The Project Gutenberg EBook of La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe si�cle, by Marie-Catherine de Berneville, c d' Aulnoy This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org Title: La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe si�cle Relation du voyage d'Espagne par la comtesse d'Aulnoy Author: Marie-Catherine de Berneville, c d' Aulnoy Editor: Mme B. Carey Release Date: June 13, 2009 [EBook #29114] Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COUR ET LA VILLE DE MADRID *** Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) [Notes au lecteur de ce ficher digital: Les erreurs clairement introduites par le typographe ont �t� corrig�es. L'orthographe d'origine a �t� conserv�e.] LA COUR ET LA VILLE DE MADRID VERS LA FIN DU XVIIe SI�CLE RELATION DU VOYAGE D'ESPAGNE PAR LA COMTESSE D'AULNOY �DITION NOUVELLE, REVUE ET ANNOT�E PAR Mme B. CAREY PARIS E. PLON ET Cie, IMPRIMEURS-�DITEURS 10, RUE GARANCI�RE 1874 _Tous droits r�serv�s_ RELATION DU VOYAGE D'ESPAGNE PAR LA COMTESSE D'AULNOY L'auteur et l'�diteur d�clarent r�server leurs droits de traduction et de reproduction � l'�tranger. Ce volume a �t� d�pos� au minist�re de l'int�rieur (section de la librairie) en avril 1874. PARIS.--TYPOGRAPHIE E. PLON ET Cie, 8, RUE GARANCI�RE. [Illustration] AVIS AU LECTEUR. Ce livre m�ritait, � notre sens, d'�tre tir� de l'oubli o�, depuis longtemps, il �tait tomb�. Diverses circonstances ont contribu� � le discr�diter. Le nom de l'auteur, entre autres, n'a pas �t� sans influence � cet �gard. En effet, madame d'Aulnoy s'est fait conna�tre surtout par des contes de f�es et autres fadaises qui ne donnent point id�e du v�ritable tour de son esprit. Elle ne manquait pas de finesse, savait observer et peindre, mais elle ne s'en doutait pas et, fort � tort, se croyait dou�e d'imagination. Nous ne saurions nous expliquer autrement la forme bizarre qu'elle a donn�e � la relation de son s�jour en Espagne. La fiction s'y m�le sans cesse � la r�alit�. Ainsi madame d'Aulnoy nous raconte en termes qui ne manquent pas d'agr�ment ses aventures de voyage. A chaque pas elle a maille � partir avec les gens du pays; les muletiers, les h�teliers s'efforcent � l'envi de la piller en sa qualit� d'�trang�re. Elle r�siste � leurs exigences et finit par s'en d�barrasser. Elle arrive � Saint-S�bastien. Jusque-l�, rien que de fort naturel; mais, au moment de se coucher, elle aper�oit un rayon de lumi�re qui filtre � travers la muraille; elle regarde et voit deux jeunes filles qu'un vieillard maltraite cruellement. Elle s'en �tonne, va les trouver, et apprend ainsi leur lamentable histoire. A quelques jours de l�, elle se trouve m�l�e � des �v�nements non moins romanesques. Le lecteur, surpris, se demande ce qu'il doit en croire. A la fin, il s'aper�oit, non sans humeur, que madame d'Aulnoy lui fait des contes. Est-ce une raison de jeter le livre? Nous ne le pensons pas. Ces contes sont de simples interm�des, destin�s dans la pens�e de l'auteur � d�lasser l'attention de son public. Tournez la page, et vous verrez qu'elle en revient � ses propres affaires sans plus se souvenir des personnages qu'elle a mis en sc�ne. Elle parle des m�chants g�tes qu'elle trouve, de la ch�re abominable qu'on lui fait faire, de l'accueil qu'elle re�oit � Madrid. Elle va visiter les dames de la Cour, assiste � leur toilette, s'enquiert avec un int�r�t bien naturel de leurs ajustements, de leur genre de vie, de leurs affaires de m�nage. Elle recueille, en passant, les histoires scandaleuses du jour. Elle a l'honneur d'�tre pr�sent�e aux deux Reines, et, comme elle parle le castillan, elle ne tarde pas � se mettre au fait de toutes les intrigues du palais. A ce point de vue quelque peu frivole, elle observe bien, mais il ne faut point l'en tirer. Ne lui demandez pas son opinion sur la politique de Philippe II, ni sur les causes de la d�cadence de l'Espagne. Elle n'en sait rien et ne s'en soucie gu�re. En revanche, elle saisit au vol les physionomies, les rend nettement, et arrive ainsi, sans y songer, � composer un tableau fort curieux de la Cour et de la ville de Madrid. Nous devons l'avouer, les d�tails qu'elle nous donne sur les moeurs des Espagnols sont parfois tellement extraordinaires qu'on h�site � la croire sur parole. Ce doute nous laissait un devoir � remplir. Il fallait, nous assurer du degr� de confiance que m�ritaient ses assertions. Nous avons consult�, dans cette pens�e, les relations de voyage, les m�moires et les ouvrages qui se rapportent � cette �poque. L'impression qui nous en est rest�e est favorable � madame d'Aulnoy. N�anmoins, nous n'oserions point nous prononcer si nous n'avions encore une autre preuve de sa v�racit�. En effet, ces moeurs, qui nous semblent si fort �tranges, se sont perp�tu�es jusqu'� nos jours; du moins, nous en trouvons encore maints vestiges. Les t�moignages de nos contemporains ne nous laissent aucun doute � cet �gard. Nous citerons, entre autres, celui du vicomte de Saint-Priest, ambassadeur de Sa Majest� Charles X en Espagne. Nous avons recueilli dans des notes ces divers renseignements, qui non-seulement confirment, mais encore accentuent souvent les traits les plus piquants de ces r�cits. Nous avons corrig� quelques erreurs, ajout� des �claircissements qui nous semblaient indispensables. Nous avons, d'ailleurs, conserv� au livre sa physionomie, nous avons ainsi respect� jusqu'aux n�gligences de style. Les contes de madame d'Aulnoy ne m�ritaient assur�ment pas de tels m�nagements. A tout hasard nous les avons conserv�s, seulement nous en donnons le texte entre guillemets. Nous avertissons ainsi le lecteur et l'engageons � se contenter de les feuilleter. Madame d'Aulnoy ne nous pardonnerait vraisemblablement pas la libert� de ce conseil, mais les curieux de notre temps nous en sauront gr�, nous l'esp�rons, du moins. LETTRES DE LA COMTESSE D'AULNOY RELATION DU VOYAGE D'ESPAGNE PREMI�RE LETTRE. Puisque vous voulez �tre inform�e de tout ce qui m'arrive et de tout ce que je remarque dans mon voyage, il faut vous r�soudre, ma ch�re cousine, de lire bien des choses inutiles, pour en trouver quelques-unes qui vous plaisent. Vous avez le go�t si bon et si d�licat, que vous ne voudriez que des aventures choisies et des particularit�s agr�ables. Je voudrais bien aussi ne vous en point raconter d'autres: mais quand on rapporte fid�lement les choses telles qu'elles se sont pass�es, il est difficile de les trouver toujours comme on les souhaite. Je vous ai marqu� par ma derni�re lettre tout ce qui m'est arriv� jusqu'� Bayonne. Vous savez que c'est une ville de France, fronti�re du royaume d'Espagne. Elle est arros�e par les rivi�res de l'Adour et de la Nive qui se joignent ensemble, et la mer monte jusque-l�; le port et le commerce y sont consid�rables. J'y vins de Dax par eau, et je remarquai que les bateliers de l'Adour ont la m�me habitude que ceux de la Garonne; c'est-�-dire, qu'en passant � c�t� les uns des autres, ils se chantent pouille, et ils aimeraient mieux n'�tre point pay�s de leur voyage que de manquer � se faire ces sortes de hu�es, quoiqu'elles �tonnent ceux qui n'y sont pas accoutum�s. Il y a deux ch�teaux assez forts pour bien d�fendre la ville, et l'on y trouve en plusieurs endroits des promenades tr�s-agr�ables. Lorsque je fus arriv�e, je priai le baron de Castelnau, qui m'avait accompagn�e depuis Dax, de me donner la connaissance de quelques jolies femmes avec lesquelles je pusse attendre sans impatience les liti�res qu'on devait m'envoyer de Saint-S�bastien. Il n'eut pas de peine � me satisfaire, parce que, �tant homme de qualit� et de m�rite, on le consid�re fort � Bayonne; il ne manqua pas, d�s le lendemain, de m'amener plusieurs dames me rendre visite; c'est la coutume, en ce pays, d'aller voir les derni�res venues, lorsqu'on est inform� quelles elles sont. Elles commencent l� de se ressentir des ardeurs du soleil; leur teint est un peu brun; elles ont les yeux brillants; elles sont aimables et caressantes; leur esprit est vif, et je vous rendrais mieux raison de leur enjouement si j'eusse entendu ce qu'elles disaient. Ce n'est pas qu'elles ne sachent toutes parler fran�ais, mais elles ont tant d'habitude au langage de leur province, qu'elles ne peuvent le quitter, et comme je ne le savais point, elles faisaient entre elles d'assez longues conversations o� je n'entendais rien. Quelques-unes, qui vinrent me voir, avaient un petit cochon de lait sous le bras, comme nous portons nos petits chiens; il est vrai qu'ils �taient fort d�crass�s et qu'il y en avait plusieurs avec des colliers de rubans de diff�rentes couleurs; mais, vous conviendrez que c'est une inclination fort bizarre, et je suis persuad�e qu'il y en a beaucoup entre elles dont le go�t est trop bon pour s'accommoder de cette coutume. Il fallut, lorsqu'elles dans�rent, laisser aller dans la chambre ces vilains animaux, et ils firent plus de bruit que des lutins. Ces dames dans�rent � ma pri�re, le baron de Castelnau ayant envoy� querir les fl�tes et les tambourins. Pour vous faire entendre ce que c'est, il faut vous dire qu'un homme joue en m�me temps d'une esp�ce de fifre et du tambourin, qui est un instrument de bois fait en triangle et fort long, � peu pr�s comme une trompette marine, mont�e d'une seule corde, qu'on frappe avec un petit b�ton; cela rend un son de tambour assez singulier. Les hommes, qui �taient venus accompagner les dames, prirent chacun celle qu'il avait amen�e, et le branle commen�a en rond, se tenant tous par la main; ensuite, ils se firent donner des cannes assez longues, ne se tenant plus que deux � deux avec des mouchoirs qui les �loignaient les uns des autres. Leurs airs ont quelque chose de gai et de fort particulier, et le son aigu de ces fl�tes se m�lant � celui des tambourins, qui est assez guerrier, inspire un certain feu qu'ils ne pouvaient mod�rer; il me semblait que c'�tait ainsi que devait se danser la Pyrrhique, dont parlent les anciens, car ces messieurs et ces dames faisaient tant de tours, de sauts et de cabrioles, leurs cannes se jetaient en l'air et se reprenaient si adroitement, que l'on ne peut d�crire leur l�g�ret� et leur souplesse. J'eus aussi beaucoup de plaisir � les voir, mais cela dura un peu trop longtemps; je commen�ais � me lasser de ce bal mal ordonn�, lorsque le baron de Castelnau, qui s'en aper�ut, fit apporter plusieurs bassins de tr�s-belles confitures s�ches. Ce sont des juifs qui passent pour Portugais et qui demeurent � Bayonne, qui les font venir de G�nes; ils en fournissent tout le pays. On servit quantit� de limonades et d'autres eaux glac�es, dont ces belles dames burent � longs traits, et la f�te finit ainsi. On me mena le lendemain voir la synagogue des juifs, au faubourg du Saint-Esprit; je n'y trouvai rien de remarquable. M. de Saint-P�[1], lieutenant du roi, qui m'�tait venu voir, quoiqu'il f�t fort incommod� de la goutte, me convia de d�ner chez lui. J'y fis un repas tr�s-d�licat et magnifique, car c'est un pays admirable pour la bonne ch�re; tout y est en abondance et � tr�s-grand march�. J'y trouvai des femmes de qualit� extr�mement bien faites qu'il avait pri�es pour me tenir compagnie. La vue du ch�teau, qui donne sur la rivi�re, est fort belle; il y a toujours une bonne garnison. Lorsque je fus de retour chez moi, je demeurai surprise d'y trouver plusieurs pi�ces de toile qu'on m'avait apport�es de la part des dames qui m'�taient venues voir, avec des caisses pleines de confitures s�ches et de bougies. Ces mani�res me parurent fort honn�tes pour une dame qu'elles ne connaissaient que depuis trois ou quatre jours; mais il ne faut pas que j'oublie de vous dire qu'on ne peut voir de plus beau linge que celui que l'on fait en ce pays-l�, il y en a d'ouvr� et d'autre qui ne l'est point. La toile en est faite d'un fil plus fin que les cheveux, et le beau linge y est si commun, qu'il me souvient qu'en passant par les landes de Bordeaux, qui sont des d�serts o� l'on ne rencontre que des chaumi�res et des paysans qui font compassion par leur extr�me pauvret�, je trouvai qu'ils ne laissaient pas d'avoir d'aussi belles serviettes que les gens de qualit� en ont � Paris. Je ne manquai pas de renvoyer � ces dames de petits pr�sents que je crus qui leur feraient plaisir. Je m'�tais aper�ue qu'elles aimaient passionn�ment les rubans, et elles en mettaient quantit� sur leur t�te et � leurs oreilles; je leur en envoyai beaucoup; je joignis � cela plusieurs beaux �ventails; en revanche, elles me donn�rent des gants et des bas de fil d'une finesse admirable. En me les envoyant, elles me convi�rent d'aller au salut aux Fr�res Pr�cheurs, qui n'�taient pas �loign�s de ma maison. Elles savaient que j'ai quelque go�t pour la musique, et elles voulurent me r�galer de ce qu'il y avait de plus excellent dans la ville. Mais encore qu'il y e�t de tr�s-belles voix, l'on ne pouvait gu�re avoir du plaisir � les entendre, parce qu'ils n'ont ni la m�thode ni la belle mani�re du chant. J'ai remarqu� dans toute la Guyenne et vers Bayonne que l'on y a de la voix naturellement et qu'il n'y manque que de bons ma�tres. Les liti�res que l'on devait m'envoyer d'Espagne �tant arriv�es, je songeai � mon d�part: mais je vous assure que je n'ai jamais rien vu de plus cher que ces sortes d'�quipages, car chacune des liti�res a son ma�tre qui l'accompagne. Il garde la gravit� d'un s�nateur romain, mont� sur un mulet et son valet sur un autre, dont ils relaient de temps en temps ceux qui portent les liti�res; j'en avais deux, je pris la plus grande pour moi et mon enfant; j'avais outre cela quatre mules pour mes gens et deux autres pour mon bagage. Pour les conduire, il y avait encore deux ma�tres et deux valets; voyez quelle mis�re de payer cette quantit� de gens inutiles pour aller jusqu'� Madrid et pour en revenir aussi, parce qu'ils comptent leur retour au m�me prix: mais il faut s'accommoder � leur usage et se ruiner avec eux, car ils traitent les Fran�ais ce qui s'appelle de Turc � Maure. Sans sortir de Bayonne, je trouvai des Turcs et des Maures, et je crois m�me quelque chose de pis: ce sont les gens de la douane. J'avais fait plomber mes coffres � Paris tout expr�s pour n'avoir rien � d�m�ler avec eux; mais ils furent plus fins, ou pour mieux dire, plus opini�tres que moi, et il leur fallut donner tout ce qu'ils demand�rent. J'en �tais encore dans le premier mouvement de chagrin, lorsque les tambours, les trompettes, les violons, les fl�tes et les tambourins de la ville me vinrent faire d�sesp�rer; ils me suivirent bien plus loin que la porte Saint-Antoine, qui est celle par o� l'on sort quand on va en Espagne par la Biscaye; ils jouaient chacun � leur mode et tous � la fois sans s'accorder; c'�tait un vrai charivari. Je leur fis donner quelque argent, et comme ils ne voulaient que cela, ils prirent promptement cong� de moi. Aussit�t que nous e�mes quitt� Bayonne, nous entr�mes dans une campagne st�rile, o� nous ne v�mes que des ch�taigniers; mais nous pass�mes ensuite le long du rivage de la mer, dont le sable fait un beau chemin, et la vue est fort agr�able en ce lieu. Nous arriv�mes d'assez bonne heure � Saint-Jean de Luz. Il ne se peut rien voir de plus joli, c'est le plus grand bourg de France et le mieux b�ti; il y a bien des villes beaucoup plus petites. Son port de mer est entre deux hautes montagnes qu'il semble que la nature a plac�es expr�s pour le garantir des orages; la rivi�re de Nivelle s'y d�gorge, la mer y remonte fort haut et les grandes barques viennent commod�ment dans le quai. On dit que les matelots en sont tr�s-habiles � la p�che de la baleine et de la morue. On nous y fit fort bonne ch�re et telle que la table �tait couverte de pyramides de gibier; mais les lits ne r�pondaient point � cette bonne ch�re, il leur manque des matelas; ils mettent deux ou trois lits de plumes de coq les uns sur les autres, et les plumes sortant de tous les c�t�s font fort mal passer le temps. Je croyais, lorsqu'il fallut payer, que l'on m'allait demander beaucoup; mais ils ne me demand�rent qu'un demi-louis, et assur�ment il m'en aurait co�t� plus de cinq pistoles � Paris. La situation de Saint-Jean de Luz est extr�mement agr�able. On trouve dans la grande place une belle �glise b�tie � la moderne. L'on passe en ce lieu la rivi�re de Nivelle sur un pont de bois d'une extraordinaire longueur. Il y a l� des p�agers qui font payer le droit des marchandises et des bardes que l'on porte avec soi. Ce droit n'est r�gl� que par leur volont�, et il est excessif quand ils voient des �trangers. Je me tuais de parler fran�ais et de protester que je n'�tais pas Espagnole, ils feignaient de ne me pas entendre, ils me riaient au nez: et s'enfon�ant la t�te dans leurs capes de B�arn, il me semblait voir des voleurs d�guis�s en capucins. Enfin, ils me tax�rent � dix-huit �cus; ils trouvaient que c'�tait grand march�, et pour moi je trouvais bien le contraire: mais je vous l'ai d�j� dit, ma ch�re cousine, quand on voyage en ce pays-ci, il faut faire provision de bonne heure de patience et d'argent. Je vis le ch�teau d'Artois qui para�t assez fort; et un peu plus loin Orognes, o� l'on ne parle que biscayen, sans se servir de la langue fran�aise ni de l'espagnole. Je n'avais dessein que d'aller coucher � Irun, qui n'est �loign� de Saint-Jean de Luz que de trois petites lieues, et j'�tais partie apr�s midi. Mais la dispute que nous avions eue avec les gardes du pont, la peine que nous e�mes � passer les montagnes de B�obie, et le mauvais temps joint � d'autres petits embarras qui survinrent, furent cause que nous n'arriv�mes qu'� la nuit au bord de la rivi�re de Bidassoa qui s�pare la France de l'Espagne. Je remarquai le long du chemin, depuis Bayonne jusque-l�, des petits chariots sur lesquels on met toutes les choses que l'on transporte; il