'Espagne, puent l�g�rement le musc, par une pr�venance d'outre-tombe dont il leur est su gr� peut-�tre. Au milieu de colloques id�als, ils ressentent le parfum d'approches charmantes, d'une t�nuit� fugitive, il est vrai, mais dont se contente la souriante m�lancolie de leur pimpante s�nilit�. En cette petite ville, dont ils ont su annuler le voisinage, leur arri�re-saison s'�coule ainsi, de pr�f�rence, en mille vagues bonnes fortunes, aux faveurs r�trospectives, dont ils effeuillent les posthumes roses: et ce sont, le lendemain, de mutuelles confidences, sous l'assombrissement des hautes ramures que froissent les souffles du cr�puscule, sur le �cours des _Belles-Mani�res_�. Dans le trouble des d�buts, ils ont un peu laiss� toutes ces dames de l'Histoire d�filer en leurs inqui�tants petits salons; mais ils ne flirtent plus, � pr�sent, qu'avec les piquants fant�mes du dix-huiti�me si�cle! Leurs gu�ridons, aux marqueteries qu'ils pars�ment de fleurs du temps, oscillent sous leurs mains galantes, et, comme sous le poids d'ombres gracieuses, se balancent en des allures qui rappellent souvent telles enguirland�es escarpolettes de Fragonard. (Oh! l'on se retire vers les dix heures et demie--� moins que des reines ou des imp�ratrices, par hasard, soient venues; l'on veille, alors, jusqu'� onze heures, par d�f�rence.) Certes, avec des roquentins vulgaires, un tel passe-temps pourrait entra�ner des dangers graves--et de bien des genres:--heureusement, _tout au fond de leurs pens�es_, nos fins et doux personnages ne sont pas dupes!... Comment seraient-ils assez sots pour oublier que la Mort est chose d�cisive et imp�n�trable?...--Seulement, � la vue des gavottes alphab�tiques esquiss�es par leurs gu�ridons, ces �m�dianimis�s�--d'un christianisme un peu somnolent sans doute, mais inviolable en ses intimes r�serves--ont fini par se persuader qu'il est, peut-�tre, � l'int�rieur des airs, des lutins joueurs, des esprits gracieux, dou�s d'espi�glerie, qui, s'ennuyant aussi, tout comme les passants humains, acceptent, pour tuer le temps, de se pr�ter, sous le voile des fluides (et surtout avec des vivants aimables) � cet innocent jeu de l'Illusion,--comme des enfants qui endossent quelque vieille robe � fleurs d'autrefois, et se poudrent avec de charmants rires!...--et... que ces esprits et ces vivants peuvent, alors, se chercher � t�tons, s'appara�tre par aventure, en s'aidant d'un soup�on de mutuelle cr�dulit�,--s'effleurer, se prendre, m�me, tr�s soudainement, la main... puis s'effacer, de c�t� et d'autre, dans l'immense cache-cache de l'univers. L'ETNA CHEZ SOI _AUX MAUVAIS RICHES_ L'ETNA CHEZ SOI �PILOGUE I POURPARLERS D'EXTERMINATEURS L'avenir est aux explosifs. LE PRINCE KROPOTKINE. Le r�cent exemple de ce cerveau br�l�, qui, tout � coup, lors des derniers incidents financiers, se prit � brandir, au dessus d'un gros d'agents de change, une pr�sumable bouteille d'Hunyadi Janos, en s'imaginant, d�j�, qu'il allait transformer en crat�re la corbeille de la Bourse--et qui s'�tonna si douloureusement lorsque le bris de son engin ne produisit qu'une simple flatuosit� de p�tard,--oui, cet exemple a port� ses fruits. S'il faut ajouter cr�ance, en effet, � divers rapports dont la Pr�fecture s'est �mue, les principaux comit�s ultra-radicaux auraient, enfin, reconnu que, si l'Anarchie elle-m�me tenait � s'�viter, l'heure venue, de ces d�risoires m�comptes, elle devait exiger, dor�navant, quelque ombre, sinon de savoir, au moins de savoir-faire chez ceux qu'elle chargeait de conditionner les grands explosifs de ses r�ves. Bref, �tant bien d�montr�, depuis 1871, le rococo pu�ril de toutes barricades, ainsi que, depuis Charleroi, l'inanit� des gr�ves,--�tant constat�, de m�me, tout l'anodin, tout le surfait de la dynamite employ�e � l'air libre... et dont, en r�sum�, les d�g�ts se sont r�duits, toujours, � si peu de vitres, de moellons et de passants (des adh�rents, peut-�tre!) endommag�s,--ces messieurs de l'Avenir sont demeur�s, un assez long temps, soucieux. Durant leur inqui�tant silence, l'on a consult� ceux de nos ing�nieurs d'�tat les plus vers�s en pyrotechnie,--ceux qui, par exemple, avec la _gomme_ du syndicat Nobel, rompent les isthmes les plus rocheux, ceux qui, avec la _pal�ine_ du colonel Lanfrey, pr�cipitent, en quelques coups de mine, dans l'Oc�an, les promontoires qui g�nent la navigation, ceux qui, avec la _forcite-g�latine_ du capitaine su�dois Lewin, font couler � pic, en trois minutes et d'un seul choc de torpille, des monitors de vingt millions, ceux qui, avec la lithoclastite au _tolu�ne_ de M. Turpin, forent des montagnes de granit presque aussi ais�ment que s'ils s'attaquaient � pains de margarine,--ceux qui, avec la douce _m�linite_, diss�minent, comme � La F�re par exemple, tout un pan de FORTERESSE d'une seule percussion d'obus. Or, � cette question qui leur fut pos�e: --Les m�contents, r�solus � ne d�sormais frapper qu'� la t�te, menacent de faire �exploder� divers quartiers de Paris? Nos ing�nieurs, souriants, ont r�pondu: --Rassurez-vous. Les tr�s rares fulminates qui _seuls_ pourraient �produire des d�blais� ne se laissent pas manier par des clercs. Les extra-brisants n�cessitent une installation tr�s co�teuse et sont d'un transport presque impossible,--� moins d'�tre additionn�s de corps qui en att�nuent l'extr�me violence.--Vos malveillants, donc, si leur maladresse ne les ex�cute eux-m�mes en un ridicule vacarme, n'arriveraient gu�re qu'� se faire assommer, ou mettre en pi�ces, pour _exc�s_ de tapage nocturne; � rien de plus, nous l'attestons. Nous citons ici, textuellement, les appr�ciations des premiers experts du G�nie civil, notamment celles de M. Paul Chalon, l'auteur du _Trait� des explosifs modernes_[1], repr�sentant de la Compagnie �La Forcite�. [Note 1: Paris, Bernard et Cie, �diteurs.] * * * * * Exasp�r�s par le d�dain de ces r�ponses qui furent port�es � leur connaissance, nos forcen�s perturbateurs sentirent s'allumer en leurs cervelles mille projets indigestes et monstrueux.--Terrifier � tout prix! faire _tr�muer et tr�moler le bourgeois_, devint leur id�e fixe, leur hantise,--et la m�lodie c�l�bre: �_Dynamitons, dynamitons!_� publi�e par toutes nos feuilles, devint leur sifflotement favori. Et, dans les r�unions secr�tes, certains des leurs, les plus �clair�s, se faisaient part des �id�es� que leurs jeunes savants des �coles la�ques et obligatoires leur sugg�raient, le soir, sous la lampe de famille, en exultant sur les genoux paternels. Les soir�es, en effet, dans leurs logis, s'�coulaient, paisibles et patriarcales, en des dialogues vari�s sur les th�mes suivants; (et il faut voir comme ils s'expriment avec lucidit�, les jeunes �l�ves! Ah! mais! c'est que nous ne sommes plus au temps de l'Obscurantisme!): --Papa! tu ne sais pas?... En laissant couler, comme par m�garde, par quelque nuit sans lune, sur une berge, aux abords des r�servoirs des Eaux de Paris, par exemple, une de ces petites tonnes de nitro-glyc�rine--que, sans sortir de chez l'�picier, je pourrais te confectionner, en deux heures, pour 90 francs,--cette substance, insoluble dans l'eau, se diluerait, comme une pluie, sous le refoulage, en des centaines de milliers de gouttes huileuses, � travers les tuyaux des pompes. Le matin suivant, dans une multitude de cuisines parisiennes, au premier tour de robinet... comprends-tu? cinq ou six gouttes, lanc�es, avec force, par le jet, sur les �viers, d�tonneraient en faisant �clater la pierre: et l'eau, vaporis�e � l'instant par la temp�rature de ces gouttes de foudre--(des milliers de calories!)--en renforcerait sensiblement la d�flagration. Hein! comme ce serait amusant, alors, la �frousse� du bourgeois! --Oui, grommelait, apr�s r�flexions, l'anarchiste en embrassant le charmant petit �tre,--oui, cela ressemble � ces haricots explosifs auxquels vous jouerez pendant huit jours, d�s qu'ils seront distribu�s au bas �ge comme petits No�ls. Ton invention pourrait, au moins, �borgner, �cloper m�me, je l'accorde, quelques centaines de cordons-bleus: soit!--mais... apr�s? --Papa! mon petit papa!... je viens d'apprendre, � la r�cr�ation, que,--port�e par l'air et le vent,--_une seule_ inhalation de certain alcalo�de, invent� d'hier, est mortelle � la minute m�me. Cela s'extrait, figure-toi, des vieilles pommes de terre, co�te dix sous (c'est un pr�cipit� des plus faciles � obtenir), et cela vous d�compose le sang comme une piq�re au cyanhydrique. L'on pourrait en laisser tomber, n�gligemment, un flacon, par inadvertance, au cours d'une f�te, l'hiver prochain, dans les salons de tel minist�re, hein,--pour ne rien dire de plus? --Ch�re t�te blonde, r�pondait, avec attendrissement, le prol�taire,--le r�sultat, vois-tu, serait aussi douteux qu'avec les ars�nieux, le muriatique, les phosphures et le reste des infectants connus. La concentration se dissipe, h�las! si vite. Vingt cavaliers et leurs _dames_, pris d'�tourdissements,--succombant, m�me, si tu y tiens!--soit! Et apr�s? Va, ce serait d'une aussi impratique folie que le projet d'inflamber les tuyaux de gaz ou de miner les catacombes. Tu es dans l'�ge des illusions... --Papa! papa! figure-toi qu'en passant au lavage alcalin (cela co�te quarante centimes) deux m�tres cubes de simple sciure de bois, celle-ci, une fois bien s�ch�e, peut �tre transport�e, en sac, dans une mansarde. L�, trait�e en quelques minutes par un azoteux (cela s'obtient avec cent sous d'eau-forte de chez l'�picier), puis laiss�e en contact avec une m�che lente que l'on a soin d'allumer avant de s'en aller, tranquillement, la clef dans sa poche... brrroum! c'est la maison et ses deux voisines s'�boulant sur au moins quatre-vingts bourgeois, tu sais! et avec le fracas de trois pi�ces de canon! --Peuh! r�pliquait l'anarchiste en hochant la t�te,--et apr�s, mon amour? On payerait cher, _tr�s cher_, ce trop de bruit pour peu de chose. Vois-tu, ce n'est pas quatre-vingts bourgeois, c'est TOUS LES BOURGEOIS qu'il s'agirait de trouver le moyen d'exterminer. --Mais, papa, gros comme une aubergine (600 grammes) de _g�latine_ de Lewin, cela vous envoie un quartier de gr�s du poids de sept quintaux (3,500 livres) rouler comme une balle de ouate � plus de cent m�tres. Cette aubergine-l� ne co�te, � Anvers, qu'un franc cinquante! Rien, m�me! puisque, partout, les carriers et les porions, qui en ont les poches farcies, se comptent par vingtaines de milliers! Il en passe, _par jour_, et rien qu'en Belgique, de 30,000 � 40,000 tonnes, sur les fleuves. Quant aux amorces, nos fr�res des grandes capsuleries des mines, o� cela circule par bo�tes, nous en feraient bien cadeau. D'ailleurs, le fulminate de mercure, n'�clatant jamais dans du bois, pourrait �tre exp�di�, soit pur, soit camphr� ou nitrat�... --Ta! ta! ta! r�pondait, avec �motion l'anarchiste: tu