n'y a que deux roues qui sont de fer, et le bruit en est si grand, qu'on les entend d'un quart de lieue lorsqu'il y en a plusieurs ensemble, ce qui arrive toujours, car on en rencontre soixante et quatre-vingts � la fois[2]. Ce sont des boeufs qui les tra�nent. J'en ai vu de pareils dans les landes de Bordeaux, et particuli�rement du c�t� de Dax. La rivi�re de Bidassoa est d'ordinaire fort petite: mais les neiges fondues l'avaient grossie � tel point, que nous n'e�mes pas peu de peine � la passer, les uns en bateau et les autres � la nage sur leurs mulets. Il faisait un grand clair de lune, � la faveur duquel on me fit remarquer � main droite l'�le de la Conf�rence, o� s'est fait le mariage de notre roi avec Marie-Th�r�se, infante d'Espagne. Je vis peu apr�s la forteresse de Fontarabie qui est au Roi d'Espagne; elle est � l'embouchure de cette petite rivi�re. Le flux et le reflux de la mer y entrent. Nos rois pr�tendaient autrefois qu'elle leur appartenait, et ceux d'Espagne le pr�tendaient aussi; il y a eu de si grandes contestations l�-dessus, particuli�rement entre les habitants de Fontarabie et ceux d'Andaye, qu'ils en sont venus plusieurs fois aux mains. Cette raison obligea Louis XII et Ferdinand de r�gler qu'elle serait commune aux deux nations. Les Fran�ais et les Espagnols partagent les droits de la barque; ces derniers tirent le payement de ceux qui passent en Espagne, et les premiers le re�oivent de ceux qui vont en France, mais des deux c�t�s l'on ran�onne �galement. La guerre n'emp�che point le commerce sur cette fronti�re; il est vrai que c'est une n�cessit� dont leur vie d�pend; ils mourraient de mis�re, s'ils ne s'entr'assistaient[3]. Ce pays appel� la Biscaye est plein de hautes montagnes, o� l'on trouve beaucoup de mines de fer. Les Biscayens grimpent sur les rochers aussi vite et avec autant de l�g�ret� que ferait un cerf. Leur langue (si l'on peut appeler langue un tel baragouin) est si pauvre, qu'un m�me mot signifie plusieurs choses. Il n'y a que les naturels du pays qui se puissent entendre; l'on m'a dit qu'afin qu'elle leur soit plus particuli�re, ils ne s'en servent pas pour �crire; ils font apprendre � leurs enfants � lire et � �crire en fran�ais ou espagnol, selon le roi duquel ils sont sujets[4]. Il est vrai qu'aussit�t que j'eus pass� la petite rivi�re de Bidassoa, on ne m'entendait plus � moins que je ne parlasse castillan; et ce qui est de singulier, c'est qu'un demi-quart d'heure auparavant on ne m'aurait pas entendue si je n'avais parl� fran�ais. Je trouvai de l'autre c�t� de cette rivi�re un banquier de Saint-S�bastien � qui j'�tais recommand�e; il m'attendait avec deux de ses parents. Les uns et les autres �taient v�tus � la Schomberg, c'est proprement � la mani�re de France, mais d'une mani�re ridicule; les justaucorps sont courts et larges, les manches ne passent pas le coude et sont ouvertes par devant; celles de leurs chemises sont si amples, qu'elles tombent plus bas que le justaucorps. Ils ont des rabats sans avoir de collets au pourpoint, des perruques o� il y a plus de cheveux qu'il n'en faut pour en faire quatre autres bien faites, et ces cheveux sont plus fris�s que du crin bouilli; l'on ne peut voir des gens plus mal coiff�s. Ceux qui ont leurs cheveux les portent fort longs et fort plats; ils les s�parent sur le c�t� de la t�te, et en passent une partie derri�re les oreilles: mais quelles oreilles, bon Dieu! je ne crois pas que celles de Midas fussent plus grandes, et je suis persuad�e que, pour les allonger, ils se les tirent �tant encore petits; ils y trouvent sans doute quelque sorte de beaut�. Mes trois Espagnols me firent en mauvais fran�ais de tr�s-grands et tr�s-ennuyeux compliments. Nous pass�mes le bourg de Tran, qui est � peu pr�s � un quart de lieue de la rivi�re, et nous arriv�mes ensuite � Irun, qui en est �loign� d'un autre quart de lieue. Cette petite ville est la premi�re d'Espagne que l'on trouve en sortant de France. Elle est mal b�tie. Les rues en sont in�gales, et il n'y a rien dont on puisse parler. Nous entr�mes dans l'h�tellerie par l'�curie, o� donne le pied du degr� par o� l'on monte � la chambre: c'est l'usage du pays. Je trouvai cette maison fort �clair�e par une quantit� de chandelles qui n'�taient gu�re plus grosses que des allumettes; il y en avait bien quarante dans ma chambre, attach�es sur des petits morceaux de bois; l'on avait mis au milieu un brasier plein de noyaux d'olives en charbon pour ne pas faire mal � la t�te. L'on me servit un grand souper que les galants Espagnols m'avaient fait pr�parer; mais tout �tait si plein d'ail, de safran et d'�pice, que je ne pus manger de rien; et j'aurais fait fort mauvaise ch�re si mon cuisinier ne m'e�t accommod� un petit rago�t de ce qu'il put trouver le plus t�t pr�t. Comme je ne voulais aller le lendemain qu'� Saint-S�bastien, qui n'est �loign� que de sept � huit lieues, je crus que je devais d�ner avant que de partir. J'�tais encore � table, lorsqu'une de mes femmes m'apporta ma montre pour la monter � midi, comme c'�tait ma coutume; c'�tait une montre d'Angleterre de Tampion, qui me rappelait les heures et qui me co�tait cinquante louis. Mon banquier, qui �tait aupr�s de moi, me t�moigna quelque envie de la voir; je la lui donnai avec la civilit� que l'on a d'ordinaire, lorsque l'on pr�sente ces sortes de choses; c'en fut assez: mon homme se l�ve, me fait une profonde r�v�rence et me dit �qu'il ne m�ritait pas un pr�sent si consid�rable; mais qu'une dame comme moi n'en pouvait faire d'autre; qu'il m'engageait sa foi et sa parole qu'il garderait ma montre toute sa vie et qu'il m'en avait la derni�re obligation�. Il la baisa en achevant ce beau compliment, et l'enfon�a dans une poche plus creuse qu'une besace. Vous m'allez trouver bien sotte de ne rien dire � tout cela; j'en tombe d'accord, mais je vous avoue que je demeurai si surprise de son proc�d�, que la montre avait d�j� disparu avant que je pusse bien d�terminer ce que je voulais faire. Mes femmes et ceux de mes gens qui se trouv�rent pr�sents me regardaient, je les regardais aussi, toute rouge de honte et de chagrin d'�tre prise pour dupe. Je ne l'aurais pas �t� longtemps; car, gr�ce � Dieu, je sais fort bien comme on refuse ce que l'on ne veut pas donner, mais je fis r�flexion que cet homme devait me compter une grosse somme pour achever mon voyage et pour renvoyer de l'argent � Bordeaux o� j'en avais pris; que j'avais des lettres de cr�dit pour lui, sur lesquelles, en cas de f�cheries, il pouvait me faire attendre et d�penser deux fois la valeur de la montre. Enfin, je la lui laissai, et j'essayai de me faire honneur d'une chose qui me faisait grand d�pit. J'ai su depuis cette petite aventure que c'est la mode en Espagne, lorsqu'on pr�sente quelque chose � quelqu'un et qu'on baise la main, que ce quelqu'un peut l'accepter s'il en a envie. Voil� une assez plaisante mode, et comme je ne l'ignore plus, ce sera ma faute si j'y suis rattrap�e[5]. Je partis de cette h�tellerie, o� l'on acheva de me ruiner; car tout est gueux en ce pays-l�, et tout y voudrait �tre riche aux d�pens du prochain. Peu apr�s que nous f�mes sortis de la ville, nous entr�mes dans les montagnes des Pyr�n�es qui sont si hautes et si droites, que lorsqu'on regarde en bas, l'on voit avec frayeur les pr�cipices qui les environnent. Nous all�mes de cette mani�re jusqu'� Rentery. Don Antonio (c'est le nom de mon banquier) prit les devants, et pour me faire aller plus commod�ment, il m'obligea de quitter ma liti�re, parce qu'encore que nous eussions travers� beaucoup de montagnes, il en restait de plus difficiles � passer. Il me fit entrer dans un petit bateau qu'il avait fait pr�parer pour descendre sur la rivi�re d'Andaye, jusqu'� ce que nous fussions proche de l'embouchure de la mer o� nous v�mes d'assez pr�s les galions du roi d'Espagne. Il y en avait trois d'une grandeur et d'une beaut� consid�rables. Nos petits bateaux �taient orn�s de plusieurs petites banderoles peintes et dor�es; ils �taient conduits par des filles d'une habilet� et d'une gentillesse charmantes: il y en a trois � chacun, deux qui rament et une qui tient le gouvernail. Ces filles sont grandes, leur taille est fine, le teint brun, les dents admirables, les cheveux noirs et lustr�s comme du jais; elles les nattent et les laissent tomber sur leurs �paules avec quelques rubans qui les attachent; elles ont sur la t�te une esp�ce de petit voile de mousseline brod� de fleurs d'or et de soie qui voltige et couvre la gorge; elles portent des pendants d'oreilles d'or et de perles et des colliers de corail: elles ont des esp�ces de justaucorps comme nos boh�miennes, dont les manches sont fort serr�es. Je vous assure qu'elles me charm�rent. L'on me dit que ces filles au pied marin nageaient comme des poissons et qu'elles ne souffraient entre elles ni femmes, ni hommes; c'est une esp�ce de petite r�publique o� elles viennent de tous c�t�s, et les parents les y envoient jeunes. Quand elles veulent se marier, elles vont � la messe � Fontarabie; c'est la ville la plus proche du lieu qu'elles habitent, et c'est l� que les jeunes gens se viennent choisir une femme � leur gr�; celui qui veut s'engager dans l'hym�n�e va chez les parents de sa ma�tresse leur d�clarer ses sentiments, r�gler tout avec eux; et cela �tant fait, l'on en donne avis � la fille; si elle est contente, elle se retire chez eux o� les noces se font. Je n'ai jamais vu un plus grand air de gaiet� que celui qui para�t sur leurs visages. Elles ont des petites maisonnettes qui sont le long du rivage, elles sont sous de vieilles filles auxquelles elles ob�issent comme si elles �taient leurs m�res; elles nous contaient toutes ces particularit�s en leur langage, et nous les �coutions avec plaisir, lorsque le diable qui ne dort point nous suscita noise. Mon cuisinier, qui est Gascon et de l'humeur vive des gens de ce pays-l�, �tait dans un de nos bateaux de suite, assis proche d'une jeune Biscayenne qui lui parut tr�s-jolie; il ne se contenta pas de le lui dire, il voulut lever son voile et le voulut bien fort; elle n'entendit point de raillerie, et sans autre compliment, elle lui cassa la t�te avec un aviron arm� d'un croc qui �tait � ses pieds. Quand elle eut fait cet exploit, la peur la prit, elle se jeta promptement � l'eau, quoiqu'il f�t un froid extr�me; elle nagea d'abord avec beaucoup de vitesse, mais comme elle avait tous ses habits et qu'il y avait loin jusqu'au rivage, les forces commenc�rent � lui manquer; plusieurs filles qui �taient sur la gr�ve entr�rent vite dans leurs bateaux pour la secourir: cependant celles qui �taient rest�es avec le cuisinier, craignant la perte de leur compagne, se jet�rent sur lui comme deux furies, elles voulaient r�solument le noyer; et le petit bateau n'en allait pas mieux, car il pensa deux ou trois fois se renverser; nous voyions du n�tre toute cette querelle, et mes gens �taient bien emp�ch�s � les s�parer et � les apaiser. Je vous assure que l'indiscret Gascon fut si cruellement battu, qu'il en �tait tout en sang; et mon banquier me dit que quand on irritait ces jeunes Biscayennes, elles �taient plus farouches et plus � craindre que des petits lions. Enfin, nous pr�mes terre, et nous �tions � peine d�barqu�s, que nous v�mes cette fille que l'on avait sauv�e bien � propos, car elle commen�ait � boire lorsqu'on la tira de l'eau; elle venait � notre rencontre avec plus de cinquante autres, chacune ayant une rame sur l'�paule; elles marchaient sur deux longues files, et il y en avait trois � la t�te qui jouaient parfaitement bien du tambour de basque; celle qui devait porter la parole s'avan�a, et me nommant plusieurs fois _Andria_, qui veut dire madame (c'est tout ce que j'ai retenu de la harangue), elles me firent entendre que la peau de mon cuisinier leur resterait ou que les habits de leur compagne seraient pay�s � proportion de ce qu'ils �taient g�t�s. En achevant ces mots, les joueuses de tambour commenc�rent � les frapper plus fort; elles pouss�rent de hauts cris, et ces belles pirates firent l'exercice de la rame en sautant et dansant avec beaucoup de disposition et de bonne gr�ce[6]. Don Antonio, pour m'indemniser du pr�sent qu'il m'avait escamot� (j'en parle souvent, mais il me tient encore au coeur), voulut pacifier toute chose; il trouvait que mon cuisinier, qui se croyait suffisamment battu, aurait raison de ne vouloir rien donner, et ce fut lui qui distribua quelques patagons[7] � la troupe maritime. A cette vue, elles firent des cris encore plus grands et plus longs que ceux qu'elles avaient d�j� faits, et elles me souhait�rent un heureux voyage et un prompt retour, chacune dansant et chantant avec les tambours de basque. Nous entr�mes dans un chemin tr�s-rude et nous mont�mes longtemps par des sentiers si �troits, au bas desquels il y a des pr�cipices, que j'avais grand peur que les mulets qui portaient ma liti�re ne fissent un faux pas. Nous pass�mes ensuite sur une campagne sablonneuse. Je m'arr�tai quelque temps au couvent de Saint-Fran�ois; il est b�ti proche de la rivi�re d'Andaye; nous la travers�mes sur un pont de bois extr�mement long, et bien que nous fussions fort proche de Saint-S�bastien, nous ne l'apercevions point encore, parce qu'une butte de sable assez haute cachait cette ville. Elle est situ�e au pied d'une montagne qui sert d'un c�t� comme de digue � la mer; elle en est si proche, qu'elle y forme un bassin, et les vaisseaux viennent jusqu'au pied de cette montagne pour se mettre � l'abri des orages, car il y a quelquefois l� des temp�tes extraordinaires et des ouragans si affreux, que les navires � l'ancre p�rissent dans le port. Il est profond et ferm� par deux m�les qui ne laissent qu'autant de place qu'il en faut pour passer un seul navire. On a �lev� en cet endroit une grosse tour carr�e, o� il y a toujours une bonne garnison pour se d�fendre en cas de surprise. Le jour �tait beau pour la saison o� nous sommes; je trouvai la ville assez jolie, elle est ceinte d'un double mur. Il y a plusieurs pi�ces de canon sur celui qui donne du c�t� de la mer, avec des bastions et des demi-lunes; elle est situ�e dans une province de l'Espagne nomm�e Guipuscoa; les dehors en plaisent infiniment � cause que la mer, comme je viens de vous le dire, lui sert de canal. Les rues de cette ville sont longues et larges, pav�es d'une grande pierre blanche qui est fort unie et toujours nette; les maisons en sont assez belles et les �glises tr�s-propres, avec des autels de bois charg�s depuis la vo�te jusqu'au bas, de petits tableaux grands comme la main. Les mines de fer et d'acier se trouvent tr�s-facilement dans tout le pays, on y en voit de si pur, que l'on tient qu'il n'y en a point de pareil en Europe; c'est leur plus grand trafic. On y embarque des laines qui viennent de la Vieille-Castille et il s'y fait un gros commerce. Bilbao et Saint-S�bastien sont les deux ports les plus consid�rables que le roi d'Espagne ait sur l'Oc�an; le ch�teau est tr�s-�lev� et d'une m�diocre d�fense. J'y ai pourtant vu d'assez belles pi�ces de canon et il y en a quantit� le long des remparts; mais la garnison est si faible, que des femmes la battraient avec leurs quenouilles[8]. Tout est aussi cher dans cette ville qu'� Paris; on y fait tr�s-bonne ch�re, le poisson est excellent, et l'on me dit que les fruits y �taient d'un go�t et d'une beaut� admirables. Je descendis dans la meilleure h�tellerie, et quelque temps apr�s que j'y fus, Don Fernand de Tol�de m'envoya un gentilhomme savoir s'il pourrait me voir sans m'incommoder. Mon banquier, qui le connaissait et qui �tait pour lors dans ma chambre, me dit que c'�tait un Espagnol de grande qualit�, neveu du duc d'Albe, qu'il venait de Flandre et qu'il allait � Madrid[9]. Je le re�us avec l'honn�tet� qui �tait due � sa naissance et j'y ajoutai bient�t des �gards particuliers pour son propre m�rite. C'est un cavalier qui est bien fait de sa personne, qui a de l'esprit et de la politesse; il est complaisant et agr�able, il parle aussi bien fran�ais que moi; mais comme je sais l'espagnol et que je serais bien aise de le savoir encore mieux, nous ne parl�mes qu'en cette langue. Je restai tr�s-satisfaite de ses mani�res; il me dit qu'il �tait venu en poste depuis Bruxelles et que si je le trouvais bon, il augmenterait mon train et serait de ma suite. Je crus qu'il raillait et je lui r�pondis en plaisantant; mais il ajouta que les chemins �taient si remplis de neige qu'effectivement il lui serait impossible d'aller en poste, qu'il pourrait bien faire sur des chevaux de plus grandes traites que s'il allait en liti�re, mais que l'honneur de m'accompagner, etc... Enfin, je connus qu'il �tait fort honn�te et qu'il ne d�mentait point la galanterie naturelle aux cavaliers espagnols; je regardai comme un tr�s-grand secours d'avoir un homme de cette qualit� et du pays qui saurait se faire entendre et encore mieux ob�ir par les muletiers, qui ont des t�tes de fer et des �mes de boue. Je lui dis que j'�tais fort aise de l'avoir rencontr� et que les fatigues du chemin me seraient bien adoucies par une aussi bonne compagnie que la sienne. Il commanda aussit�t son gentilhomme d'aller chercher une liti�re pour lui. Il �tait d�j� tard, il prit cong� de moi et je me couchai apr�s avoir fort bien soup�; car, ma ch�re cousine, je ne suis pas une h�ro�ne de roman, qui ne mange point. �Je commen�ais � peine � m'endormir, lorsque j'entendis quelqu'un parler fran�ais si proche de moi, que je crus d'abord que c'�tait dans ma chambre; mais ayant �cout� avec plus d'attention, je connus que c'�tait dans une chambre qui n'�tait s�par�e de la mienne que par une cloison d'ais assez mal joints. J'ouvris mon rideau du c�t� de la ruelle, j'aper�us de la lumi�re au travers des planches, et je vis deux filles dont la plus �g�e paraissait avoir dix-sept � dix-huit ans; ni l'une ni l'autre n'�taient pas de ces beaut�s sans d�fauts, mais elles avaient tant d'agr�ments, le son de la voix si beau et une si grande douceur sur le visage, que j'en fus charm�e. �La plus jeune, qui semblait continuer la conversation, disait � l'autre: �Non, ma soeur, il n'y a point de rem�des � nos maux, il faut mourir ou les tirer des mains de cet indigne vieillard. Je suis r�solue � tout, dit l'autre en poussant un profond soupir, m'en d�t-il co�ter la vie; qu'avons-nous � m�nager? n'avons-nous pas tout sacrifi� pour eux? Alors, faisant r�flexion sur leurs infortunes, elles s'embrass�rent et se mirent � pleurer fort douloureusement, et apr�s avoir consult� et dit encore quelques paroles dont je perdais la plus grande partie � cause de leurs sanglots, elles conclurent qu'il fallait qu'elles �crivissent; chacune le fit de son c�t�, et voici � peu pr�s ce qu'elles se lurent l'une � l'autre: �Ne juge pas de mon amour et de ma douleur par mes paroles, je n'en sais point t'exprimer l'un et l'autre; mais souviens-toi que tu vas me perdre si tu ne te portes aux derni�res extr�mit�s contre celui qui nous pers�cute. �Il vient de me faire dire que si je tarde � partir, il nous fera arr�ter. Juge par cet indigne traitement de ce qu'il m�rite et souviens-toi que tu me dois tout, puisque tu me dois mon coeur.