oublies, enfant, dans ton innocence na�ve, qu'en _deux_ heures, des lois d'exception seraient vot�es, qu'on se trouverait traqu�s par l'�tat de si�ge, �cras�s, � mille m�tres, par des feux de batteries et de bataillons, extermin�s, comme des rats, par les tribunaux sommaires! Sans compter que, ces troubles refroidissant toujours le commerce, ceux qui survivent cr�vent encore davantage de faim la semaine suivante. Endors-toi. Toutes ces choses et cent autres sont archi-connues, et je serais hu� si je venais les offrir � nos comit�s sup�rieurs. Revenus du cercle des fantaisies, ils sont bien d�cid�s � n'admettre, cette fois, qu'un engin... qui contiendrait, � volont�, le Tremblement de terre. Ainsi les soir�es, ces derniers temps, s'�coulaient, en entretiens paisibles, chez quelques milliers de m�nages peu fortun�s, en notre capitale. Si bien qu'une cotisation de vingt-cinq centimes par t�te (je cite les termes d'un rapport officiel) fut vot�e, il y a plus de six semaines, en un comit� de m�contents, pour qu'une rente de vingt-cinq � trente francs par jour, allou�e � trois ou quatre �lus,--tri�s parmi les plus diserts,--perm�t � ces derniers, toutes autres occupations quitt�es, de se consacrer, sans tr�ve, � �d�couvrir, fabriquer, apprendre � manier, enfin, les plus destructifs, les plus brisants et les moins co�teux d'entre les m�langes explosifs le plus � la port�e de tous�. Environ cinq semaines apr�s,--voici, � peine, huit jours,--une conception, cette fois presque s�rieuse et m�me assez grave, chuchot�e d'abord entre groupes et avec stupeur, puis faisant tra�n�e de poudre ici et au loin, fut notifi�e � qui de droit. Aujourd'hui les anarchistes _ne se cachent m�me plus pour en parler_.--Cette triste d�couverte est due � l'imb�cillit� de plusieurs journaux, qui ont �bruit�, en termes scientifiques, il y a trois ans d�j�, la presque totalit� de ce secret meurtrier. � pr�sent, l'engin, qui m�rite attention, est divulgu�, c'est-�-dire mis � la discr�tion de la foule.--Voici, en r�sum�, ce que dit l'ennemi: �Pour la modique somme de deux francs cinquante, tout individu, ayant acquis deux ingr�dients d�bit�s chez l'�picier, peut, d�sormais, � l'aide d'un engin sp�cial des plus simples, et qui ne fait pas de bruit, envoyer ces deux ingr�dients se m�ler, � quatre-vingts m�tres, sur tel point vis�.--Or, ch�teaux, p�t�s de maisons, casernes et palais, sous le choc de ce m�lange subit, sont �cras�s, avec leurs habitants, d'un seul coup, � peu pr�s en un huiti�me de seconde.--Cet engin peut �tre confectionn� en deux heures, partout, et il est invisible dans l'air. On ne saurait constater par aucune preuve qui peut l'avoir lanc�. C'est la Torpille a�rienne.� Nous allons d�montrer qu'il entre, au moins, six ou sept dixi�mes d'exag�ration dans la pr�tendue puissance du fl�au international. II CE QUE PEUVENT UN LITRE D'EAU-FORTE, UNE LIVRE DE LIMAILLE DE CUIVRE ROUGE ET UN LITRE D'ESSENCE MIN�RALE. En ce temps-l�, les hommes, aussi, plantaient et b�tissaient, allaient et venaient, �pousaient des femmes et en donnaient en mariage; ils vendaient et achetaient,--et le D�luge est venu. �VANGILES. Voyons. Examinons. Il ne s'agit pas, ici, de r�nover la fable ressass�e de l'autruche qui, fermant les yeux obstin�ment pour ne pas voir le danger, s'imagine, dit-on, que, gr�ce � cette ing�nieuse mesure, le danger ne la voit pas non plus. Voici, d'abord, en substance, le projet de complot qui a r�uni le plus de suffrages: �Trente (c'est le chiffre fix�) de ces douteux artisans sans m�tier pr�cis, aptes � toutes besognes, sont secr�tement nomm�s, apr�s enqu�te et entre des milliers d'autres, par les chefs de l'Internationale, � Paris. Se connaissent-ils? Non. Savent-ils ce que l'on attend d'eux? Non, certes. � peine en auront-ils conscience dix minutes avant l'instant d�cisif. Par ainsi, nul risque, chez eux, apr�s boire, de telle inqui�tante allusion,--d'un mot trouble et mena�ant, divulgu� par une fille,--nulle tra�trise possible. Bref, ils ignorent, et on les a sous la main. �Ils se trouvent m�me toujours � leur poste, _sans le savoir_; car les voici bient�t log�s, aux frais de la caisse commune, en trente de ces hautes mansardes, distantes chacune,--comme par hasard,--d'environ soixante-dix � quatre-vingts m�tres des principaux �difices, foyers administratifs de l'autorit� l�gale: par exemple, la Pr�fecture de police, l'�lys�e, les minist�res de l'Int�rieur, des Postes et T�l�graphes, et de la Guerre; l'Usine centrale du gaz, les poudri�res, la Banque de France, les palais du S�nat et du Corps-L�gislatif, la Poste, la Bourse, l'H�tel de Ville, etc.� (L'on verra, bient�t, de quel acte de subtile mais heureusement inex�cutable sc�l�ratesse l'�cole militaire et les cinq grandes casernes de l'arm�e de Paris seraient menac�es.) �Durant les jours d'attente, ils est indirectement procur� � chacun de ces trente pr�f�r�s un petit travail qui les occupe et leur cr�e, autour d'eux, un vague renom d'assez braves gens. Un lit, une commode, un placard, une table, deux chaises, un seau d'�tain et quelques ustensiles, voil� leur installation. �Le matin du _dies illa_, chacun d'eux, �tant seul, re�oit en main l'avis suivant, lest� d'une pi�ce d'or, de la part des Grands-Amis: �Fr�re, au re�u de cette lettre (sur laquelle sois muet pour _tous_, dans les hasards de _toutes_ rencontres), prends ton panier � provisions, descends et va, comme d'habitude, acheter le n�cessaire de tes deux repas. En revenant, tu te muniras, chez un �picier, d'un litre d'eau-forte du commerce �pour nettoyer� et, _chez un autre_, d'un litre de p�trole l�ger �pour ta lampe�. Cela fait, rentre--et qu'un quart d'heure apr�s tu aies d�jeun�, sobrement. � telle heure de l'apr�s-midi, tu re�ois la visite de l'un des n�tres: il a demand� le nom de quelqu'un de tes voisins. Il conna�t ta porte--et te remet une longue et tr�s l�g�re caisse de bois blanc, de forme ronde et envelopp�e d'une serge. �Elle contient: �1� 120 petites billes creuses, en verre, rang�es, par trentaines, en quatre carr�s bien clos, d�ment ouat�s et cartonn�s, en leurs 120 petites cases. Ces billes sont perc�es, toutes, comme au poin�on, d'une minuscule ouverture qui permet de les emplir d'un liquide, � l'aide de deux minces compte-gouttes qui les avoisinent. �2� Un flacon de p�te forte,--sorte d'enduit de cire, de sable et de gomme, se s�chant � l'instant dans l'eau,--pour les boucher, une fois remplies. �3� Un sachet, contenant des copeaux et de la limaille de cuivre rouge. �4� Un de ces petits tubes de verre, ayant forme d'un carr� dont la quatri�me ligne serait coup�e. �5� Deux grandes carafes et leurs larges bouchons de li�ge, for�s, � leur centre, d'un trou mesur� juste pour enserrer, chacun, l'un des deux bouts du pr�c�dent tube de verre. �6� Six cannes de verre tremp�, creuses, � bouts l'un plein, l'autre ouvert, de 1m,25 de longueur: leur diam�tre, exc�dant de 2 millim�tres celui des billes, chacune de celles-ci pourrait y �tre gliss�e � l'aise. Ces cannes sont fix�es, en des anneaux de cuir, contre une paroi de la caisse.--Tous les autres objets sont aussi fix�s ou emball�s de mani�re � ce qu'un heurt ne puisse les briser facilement, ni les choquer les uns contre les autres. �Te voici bien seul chez toi. Tu t'enfermes; tu �tes la clef et tu voiles le trou de la serrure. � pr�sent, tu n'ouvriras plus qu'aux sept coups d'ongle de notre envoy�,--qui t'arrivera vers neuf heures et demie. Et passe tes chaussons de laine pour marcher sans bruit.� * * * * * Ici, nous prenons sur nous d'interrompre. Rien qu'� cet �nonc�, l'on peut deviner qu'il doit �tre ici question d'une simple panclastite[2] � l'hypoazotide. Si, en effet, nous traduisons en langue exacte ce mena�ant verbiage, il ne signifiera pas autre chose que ceci: L'eau-forte �de chez l'�picier� n'est qu'une ironie: l'eau-forte s'appelant, en r�alit�, de l'acide nitrique--ou azotique. [Note 2: Terme de pyrotechnie tout r�cemment forg�; de _pan_ et de _kladz�_: �je brise tout�.] En se combinant, le cuivre et l'acide produisent des vapeurs qui, recueillies et � peu pr�s solubles dans l'eau, transmuent cette eau en peroxyde d'azote, autrement dit en acide hypoazotique. Or, la propri�t� de l'acide hypoazotique mis en relation, par un choc subit et inflammant, avec le p�trole l�ger ou telle autre essence de p�trole, est de se comporter comme les poudres brisantes les plus violentes, de se d�composer, en un mot, avec une d�tonation tr�s forte;--et de projeter puissamment les obstacles qui s'opposent � l'expansion totale des �normes volumes de gaz qu'engendre son explosion. L'on peut m�me ajouter que cette panclastite,--qui est, ce nous semble, quelque chose comme celle invent�e par M. Turpin,--serait sup�rieure en puissance, et de beaucoup m�me, � la nitroglyc�rine pure. En effet, voici la formule de d�composition de la nitroglyc�rine pure--au moment, enfin, de son explosion[3]: C^{6}H^{2}(Az O^{5} HO)^{3} = 6CO^{2} + 2HO + 3HO + 3Az + 0 En poids, 227 = 132 + 18 + 27 + 42 + 8 = 227 En volumes, 12v + 4v + 6v + 6v + 1v = 29 vol. En chaleur, 6�6 + 8000 + 2�1�34.500 + 0 + 0 + M [Note 3: M. Berthelot simplifie par: + 5HO;--mais la succession 2HO + 3HO devait �tre �videmment observ�e, ici, pour le bon ensemble du pr�sent calcul.] M d�signant la chaleur latente de d�composition de la nitroglyc�rine, chaleur que nous estimerons �gale � 60,000 calories par �quivalent,--bien que ce chiffre nous paraisse trop fort,--v d�signant l'unit� de volume et repr�sentant 5 litres 58 (volume ramen�, bien entendu, � 0� et � la pression atmosph�rique si le gramme est adopt� pour unit� de poids)[4],--100 parties de nitroglyc�rine pure donneront, par cons�quent: Volumes: 12,77 � 0� et 760mm de pression; Calories: 184,000, environ. [Note 4: La puissance d'un explosif est, on veut bien se le rappeler, _fonction de m�me sens_ que le volume de gaz et la quantit� de chaleur qu'il d�gage _sous l'unit� de poids_.] Or, th�oriquement, une panclastite, produite par le peroxyde d'azote et un benzol (ou, � peu pr�s, toute essence min�rale), _mais calcul�e de fa�on � br�ler le carbone en oxyde_, donnerait: 2C^{4}H^{8} + 11 AzO^{4} = 28 CO + 16HO + 11 Az En poids: 184 + 506 = 392 + 144 + 154 = 690 En volumes 56 + 32 + 22 = 110 En calories 28�6�5,600 + 16�1�34,500 + 00 = 1.492,800 100 parties de cette panclastite donneraient donc: Volumes: 15,94, soit 26 0/0 en plus que la nitroglyc�rine Calories: 216,000, soit 17 0/0 en plus que la nitroglyc�rine C'est donc bien _cela_ que signifient les ironies de �chez l'�picier�:--pas autre chose. Eh bien, ne discutons pas. En admettant qu'avec les �l�ments dont il est question dans la menace, on puisse obtenir des expressions � peu pr�s analogues, d'apr�s de certains dosages, voyons comment toute cette verroterie pourra projeter, _sans p�ril pour celui qui l'exp�die_, un explosif de cette nature[5]. [Note 5: Voir le remarquable article de M. Roca, dans le G�nie civil, sur les lithoclastites.