� * * * * * �Il me semble que l'autre billet �tait en ces termes: �Si je pouvais assurer ton repos en perdant le mien, je t'aime assez pour t'en faire le sacrifice. Oui, je te fuirais si tu pouvais �tre heureux sans moi, mais je connais trop ton coeur pour t'en croire capable. Cependant tu restes aussi tranquille dans ta prison que si tu me voyais sans cesse; romps tes cha�nes sans diff�rer, punis l'ennemi de notre amour, mon coeur en sera la r�compense.� * * * * * �Apr�s avoir ferm� ces billets, elles sortirent ensemble, et je vous avoue que j'eus de l'inqui�tude pour elles et beaucoup d'envie de savoir ce qui pouvait �tre arriv� � deux si jolies personnes. Cela m'emp�cha de me rendormir et j'attendais qu'elles revinssent, quand tout d'un coup, l'on entendit un grand bruit dans la maison. Dans ce moment, je vis un vieillard qui entrait dans cette chambre, suivi de plusieurs valets; il tenait les cheveux d'une de ces belles filles tortill�s autour de son bras et la tirait apr�s lui comme une mis�rable victime; sa soeur n'�tait pas trait�e avec moins de cruaut� par ceux qui la menaient. �Perfides, leur disait-il, vous n'�tes pas contentes du tort irr�parable que vous faites � mes neveux; vous voulez leur persuader d'�tre mes bourreaux: si je ne vous avais surprises avec ces billets s�ducteurs, qu'en pouvait-il arriver? Quelles suites funestes n'aurais-je pas eu lieu d'en craindre? Mais vous me paierez tout pour une bonne fois. D�s que le jour para�tra, je vous ferai punir comme vous le m�ritez.�--�Ah! seigneur, dit celle des deux qu'il tenait encore, consid�rez que nous sommes des filles de qualit� et que notre alliance ne peut vous d�shonorer; que vos neveux nous ont donn� leur foi et re�u la n�tre; que dans un �ge si peu avanc� nous avons tout quitt� pour les suivre; que nous sommes �trang�res et abandonn�es de tout le monde. Que deviendrons-nous? Nous n'oserions retourner chez nos parents, et si vous voulez nous y contraindre ou nous mettre en prison, donnez-nous plut�t la mort tout d'un coup.� Les larmes qu'elle versait en abondance achev�rent de me toucher sensiblement, et si le vieillard avait �t� aussi attendri que moi, il leur aurait bient�t rendu le repos et la joie. �Mes femmes, qui avaient entendu un si grand bruit et si proche de ma chambre, se lev�rent dans la crainte qu'il ne me f�t arriv� quelque accident; je leur fis signe de s'approcher doucement et de regarder � travers les planches ce triste spectacle. �Nous �coutions ce qu'ils disaient, lorsque deux hommes, l'�p�e � la main, entr�rent dans ma chambre, dont mes femmes avaient laiss� la porte ouverte; ils avaient le d�sespoir peint sur le visage et la fureur dans les yeux; j'en eus une si grande frayeur, que je ne vous la puis bien exprimer; ils se regard�rent sans rien dire, et ayant entendu la voix du vieillard, ils coururent de ce c�t�-l�. �Je ne doutai point que ce f�t les deux amants, et c'�tait eux, en effet, qui entr�rent comme deux lions dans cette chambre; ils inspir�rent une si grande terreur � ces marauds de valets, qu'il n'y en eut aucun qui os�t s'approcher de son ma�tre pour le d�fendre, quand ses neveux s'avanc�rent vers lui et lui mirent l'�p�e sur la gorge. �Barbare, lui dirent-ils, pouvez-vous traiter ainsi des filles de qualit� que nous devons �pouser? Pour �tre notre tuteur, avez-vous droit d'�tre notre tyran? Et n'est-ce pas nous arracher la vie que de nous s�parer de ce que nous aimons? Nous pourrions bien � pr�sent vous en faire porter une juste punition, mais nous sommes incapables de nous venger d'un homme de votre �ge qui n'est pas en �tat de se d�fendre. Donnez-nous votre parole et nous jurez sur ce qu'il y a de plus saint, qu'en reconnaissance de la vie que nous vous laissons, vous contribuerez � notre bonheur et que vous souffrirez que nous ex�cutions ce que nous avons promis.� �Le pauvre vieillard �tait si transi que les paroles lui mouraient dans la bouche; il jura plus qu'on ne le voulait; il se mit � genoux, il baisa plus de cent fois son pouce mis en croix sur un autre de ses doigts, � la mani�re d'Espagne. Il leur dit n�anmoins qu'en tout ce qu'il avait fait, il n'avait envisag� que leurs propres int�r�ts; que sans cette vue, il devait lui �tre fort indiff�rent qu'ils se mariassent � leur fantaisie, et qu'enfin cela �tait r�solu, qu'il ne s'y opposerait de sa vie. Deux de ses domestiques le prirent sous le bras et l'emport�rent plut�t qu'ils ne lui aid�rent � marcher. Alors les cavaliers se voyant libres, se jet�rent entre les bras de leurs ma�tresses; ils se dirent les uns aux autres tout ce que la douleur, l'amour et la joie peuvent inspirer dans de pareilles occasions. Mais, en v�rit�, il faudrait avoir le coeur aussi touch� et aussi content qu'�tait le leur pour redire toutes ces choses. Elles ne sont propres qu'aux personnes plus tendres que vous ne l'�tes, ma ch�re cousine; dispensez-moi donc de vous en fatiguer. J'�tais si fatigu�e moi-m�me de n'avoir pas encore dormi, que je ne les entendais plus que confus�ment; mais pour ne plus les entendre du tout, je m'enfon�ai dans mon lit et je me couvris la t�te de ma couverture. �Le lendemain, Don Fernand de Tol�de m'envoya des vins de liqueur avec une grande quantit� de confitures et d'oranges. D�s qu'il crut que l'on me pouvait voir, il y vint. Apr�s l'avoir remerci� de son pr�sent, je lui demandai s'il n'avait rien entendu de ce qui s'�tait pass� pendant la nuit; il me dit que non, parce qu'il �tait dans un autre corps de logis, mais qu'il en avait d�j� appris quelque chose. J'allais lui raconter ce que j'en savais, lorsque notre h�tesse entra dans ma chambre. Elle me venait prier de la part des deux cavaliers qui m'avaient fait si grand'peur, l'�p�e � la main, de vouloir bien recevoir leurs excuses. Elle me dit aussi que deux demoiselles qui �taient proche de Blaye souhaitaient de me faire la r�v�rence. Je r�pondis � ces honn�tet�s comme je devais, et ils ne tard�rent gu�re sans venir. �Que le retour de la joie produit des effets charmants! Je trouvai ces messieurs fort bien faits et ces demoiselles tr�s-aimables; ni les uns ni les autres n'avaient plus sur leurs visages les caract�res du d�sespoir; un air de gaiet� �tait r�pandu dans leurs actions et dans leurs paroles. L'a�n� des deux fr�res me dit tout ce qu'on peut dire de plus honn�te sur la b�vue qu'ils avaient faite d'entrer dans ma chambre: il ajouta qu'il avait bien remarqu� la peur qu'il m'avait caus�e; mais qu'il m'avouait que dans ce moment il se poss�dait si peu, qu'il n'avait su penser � autre chose qu'� secourir sa ma�tresse. Vous auriez �t� bl�mable, lui dis-je, si vous aviez pens� � autre chose; cependant, s'il est vrai que vous ayez l'envie de r�parer l'alarme que vous m'avez donn�e, ne refusez pas de satisfaire ma curiosit�, et si ces belles personnes y veulent consentir, apprenez-moi ce qui vous a r�duits les uns et les autres aux extr�mit�s o� vous avez �t�. Il les regarda comme pour demander leur approbation, et elles la donn�rent de fort bonne gr�ce � ce que je souhaitais; il commen�a ainsi: �Nous sommes deux fr�res, madame, n�s � Burgos et d'une des meilleures maisons de cette ville. Nous �tions encore fort jeunes lorsque nous rest�mes sous la conduite d'un oncle qui prit soin de notre �ducation et de notre bien, qui est assez consid�rable pour n'envier pas celui d'autrui. Don Di�gue (c'est le nom de notre oncle) avait li� depuis longtemps une tr�s-�troite amiti� avec un gentilhomme qui demeure proche de Blaye, dont le m�rite est beaucoup au-dessus de sa fortune; on l'appelle M. de Messignac. Comme notre oncle avait r�solu de nous envoyer quelque temps en France, il l'�crivit � son ami qui lui offrit sa maison; il l'accepta avec joie. Il nous fit partir, et il y a un an qu'on nous y re�ut avec beaucoup de bont�. Madame de Messignac nous traita comme ses propres enfants; elle en a plusieurs, mais de ses quatre filles, celles que vous voyez, madame, sont les plus aimables. Il aurait �t� bien difficile de les voir tous les jours, de demeurer avec elles et de se d�fendre de les aimer �perdument. �Mon fr�re me cacha d'abord sa passion naissante: je lui cachai aussi la mienne; nous �tions tous deux dans une m�lancolie extr�me; l'inqui�tude d'aimer sans �tre aim�s et la crainte de d�plaire � celles qui causaient notre passion, tout cela nous tourmentait cruellement; mais une nouvelle peur augmenta encore celle que nous avions d�j�: ce fut une jalousie effroyable que nous pr�mes l'un contre l'autre. Mon fr�re voyait bien que j'�tais amoureux; il crut que c'�tait de sa ma�tresse: je le regardais aussi comme mon rival, et nous avions une haine l'un contre l'autre qui nous aurait port�s aux derni�res extr�mit�s, si un jour que je m'�tais trouv� dans un �tat � ne pouvoir plus ignorer ma destin�e sans mourir de douleur, je ne me fusse d�termin� � d�couvrir mes sentiments � mademoiselle de Messignac; mais comme je n'�tais pas assez hardi pour lui parler moi-m�me, j'�crivis sur des tablettes quelques vers que j'avais faits pour elle et je les glissai dans sa poche; elle ne s'en aper�ut point. Mon fr�re, qui m'observait toujours, le remarqua, et badinant avec elle, il les prit adroitement et trouva que c'�tait une d�claration d'amour timide et respectueuse que je lui faisais. Il les garda jusques au soir, que m'�tant retir� dans ma chambre avec la derni�re inqui�tude, il vint m'y trouver, et m'embrassant tendrement, il me dit qu'il venait me t�moigner l'exc�s de sa joie de me savoir amoureux de mademoiselle de Messignac. �Je demeurai comme un homme frapp� de la foudre; je voyais mes tablettes entre ses mains, je me persuadais qu'elle lui en avait fait un sacrifice et qu'il venait insulter � mon malheur. Il connut � mon air et dans mes yeux une partie de ce que je pensais. D�trompez-vous, continua-t-il, elle ne m'a point confi� vos tablettes; je les ai prises sans qu'elle ait eu le temps de les voir. Je veux vous servir aupr�s d'elle; mais, mon cher fr�re, servez-moi aussi pr�s de sa soeur a�n�e. Je l'embrassai alors et je lui promis tout ce qu'il voulait; ainsi, mutuellement, nous nous rendions de bons offices l'un � l'autre, et nos ma�tresses, qui ne connaissaient point encore le pouvoir de l'amour, commenc�rent � s'accoutumer � en entendre parler. �Ce serait abuser de votre patience de vous dire, madame, comme nous parv�nmes enfin par nos soins et nos assiduit�s � gagner leurs coeurs. Que d'heureux moments! que de beaux jours! de voir sans cesse ce que l'on aime, d'en �tre aim�, de se trouver ensemble � la campagne o� la vie innocente et champ�tre laisse go�ter sans trouble les plaisirs d'une passion naissante! C'est une f�licit� que l'on ne peut exprimer. �Comme l'hiver approchait, madame de Messignac fut � Bordeaux, o� elle avait une maison; nous l'y accompagn�mes: mais cette maison n'�tant pas assez grande pour nous loger avec toute sa famille, nous en pr�mes une proche de la sienne. �Bien que cette s�paration ne f�t que pour la nuit, nous ne laiss�mes pas de la ressentir vivement; ce n'�tait plus se trouver � tous moments, nos visites avaient un certain air de c�r�monies qui nous alarmait; mais nos alarmes redoubl�rent beaucoup lorsque nous v�mes deux hommes riches et bien faits s'attacher � mesdemoiselles de Messignac et attaquer la place en forme; cela s'appelle qu'ils d�clar�rent qu'ils pr�tendaient � l'hym�n�e et qu'ils furent agr�ablement �cout�s du p�re et de la m�re. O Dieu! que dev�nmes-nous? Leurs affaires allaient fort vite et nos ch�res ma�tresses, qui partageaient notre d�sespoir, m�laient tous les jours leurs larmes avec les n�tres. Enfin, apr�s nous �tre bien tourment�s et avoir cherch� mille moyens inutiles, je me r�solus d'aller trouver M. de Messignac. Je lui parlai et je lui dis tout ce que ma passion me put inspirer, pour lui persuader de diff�rer ces mariages. Il me dit qu'il recevait avec reconnaissance les offres que mon fr�re et moi lui faisions; que n'�tant point encore en �ge, ce que nous ferions � pr�sent pourrait �tre cass� dans la suite; qu'il aimait l'honneur; que sa fortune �tait m�diocre, mais qu'il s'estimerait toujours heureux tant qu'il pourrait vivre sans reproche; que mon oncle qui nous avait confi�s � lui serait en droit de l'accuser de nous avoir s�duits, et qu'en un mot, il n'y fallait pas penser. �Je me retirai dans une affliction inconcevable, je la partageai avec mon fr�re, et ce fut un trouble affreux parmi nous. M. de Messignac, pour mettre le comble � nos malheurs, �crivit � mon oncle ce qui se passait et le conjura de nous donner des ordres pr�cis de partir. Il le fit aussit�t; et ne voyant plus de rem�des � nos maux, nous f�mes, mon fr�re et moi, trouver mesdemoiselles de Messignac; nous nous jet�mes � leurs pieds, nous leur d�mes ce qui peut persuader des coeurs d�j� pr�venus, nous leur donn�mes notre foi et des promesses sign�es de notre sang; enfin, l'amour acheva de les vaincre, elles consentirent � leur enl�vement. Il ne nous fut pas malais� de prendre des mesures justes, et notre voyage avait �t� heureux jusqu'� notre arriv�e c�ans; mais il y a deux jours, entrant dans cette maison, la premi�re personne qui se pr�senta � nous, ce fut Don Di�gue. Il �tait impatient de notre retour, et, pour se tirer de peine, il venait nous qu�rir lui-m�me. Que dev�nmes-nous � cette vue? Il nous fit arr�ter comme des criminels, et oubliant que mesdemoiselles de Messignac �taient les filles de son meilleur ami et personnes de qualit�, il les chargea d'injures et les accabla de reproches apr�s qu'il eut appris d'un de mes gens que nous avions r�solu d'aller incognito jusqu'� Madrid, chez des parents que nous y avons, pour attendre en ce lieu que nous eussions une enti�re libert� de d�clarer notre mariage. Il nous enferma dans une chambre proche de la sienne, et nous y �tions lorsque ces demoiselles sont venues cette nuit, au clair de la lune, tousser sous nos fen�tres. Nous les avons entendues et nous y sommes courus. Elles nous ont fait voir leurs lettres et nous cherchions quelque chose pour les tirer, quand mon oncle a �t� averti de ce qui se passait. Il est descendu sans bruit avec tous ses gens, et � nos yeux il a outrag� ces aimables personnes. Dans l'exc�s de notre d�sespoir, nos forces ont sans doute augment�, nous avons enfonc� les portes que l'on avait ferm�es sur nous et nous courions pour les secourir, lorsque imprudemment, madame, nous sommes entr�s dans votre chambre. �Le cavalier se tut en cet endroit; je trouvai qu'il avait racont� sa petite histoire avec esprit. Je le remerciai, et j'offris � ces demoiselles mes soins et ceux de mes amis pour apaiser leur famille. Elles les accept�rent et m'en t�moign�rent beaucoup de reconnaissance.� Quelques dames de la ville, qui me sont venues voir, veulent m'arr�ter; elles me proposent d'aller chez des religieuses dont le couvent est au haut de la c�te. Elles m'offrent de m'y faire entrer, et me disent que la vue de ce lieu n'a point de bornes, que l'on d�couvre tout � la fois la mer, des vaisseaux, des villes, des bois et des campagnes; elles vantent fort la voix, la beaut� et les agr�ments de ces religieuses. Ajoutez � cela que le mauvais temps est augment� d'une telle mani�re, et que la neige est tomb�e en si grande abondance, que personne ne me conseille de me mettre en chemin. J'ai balanc� un peu, mais l'impatience que j'ai de me rendre � Madrid l'emporte sur toutes ces consid�rations, et je pars demain; j'ai re�u de mon banquier l'argent dont j'avais besoin. Il ne faut pas, au reste, que j'oublie de vous dire que les habitants de cette ville ont un privil�ge assez particulier, et dont aussi ils se vantent beaucoup. C'est que, lorsqu'ils traitent de quelques affaires avec le roi d'Espagne, et que c'est directement avec lui, il est oblig� de leur parler la t�te d�couverte; on ne m'en a pu dire la raison[10]. On m'a avertie qu'il faut faire une grosse provision pour ne pas mourir de faim en quelques endroits par o� nous devons passer. Comme les jambons et les langues de porc sont en r�putation dans le pays, j'en ai fait prendre une bonne quantit�, et, � l'�gard du reste, nous n'avons rien oubli�[11]. Cependant c'est aujourd'hui le jour du courrier, je ne veux pas laisser passer cette occasion de vous donner de mes nouvelles, ma ch�re cousine, et de vous assurer de toute ma tendresse. A Saint-S�bastien, ce 20 f�vrier 1679. DEUXI�ME LETTRE. Je reprends sans compliment la suite de mon voyage, ma ch�re cousine. En sortant de Saint-S�bastien, nous entr�mes dans un chemin fort rude qui aboutit � des montagnes si affreuses et si escarp�es, que l'on ne peut les monter qu'en grimpant; on les appelle _sierra de San Andrian_. Elles ne montrent que des pr�cipices et des rochers, sur lesquels un amant d�sesp�r� se tuerait � coup s�r, pour peu qu'il en e�t envie. Des pins d'une hauteur extraordinaire couronnent la cime de ces montagnes: tant que la vue peut s'�tendre, on ne voit que des d�serts coup�s de ruisseaux plus clairs que du cristal. Vers le haut du mont San Andrian, on trouve un rocher fort �lev� qui semble avoir �t� mis au milieu du chemin pour enfermer le passage, et s�parer ainsi la Biscaye de la Vieille-Castille. Un long et p�nible travail a perc� cette masse de pierre en fa�on de vo�te: on marche quarante ou cinquante pas dessous, sans recevoir de jour que par les ouvertures qui sont � chaque entr�e. Elles sont ferm�es par de grandes portes. On trouve sous cette vo�te une h�tellerie que l'on abandonne l'hiver � cause des neiges. On y voit aussi une petite chapelle de saint Adrian et plusieurs cavernes o�, d'ordinaire, les voleurs se retirent; de sorte qu'il est dangereux d'y passer sans �tre en �tat de se d�fendre. Lorsque nous e�mes travers� le roc, nous mont�mes encore un peu pour arriver jusqu'au sommet de la montagne, que l'on tient la plus haute des Pyr�n�es; elle est toute couverte de grands bois de h�tre. Il n'a jamais �t� une si belle solitude; les ruisseaux y coulent comme dans les vallons; la vue n'est born�e que par la faiblesse des yeux; l'ombre et le silence y r�gnent, et les �chos r�pondent de tous c�t�s. Nous commen��mes ensuite � descendre autant que nous avions mont�: l'on voit en quelques endroits des petites plaines peu fertiles, beaucoup de sable et, de temps en temps, des montagnes couvertes de gros rochers. Ce n'est pas sans raison, qu'en passant si proche l'on appr�hende qu'il ne s'en d�tache quelqu'un dont on serait assur�ment �cras�, car on en voit qui sont tomb�s du sommet et qui se sont arr�t�s dans la pente sur d'autres rochers; et ceux-l�, ne trouvant rien en leur chemin, feraient mal passer le temps aux voyageurs. Je faisais toutes ces r�flexions � mon aise, car j'�tais seule dans ma liti�re avec mon enfant, et la conversation d'une petite fille n'est pas d'un grand secours. Une rivi�re, nomm�e Urrola, assez grosse, mais qui �tait beaucoup augment�e par les torrents et les neiges fondues, coule le long du chemin et forme d'espace en espace des nappes d'eau et des cascades qui tombent avec un bruit et une imp�tuosit� sans pareille; cela donne beaucoup de plaisir � la vue. On ne trouve pas l� ces beaux ch�teaux qui bordent la Loire, et qui font dire aux voyageurs que c'est le pays des f�es. Il n'y a, sur ces montagnes, que des cabanes de bergers et quelques petits hameaux si recul�s, que pour y arriver, il faut les chercher longtemps; cependant tous ces objets naturels, quoique affreux, ne laissent pas que d'avoir quelque chose de tr�s-beau. Les neiges �taient si hautes, que nous avions toujours vingt hommes qui nous frayaient les chemins avec des pelles. Vous allez peut-�tre croire qu'il m'en co�tait beaucoup: mais les ordres sont si bien �tablis et si bien observ�s, que les habitants d'un village sont oblig�s de venir au-devant des voyageurs, et de les conduire jusqu'� ce qu'on trouve les habitants d'un autre village; et comme l'on n'a aucun engagement de leur rien donner, la plus petite lib�ralit� les satisfait. On ajoute � ce premier soin celui de sonner les cloches sans cesse, pour avertir les voyageurs des lieux o� ils peuvent faire retraite dans un si mauvais temps; il est tr�s-rare d'en voir un pareil dans ce pays; et l'on m'assura que, depuis quarante ans, les neiges n'y avaient pas �t� si hautes que nous les trouvions: ainsi on les regardait comme une esp�ce de prodige, et il se passe beaucoup d'hivers sans qu'il g�le dans cette province. Notre troupe �tait si grosse, que nous l'aurions bien disput� � ces fameuses caravanes qui vont � la Mecque; car, sans compter mon train et celui de Don Fernand de Tol�de, il se joignit � nous, proche de Saint-S�bastien, trois chevaliers avec leurs gens qui revenaient d'une commanderie de Saint-Jacques. Ils �taient deux de cet ordre et un de celui d'Alcantara. Ceux-l� portaient leurs croix rouges, faites en forme d'�p�e brod�e, sur l'�paule, et celui d'Alcantara en avait une verte: un des deux premiers est d'Andalousie, l'autre de Galice, et le troisi�me de Catalogne. Ils sont d'une naissance distingu�e: celui d'Andalousie se nomme Don Est�ve de Carvajal; celui de Galice s'appelle Don Sanche de Sarmiento; et celui de Catalogne, Don Fr�d�ric de Cardonne. Ils sont bien faits et savent fort le monde. J'en re�ois toutes les honn�tet�s possibles, et je leur trouve quelque chose de nos mani�res fran�aises. Il est vrai aussi qu'ils ont voyag� dans toute l'Europe et que cela les a rendus fort polis. Nous all�mes coucher � Galareta; c'est un bourg peu distant du mont Saint-Adrian, situ� dans la petite province d'Espagne dont je viens de parler, nomm�e Alava, qui fait partie de la Biscaye. Nous y f�mes tr�s-mal. L'on compte, de l� � Saint-S�bastien, onze lieues. Nous e�mes un plus beau chemin depuis Galareta jusqu'� Vittoria, que nous ne l'avions eu le jour pr�c�dent. La terre y rapporte beaucoup de bl�s et de raisins, et les villages y sont fort pr�s les uns des autres. Nous trouv�mes les gardes de la douane, qui font payer les droits du roi lorsqu'on passe d'un royaume � l'autre, et les royaumes en Espagne sont d'une m�diocre �tendue. Ces droits se prennent sur les hardes et sur l'argent que l'on porte. Ils ne nous dirent rien par une raison assez naturelle, c'est que nous �tions les plus forts[12]. Don Fernand de Tol�de m'avait racont�, le soir, que l'on voyait proche de notre chemin le ch�teau de Quebare, o� l'on disait qu'il revenait un lutin. Il me dit cent extravagances que les habitants croyaient, et dont ils �taient si bien persuad�s, qu'effectivement personne n'y voulait demeurer. Je sentis un grand d�sir d'y aller; car, encore que je sois naturellement aussi poltronne qu'une autre, je ne crains pas les esprits; et, quand bien m�me j'aurais �t� peureuse, notre troupe �tait si grosse, que je comprenais assez qu'il n'y avait rien � risquer. Nous pr�mes un peu sur la gauche et nous f�mes au bourg de Quebare. Le ma�tre de l'h�tellerie o� nous entr�mes avait les clefs du ch�teau; il disait, en nous y menant, que le Duende, c'est-�-dire l'esprit follet, n'aimait pas le monde, que, quand nous serions mille ensemble, si l'envie lui en prenait, il nous battrait tous � nous laisser pour morts. Je commen�ai � trembler; Don Fernand de Tol�de et Don Fr�d�ric de Cardonne qui me donnaient la main, s'aper�urent bien de ma frayeur, et s'en �clat�rent de rire. J'en eus honte, je feignis d'�tre rassur�e, et nous entr�mes dans le ch�teau, qui aurait pass� pour un des plus beaux si l'on avait pris soin de l'entretenir. Il n'y avait aucun meuble, except� dans une grande salle une tapisserie fort ancienne qui repr�sentait les amours de Don Pedro le Cruel et de Dona Maria de Padilla. On la voyait dans un endroit, assise comme une reine au milieu des autres dames, et le roi lui mettait sur la t�te une couronne de fleurs. Dans un autre, elle �tait � l'ombre d'un bois, le roi lui montrait un �pervier qu'il tenait sur le poing. Dans un autre encore, elle paraissait en habit de guerri�re, et le roi tout arm� lui pr�sentait une �p�e, ce qui m'a fait croire qu'elle avait �t� � quelque exp�dition de guerre avec lui. Elle �tait tr�s-mal dessin�e, et Don Fernand disait qu'il avait vu de ses portraits, qu'elle avait �t� la plus belle et la plus mauvaise personne de son si�cle, et que les figures de cette tapisserie ne ressemblaient point ni � elle ni au roi. Son nom, son chiffre et ses armes, �taient partout. Nous mont�mes dans une tour, au haut de laquelle �tait le donjon, et c'est l� que l'esprit follet demeurait. Mais apparemment il �tait en campagne, car assur�ment nous ne v�mes et n'entend�mes rien qui e�t aucun rapport avec lui. Apr�s avoir parcouru ce grand b�timent, nous en sort�mes pour reprendre notre chemin. En approchant de Vittoria, nous travers�mes une plaine tr�s-agr�able; elle est termin�e par la ville que l'on trouve au bout, et qui est situ�e dans cette province d'Espagne dont je viens de parler, nomm�e Alava; c'est la ville capitale, aussi bien que la premi�re de Castille. Elle est form�e de deux enceintes de murailles, dont l'une est vieille et l'autre moderne; du reste, il n'y a aucune fortification. Apr�s que je me fus un peu d�lass�e de la fatigue du chemin, l'on me proposa d'aller � la com�die. Mais, en attendant qu'elle commen��t, j'eus un vrai plaisir de voir arriver dans la grande place quatre troupes de jeunes hommes pr�c�d�s de tambours et de trompettes; ils firent plusieurs tours, et enfin, tout d'un coup, ils commenc�rent la m�l�e � coups de pelotes de neige avec tant de vigueur, qu'il n'a jamais �t� si bien pelot�; ils �taient plus de deux cents qui se faisaient cette petite guerre. De vous dire ceux qui tombaient, qui se relevaient, qui culbutaient, qui �taient culbut�s, et le bruit et la hu�e du peuple: en v�rit� cela ne se peut. Mais je fus oblig�e de les laisser dans ce ridicule combat pour me rendre au lieu o� se devait repr�senter la com�die. Quand j'entrai dans la salle, il se fit un grand cri de _mira! mira!_ qui veut dire: regarde! regarde! La d�coration du th��tre n'�tait pas magnifique. Il �tait �lev� sur des tonneaux et des planches mal rang�es; les fen�tres tout ouvertes: car on ne se sert point de flambeaux, et vous pouvez penser tout ce que cela d�robe � la beaut� du spectacle. On jouait la _Vie de Saint-Antoine_; et lorsque les com�diens disaient quelque chose qui plaisait, tout le monde criait: _Victora! victora!_ J'ai appris que c'est la coutume de ce pays-ci. J'y remarquai que le diable n'�tait pas autrement v�tu que les autres, et qu'il avait seulement des bas couleur de feu et une paire de cornes pour se faire reconna�tre[13]. La com�die n'�tait que de trois actes, et elles sont toutes ainsi. A la fin de chaque acte s�rieux, on en commen�ait un autre de farce et de plaisanteries, o� paraissait celui qu'ils nommaient _el gracioso_, c'est-�-dire le bouffon, qui, parmi un grand nombre de choses assez fades, en dit quelquefois qui sont un peu moins mauvaises[14]. Les entr'actes �taient m�l�s de danses au son des harpes et des guitares. Les com�diennes avaient des castagnettes et un petit chapeau sur la t�te, c'est la coutume quand elles dansent; et, lorsque c'est la sarabande, il ne semble pas qu'elles marchent, tant elles courent l�g�rement. Leur mani�re est toute diff�rente de la n�tre: elles donnent trop de mouvement � leurs bras, et passent souvent la main sur leurs chapeaux et sur leurs visages, avec une certaine gr�ce qui pla�t assez; elles jouent admirablement bien des castagnettes. Au reste, ne pensez pas, ma ch�re cousine, que ces com�diens, pour �tre dans une petite ville, soient fort diff�rents de ceux de Madrid. L'on m'a dit que ceux du roi sont un peu meilleurs; mais, enfin, les autres jouent ce que l'on appelle la _comedias famosas_; je veux dire les plus belles et les plus fameuses com�dies; et en v�rit� la plupart sont tr�s-ridicules. Par exemple, quand saint Antoine disait son _Confiteor_, ce qu'il faisait assez souvent, tout le monde se mettait � genoux et se donnait des _mea culpa_ si rudes, qu'il y avait de quoi s'enfoncer l'estomac[15]. Ce serait ici un endroit � vous parler de leurs habits, mais il faut, s'il vous pla�t, que vous attendiez que je sois � Madrid; car, description pour description, il vaut mieux choisir ce qui est plus beau. Je ne puis pourtant pas m'emp�cher de vous dire que toutes les dames que je vis dans cette assembl�e avaient une si prodigieuse quantit� de rouge, qui commence juste sous l'oeil, et qui passe du menton aux oreilles et aux �paules et dans les mains, que je n'ai jamais vu d'�crevisses cuites d'une si belle couleur. La gouvernante de la ville s'approcha de moi; elle touchait mes habits et retirait vite sa main comme si elle s'�tait br�l�e. Je lui dis, en espagnol, qu'elle n'e�t point de peur. Elle s'apprivoisa ais�ment, et me dit que ce n'�tait pas par crainte, mais qu'elle avait appr�hend� de me d�plaire; qu'il ne lui �tait pas nouveau de voir des dames fran�aises, et que, s'il lui �tait permis, elle aimerait fort � prendre leurs modes. Elle fit apporter du chocolat, dont elle me pr�senta, et l'on ne peut disconvenir qu'on ne le fasse ici meilleur qu'en France. La com�die �tant finie, je pris cong� d'elle apr�s l'avoir remerci�e de toutes ses honn�tet�s. �Le lendemain, comme j'entrais dans l'�glise pour entendre la messe, je vis un ermite qui avait l'air d'un homme de qualit� et qui me demanda l'aum�ne si humblement, que j'en fus surprise. Don Fernand, l'ayant remarqu�, s'approcha de moi et me dit: �La personne que vous regardez, Madame, est d'une illustre maison et d'un grand m�rite; mais sa destin�e a �t� bien malheureuse.--Vous me faites na�tre, lui dis-je, une forte curiosit� d'en savoir davantage, voudrez-vous bien la satisfaire?--Je voudrai toujours ce qui d�pendra de moi pour vous plaire, me dit-il; mais je ne suis pas assez bien inform� de ses aventures pour entreprendre de vous les raconter, et je crois qu'il vaut mieux que je l'engage de vous en faire le r�cit lui-m�me.� Il me quitta et s'en fut aussit�t l'embrasser, comme l'on s'embrasse quand on se conna�t. Don Fr�d�ric de Cardonne et Don Est�ve de Carvajal l'avaient d�j� abord�, parce qu'ils le connaissaient, et lorsque Don Fernand les eut joints, ils le pri�rent tous tr�s-instamment de venir avec eux quand on aurait dit la messe. Il s'en d�fendit un peu; mais lui ayant dit que j'�tais �trang�re et qu'ils le conjuraient que je puisse apprendre de lui-m�me ce qui l'avait oblig� de se faire ermite, il y consentit enfin, � condition que je lui permettrais d'amener un de ses amis qui �tait parfaitement bien inform� de tout ce qui le regardait.--�Rendons-nous justice, continua-t-il, et jugez si je pourrais raconter de telles particularit�s avec l'habit que je porte.� Ils trouv�rent qu'il avait raison, et le pri�rent de vouloir amener son ami; c'est ce qu'il fit peu apr�s que je fus revenue chez moi. Il me pr�senta un cavalier tr�s-bien fait; et prenant cong� de nous fort civilement, il lui dit qu'il lui serait oblig� de satisfaire la curiosit� que Don Fernand de Tol�de m'avait donn�e, de conna�tre la source de ses malheurs; ce gentilhomme prit place aupr�s de moi et commen�a en ces termes: �Je me trouve fort heureux, Madame, que mon ami m'ait choisi pour satisfaire l'envie que vous avez de savoir ses aventures; mais j'appr�hende de ne pas m'en acquitter aussi bien que je le voudrais. Celui dont vous voulez apprendre l'histoire a �t� un des hommes du monde le mieux faits; il serait difficile d'en bien juger, � pr�sent qu'il est comme enseveli dans son habit d'ermite. Il avait la t�te belle, l'air grand, la taille ais�e, toutes les mani�res d'un homme de qualit�; avec cela, un esprit charmant, beaucoup de bravoure et de lib�ralit�. Il est n� � Cagliari, capitale de l'�le de Sardaigne, d'une des plus illustres et des plus riches maisons de tout ce pays. �On l'�leva avec un de ses cousins germains, et la sympathie qui se trouva dans leur humeur et dans leurs inclinations fut si grande, qu'ils �taient bien plus �troitement unis par l'amiti� que par le sang: ils n'avaient rien de secret l'un pour l'autre, et lorsque le marquis de Barbaran fut mari� (c'est le nom de son cousin), leur tendresse continua de la m�me force. �Il �pousa la plus belle personne du monde et la plus accomplie: elle n'avait que quatorze ans, elle �tait h�riti�re d'une tr�s-grande maison; le marquis d�couvrait tous les jours de nouveaux charmes dans l'esprit et dans la personne de sa femme, qui augmentaient aussi tous les jours sa passion. Il parlait sans cesse de son bonheur � Don Louis de Barbaran; c'est le nom, Madame, de mon ami, et lorsque quelques affaires obligeaient le marquis de s'�loigner, il le conjurait de rester aupr�s de la marquise et de la consoler de son absence. Mais, � Dieu! qu'il est malais�, quand on est dans un �ge incapable de r�flexions s�rieuses, de voir sans cesse une personne si belle, si jeune et si aimable, et de la voir avec indiff�rence. Don Louis aimait d�j� �perdument la marquise et croyait encore ne l'aimer qu'� cause de son mari. Pendant qu'il �tait dans cette erreur, elle tomba dangereusement malade: il en eut des inqui�tudes si violentes, qu'il connut alors, mais trop tard, qu'elles �taient caus�es par une passion qui devait faire tous les malheurs de sa vie. Se trouvant dans cet �tat et n'y pouvant plus r�sister, il se fit la derni�re violence, et se r�solut enfin de fuir et de s'�loigner d'un lieu o� il risquait de mourir d'amour ou de trahir les devoirs de l'amiti�. La plus cruelle mort lui aurait sembl� plus douce que l'ex�cution de ce dessein; cependant, lorsque la marquise commen�a de se porter mieux, il fut chez elle pour lui dire adieu et ne la plus voir. �Elle �tait occup�e � choisir, parmi plusieurs pierreries de grand prix, celles qui �taient les plus belles, dont elle voulait ordonner un nouvel assortiment. Don Louis �tait � peine entr� dans sa chambre, qu'elle le pria, avec cet air de familiarit� que l'on a pour ses proches, de lui aller qu�rir d'autres pierreries qu'elle avait encore dans son cabinet. Il y courut, et par un bonheur auquel il ne s'attendait point, il trouva, parmi ce qu'il cherchait, le portrait de la marquise fait en �mail, entour� de diamants et rattach� d'un cordon de ses cheveux; il �tait si ressemblant, qu'il n'eut pas la force de r�sister au d�sir pressant qu'il eut d'en faire un larcin. �Je vais la quitter, disait-il, je ne la verrai plus, je sacrifie tout mon repos � son mari. H�las! n'en est-ce point assez, et ne puis-je point sans crime chercher dans mes peines une consolation aussi innocente que celle-ci.