--Voir aussi le rapport officiel des quatre ing�nieurs de la ville de Paris, nomm�s par la Pr�fecture de police, rapport imprim�, d'apr�s lequel le Comit� d'hygi�ne et de salubrit� a cru devoir interdire, en France, l'usage des panclastites � l'hypoazotide, _comme d'un transport ne pr�sentant aucune garantie pour la s�curit� publique_.] III LE CHARGEMENT DES BOULES DE VERRE �Car il n'y a rien de cach� qui ne se d�couvre, ni rien de secret qui ne se r�v�le: aussi ce que vous avez dit dans les t�n�bres sera r�p�t� au grand jour.� �VANGILE SELON SAINT LUC, XII, 2 ET 8. Voici (condens� dans le moins obscur fran�ais qu'il nous est possible d'�crire) le texte des instructions pr�cis�es par les ing�nieurs anarchistes, dans les _Cours d'explosifs_ qui se tiennent, en ce moment, � Paris et ailleurs. Nous supposons, logiquement, que ces instructions continuent cette m�me circulaire que nous avons interrompue. * * * * * �Remplis d'eau l'une des carafes;--jette dans l'autre toute la cuivrerie du sachet et verse dessus le litre d'eau-forte. �Les ayant pos�es, l'une contre l'autre, sur la table, et bouch�es, enfonce doucement, par les angles--et bien d'ensemble--dans le trou central de chaque bouchon, les deux bouts du tube de verre, jusqu'� ce qu'ils plongent chacun d'eux en son liquide. �Bient�t des vapeurs brun rouge circulent � l'int�rieur de la triple ligne transparente du tube; elles viennent p�n�trer et foncer l'eau de la premi�re carafe: en moins d'une heure cette eau, satur�e de ces vapeurs, est devenue couleur d'ocre. �Alors tu enl�ves bouchons et tube, et les d�poses, ainsi que la carafe d'eau-forte, au fond de ton seau d'�tain. �L�, tu les immerges d'eau fra�che; puis, ayant bien ajust� le couvercle sur le seau, tu le rel�gues dans un coin. �L'autre carafe, pleine de l'eau brunie, est demeur�e sur la table. �Il s'agit, maintenant, de remplir de ce liquide soixante (c'est-�-dire _la moiti�_) de tes boules de verre. ��coute le seul parfait moyen d'y arriver vite, pour le mieux et _sans l'ombre d'un danger_: mais dis-toi bien qu'il te suffirait d'en omettre ou transposer un d�tail pour encourir une catastrophe dont tu ne saurais te faire M�ME UNE ID�E,--et dont la terrible dur�e n'exc�derait cependant pas celle d'un clin d'oeil. �Tout d'abord: qu'au moment o�, pour proc�der � l'op�ration susdite, tu t'assois devant la table, les objets suivants--que tu as chez toi--s'y trouvent dispos�s dans l'ordre que voici: �1� Devant toi, une assiette creuse et un verre;--aupr�s du verre la carafe d'eau brunie. �2� � ta droite, � c�t� de l'assiette, l'un des compte-gouttes, puis l'une des bo�tes de p�te-forte. �3� � ta gauche, les deux premiers carr�s de carton contenant chacun trente boules. �4� Sur une chaise, � c�t� de la tienne, aussi � gauche, tu as plac� tout bonnement ta cuvette � moiti� pleine d'eau. �Tu t'assois donc. Tu commences par verser de l'eau brunie dans le verre jusqu'aux trois quarts. Cela fait, tu saisis une premi�re boule entre deux doigts de ta main gauche et la tiens au-dessus de l'assiette. �Tu prends, de la main droite, le compte-gouttes et en trempes la pointe dans le verre. Elle y aspire (d'une pression de ton pouce sur la capuce de caoutchouc du compte-gouttes) _juste_ la quantit� de liquide n�cessaire pour remplir la bille. Tu introduis donc la fine extr�mit� de cet instrument dans le trou capillaire de la bille,--et voici que, d'une seconde pression, gradu�e � cause de l'air qui se trouve dans cette bille, celle-ci s'est remplie. �Tu reposes le compte-gouttes _� sa place_, et prends le couteau: du bout de la lame tu enl�ves une tr�s petite parcelle de p�te-forte, dont tu enduis et bouches l'ouverture de la bille. Cela fait, tu plonges celle-ci dans la cuvette, aupr�s de toi, ce qui durcit, � l'instant m�me, l'enduit. V�rifie le bon bouchage avant que soit ainsi lav� l'ext�rieur de la bille, au cas o� quelque goutte aurait d�bord�. �Ainsi de suite, jusqu'� la trenti�me. �Alors tu retires, l'une apr�s l'autre, de l'eau, les trente petites boules pleines, et tu les poses, au fur et � mesure, chacune en un casier de son carr�, dont la ouate suffit � les s�cher assez vite. �Puis, tu attaques le second carr� de billes vides,--les trente autres--et tu recommences.--Celui-ci, rempli � son tour, tu te l�ves et vas d�poser, sur une planche libre de ton placard, ces deux bo�tes de boules brunes. �Il s'agit, � pr�sent, de faire dispara�tre d'autour de toi toute trace d'eau-forte. �Tu regardes, sur ton palier, s'il ne circule personne:--tu jettes toute ta verrerie, p�le-m�le, dans le seau--et, l'ayant port� sous la fontaine, tu laisses couler le jet, bien � toute force, l�-dessus durant cinq minutes,--Au bout de ce temps, le tout est redevenu clair. Tu rentres, tu essuies, tu places tout cela dans ton panier � provisions et le poses n'importe o�. �Attention!... La table une fois bien essuy�e, et aussi tes mains, il te reste, pour toute besogne, � remplir les soixante derni�res boules de verre, mais, cette fois, avec ton litre de p�trole l�ger. Pour cela, tu proc�des _exactement_ comme tu viens de le faire, mais en n'employant, pour cette seconde op�ration, AUCUN des objets qui ont servi pour la premi�re: c'est pourquoi tu en as le double. �Cette fois, tu ne dois remplir les boules qu'aux deux tiers � peu pr�s. �L�: c'est fait.