� Il baisa plusieurs fois ce portrait; il le mit � son bras, il le cacha avec soin, et, retournant vers elle avec ses pierreries, il lui dit en tremblant la r�solution qu'il avait prise de voyager. Elle en parut �tonn�e; elle en changea de couleur. Il la regardait en ce moment; il eut le plaisir de s'en apercevoir, et leurs yeux d'intelligence en disaient plus que leurs paroles.--H�! qui peut vous obliger, Don Louis, lui disait-elle, de nous quitter? Votre cousin vous aime si tendrement; je vous estime; nous sommes ravis de vous voir; il ne pourra vivre sans vous. N'avez-vous pas d�j� voyag�? Vous avez sans doute quelque autre raison pour vous �loigner; mais au moins ne me le cachez pas. Don Louis, p�n�tr� de douleur, ne put s'emp�cher de pousser un profond soupir, et prenant une des belles mains de cette charmante personne, sur laquelle il attacha sa bouche: �Ah! Madame, que me demandez-vous, lui dit-il; que voulez-vous que je vous dise et que puis-je en effet vous dire dans l'�tat o� je suis?� La violence qu'il se faisait pour cacher ses sentiments lui causa une si grande faiblesse, qu'il tomba demi-mort � ses pieds. Elle resta troubl�e et confuse � cette vue; elle l'obligea de s'asseoir aupr�s d'elle; elle n'osait lever les yeux sur lui, mais elle lui laissait voir des larmes qu'elle ne pouvait s'emp�cher de r�pandre ni se r�soudre de lui cacher. �A peine �taient-ils remis de cette premi�re �motion o� le coeur n'�coute que ses mouvements, lorsque le marquis entra dans la chambre. Il vint embrasser Don Louis avec tous les t�moignages d'une parfaite amiti�; il fut inconsolable quand il apprit qu'il partait pour Naples. Il n'omit rien pour l'en dissuader; il lui montra inutilement toute sa douleur, il ne s'y rendit point; il prit cong� de la marquise sur-le-champ et ne la revit plus. Le marquis sortit avec lui, il ne le quitta point jusqu'au moment de son d�part. C'�tait une augmentation de peine pour Don Louis, il aurait bien voulu rester seul pour avoir une enti�re libert� de s'affliger. �La marquise fut sensiblement touch�e de cette s�paration; elle s'�tait aper�ue qu'il l'aimait avant qu'il l'e�t bien connu lui-m�me, et elle lui trouvait un m�rite si distingu�, qu'� son tour elle l'avait aim� sans le savoir; mais elle ne le sut que trop apr�s son d�part. Comme elle sortait d'une grande maladie dont elle n'�tait pas encore bien remise, ce surcro�t de chagrin la fit tomber dans une langueur qui la rendit bient�t m�connaissable; son devoir, sa raison, sa vertu la pers�cutaient �galement; elle sentait avec une extr�me reconnaissance les bont�s de son mari, et elle ne pouvait souffrir qu'avec beaucoup de douleur qu'un autre que lui occup�t ses pens�es et rempl�t sa tendresse; elle n'osait plus prononcer le nom de Don Louis; elle ne s'informait jamais de ses nouvelles; elle s'�tait fait un devoir indispensable de l'oublier. Cette attention qu'elle avait sur elle-m�me lui faisait souffrir un continuel martyre; elle en fit la confidence � une de ses filles qu'elle aimait ch�rement.--Ne suis-je pas bien malheureuse, lui dit-elle? il faut que je souhaite de ne jamais revoir un homme pour lequel je ne suis plus en �tat d'avoir de l'indiff�rence; son id�e m'est toujours pr�sente; trop ing�nieux � me nuire, je crois m�me le voir en la personne de mon �poux; la ressemblance qui est entre eux ne sert qu'� entretenir ma tendresse. Ah! Marianne, il faut que je meure pour expier ce crime, bien qu'il soit involontaire; il ne me reste que ce moyen de me d�faire d'une passion dont je n'ai pu jusqu'ici �tre ma�tresse. H�las! que n'ai-je point fait pour l'�touffer, cette passion qui ne laisse pas que de m'�tre ch�re!� Elle accompagnait ces paroles de mille soupirs; elle fondait en larmes, et bien que cette fille e�t de l'esprit et beaucoup d'attachement pour sa ma�tresse, elle ne pouvait lui rien dire qui f�t capable de la consoler. �Cependant le marquis reprochait tous les jours � sa femme son indiff�rence pour Don Louis. �Je ne puis souffrir, lui disait-il, que vous ne pensiez plus � l'homme du monde que j'aime davantage et qui avait pour vous tant de complaisance et tant d'amiti�. Je vous avoue que c'est une esp�ce de duret� qui fait mal juger de la bont� de votre coeur; mais convenez au moins, Madame, qu'il n'�tait pas encore parti que vous l'aviez d�j� oubli�.--De quoi lui servirait mon souvenir? disait la marquise avec une langueur charmante; ne voyez-vous point qu'il nous fuit? Ne serait-il pas encore avec nous s'il nous avait v�ritablement aim�s? Croyez-moi, Seigneur, il m�rite un peu qu'on l'abandonne � son tour.� Tout ce qu'elle pouvait dire ne rebuta point le marquis; il la pers�cutait sans cesse pour qu'elle �criv�t � Don Louis de revenir. Un jour, entre autres, qu'elle �tait entr�e dans son cabinet pour lui parler de quelques affaires, elle le trouva occup� � lire une lettre de Don Louis qu'il venait de recevoir. �Elle voulut se retirer, mais il prit ce moment pour l'obliger de faire ce qu'il souhaitait. Il lui dit fort s�rieusement, qu'il ne pouvait plus supporter l'absence de son cousin; qu'il �tait r�solu de l'aller trouver; qu'il y avait d�j� deux ans qu'il �tait parti sans t�moigner aucun d�sir de revoir son pays et ses amis; qu'il �tait persuad� qu'il aurait plus de d�f�rence pour ses pri�res que pour les siennes; qu'il la conjurait de lui �crire, et qu'enfin elle pouvait choisir ou de lui donner cette satisfaction ou de se r�soudre � le voir partir pour Naples, o� Don Louis devait faire quelque s�jour. Elle demeura surprise et embarrass�e de cette proposition; mais connaissant qu'il attendait avec une extr�me inqui�tude qu'elle se f�t d�termin�e: �Que voulez-vous que je lui mande, Seigneur? lui dit-elle d'un air triste. Dictez-moi cette lettre, je l'�crirai; c'est tout ce que je puis, et je crois m�me que c'est plus que je ne dois.� Le marquis, transport� de joie, l'embrassa tendrement; il la remercia de sa complaisance et lui fit �crire ces paroles devant lui: �Si vous avez de l'amiti� pour nous, ne diff�rez pas votre retour, j'ai des raisons pressantes pour le souhaiter; je vous veux du mal que vous songiez si peu � revenir, et c'est payer les sentiments que l'on a pour vous d'une indiff�rence qui n'est pas ordinaire. Revenez, Don Louis, je le souhaite, je vous en prie, et s'il m'�tait permis de me servir de termes plus pressants, je dirais peut-�tre que je vous l'ordonne.� �Le marquis fit un paquet seul de cette fatale lettre, afin que Don Louis ne p�t croire que c'�tait par son ordre que la marquise la lui avait �crite; et l'ayant envoy� au courrier, il en attendait le succ�s avec une impatience qui n'est pas concevable. Que devint cet amant � la vue d'un ordre si cher et si peu esp�r�? Bien qu'il e�t remarqu� des dispositions de tendresse dans les regards de cette belle personne, il n'aurait os� se promettre qu'elle e�t souhait� son retour, sa raison se r�voltait contre sa joie. �Que je suis malheureux! disait-il; j'adore la plus aimable de toutes les femmes et je n'ose lui vouloir plaire; elle a de la bont� pour moi; l'honneur et l'amiti� me d�fendent d'en profiter. Que ferai-je donc, � ciel! que ferai-je? Je m'�tais flatt� que l'absence me pourrait gu�rir; h�las! c'est un rem�de que j'ai tent� inutilement; je n'ai jamais jet� les yeux sur son portrait, que je ne me sois trouv� plus amoureux et plus mis�rable que lorsque je la voyais tous les jours. Il faut lui ob�ir: elle ordonne mon retour, elle veut bien me revoir et elle ne peut ignorer ma passion. Lorsque je pris cong� d'elle, mes yeux lui d�clar�rent le secret de mon coeur, et quand je me souviens de ce que je vis dans les siens en ce moment, toutes mes r�flexions deviennent inutiles, et je me r�sous plut�t � mourir � ses pieds que de vivre �loign� d'elle.� �Il partit sans diff�rer d'un seul jour et sans dire adieu � ses amis; il laissa un gentilhomme pour l'excuser aupr�s d'eux et pour r�gler ses affaires. Il avait tant d'empressement de revoir la marquise, qu'il fit, pour se rendre aupr�s d'elle, une diligence que personne que lui n'aurait pu faire. En arrivant � Cagliari, capitale de la Sardaigne, il apprit que le marquis et sa femme �taient � une magnifique maison de campagne, o� le vice-roi les �tait all� voir avec toute sa cour. Il sut encore que le marquis de Barbaran lui pr�parait une grande f�te o� il se devait faire une course de ca�as, � l'ancienne mani�re des Maures. Il �tait le tenant et devait soutenir avec sa quadrille: qu'un mari aim� est plus heureux qu'un amant. �Bien des gens qui n'�taient pas de cette opinion se pr�paraient pour lui aller disputer le prix que la marquise, � la pri�re de la vice-reine, devait donner au victorieux: c'�tait une �charpe qu'elle avait brod�e elle-m�me et sem�e de ses chiffres. L'on ne devait y para�tre qu'en habit de masque, pour que tout y f�t plus libre et plus galant. �Don Louis eut un secret d�pit de comprendre le marquis si satisfait. �Il est aim�, disait-il, je ne puis m'emp�cher de le regarder comme un rival et comme un rival heureux; mais il faut essayer de troubler sa f�licit� en triomphant de sa vaine gloire.� Ayant form� ce dessein, il ne voulut point para�tre dans la ville; il se fit faire un habit de brocart vert et or; il avait des plumes vertes, et toute sa livr�e �tait de la m�me couleur pour marquer ses nouvelles esp�rances. �Lorsqu'il entra dans la lice o� l'on devait courre, tout le monde attacha les yeux sur lui; sa magnificence et son air donn�rent de l'�mulation aux cavaliers, et beaucoup de curiosit� aux dames. La marquise en sentit une �motion secr�te dont elle ne put d�m�ler la cause; il �tait plac� fort proche du balcon o� elle �tait avec la vice-reine; mais il n'y avait l� aucune dame qui ne perd�t tout son �clat aupr�s de celui de la marquise: son air de jeunesse qui ne passait pas encore dix-huit ans, son teint de lis et de rose, ses yeux si beaux et si touchants, sa bouche incarnate et petite, un sourire agr�able, et sa taille qui commen�ait � passer les plus avantageuses, la rendaient l'admiration de tout le monde. �Don Louis fut tellement ravi de la revoir si belle et de remarquer, � travers de ses charmes, un air triste et abattu, qu'il se flatta d'y avoir quelque part; et ce fut le premier moment o� il se trouva heureux. Quand son tour vint, il courut contre le marquis et lui lan�a ses cannes avec tant d'adresse, qu'il n'y en eut aucune qui manqu�t son coup. Il ne fut pas moins habile � se parer de celles qu'il lui jeta; et enfin il gagna le prix avec un applaudissement g�n�ral. �Il se rendit aux pieds de la marquise pour le recevoir de ses mains; il d�guisa le son de sa voix, et lui parlant avec son masque assez bas pour n'�tre entendu que d'elle: �Divine personne, lui dit-il, veuillez remarquer ce que la fortune d�cide en faveur des amants.� Il n'osa lui en dire davantage; et, sans le conna�tre, elle lui donna le prix avec cette gr�ce naturelle dont toutes ses actions �taient accompagn�es. �Il se retira promptement, de peur d'�tre connu, car �'aurait �t� un sujet de querelle entre le marquis et lui; et sans doute il ne lui aurait pardonn� qu'avec peine la victoire qu'il venait de remporter. Cela l'obligea de se tenir encore cach� pendant quelques jours. Le vice-roi et sa femme revinrent � Cagliari; et monsieur et madame de Barbaran les y accompagn�rent avec toute la Cour. �Don Louis se fit voir alors; il feignit d'arriver et ne fit pas m�me semblant d'avoir appris ce qui s'�tait pass� � la campagne. Le marquis de Barbaran fut transport� de joie en le voyant, et l'absence n'avait en rien alt�r� la tendresse qu'il avait pour ce cher parent. Il ne fut pas malais� de se m�nager un moment favorable pour entretenir son aimable marquise; il avait autant de libert� dans sa maison que dans la sienne propre, et vous jugerez bien, Madame, qu'il n'oublia pas de lui parler du prix qu'il avait re�u de ses belles mains. �Que je suis malheureux, lui disait-il, que vous ne m'ayez pas reconnu! H�las! je me flattais, Madame, que quelques secrets pressentiments vous apprendraient qu'un autre que moi ne pouvait soutenir, avec tant de passion, la cause des amants contre les maris.--Non, Seigneur, lui dit-elle d'un air assez fier pour ne lui laisser aucune esp�rance, je ne voulais pas deviner que vous fussiez partisan d'une si mauvaise cause, et je n'aurais pas cru que vous eussiez pris des engagements si forts � Naples, que vous fussiez venu jusqu'en Sardaigne triompher d'un ami qui soutenait mes int�r�ts aussi bien que les siens.--Je mourrais de douleur, Madame, interrompit Don Louis, si je vous avais d�plu dans ce que j'ai fait; et si vous aviez des dispositions un peu plus favorables et que j'osasse vous prendre pour ma confidente, il ne me serait pas difficile de vous persuader que ce n'est point � Naples que j'ai laiss� l'objet de mes voeux.� Comme la marquise appr�henda qu'il ne lui en d�t plus qu'elle n'en voulait entendre, et qu'il lui paraissait vivement touch� du reproche qu'elle lui avait fait, elle prit un air enjou� et, tournant la conversation sur un ton de raillerie, elle lui r�pondit qu'il prenait trop s�rieusement ce qu'elle lui avait dit. Il n'osa profiter de cette occasion pour lui d�clarer son amour. S'il l'aimait plus que toutes choses au monde, il ne la respectait pas moins. �Lorsqu'il l'eut quitt�e, il commen�a de se reprocher sa timidit�. �Eh quoi! disait-il, souffrirai-je toujours sans chercher quelque soulagement � mes peines?� Il se passa assez de temps sans qu'il p�t rencontrer une occasion favorable, parce que la marquise prenait soin de l'�viter. Mais �tant venu un soir chez elle, il la trouva seule dans son cabinet. Le plafond en �tait tout peint et dor�; il y avait, depuis le haut jusqu'en bas, de grandes glaces jointes ensemble; un lustre de cristal et des girandoles de m�me �taient remplis de bougies, qui rassemblaient toutes leurs lumi�res autour d'elle, et la faisaient para�tre la plus belle personne du monde. Elle �tait couch�e sur un lit d'ange, le plus galant que l'on eut jamais vu; son d�shabill� �tait magnifique, et ses cheveux, rattach�s de quelques noeuds de pierreries, tombaient n�gligemment sur sa gorge. Le trouble qu'elle sentit, en voyant Don Louis, parut sur son visage et la rendit encore plus belle. Il s'approcha d'un air timide et respectueux; il se mit � genoux aupr�s d'elle; il la regarda quelque temps sans oser lui parler; mais devenant un peu plus hardi: �Si vous consid�rez, Madame, lui dit-il, l'�tat pitoyable o� vous m'avez r�duit, vous comprendrez sans peine qu'il n'est plus en mon pouvoir de garder le silence; je n'ai pu parer des coups aussi in�vitables que sont les v�tres, je vous ai ador�e d�s que je vous ai vue, j'ai essay� de me gu�rir en vous fuyant, je me suis arrach� � moi-m�me en m'arrachant au plaisir d'�tre aupr�s de vous: ma passion n'en a pas eu moins de violence. Vous m'avez rappel�, Madame, de mon exil volontaire, et je meurs mille fois le jour, incertain de ma destin�e. Si vous �tes assez cruelle pour me refuser votre piti�, souffrez au moins qu'apr�s avoir appris ma passion je meure de douleur � vos pieds.� La marquise fut quelque temps sans se pouvoir r�soudre de lui r�pondre. Enfin, se rassurant: �Je vous l'avoue, lui dit-elle, Don Louis, j'ai d�j� connu une partie de vos sentiments, mais je voulais me persuader que c'�tait les effets d'une tendresse innocente; ne me rendez point complice de votre crime; vous en faites un quand vous trahissez l'amiti� que vous devez � mon �poux; mais, bon Dieu! vous n'en serez que trop puni; je sais que le devoir vous d�fend de m'aimer; � mon �gard il ne me d�fend pas seulement de vous aimer, il m'ordonne de vous fuir. Je le ferai, Don Louis, je vous fuirai, je ne sais m�me si je ne devrais point vous ha�r; mais, h�las! il me semble qu'il serait impossible de le faire.--H�! que faites-vous donc, Madame, interrompit-il d'un air de douleur et de d�sespoir, que faites-vous, cruelle, quand vous prononcez l'arr�t de ma mort! Vous ne pourriez me ha�r, dites-vous: ne me ha�ssez-vous pas, et ne me faites-vous point tout le mal dont vous �tes capable, lorsque vous prenez la r�solution de me fuir? Achevez, Madame; achevez, ne laissez pas votre vengeance imparfaite; sacrifiez-moi � votre devoir et � votre �poux, aussi bien la vie m'est odieuse si vous m'�tez l'espoir de vous plaire.� Elle le regarda dans ce moment avec des yeux pleins de langueur. �Don Louis, lui dit-elle, vous me faites des reproches que je voudrais bien m�riter.� En achevant ces mots elle se leva; elle craignait trop que la tendresse triomph�t de sa raison, et, malgr� l'effort qu'il fit pour la retenir, elle passa dans la chambre o� toutes ses femmes �taient. �Elle crut avoir beaucoup gagn� sur elle d'�tre sortie de cette conversation sans r�pondre aussi favorablement que son coeur l'aurait souhait�; mais l'amour est un s�ducteur qu'il ne faut point du tout �couter, si l'on veut s'en d�fendre. Depuis ce jour, Don Louis commen�a de se croire heureux, quoiqu'il manqu�t beaucoup de choses � sa parfaite f�licit�: la marquise avait, en effet, un principe de vertu qui s'opposait toujours avec succ�s aux d�sirs de son amant. �Il n'avait plus ces scrupules d'amiti� pour le marquis de Barbaran, qui avaient si fort troubl� son repos. L'amour avait enti�rement banni l'amiti�; il le ha�ssait m�me en secret. �Enfin, Don Louis se flattant que, peut-�tre, il pourrait trouver un moment favorable pour toucher le coeur de la marquise de quelque piti�, il le cherchait avec soin, et pour le trouver, un jour qu'il faisait excessivement chaud, sachant bien que la marquise avait la coutume de se retirer pour dormir l'apr�s-midi, comme c'est un usage que chacun suit en ce pays-l�, il vint chez elle, ne doutant pas que tout le monde ne f�t endormi. �Elle �tait dans un appartement bas qui donnait sur le jardin; tout �tait ferm�, et ce ne fut qu'� la faveur d'un faux jour qu'il vit sur son lit cette charmante personne; elle dormait d'un profond sommeil. Elle �tait � demi d�shabill�e, et il eut le temps de d�couvrir des beaut�s qui augmentaient encore la force de sa passion. Il s'approcha si doucement d'elle, qu'elle ne s'�veilla point; il y avait d�j� quelques moments qu'il la regardait avec tous les transports d'un homme qui ne se poss�de plus, lorsque, voyant sa gorge nue, il ne put s'emp�cher de lui faire un larcin amoureux. Elle se r�veilla en sursaut, elle n'avait pas encore les yeux bien ouverts, la chambre �tait sombre, et elle n'aurait jamais pu croire que Don Louis e�t �t� si t�m�raire. Je vous ai dit, Madame, qu'il ressemblait beaucoup au marquis de Barbaran; elle ne douta donc point que ce f�t lui, et le nommant plusieurs fois mon cher marquis et mon cher �poux, elle l'embrassa tendrement. Il connut bien son erreur; quelque plaisir qu'elle lui procur�t, il aurait souhait� n'en �tre redevable qu'aux bont�s de sa ma�tresse. Mais, � ciel! quel contre-temps! le marquis vint dans ce dangereux moment, et ce ne fut pas sans la derni�re fureur qu'il vit la libert� que Don Louis prenait aupr�s de sa femme. Au bruit qu'il avait fait en entrant, elle avait tourn� les yeux vers la porte, et voyant entrer son mari qu'elle croyait aupr�s d'elle, l'on ne peut rien ajouter � sa surprise et � son affliction de se trouver entre les bras d'un autre. Don Louis, d�sesp�r� de cette aventure, se flatta que peut-�tre il ne l'aurait pas reconnu; il passa promptement dans la galerie; et trouvant une fen�tre ouverte qui donnait sur le jardin, il s'y jeta et sortit aussit�t par une porte de derri�re. Le marquis le poursuivit sans pouvoir le joindre. En revenant sur ses pas, il trouva malheureusement le portrait de la marquise qui �tait tomb� du bras de Don Louis comme il courait. Il fit sur-le-champ de tr�s-cruelles r�flexions; un t�te-�-t�te de Don Louis et de sa femme � une heure o� les dames ne voient personne, ce portrait rattach� de ses cheveux qu'il venait de laisser tomber, enfin avoir vu la marquise l'embrasser, tout cela ensemble lui donna lieu de soup�onner sa vertu. �Je suis trahi, s'�cria-t-il, je suis trahi par tout ce que j'aimais au monde; qui peut �tre aussi malheureux que moi?� En achevant ces mots, il rentra dans la chambre de sa femme. Elle se jeta d'abord � ses pieds, et, fondant en larmes, elle voulut se justifier et lui faire conna�tre son innocence; mais le d�mon de la jalousie le poss�dait � un tel point, qu'il la repoussa avec violence, il n'�couta plus que les transports de sa rage et de son d�sespoir, et d�tournant les yeux, pour ne pas voir un objet aussi aimable et qu'il avait tant aim�, il eut la barbarie d'enfoncer son poignard dans le sein de la plus belle et de la plus vertueuse femme du monde. Elle se laissa �gorger comme une innocente victime, et son �me sortit avec un ruisseau de sang. �O Dieu! m'�criai-je, trop imprudent Don Louis, pourquoi abandonniez-vous cette charmante personne aux fureurs d'un mari amoureux, emport� et jaloux? Vous l'auriez arrach�e de ses cruelles mains.--H�las! Madame, reprit ce gentilhomme, il sortit sans r�flexion, et s'il avait pu pr�voir un tel malheur, que n'aurait-il pas fait?� �Aussit�t que l'infortun�e marquise eut rendu les derniers soupirs, son bourreau ferma son appartement, prit tout ce qu'il avait de pierreries et d'argent, monta � cheval et s'enfuit avec une diligence extr�me. Don Louis, inquiet et plus amoureux qu'il ne l'avait jamais �t�, revint le soir chez elle, au hasard de tout ce qui pourrait lui arriver. Il fut surpris quand on lui dit qu'elle avait toujours dormi, que sa chambre �tait encore ferm�e et que le marquis �tait mont� � cheval. Un pressentiment secret commen�a de lui faire tout craindre; il fut vite dans le jardin, et par la m�me fen�tre qu'il avait trouv�e ouverte, il entra dans la galerie et de l� dans la chambre. Il y faisait si sombre, qu'il marchait � t�tons, lorsqu'il sentit quelque chose qui faillit le faire tomber. Il se baissa et connut bien que c'�tait un corps mort. Il poussa un grand cri, et ne doutant point que ce f�t celui de sa ch�re ma�tresse, il tomba p�m� de douleur. Quelques-unes des femmes de la marquise se promenaient sous les fen�tres de son appartement; elles entendirent les cris de Don Louis; elles mont�rent ais�ment par la m�me fen�tre et entr�rent. Quel triste spectacle, bon Dieu! peut-on se le figurer! l'amante morte, l'amant pr�t � mourir; je ne trouve point de paroles qui vous puissent bien exprimer l'�tat o� il �tait. Il ne fut pas plut�t revenu � soi par la force des rem�des, que sa douleur, sa rage et son d�sespoir �clat�rent avec tant de violence, que l'on croyait qu'il n'y aurait jamais rien qui p�t le consoler, et je suis persuad� qu'il n'aurait point surv�cu � celle dont il venait de causer la perte, si le d�sir de la venger ne l'avait encore anim�. �Il partit comme un furieux � la qu�te du marquis de Barbaran, il le chercha partout sans pouvoir le trouver. Il parcourut l'Italie, passa par l'Allemagne, il revint en Flandre, il se rendit en France. On l'assura que le marquis �tait � Valence, en Espagne. Il y fut et ne l'y rencontra point. Enfin, trois ans s'�tant �coul�s sans qu'il p�t trouver les moyens de sacrifier son ennemi aux m�nes de sa ma�tresse; la gr�ce qui peut tout, et particuli�rement sur les grandes �mes, toucha la sienne si efficacement, que tout � coup il changea ses d�sirs de vengeance en des d�sirs s�rieux de faire son salut et de sortir du monde. ��tant rempli de cet esprit, il retourna en Sardaigne: il vendit tout son bien, qu'il distribua � quelques-uns de ses amis, qui avec beaucoup de m�rites �taient fort pauvres, et par ce moyen il se rendit si pauvre lui-m�me, qu'il voulut �tre r�duit � demander l'aum�ne. �Il avait vu, en allant autrefois � Madrid, un lieu tout propre � faire un ermitage (c'est vers le Mont-Dragon). Cette montagne est presque inaccessible, et l'on n'y passe que par une ouverture qui est au milieu d'un grand rocher. Elle se ferme lorsqu'il tombe de la neige, et l'ermitage est enseveli plus de six mois dessous. Don Louis en fit b�tir un en ce lieu; il avait accoutum� d'y passer des ann�es enti�res sans voir qui que ce soit. Il y faisait les provisions n�cessaires, il a de bons livres et il demeurait seul dans cette affreuse solitude; mais cette ann�e, on l'a forc� de venir ici � cause d'une grande maladie dont il a pens� mourir. Il y a d�j� quatre ans qu'il m�ne une vie toute spirituelle et si diff�rente de celle pour laquelle il �tait n�, que ce n'est qu'avec peine qu'il voit les personnes qui le connaissent. �A l'�gard du marquis de Barbaran, il a quitt� pour jamais l'�le de Sardaigne, o� il n'a pas la libert� de retourner. J'ai appris qu'il s'est remari� � Anvers, � la veuve d'un Espagnol nomm� Fonceca. �Et c'est lui-m�me qui a racont� � un de mes amis les particularit�s de son crime; il en est si furieusement bourrel�, qu'il croit toujours voir sa femme mourante qui lui fait des reproches, et son imagination en est si bless�e, qu'il en a contract� une noire m�lancolie dont on appr�hende qu'il ne meure bient�t ou qu'il ne perde tout � fait l'esprit.� �Ce cavalier se tut � cet endroit, et comme je n'avais pu m'emp�cher de pleurer la fin tragique d'une si aimable personne, Don Fernand de Tol�de, qui l'avait remarqu� et qui n'avait pas voulu m'en parler, crainte d'interrompre le fil de l'histoire, m'en fit la guerre et me dit galamment, qu'il �tait ravi de me conna�tre sensible a la piti�, et que je pourrais n'�tre pas longtemps sans trouver des sujets dignes de l'exercer. Je m'arr�tai moins � lui r�pondre, qu'� remercier ce gentilhomme qui avait bien voulu me raconter une aventure aussi extraordinaire. Je le priai de faire mes compliments � Don Louis et de lui donner de ma part deux pistoles, puisqu'il recevait des aum�nes. Don Fernand et chacun des chevaliers en donn�rent autant. �Voil�, nous dit ce cavalier, de quoi enrichir les pauvres de Vittoria, car Don Louis ne s'approprie pas des charit�s si fortes.� Nous d�mes qu'il en �tait le ma�tre et qu'il en ferait tel usage qu'il jugerait � propos; mais pour en revenir � mes aventures.� Bien que j'aie un passe-port du roi d'Espagne le mieux sp�cifi� et le plus g�n�ral qu'il est possible, j'ai �t� oblig�e de prendre un billet de la douane, car, sans cette pr�caution, on aurait confisqu� toutes mes hardes. De quoi me sert le passe-port du roi? leur ai-je dit.--De rien du tout, ont-ils r�pliqu�; les commis et les gardes des douanes ne daignent pas m�me jeter les yeux dessus; ils disent qu'il faut que le roi vienne les assurer que cet ordre vient de lui; lorsque l'on manque � la formalit� de prendre ce billet, l'on vous confisque tout ce que vous avez. Il est inutile de s'excuser sur ce que l'on est �tranger et qu'on est mal inform� des coutumes du pays. Ils r�pondent s�chement que l'ignorance de l'�tranger fait le profit de l'Espagnol[16]. Le mauvais temps m'a retenue encore deux jours ici, pendant lesquels j'ai vu la Gouvernante et la Com�die. La principale place de cette ville est orn�e d'une fort belle fontaine, qui est au milieu; elle est entour�e de la Maison de Ville, de la prison, de deux couvents et de plusieurs maisons assez bien b�ties. Il y a la ville neuve et la vieille; tout le monde quitte cette derni�re pour venir demeurer dans l'autre. On y trouve des marchands fort riches; leur commerce se fait � Saint-S�bastien ou � Bilbao. Ils envoient beaucoup de fer � Grenade, en Estramadure, en Galice et dans les autres parties du royaume. Je remarquai que les grandes rues sont bord�es de beaux arbres, et ces arbres arros�s de ruisseaux d'eau vive. Du Mont Saint-Adrian ici, il y a sept lieues; enfin je vais partir et finir cette longue lettre; il est tard, et je vous ai tant parl� de ce que j'ai vu, que je ne vous ai rien dit de ce que je sens pour vous. Croyez au moins, ma ch�re cousine, que ce n'est pas manque d'avoir bien des choses � vous dire; votre coeur m'en sera caution s'il est encore � mon �gard ce que vous m'avez promis. De Vittoria, ce 24 f�vrier 1679. TROISI�ME LETTRE. Mes lettres sont si longues qu'il est difficile de croire, quand je les finis, que j'aie encore quelque chose � vous dire; cependant, ma ch�re cousine, je n'en ferme jamais aucune qu'il ne me reste toujours de quoi vous en �crire une autre. Quand je n'aurais � vous parler que de mon amiti�, c'est un chapitre in�puisable. Vous en jugerez ais�ment par le plaisir que je trouve � faire ce que vous souhaitez. Vous avez voulu savoir toutes les particularit�s de mon voyage: je vais continuer de vous les raconter. Je partis assez tard de Vittoria, � cause que je m'�tais arr�t�e chez la Gouvernante dont je vous ai parl�, et nous f�mes coucher � Miranda. Le pays est fort agr�able jusqu'� Arigny. Nous arriv�mes ensuite par un chemin difficile au bord de la rivi�re d'Urola, dont le bruit est d'autant plus grand qu'elle est remplie de gros rochers sur lesquels l'eau frappe, bondit, retombe et forme des cascades naturelles en plusieurs endroits. Nous continu�mes de monter les hautes montagnes des Pyr�n�es o� nous cour�mes, mille dangers diff�rents. Nous y v�mes les restes antiques d'un vieux ch�teau, o� l'on ne fait pas moins revenir de lutins qu'� celui de Guebare; il est proche de Gargan�on, et comme il nous y fallut arr�ter pour montrer mon passe-port, parce que l'on paye l� les droits du Roi, j'appris de l'alcade du bourg, qui s'approcha de ma liti�re pour lier conversation avec moi, que l'on disait dans le pays qu'il y avait autrefois un roi et une reine qui avaient pour fille une princesse si belle et si charmante, qu'on la prenait plut�t pour une divinit� que pour une simple mortelle. On l'appelait Mira, et c'est de son nom qu'est venu le _Mira_ des Espagnols, qui veut dire regarde; parce que, aussit�t qu'on la voyait, tout le monde attentif s'�criait: Mira, Mira; voil� l'�tymologie d'un nom tir�e d'assez loin. On ne voyait point cette princesse sans en devenir �perdument amoureux; mais sa fiert� et son indiff�rence faisaient mourir tous ses amants. Le basilic n'avait jamais tant tu� de monde que la belle et trop dangereuse Mira. Elle d�peupla ainsi le royaume de son p�re et toutes les contr�es d'alentour. Ce n'�tait que morts et mourants. Apr�s s'�tre adress� inutilement � elle, on s'adressait au ciel pour demander justice de sa rigueur. Les dieux s'irrit�rent enfin, et les d�esses ne furent pas les derni�res � se f�cher; de sorte que, pour la punir, les fl�aux du ciel achev�rent de ravager le royaume de son p�re. Dans cette affliction g�n�rale, il consulta l'oracle, qui dit que tant de malheurs ne cesseraient point jusqu'� ce que Mira e�t expi� les maux que ses yeux avaient faits, et qu'il fallait qu'elle part�t; que les destins la conduiraient dans le lieu fatal o� elle devait perdre son repos et sa libert�. La princesse ob�it, croyant qu'il �tait impossible qu'elle f�t touch�e de tendresse. Elle ne mena avec elle que sa nourrice; elle �tait v�tue en simple berg�re, de peur qu'on la remarqu�t, soit par mer, soit par terre. Elle parcourut les deux tiers du monde, faisant chaque jour trois o� quatre douzaines d'homicides, car sa beaut� n'�tait point diminu�e par les fatigues du voyage. Elle arriva proche de ce vieux ch�teau qui �tait � un jeune comte appel� Nios, dou� de mille perfections, mais le plus farouche de tous les hommes. Il passait sa vie dans les bois; d�s qu'il apercevait une femme, il la fuyait, et, de toutes les choses qu'il voyait sur la terre, c'�tait celle qu'il ha�ssait davantage. La belle Mira se reposait un jour au pied de quelques arbres, lorsque Nios vint � passer, v�tu de la peau d'un lion, un arc � sa ceinture et une massue sur l'�paule. Il avait ses cheveux tout m�l�s et il �tait barbouill� comme un charbonnier (cette circonstance est du conte). La princesse ne laissa pas que de le trouver le plus beau et le plus charmant des hommes. Elle courut apr�s lui comme une folle; il s'enfuit comme un fou. Elle le perdit de vue; elle ne sut o� le trouver; la voil� au d�sespoir, pleurant jour et nuit avec sa nourrice. Nios revint � la chasse; elle le vit encore, elle voulut le suivre; d�s qu'il l'eut aper�ue, il fit comme la premi�re fois, et Mira de pleurer am�rement. Mais sa passion lui donnant des forces, elle courut mieux que lui, elle l'arr�ta par ses longs cheveux et le pria de la regarder; elle croyait que cela suffisait pour le toucher. Il jeta les yeux sur elle avec autant d'indiff�rence que si elle e�t �t� de bois. Jamais fille n'a �t� si surprise; elle ne voulut point le quitter; elle vint malgr� lui � son ch�teau. D�s qu'elle y fut entr�e, il l'y laissa et ne parut plus. La pauvre Mira, inconsolable, mourut de douleur, et depuis, l'on dit que l'on entend de longs g�missements qui sortent du ch�teau de Nios. Les jeunes filles de la contr�e y allaient et lui portaient de petits pr�sents de fruits, de lait et d'oeufs, qu'elles posaient � la porte d'une cave o� personne ne veut entrer. Elles disaient que c'�tait pour la consoler; mais cette coutume a �t� abolie comme une superstition. Bien que je n'aie rien cru de tout ce que l'on me dit � Gargan�on de Mira et de Nios, je ne laissai pas de prendre plaisir au r�cit de ce conte dont j'omets mille particularit�s, dans la crainte de vous ennuyer par sa longueur. Ma fille �tait si aise qu'il ne tint pas � elle que nous ne retournassions sur nos pas, pour mettre � la porte de la cave quelques perdrix rouges que mes gens venaient d'acheter. Elle comprenait que les m�nes de la princesse seraient fort consol�es de recevoir ce t�moignage de notre bonne volont�; mais pour moi je compris que je serais plus contente qu'elle d'avoir ces perdrix � mon souper. Nous pass�mes la rivi�re d'Urola sur un grand pont de pierre; et, apr�s en avoir travers� un autre � gu� assez difficilement, � cause des neiges fondues, nous arriv�mes � Miranda d'Ebro. C'est un gros bourg ou une fort petite ville. Il y a une grande place orn�e de fontaines. La rivi�re de l'�bre, qui est une des plus consid�rables de l'Espagne, la traverse; l'on voit sur le haut d'une montagne le ch�teau avec plusieurs tours. Il para�t �tre de quelque d�fense, et il sort une si grosse fontaine d'un rocher sur lequel il est b�ti, que d�s sa source elle fait moudre des moulins. Du reste, je n'y remarquai rien qui m�rite de vous �tre �crit. Les trois chevaliers, dont je vous ai d�j� parl�, �taient arriv�s avant moi et ils avaient donn� tous les ordres n�cessaires pour le souper. Ainsi nous mange�mes ensemble, et bien que la nuit par�t avanc�e, parce que les jours sont courts en cette saison, il n'�tait pas tard. De sorte que ces Messieurs, qui ont beaucoup d'honn�tet� et de complaisance pour moi, me demand�rent ce que je voulais faire. Je leur proposai de jouer � l'hombre, et dis que je me mettrais de moiti� avec Don Fernand de Tol�de. Ils accept�rent la partie. Don Fr�d�ric de Cardone dit qu'il aimerait mieux m'entretenir que de jouer. Ainsi les trois autres commenc�rent, et je m'arr�tai quelque temps � les voir avec beaucoup de plaisir, car leurs mani�res sont tout � fait diff�rentes des n�tres. Ils ne prononcent jamais un mot, je ne dis pas pour se plaindre (cela serait indigne de la gravit� espagnole), mais je dis pour demander un gano, pour couper de plus haut ou pour faire entendre que l'on peut prendre quelque autre avantage. Enfin il semble des statues qui agissent par le