--Va placer tes deux nouveaux carr�s de billes blondes dans l'endroit le plus �loign� des brunes. �tends, dans le panier, sur les deux essuie-mains, le reste des objets qui t'ont servi, moins l'une des bo�tes de p�te: et repose-le dans son coin. �Le soir est venu. Tu peux allumer ta lampe--et d�ner paisiblement. �Apr�s le repas, et pour charmer tes loisirs, �te, doucement, les six cannes de verre de leurs annelets de cuir et dispose-les, avec pr�caution, l'une contre l'autre, sur ton lit _rest� d�fait_. Tu peux, � pr�sent, briser le fr�le bois blanc de la longue bo�te ouat�e et la br�ler par petites flamb�es. �La voil� disparue. Bien. Neuf heures sonnent. �teins le feu: c'est utile. Ouvre, tout grand, le vasistas de ta mansarde: il faut qu'il fasse froid chez toi.--Quelle brume, quel brouillard, au dehors! Les journaux d'hier l'avaient pr�dit, � l'article _Temp�rature probable_. Cependant, tu entends, au loin, sur la place de l'H�tel de Ville, en face de ta maison, des voitures, des murmures de foule,--car c'est une nuit de bal et de f�te! �Mais neuf heures et demie sonnent: on gratte sept fois � la porte. Tu ouvres. C'est notre envoy�.� IV L'ENGIN Si vous n'aimez que ceux qui vous aiment, si vous ne faites de bien qu'� ceux qui vous en font, si vous ne pr�tez qu'� ceux qui peuvent vous rendre, si vous ne saluez que vos fr�res, que faites-vous l� de particulier? Les m�chants et les pa�ens ne font-ils pas la m�me chose? Aimez vos ennemis! Faites du bien � qui vous fait du mal et pr�tez sans en rien esp�rer. C'est ainsi que votre r�compense sera grande et que vous deviendrez les enfants du Tr�s-Haut, car, lui aussi est bon pour ceux qui sont injustes et m�chants. Soyez mis�ricordieux, comme votre P�re est mis�ricordieux. �VANGILE. La circulaire doit �videmment s'arr�ter ici. Mais, d'apr�s ce qui pr�c�de, chacun, en v�rit�, peut, au gr� de son imagination, conjecturer--et deviner, � peu pr�s,--le reste!... Voici, selon la n�tre, aid�e de renseignements connus, la p�le esquisse des discours, faits et gestes qui, sauf de n�gligeables variantes, suivraient l'entr�e en sc�ne du nouveau personnage. (Mise convenable, ext�rieur des moins dramatiques, air bourgeois, le visiteur tient d'une main un petit sac--et de l'autre une grosse canne, de couleur neutre.) Le dialogue suivant s'engage � voix basse: --Les boules sont pr�tes?--Oui.--Bien. Donnez-moi ce panier. Ayant entre-b�ill� la porte, l'envoy� passe le panier � quelqu'un que l'on entend redescendre � l'instant m�me.--La porte une fois referm�e: --J'ai demand� le locataire d'un autre �tage, chez qui votre concierge me croit mont�. Ce disant, l'�missaire a d�viss�, tr�s vite, la pomme et le bout de sa canne. Celle-ci s'ouvre en compas, embo�tant ses deux moiti�s dans un �crou central que vient renforcer, en glissant, une rondelle d'acier: la canne est devenue, ainsi, une longue tige d'acier pur, tr�s droite, d'environ six pieds. Ajustant � l'un des bouts recourb�s le noeud coulant d'une forte et vibrante corde gomm�e, puis s'arc-boutant et faisant plier toute la tige, il ajuste l'autre noeud � l'autre bout de la canne, transfigurant ainsi le pr�tendu jonc en un arc d'un acier bien tremp� et d'une tr�s �vidente puissance. --Cet arc revient � quinze francs, par commande de cent cinquante, dit-il. Nous pouvons voir, dans les mus�es de vieilleries, bien des fl�ches rouill�es qui, avec leurs lourdes pointes de fer, p�sent encore plus d'une livre: les archers d'autrefois les envoyaient tomber � cent quarante m�tres et plus. Cet arc-ci envoie donc, facilement, tomber � quatre-vingts m�tres une fl�che du poids de sept cents grammes--et d'_une livre et demie_, � soixante-dix m�tres. L'envoy� s'est assis devant la table, sur laquelle il a pos� son sac ouvert. --Les boules, maintenant! dit-il: les brunes � ma droite, les blondes � ma gauche. Doucement!... et ne laissons rien choir.--Bien. � pr�sent, passez-moi l'un de ces longs et creux b�tons de verre.--Bien. Ici, l'envoy� regarde fixement son acolyte: puis, froidement, et � voix basse: --Notre fl�che, � nous, et flamboyante! la voici... Voyez: le bout plein est muni d'une encoche pour bien mordre la corde de cet arc;--en ces trois entailles, dont une centrale et deux lat�rales (que j'enduis de cette p�te forte, tout � l'heure s�ch�e), j'ajuste ces trois pennes de parchemin qui permettent � ce trait, � cet oiseau de tonnerre, de filer droit vers le but vis�.--Voyez ce quadrill�, creus� dans le verre, un peu au-dessus de l'encoche; c'est pour donner au pouce une prise plus ferme, et que, dans la traction de la corde, la fl�che ne s'�chappe pas avant la tension voulue. �Je place donc cette fl�che, tout au long, sur la table--et l'incline d'un degr� � peine,--juste ce qu'il faut pour que cette boule brune, que j'y glisse, arrive doucement jusqu'au fond, o� se trouve un l�ger ressort tr�s flexible, qui amortit le heurt de cette arriv�e.