moyen d'un ressort, et il est vrai qu'ils se reprocheraient � eux-m�mes le moindre geste. Apr�s les avoir examin�s, je passai vers le brasier et Don Fr�d�ric s'y pla�a pr�s de moi; il me demanda en quel �tat �taient les affaires lorsque j'�tais partie de Paris; qu'il m'avouait que les grandes qualit�s du roi de France faisaient bien souvent le sujet de ses plus agr�ables r�flexions; qu'il avait eu l'honneur de le voir, que son id�e lui �tait toujours pr�sente et que, depuis ce temps-l�, il en avait parl� comme d'un monarque digne de l'amour de ses sujets et de la v�n�ration de tout le monde. Je lui r�pliquai que les sentiments qu'il avait pour le Roi me confirmaient la bonne opinion que j'avais d�j� de son esprit et de ses lumi�res; qu'il �tait certain que nos ennemis et les �trangers ne pouvaient, sans admiration, entendre parler des grandes actions de ce monarque, de sa conduite, de sa bont� pour ses peuples et de sa cl�mence. Que, quelque temps avant mon d�part, on avait re�u les nouvelles de la ratification de la paix avec la Hollande; qu'il savait assez combien la guerre, qui avait commenc� en 1672, avait int�ress� de princes; que les Hollandais, mieux conseill�s que les autres, avaient fait leur paix, et que le trait� qui venait d'�tre conclu � Nim�gue �tait su de toute l'Europe, et lui rendait la tranquillit� qu'elle avait perdue. J'ajoutai � cela que le roi venait de r�duire ses compagnies de cavalerie � trente-sept ma�tres et celles de dragons � quarante-cinq; que cette r�forme allait � quatre mille chevaux, et que celle qu'il avait encore faite de quinze soldats par compagnie d'infanterie, montait � quarante-cinq mille hommes; qu'il avait aussi retranch� dix hommes par chaque compagnie de cavalerie, ce qui allait � douze mille chevaux; que tout cela faisait voir ses dispositions pour entretenir les trait�s de bonne foi. Il me r�pondit que le Roi son ma�tre n'y �tait pas moins dispos�; qu'il l'en avait entendu parler plusieurs fois, et qu'il y avait peu qu'il l'avait quitt�; qu'il s'�tait rendu aupr�s de lui parce qu'il avait �t� d�put� par la principaut� de Catalogne, avec ceux du royaume de Valence, pour le supplier de faire sortir de leur pays les troupes qui y sont en quartier d'hiver; que bien loin de l'obtenir, ils s'estimaient heureux qu'on ne leur e�t pas donn� quelques-unes de celles qui �taient venues de Naples et de Sicile; qu'ils avaient par� les coups avec bien de la peine; qu'on les avait envoy�es sur les fronti�res du Portugal et dans les royaumes de Galice et de L�on. Mais, continua-t-il, si on nous avait second�s, ce ne serait pas, � pr�sent, au roi d'Espagne que nous nous adresserions pour �tre soulag�s. Les peuples de Catalogne, accabl�s de l'oppression et de la violence inou�e des Castillans, cherch�rent, en 1640, les moyens de s'en affranchir. Ils se mirent sous la protection du Roi Tr�s-Chr�tien et, pendant l'espace de douze ans, ils s'y trouv�rent fort heureux. Les guerres civiles qui troubl�rent le repos dont la France jouissait, lui �t�rent les moyens de nous secourir contre le roi d'Espagne. Il sut bien profiter de la conjoncture, et il r�unit Barcelone, avec la plus grande partie de cette principaut�, sous son ob�issance[17]. Je lui demandai s'il retournerait bient�t en ce pays-l�; il me dit que la duchesse de Medina-Celi, sa proche parente, venait de gagner un grand proc�s contre la duchesse de Frias, sa belle-m�re, femme du conn�table de Castille; qu'il s'agissait du duch� de Segorbe, dans le royaume de Valence, et du duch� de Cardone, dans la principaut� de Catalogne; que madame de Medina-Celi pr�tendait � ces deux terres, comme fille a�n�e et h�riti�re du duc de Cardone; que la duchesse de Frias, l'ayant �pous� en premi�res noces, en �tait en possession par le testament de son mari, qui lui en avait laiss� la jouissance sa vie durant; mais qu'enfin madame de Frias avait �t� condamn�e � rendre les terres � la duchesse de Medina-Celi, avec les jouissances de neuf ans, qui montaient � quarante mille �cus par an[18]; qu'elle voulait l'engager d'aller, en son nom, prendre possession du duch� de Cardone et qu'il ne pensait pas qu'il p�t la refuser. Il me dit ensuite qu'il y avait deux choses assez singuli�res dans ce duch�, dont l'une est une montagne de sel, en partie blanche comme la neige, et l'autre plus claire et plus transparente que du cristal; qu'il y en a de bleu, de vert, de violet, d'incarnat, d'orang� et de mille couleurs diff�rentes, qui ne laisse pas de perdre sa teinture et de devenir tout blanc quand on le lave; il s'y forme et y cro�t continuellement, et bien qu'il soit sal�, et que d'ordinaire les endroits o� l'on trouve le sel soient si st�riles que l'on n'y voit pas m�me de l'herbe, il y a dans ce lieu-l� des pins d'une grande hauteur et des vignobles excellents. Lorsque le soleil darde ses rayons sur cette montagne, il semble qu'elle soit compos�e des plus belles pierreries du monde, et le meilleur, c'est qu'elle est d'un revenu consid�rable[19]. L'autre particularit� dont il me parla, c'est d'une fontaine dont l'eau est tr�s-bonne et la couleur pareille � du vin clairet. On ne m'a rien dit de celle-l�, interrompis-je; mais un de mes parents, qui a �t� en Catalogne, m'a assur� qu'il y en a une, pr�s de Balut, dont l'eau est de sa couleur naturelle, et cependant tout ce que l'on y met est comme de l'or. Je l'ai vue, Madame, continua Don Fr�d�ric, et je me souviens qu'un homme fort avare et encore plus fou y allait tous les jours jeter son argent, parce qu'il croyait qu'il se changerait en or; mais il se ruinait, bien loin de s'enrichir, car quelques paysans plus fins et plus habiles que lui, ayant aper�u ce qu'il faisait, attendaient un peu plus bas, et le coulant de l'eau leur conduisait cet argent. Si vous retourniez en France par la Catalogne, ajouta-t-il, vous verriez cette fontaine. Ce ne serait pas elle qui pourrait m'y attirer, lui dis-je, mais l'envie de passer par le Montserrat me ferait faire un plus long voyage. Il est situ�, dit-il, proche de Barcelone, et c'est un lieu d'une grande d�votion: il semble que le rocher est sci� par la moiti�; l'�glise est un peu plus haut, petite et obscure. A la clart� de quatre-vingt-six lampes d'argent, on aper�oit l'image de la Vierge qui est fort brune, et que l'on tient pour miraculeuse. L'autel a co�t� trente mille �cus � Philippe second, et l'on y voit chaque jour des p�lerins de toutes les parties du monde. Ce saint lieu est rempli de plusieurs ermitages, habit�s par des solitaires d'une grande pi�t�. Ce sont, pour la plupart, des personnes de naissance, qui n'ont quitt� le monde qu'apr�s l'avoir bien connu et qui paraissent charm�s des douceurs de leur retraite, bien que le s�jour en soit affreux et qu'il e�t �t� impossible d'y aborder si l'on n'avait pas taill� un chemin dans les rochers. On ne laisse pas d'y trouver plusieurs beaut�s, une vue admirable, des sources de fontaine, des jardins tr�s-propres, cultiv�s de la main de ces bons religieux, et partout un certain air de solitude et de d�votion qui touche ceux qui s'y rendent. Nous avons encore une autre d�votion fort renomm�e, ajouta-t-il: c'est _Nuestra Se�ora del Pilar_. Elle est � Saragosse, dans une chapelle, sur un pilier de marbre; elle tient le petit J�sus entre ses bras. On pr�tend que la Vierge apparut sur ce m�me pilier � saint Jacques, et l'on en v�n�re l'image avec beaucoup de respect. On ne peut la remarquer fort bien, parce qu'elle est �lev�e et dans un lieu si obscur que, sans les flammes qui l'�clairent, on ne s'y verrait pas. Il y a toujours plus de cinquante lampes allum�es; l'or et les pierreries brillent de tous c�t�s, et les p�lerins y viennent en foule[20]. Mais, continua-t-il, je puis dire, sans pr�tention pour Saragosse, que c'est une des plus belles villes qu'on puisse voir. Elle est situ�e le long de l'�bre, dans une vaste campagne; elle est orn�e de grands b�timents, de riches �glises, d'un pont magnifique, de belles places et des plus jolies femmes du monde, agr�ables, vives, qui aiment la nation fran�aise et qui n'oublieraient rien pour vous obliger � dire du bien d'elles, si vous y passiez. Je lui dis que j'en avais d�j� entendu parler d'une mani�re tr�s-avantageuse. Mais, continuai-je, ce pays est fort st�rile, et les soldats n'y subsistent qu'avec beaucoup de peine. En effet, r�pliqua-t-il, soit que l'air n'y soit pas sain, ou qu'il leur manque quelque chose, les Flamands et les Allemands n'y peuvent vivre; et s'ils n'y meurent pas tous, ils t�chent de trouver les moyens de d�serter. Les Espagnols et les Napolitains sont encore plus port�s qu'eux � cet esprit de d�sertion. Ces derniers passent par la France et retournent en leur pays; les autres c�toient les Pyr�n�es, le long du Languedoc et rentrent dans la Castille par la Navarre ou par la Biscaye. C'est une route que les vieux soldats ne manquent gu�re de tenir; pour les nouveaux, ils p�rissent dans la Catalogne, parce qu'ils n'y sont pas accoutum�s, et l'on peut assurer qu'il n'y a pas de lieu o� la guerre embarrasse tant le Roi d'Espagne qu'en celui-l�. Il ne s'y soutient qu'avec beaucoup de d�pense, et les avantages que les ennemis y remportent sur lui ne peuvent �tre petits. Je sais aussi que l'on est plus sensible � Madrid sur la moindre perte qui se fait en Catalogne, qu'on ne le serait sur la plus grande qui se ferait en Flandre, � Milan ou ailleurs. Mais � pr�sent, continua-t-il, nous allons �tre plus tranquilles que nous ne l'avons �t�; l'on esp�re, � la Cour, que la paix sera de dur�e, parce que l'on y parle fort d'un mariage qui ferait une nouvelle alliance; et comme le marquis de Los Balbazes, pl�nipotentiaire � Nim�gue, a re�u ordre de se rendre promptement aupr�s du Roi Tr�s-Chr�tien, pour demander Mademoiselle d'Orl�ans, l'on ne doute point que le mariage ne se fasse, et l'on pense d�j� aux charges de sa maison. Il est vrai que l'on est surpris que don Juan d'Autriche consente � ce mariage. Vous me feriez un plaisir singulier, lui dis-je en l'interrompant, de m'apprendre quelques particularit�s de ce prince; il est naturel d'avoir de la curiosit� pour les personnes de son caract�re; et quand on se trouve dans une Cour o� l'on n'a jamais �t�, pour n'y para�tre pas trop neuve, on a besoin d'�tre un peu instruite. Il me t�moigna que ce serait avec plaisir qu'il me dirait les choses qui �taient venues � sa connaissance, et il commen�a ainsi: Vous ne serez peut-�tre pas f�ch�e, Madame, que je prenne les choses d�s leur source, et que je vous dise que ce prince �tait fils d'une des plus belles filles qui f�t en Espagne, nomm�e Maria Calderona. Elle �tait com�dienne, et le duc de Medina-de-las-Torres en devint �perdument amoureux. Ce cavalier avait tant d'avantages au-dessus des autres, que la Calderona ne l'aima pas moins qu'elle en �tait aim�e. Dans la force de cette intrigue, Philippe IV la vit et la pr�f�ra � une fille de qualit� qui �tait � la Reine et qui demeura si piqu�e du changement du Roi, qu'elle aimait de bonne foi et dont elle avait eu un fils, qu'elle se retira � Las Descalzas Reales, o� elle prit l'habit de religieuse. Pour la Calderona, comme son inclination se tournait toute du c�t� du duc de Medina, elle ne voulut point �couter le Roi qu'elle ne s�t auparavant si le duc y consentirait. Elle lui en parla et lui offrit de se retirer secr�tement en quelque lieu qu'il voudrait; mais le duc craignit d'encourir la disgr�ce du Roi, et il lui r�pondit qu'il �tait r�solu � c�der � Sa Majest� un bien qu'il n'�tait pas en �tat de lui disputer. Elle lui en fit mille reproches; elle l'appela tra�tre � son amour, ingrat pour sa ma�tresse, et elle lui dit encore que s'il �tait assez heureux pour disposer de son coeur comme il le voulait, elle n'�tait pas dans les m�mes circonstances, et qu'il fallait absolument qu'il continu�t de la voir, ou qu'il se pr�par�t � la voir mourir de d�sespoir. Le duc, touch� d'une si grande passion, lui promit de feindre un voyage en Andalousie et de rester chez elle, cach� dans un cabinet. Effectivement, il partit de la Cour et fut ensuite s'enfermer chez elle, comme il en �tait convenu, quelque risque qu'il y e�t � courir par une conduite si imprudente[21]. Le Roi, cependant, en �tait fort amoureux et fort satisfait. Elle eut dans ce temps-l� don Juan d'Autriche, et la ressemblance qu'il avait avec le duc de Medina-de-las-Torres a persuad� qu'il pouvait �tre son fils; mais, bien que le Roi e�t d'autres enfants, et particuli�rement l'�v�que de Malaga, la bonne fortune d�cida en sa faveur, et il a �t� le seul reconnu. Les partisans de Don Juan disent que c'�tait en raison de l'�change qui avait �t� fait du fils de Calderona avec le fils de la reine �lizabeth, et voici comme ils �tablissent cet �change, qui est un conte fait expr�s pour imposer aux peuples, et qui, je crois, n'a aucun fondement de v�rit�. Ils pr�tendent que le Roi �tait �perdument amoureux de cette com�dienne; elle devint grosse en m�me temps que la Reine, et voyant que la passion du monarque �tait si forte qu'elle en pouvait tout esp�rer, elle fit si bien, qu'elle l'engagea de lui promettre que si la Reine avait un fils et qu'elle en e�t un aussi, il mettrait le sien � sa place. Que risquez-vous, lui disait-elle, Sire? ne sera-ce pas toujours votre fils qui r�gnera, avec cette diff�rence que, m'aimant comme vous me le dites, vous l'en aimerez aussi davantage[22]? Elle avait de l'esprit, et le Roi avait beaucoup de faiblesse pour elle. Il consentit � ce qu'elle voulait; et, en effet, l'affaire fut conduite avec tant d'adresse, que la Reine �tant accouch�e d'un fils et Calderona d'un autre, l'�change s'en fit; celui qui devait r�gner et qui portait le nom de Balthazar mourut � l'�ge de quatorze ans. L'on dit au Roi que c'�tait de s'�tre trop �chauff� en jouant � la paume; mais la v�rit� est qu'on laissait conduire ce prince par de jeunes libertins qui lui procuraient de fort m�chantes fortunes. On pr�tend m�me que Don Pedro d'Aragon, son gouverneur et premier gentilhomme de sa chambre, y contribua plus qu'aucun autre, lui laissant la libert� de faire venir dans son appartement une fille qu'il aimait. Apr�s cette visite, il fut pris d'une violente fi�vre: il n'en dit point le sujet. Les m�decins, qui l'ignoraient, crurent le soulager par de fr�quentes saign�es qui achev�rent de lui �ter le peu de force qui lui restait, et, par ce moyen, ils avanc�rent la fin de sa vie. Le Roi sachant, mais trop tard, ce qui s'�tait pass�, exila Don Pedro pour n'avoir pas emp�ch� cet exc�s, ou pour ne pas l'avoir d�couvert assez t�t. Cependant Don Juan d'Autriche, qui �tait �lev� comme fils naturel, ne changea point d'�tat, bien que cela e�t d� �tre, si effectivement il avait �t� fils l�gitime. Malgr� cela, ses cr�atures soutiennent qu'il ressemble si parfaitement � la reine �lisabeth, que c'est son portrait; et cette opinion ne laisse pas de faire impression dans l'esprit du peuple qui court volontiers apr�s les nouveaut�s, et qui aimait cette grande Reine si passionn�ment qu'il la regrette encore comme si elle venait de mourir; tr�s-souvent m�me, l'on prononce son pan�gyrique, sans autre engagement que celui de la v�n�ration que l'on conserve pour sa m�moire. Il est vrai que si Don Juan d'Autriche avait voulu profiter des favorables dispositions du peuple, il a trouv� bien des temps propres � pousser sa fortune fort loin. Mais son unique but est de servir le Roi et de tenir ses sujets dans les sentiments de fid�lit� qu'ils lui doivent. Pour en revenir � la Calderona, le Roi surprit un jour le duc de Medina-de-las-Torres avec elle, et dans l'exc�s de sa col�re il courut � lui, son poignard � la main. Il allait le tuer, lorsque cette fille se mit entre eux deux, lui disant qu'il pouvait la frapper s'il voulait. Comme il avait la derni�re faiblesse pour elle, il ne put s'emp�cher de lui pardonner, et il se contenta d'exiler son amant. Mais ayant appris qu'elle continuait � l'aimer et � lui �crire, il ne songea plus qu'� faire une nouvelle passion. Quand il en eut une assez forte pour n'appr�hender point les charmes de la Calderona, il lui fit dire de se retirer dans un monast�re, ainsi que c'est la coutume, lorsque le Roi quitte sa ma�tresse. Celle-ci ne diff�ra point; elle �crivit une lettre au duc pour lui dire adieu, et elle re�ut le voile de religieuse de la main du nonce apostolique, qui fut depuis Innocent X[23]. Il y a beaucoup d'apparence que le Roi ne crut pas que Don Juan f�t � un autre qu'� lui, puisqu'il l'aima ch�rement. Une chose qui vous para�tra assez singuli�re, c'est qu'un roi d'Espagne ayant des fils qu'il a reconnus ne peut les laisser entrer dans Madrid tant qu'il vit. Ainsi, Don Juan a �t� �lev� � Oca�a, qui en est �loign� de quelques lieues. Le roi son p�re s'y rendait souvent, et il le faisait m�me venir aux portes de la ville, o� il l'allait trouver. Cette coutume vient de ce que les grands d'Espagne disputent le rang que ces princes veulent tenir. Celui-ci, avant qu'il all�t en Catalogne, demeurait d'ordinaire au _Buen-Retiro_, qui est une maison royale � l'une des extr�mit�s de Madrid, un peu hors la porte. Il se communiquait si peu, qu'on ne l'a jamais vu � aucune f�te publique pendant la vie du feu Roi; mais, depuis, les temps ont chang�, et sa fortune est sur un pied fort diff�rent. Pendant que la reine Marie-Anne d'Autriche, soeur de l'Empereur et m�re du Roi, gouvernait l'Espagne, et que son fils n'�tait pas encore en �ge de tenir les r�nes de l'�tat, elle voulut toujours que Don Juan f�t �loign� de la cour; et d'ailleurs elle se sentait si capable de gouverner, qu'elle avait aussi fort grande envie de soulager longtemps le Roi du soin de ses affaires. Elle n'�tait point trop f�ch�e qu'il ignor�t tout ce qui donne le d�sir, de r�gner: mais bien qu'elle apport�t les derni�res pr�cautions