--� pr�sent, une blonde! et nous alternons ainsi jusqu'� vingt billes par fl�che. Il y a place, au bout de ce javelot, pour les deux tiers de ce court piston de _bois_, que j'enfonce, avec mille pr�cautions et pour cause. Le bout qui en p�n�tre jusqu'� la premi�re boule se termine aussi par un tr�s fr�le ressort d'acier, pareil � celui du fond de la canne, et destin� � maintenir, entre celui du fond et lui, l'adh�rence entre les billes, au moment du jet m�me de l'arc,--pour qu'elles ne se brisent pas en s'entrechoquant. L'autre bout du piston d�passe la fl�che: s'il rencontre un obstacle, le piston rentre tout entier, �crasant la premi�re boule et, par suite, au m�me instant, _toutes_ les autres (gr�ce � une loi de physique bien connue) _puisqu'elles se tiennent de surface entre elles_. Alors les liquides se m�leront, brusquement, par proportions d�sirables. Quant � l'effet que produit la soudainet� de ce m�lange en un choc inflammant, vous l'appr�cierez tout � l'heure. Cette fl�che-ci �tant charg�e, je la d�pose sur le lit, o� les cinq autres, �galement pr�tes, seront ses voisines d'ici vingt minutes. �L�!--c'est fini.� L'envoy� se l�ve et tire sa montre:--�Dix heures et demie,� dit-il. V L'EX�CUTION DE PARIS Nisi Deus custodierit civitatem, in vanum laborant qui custodiunt eam. PSAUMES. �tant donn� ce d�but de causerie et d'actes, le reste s'imagine encore plus facilement, � quelques variantes pr�s; ainsi le moderne archer reprend en ces termes: �Portons, sans bruit, la table contre le mur, sous le ch�ssis de votre fen�tre.� L'instant d'apr�s, l'inconnu, debout sur la table, ouvre, regarde au dehors--et renverse, doucement, le ch�ssis derri�re sa t�te sur la toiture. �Quel brouillard! on ne distingue les vastes crois�es de notre H�tel national,--tout flambant neuf,--que gr�ce � ces points de lumi�re �lectrique... et vos voisins ne me verraient pas. �Les journaux ont bien raison de nous pr�venir la veille de la temp�rature presque certaine du lendemain! Nous savons en profiter. Entendez-vous d'ici les musiques? Cela fait r�ver, je trouve. Mais il me semble que l'orchestre manque d'un instrument; nous allons y suppl�er.--Ah! voici trois sp�ciaux coups de sifflet qui m'annoncent que nos gouvernants, en grande partie, honorent, en ce moment, de leurs pr�sences, la solennit�. Fort bien. Les salons tout en lumi�res, les buffets, les vestibules et couloirs doivent �tre pleins � �touffer! C'est ce qu'il faut.--Onze heures et quart!... En cet instant pr�cis,--gr�ce � nos affili�s volontaires, dans l'arm�e, � Paris,--partent, sous les lits des dortoirs, dans les grandes casernes, de puissants jets irrigants, de longues lign�es de certains acides qui, une fois respir�s ne pardonnent point: j'estime � vingt mille, environ, le nombre de ceux que la diane trouvera immobiles, � l'aube prochaine[6].--En ce moment encore, une douzaine de fl�ches, quatre fois grosses[7] comme celle-ci (car elles ne doivent porter qu'� seize m�tres), sont braqu�es sur la Pr�fecture: je crois � un v�ritable �boulement de tout ce p�t� de masures sur ses habitants, d'ici � bien peu de minutes...--Allons! l'on n'attend plus que nous. � votre tour de monter � cette tribune, mon cher coll�gue!� [Note 6: Il va sans dire qu'� notre estime de telles atrocit�s sont radicalement irr�alisables. Elles peuvent �tre rang�es au nombre de ces chim�res dont nous avons parl� dans la premi�re partie de cette �tude.] [Note 7: Il suffit de r�duire � l'expression partielle (calories et gaz) en tenant compte des questions d'espaces, les quantit�s panclastites d�clar�es missibles par des engins de cette nature, pour reconna�tre que les effets brisants _ne seraient pas_, et � beaucoup pr�s, ceux que l'on pr�ne. La fl�che de 700 grammes, tout calcul fait, n'�quivaut pas, avec son piston doubl� de fulminate, � plus de 18 ou 20 livres de poudre au maximum d'estimation. La fl�che quadruple, seule, serait assez grave, � cause des diverses _qualit�s_ d'explosion de la panclastite. L'effet moral, sur les foules, serait le plus terrible de l'engin: c'est pourquoi nous devons y songer de sang-froid, nous y habituer, ainsi, � l'avance. Surtout si nous r�fl�chissons � une chose: c'est que,--si l'actuelle fl�che nous para�t d'une puissance assez contestable,--digne d'attention, pourtant,--les progr�s, tr�s rapides, de la Science, en mati�re d'explosifs--(progr�s dont la loi d'ensemble a �t� si magistralement per�ue, d�finie, �tablie par Berthelot),--_ne tarderont pas � rendre, en effet, POSSIBLES les fulgurantes catastrophes dont nous menace la pr�sente �bauche_.] Ce disant il est descendu, et, lorsque son acolyte l'a remplac�: �Placez-vous de biais. Glissez la t�te et le bras au dehors, sur le toit. Bien. Voici l'arc: passez-le,--de biais, toujours,--au dehors: puis, le tenant, par le centre, de la main gauche, posez-le � plat sur le toit.--L�!... Voici, maintenant, la fl�che. �Du calme, ici. En la prenant de votre main droite, en la passant au dehors, en la couchant sur l'arc, il s'agit d'�viter qu'elle se heurte � quoi que ce soit, le piston de bois contenant quelque chose de sensible... L�! Bien.--Vous retenez, sous votre index gauche, le milieu de cette fl�che sur le centre de l'arc, en ajustant, de votre main droite, sur la corde, l'encoche de verre. Serrant fortement, du pouce, le quadrill�, vous vous penchez au dehors et vous tendez l'arc, de toutes vos forces, jusqu'� ce que la naissance du piston touche le centre de l'arc.--Visez l'un des points lumineux, l�-bas: elle arrivera toujours dans les environs, ce qui suffit! L�! Vous tenez la nuit; penchez-vous largement sur elle, au dehors: ne craignez pas de tomber, j'entoure vos jambes de mes bras et je m'y suspends!... L'heure sonne!--Envoyez.� * * * * * Oui, tel serait le discours que tiendrait sans doute le m�cr�ant,--et, si la pr�tendue toute-puissance de ce br�lot n'�tait pas exag�r�e � plaisir, si cette panclastite pouvait �tre conditionn�e _� l'hydrog�ne, par exemple_--(ce qui est radicalement IMPOSSIBLE dans l'�tat actuel de nos connaissances, puisque l'hydrog�ne, � haute temp�rature, r�duit l'acide carbonique),--il ne serait pas incons�quent d'affirmer que de grands d�sastres pourraient �tre produits par ce calamiteux engin. Qu'on se figure, en effet, le tableau suivant: Sit�t la fl�che envoy�e, un bref coup de tonnerre sonne du c�t� de l'endroit vis�. Ce coup, vingt-neuf autres lui font �cho, dans Paris, aux lointains. Et voici que les vocif�rations d'une multitude hurlante, des milliers d'appels affol�s d'hommes et de femmes s'�touffant en une panique vertigineuse,--rappelant (et avec quels grandissements) par exemple les effroyables sinistres des th��tres de Nice, d'Exeter et de notre Op�ra-Comique,--voici que toutes ces explosions et que tous ces cris de carnage, enfin, parviennent jusqu'aux deux tueurs. La brume s'est comme rougie, l�-bas! Et, dans la m�me minute, les cinq autres fl�ches sont envoy�es. Et les r�ponses environnantes se renouvellent, m�l�es � des bruits d'�croulements, au fracas des poudri�res, aux lueurs pourpres qui br�lent au loin. La capitale, dominant de son innombrable clameur, le roulis des voitures et les sifflets des trains en partance, est devenue, en un quart d'heure, presque pareille � Sodome sous le feu du Ciel. De subits charniers s'entassent. Puis, brusquement, plus rien: nul bruit, except� celui des cris pouss�s par des milliers de victimes, celles qui survivent. �--Nous recommencerons ind�finiment, ne voulant pas plus d'oppresseurs que de d�fenseurs d�sormais! murmure alors l'envoy� de l'Internationale, tout en vissant la pomme et le bout de sa �canne� referm�e. Il ne reste aucune trace, ici, de la besogne.--Voici un peu d'or: au revoir, et--� bient�t. Vite, couchez-vous.� Les deux complices, en �changeant, sans doute, deux graves regards, se serrent la main. L'inconnu descend en grande h�te l'escalier. S'il rencontre quelqu'un devant le portail ou dans les environs, il ne manque pas de s'�crier, de l'air d'un passant effar� qui regagne son logis: --Ah ��! qu'est-ce donc? On entend des bruits �pouvantables, ce soir!... Qu'est-ce qu'il y a? Puis, comme les gens qui s'enfuient de tous c�t�s ne trouvent m�me pas le courage de lui jeter la simple notification de leur ignorance terrifi�e,--il s'�loigne, et dispara�t dans le brouillard[8]. [Note 8: En tout cas, m�me la _m�linite_, invent�e par les capitaines Locart et Hirondart, de Bourges, et dont l'on peut estimer, sans exag�rations inutiles, la puissance projective et pulv�risante de 30 � 40 fois celle de la poudre ordinaire,--m�me cette nouvelle composition dont serait saisie, au dire des journaux, la commission des salp�tres et qui serait trois fois plus puissante encore,--m�me le chlorate de potasse ou le chlorure d'azote, (que l'on ne peut manier),--m�me le fulminate de mercure envoy�s (chose impossible!) � quantit�s �gales, ne produiraient pas tout � fait les r�sultats dont on nous menace. Le mieux est donc, pour les anarchistes s�rieux, d'attendre qu'une d�couverte extraordinaire puisse r�aliser leurs souhaits,--ce qui, du reste, au train dont vont les explosifs, nous semble (redisons-le sans cesse) IN�VITABLE � br�ve �ch�ance.] TABLE Pages LES PLAGIAIRES DE LA FOUDRE 1 LA C�LESTE AVENTURE 15 UN SINGULIER CHELEM 31 LE JEU DES GR�CES 41 LE SECRET DE LA BELLE ARDIANE 51 L'H�RO�SME DU DOCTEUR HALLIDONHILL 67 LES PHANTASMES DE M. REDOUX 79 CE MAHOIN! 99 LA MAISON DU BONHEUR 109 LES AMANTS DE TOL�DE 133 LE SADISME ANGLAIS 143 LA L�GENDE MODERNE 163 LE NAVIGATEUR SAUVAGE 179 AUX CHR�TIENS LES LIONS 191 L'AGR�MENT INATTENDU 201 UNE ENTREVUE A SOLESMES 211 LES D�LICES D'UNE BONNE OEUVRE 225 L'INQUI�TEUR 239 CONTE DE FIN D'�T� 255 L'ETNA CHEZ SOI 269 * * * * * _DU M�ME AUTEUR:_ CONTES CRUELS. ISIS. LE NOUVEAU MONDE. ELEN. L'�VE FUTURE. AK�DYSS�RIL. LA R�VOLTE. MORGANE. PREMI�RES PO�SIES. L'AMOUR SUPR�ME. TRIBULAT BONHOMET. _En pr�paration:_ AX�L. L'ADORATION DES MAGES. LE VIEUX DE LA MONTAGNE. M�LANGES POLITIQUES ET LITT�RAIRES. =Th��tre= TH��TRE LISIBLE. =Histoire= DOCUMENTS SUR LES R�GNES DE CHARLES VI ET DE CHARLES VII. =Oeuvres m�taphysiques= L'ILLUSIONISME. DE LA CONNAISSANCE DE L'UTILE. L'EX�G�SE DIVINE. * * * * * [Notes au lecteur de ce fichier num�rique: Seules les erreurs clairement introduites par le typographe ont �t� corrig�es. L'orthographe de l'auteur a �t� conserv�e. ^{ } est utilis� pour marquer les lettres sup�rieures; ex: H^{2} correspond � H au carr�. Le catalogue pr�sent au d�but du livre, a �t� plac� � la fin de ce fichier.] End of the Project Gutenberg EBook of Histoires insolites, by Auguste de Villiers de L'Isle-Adam *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK HISTOIRES INSOLITES *** ***** This file should be named 48781-8.txt or 48781-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/4/8/7/8/48781/ Produced by garweyne, Christine P. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation information page at www.gutenberg.org Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at www.gutenberg.org/contact For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart was the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For forty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.