pour l'emp�cher de sentir qu'il �tait dans une tutelle un peu g�nante, et qu'elle t�ch�t de ne laisser approcher de lui que les personnes dont elle pouvait s'assurer, cela n'emp�cha pas que quelques-uns des fid�les serviteurs du Roi ne hasardassent tout pour lui faire comprendre ce qu'il pouvait faire pour sa libert�. Il voulut suivre les avis qu'on lui donnait, et enfin, ayant pris des mesures justes, il se d�roba une nuit et fut au _Buen-Retiro_. Il envoya aussit�t un ordre � la Reine, sa m�re, de ne point sortir du palais. Don Juan est d'une taille m�diocre, bien fait de sa personne; il a tous les traits r�guliers, les yeux noirs et vifs, la t�te tr�s-belle; il est poli, g�n�reux et fort brave. Il n'ignore rien des choses convenables � sa naissance, et de celles qui regardent toutes les sciences et tous les arts. Il �crit et parle fort bien en cinq sortes de langues, et il en entend encore davantage. Il a �tudi� longtemps l'astrologie judiciaire. Il sait parfaitement bien l'histoire. Il n'y a pas d'instrument qu'il ne sache et qu'il ne touche comme les meilleurs ma�tres; il travaille au tour, il forge des armes, il peint bien. Il prenait fort grand plaisir aux math�matiques, mais, �tant charg� du gouvernement de l'�tat, il a �t� oblig� de se d�tacher de toutes ses autres occupations. Il arriva au Buen-Retiro au commencement de l'ann�e 1677, et aussit�t qu'il y fut, il fit envoyer la reine-m�re � Tol�de, parce qu'elle s'�tait d�clar�e contre lui et qu'elle emp�chait son retour aupr�s du Roi. Don Juan eut une joie extr�me de recevoir, par le Roi lui-m�me, l'ordre de pourvoir � tout et de conduire les affaires du royaume; et ce n'�tait pas sans sujet qu'il s'en d�chargeait sur lui, puisqu'il ignorait encore l'art de r�gner. On apportait pour raison d'une �ducation si tardive, que le roi son p�re �tait mourant quand il lui donna la vie; que m�me, lorsqu'il vint au monde, l'on fut oblig� de le mettre dans une bo�te pleine de coton, car il �tait si d�licat et si petit qu'on ne pouvait l'emmaillotter; qu'il avait �t� �lev� sur les bras et sur les genoux des dames du palais jusqu'� l'�ge de dix ans, sans mettre une seule fois les pieds � terre pour marcher[24]; que dans la suite, la reine sa m�re, qui �tait engag�e par toutes sortes de raisons � conserver l'unique h�ritier de la branche espagnole, appr�hendant de le perdre, n'avait os� le faire �tudier de peur de lui donner trop d'application et d'alt�rer sa sant� qui, dans la v�rit�, �tait fort faible; et l'on a remarqu� que ce nombre de femmes avec lesquelles le Roi �tait toujours et qui le reprenaient trop aigrement des petites fautes qu'il commettait, lui avait inspir� une si grande aversion pour elles que, d�s qu'il savait qu'une dame l'attendait en quelque endroit sur son passage, il passait par un degr� d�rob�, ou se tenait enferm� tout le jour dans sa chambre. La marquise de Los-Velez, qui a �t� sa gouvernante, m'a dit qu'elle a cherch� l'occasion de lui parler six mois de suite fort inutilement. Mais, enfin, quand le hasard faisait qu'elles parvenaient � le joindre, il prenait le placet de leurs mains et tournait la t�te, de crainte de les voir. Sa sant� s'est si bien affermie, que son mariage avec l'archiduchesse, fille de l'Empereur, ayant �t� rompu par Don Juan, � cause que c'�tait l'ouvrage de la reine-m�re, il a souhait� d'�pouser Mademoiselle d'Orl�ans. Les circonstances de la paix qui vient d'�tre conclue � Nim�gue lui firent jeter les yeux sur cette princesse, dont les belles qualit�s, Madame, vous sont encore mieux connues qu'� moi. Il aurait �t� difficile de croire qu'ayant des dispositions si �loign�es de la galanterie, il f�t devenu tout � coup aussi amoureux de la Reine qu'il le devint sur le seul r�cit qu'on lui fit de ses bonnes qualit�s, et sur son portrait en miniature qu'on lui apporta. Il ne veut plus le quitter et le met toujours sur son coeur; il lui dit des douceurs qui �tonnent tous les courtisans, car il parle un langage qu'il n'a jamais parl�; sa passion pour la princesse lui fournit mille pens�es qu'il ne peut confier � personne; il lui semble que l'on n'entre pas assez dans ses impatiences, et dans le d�sir qu'il a de la voir; il lui �crit sans cesse, et il fait partir presque tous les jours des courriers extraordinaires pour lui porter ses lettres, et lui rapporter de ses nouvelles. Lorsque vous serez � Madrid, ajouta Don Fr�d�ric, vous apprendrez, Madame, plusieurs particularit�s qui, sans doute, se seront pass�es depuis que j'en suis parti et qui satisferont peut-�tre plus votre curiosit� que ce que je vous ai dit. Je vous suis tr�s-oblig�e, r�pliquai-je, de votre complaisance; mais faites-moi la gr�ce encore de me dire quel est le v�ritable caract�re des Espagnols. Vous les connaissez, et je suis persuad�e que rien n'est �chapp� � vos lumi�res; comme vous m'en parlerez sans passion et sans int�r�t, je pourrai m'en tenir � ce que vous m'en direz. Pourquoi croyez-vous, Madame, reprit-il en souriant, que je vous en parle plus sinc�rement qu'un autre? il y a des raisons qui pourraient me rendre suspect; ils sont mes ma�tres, je devrais les m�nager, et si je ne suis pas assez politique pour le faire, le chagrin d'�tre contraint de leur ob�ir serait propre � me donner sur leur chapitre des id�es contraires � la v�rit�. Quoi qu'il en soit, dis-je en l'interrompant, je vous prie de m'apprendre ce que vous en savez. Les Espagnols, dit-il, ont toujours pass� pour �tre fiers et glorieux: cette gloire est m�l�e de gravit�, et ils la poussent si loin, qu'on peut l'appeler un orgueil outr�. Ils sont braves sans �tre t�m�raires: on les accuse m�me de n'�tre pas assez hardis. Ils sont col�res, vindicatifs sans faire para�tre d'emportement, lib�raux sans ostentation, sobres pour le manger, trop pr�somptueux dans la prosp�rit�, trop rampants dans la mauvaise fortune. Ils adorent les femmes, et ils sont si fort pr�venus en leur faveur que l'esprit n'a point assez de part au choix de leurs ma�tresses. Ils sont patients avec exc�s, opini�tres, paresseux, particuliers, philosophes; du reste, gens d'honneur et tenant leur parole au p�ril de leur vie. Ils ont beaucoup d'esprit et de vivacit�, comprennent facilement, s'expliquent de m�me et en peu de paroles. Ils sont prudents, jaloux sans mesure, d�sint�ress�s, peu �conomes, cach�s, superstitieux, fort catholiques, du moins en apparence. Ils font bien les vers et sans peine. Ils seraient capables des plus belles sciences, s'ils daignaient s'y appliquer. Ils ont de la grandeur d'�me, de l'�l�vation d'esprit, de la fermet�, un s�rieux naturel, et un respect pour les dames qui ne se rencontre point ailleurs. Leurs mani�res sont compos�es, pleines d'affectation; ils sont ent�t�s de leur propre m�rite, et ne rendent presque jamais justice � celui des autres. Leur bravoure consiste � se tenir vaillamment sur la d�fensive, sans reculer et sans craindre le p�ril; mais ils n'aiment point � le chercher et ils ne s'y portent pas naturellement, ce qui vient de leur jugement plut�t que de leur timidit�. Ils connaissent le p�ril et ils l'�vitent; leur plus grand d�faut, selon moi, c'est la passion de se venger et les moyens qu'ils y emploient. Leurs maximes, l�-dessus, sont absolument oppos�es au christianisme et � l'honneur: lorsqu'ils ont re�u un affront, ils font assassiner celui qui le leur a fait. Ils ne se contentent pas de cela, car ils font assassiner aussi ceux qu'ils ont offens�s dans l'appr�hension d'�tre pr�venus, sachant bien que s'ils ne tuent ils seront tu�s. Ils pr�tendent s'en justifier quand ils disent que leur ennemi ayant pris le premier avantage, ils doivent s'assurer du second; que s'ils y manquaient, ils feraient tort � leur r�putation; que l'on ne se bat point avec un homme qui vous a insult�; qu'il se faut mettre en �tat de l'en punir, sans courre la moiti� du danger. Il est vrai que l'impunit� autorise cette conduite: car le privil�ge des �glises et des couvents d'Espagne est de donner une retraite assur�e aux criminels, et, tout autant qu'ils le peuvent, ils commettent leurs mauvaises actions pr�s du sanctuaire, pour n'avoir gu�re de chemin � faire jusqu'� l'autel; on le voit souvent embrass� par un sc�l�rat, le poignard encore � la main, tout sanglant du meurtre qu'il vient de commettre[25]. A l'�gard de leur personne, ils sont fort maigres, petits, la taille fine, la t�te belle, les traits r�guliers, les yeux beaux, les dents assez bien rang�es, le teint jaune et basan�. Ils veulent que l'on marche l�g�rement, que l'on ait la jambe grosse et le pied petit, que l'on soit chauss� sans talon, que l'on ne mette point de poudre, qu'on se s�pare les cheveux sur le c�t� de la t�te et qu'ils soient coup�s tout droits et pass�s derri�re les oreilles, avec un grand chapeau doubl� de taffetas noir, une golille plus laide et plus incommode qu'une fraise, un habit toujours noir; au lieu de chemise des manches de taffetas ou de tabis noir, une �p�e �trangement longue, un manteau de frise noire par l�-dessus, des chausses tr�s-�troites, des manches pendantes et un poignard. En v�rit�, tout cela g�te � tel point un homme, quelque bien fait qu'il puisse �tre d'ailleurs, qu'il semble qu'ils affectent l'habillement le moins agr�able de tous, et les yeux ne peuvent s'y accoutumer. Don Fr�d�ric aurait continu� de parler, et j'avais tant de plaisir � l'entendre que je ne l'aurais point interrompu; mais il s'interrompit lui-m�me, ayant remarqu� que la reprise d'hombre venait de finir, et comme il eut peur que je ne voulusse me retirer, et que nous devions partir le lendemain de bonne heure, il sortit avec les autres messieurs. Je me levai, en effet, fort matin, parce que nous avions une grande journ�e � faire pour aller coucher � Birbiesca. Nous suiv�mes la rivi�re pour �viter les montagnes, et nous pass�mes, � Oron, un gros ruisseau qui se jette dans l'�bre. Nous entr�mes, peu apr�s, dans un chemin si �troit qu'� peine nos liti�res pouvaient y passer. Nous mont�mes le long d'une c�te fort droite jusqu'� Pancorvo, dont je vis le ch�teau sur une �minence voisine. Nous travers�mes une grande plaine, et c'�tait une nouveaut� pour nous de voir un pays uni. Celui-ci est environn� de plusieurs montagnes, qui semblent se tenir comme une cha�ne, et particuli�rement la cha�ne d'Occa; il fallut passer encore une petite rivi�re avant que d'arriver � Birbiesca. Ce n'est qu'un bourg qui n'a rien de remarquable que son coll�ge et quelques jardins assez jolis le long de l'eau; mais je puis dire que nous nous y rend�mes par le plus mauvais temps que nous eussions encore eu. J'en �tais si fatigu�e, qu'en arrivant je me mis au lit; ainsi je ne vis Don Fernand de Tol�de et les autres chevaliers que le lendemain � Castel de Peones; mais il faut bien vous dire, comme l'on est dans les h�telleries, et comptez qu'elles sont toutes semblables. Lorsqu'on y arrive fort las et fort fatigu�, r�ti par les ardeurs du soleil ou gel� par les neiges (car il n'y a gu�re de milieu entre ces deux extr�mit�s), l'on ne trouve ni pot-au-feu, ni plats lav�s; l'on entre dans l'�curie et de l� l'on monte en haut. Cette �curie est d'ordinaire pleine de mulets et de muletiers qui se font des lits des b�ts de leurs mulets pendant la nuit, et le jour ils leur servent de tables. Ils mangent de bonne amiti� avec leurs mulets et fraternisent beaucoup ensemble. L'escalier par o� l'on monte est fort �troit et ressemble � une m�chante �chelle. La Se�ora de la casa vous re�oit en robe d�trouss�e et en manches abattues; elle a le temps de prendre ses habits du dimanche pendant que l'on descend de la liti�re, et elle n'y manque jamais, car elles sont toutes pauvres et glorieuses. L'on vous fait entrer dans une chambre dont les murailles sont assez blanches, couvertes de mille petits tableaux de d�votion fort mal faits; les lits sont sans rideaux, les couvertures de coton � houppes passablement propres, les draps grands comme des serviettes et les serviettes, comme de petits mouchoirs de poche; encore faut-il �tre dans une grosse ville pour en trouver trois ou quatre, car ailleurs il n'y en a point du tout, non plus que de fourchettes. Il n'y a qu'une tasse dans toute la maison, et si les muletiers la prennent les premiers, ce qui arrive toujours s'ils le veulent (car on les sert avec plus de respect que ceux qu'ils conduisent), il faut attendre patiemment qu'elle ne leur soit plus n�cessaire, ou boire dans une cruche. Il est impossible de se chauffer au feu des cuisines sans �touffer; elles n'ont point de chemin�e. Il en est de m�me de toutes les maisons que l'on trouve sur la route. On fait un trou au haut du plancher et la fum�e sort par l�. Le feu est au milieu de la cuisine. L'on met ce que l'on veut faire r�tir sur des tuiles par terre, et quand cela est bien grill� d'un c�t� on le tourne de l'autre. Lorsque c'est de la grosse viande, on l'attache au bout d'une corde suspendue sur le feu, et puis on la fait tourner avec la main, de sorte que la fum�e la rend si noire, qu'on a peine seulement de la regarder. Je ne crois pas qu'on puisse mieux repr�senter l'enfer qu'en repr�sentant ces sortes de cuisines et les gens que l'on trouve dedans; car, sans compter cette fum�e horrible, qui aveugle et suffoque, ils sont une douzaine d'hommes et autant de femmes, plus noirs que des diables, puants et sales comme des cochons, et v�tus comme des gueux. Il y en a toujours quelqu'un qui racle impudemment une m�chante guitare, et qui chante comme un chat enrou�. Les femmes sont tout �chevel�es: on les prendrait pour des Bacchantes; elles ont des colliers de verre, dont les grains sont aussi gros que des noix; ils font cinq ou six tours � leur col et servent � cacher la plus vilaine peau du monde. Ils sont tous plus voleurs que des chouettes, et ils ne s'empressent � vous servir que pour vous prendre quelque chose, quoi que ce soit, ne f�t-ce qu'une �pingle, elle est prise de bonne guerre quand on la prend � un Fran�ais. Avant toutes choses, la ma�tresse de la maison nous am�ne ses petits enfants, qui sont nu-t�te au coeur de l'hiver, n'eussent-ils qu'un jour. Elle leur fait toucher vos habits, elle leur en frotte les yeux, les joues, la gorge et les mains. Il semble que l'on soit devenu relique et que l'on gu�rit tous les maux. Ces c�r�monies achev�es, l'on vous demande si vous voulez manger, et, f�t-il minuit, il faut envoyer � la boucherie, au march�, au cabaret, chez le boulanger, enfin, de tous les c�t�s de la ville, pour assembler de quoi faire un tr�s-m�chant repas. Car, encore que le mouton y soit fort tendre, leur mani�re de le frire avec de l'huile bouillante n'accommode pas tout le monde; c'est que le beurre y est tr�s-rare. Les perdrix rouges s'y trouvent en quantit� et fort grosses; elles sont un peu s�ches, et, � cette s�cheresse naturelle, l'on y en ajoute une autre qui est bien pire; je veux dire que, pour les r�tir, on les r�duit en charbon. Les pigeons y sont excellents; et, en plusieurs endroits, on trouve de bon poisson, particuli�rement des bessugos, qui ont le go�t de la truite et dont on fait des p�t�s qui seraient fort bons, s'ils n'�taient pas remplis d'ail, de safran et de poivre. Le pain est fait de bl� d'Inde que nous appelons en France bl� de Turquie. Il est assez blanc, et l'on croirait qu'il est p�tri avec du sucre, tant il est doux; mais il est si mal fait et si peu cuit, que c'est un morceau de plomb que l'on se met sur l'estomac. Il a la forme d'un g�teau tout plat et n'est gu�re plus �pais que d'un doigt; le vin est assez bon, et dans la saison des fruits l'on a tout sujet d'�tre content, car les muscats sont d'une grosseur et d'un go�t admirables; les figues ne sont pas moins excellentes. L'on peut alors se retrancher � coup s�r sur le dessert. L'on y mange encore des salades faites d'une laitue si douce et si rafra�chissante, que nous n'en avons point qui en approche. Ne pensez pas, ma ch�re cousine, qu'il suffise de dire: allez qu�rir telles choses pour les avoir, tr�s-souvent on ne trouve rien du tout. Mais supposez que l'on trouve ce que l'on veut, il faut commencer par donner de l'argent; de mani�re que, sans avoir encore rien mang�, votre repas est compt� et pay�, car on ne permet au ma�tre de l'h�tellerie que de vous donner le logement. Ils disent pour raison qu'il n'est pas juste qu'un seul profite de l'arriv�e des voyageurs, et qu'il vaut mieux que l'argent se r�pande en plusieurs endroits[26]. L'on n'entre en aucun lieu pour d�ner; l'on porte sa provision, et l'on s'arr�te au bord de quelque ruisseau o� les muletiers font manger leurs mulets. C'est de l'avoine ou de l'orge avec de la paille hach�e qu'ils ont dans de grands sacs; car pour du foin, on ne leur en donne point. Il n'est pas permis � une femme ou � une fille de demeurer plus de deux jours dans une h�tellerie sur les chemins, � moins qu'elle n'ait des raisons tr�s-apparentes. En voil� assez pour que vous soyez inform�e des h�telleries, et de la mani�re dont on y est re�u. Apr�s le souper, ces messieurs jou�rent � l'hombre, et, comme je ne suis pas assez forte pour jouer contre eux, je m'int�ressai avec Don Fr�d�ric de Cardone, et Don Fernand de Tol�de se mit pr�s du brasier avec moi. Il me dit qu'il aurait bien souhait� que j'eusse eu le temps de passer par Valladolid; que c'est la plus agr�able ville de la vieille Castille; qu'elle avait �t� longtemps la demeure des rois d'Espagne et qu'ils y ont un palais digne de leur grandeur; que, pour lui, il y avait des parentes qui se feraient un plaisir de m'y r�galer, et qu'elles n'auraient pas manqu� de me faire voir l'�glise des Dominicains, que les ducs de Lerme ont fond�e; qu'elle �tait fort riche, et le portail d'une singuli�re beaut�, � cause des figures et des bas-reliefs qui l'enrichissent; que, dans le coll�ge du m�me couvent, les Fran�ais y voyaient avec satisfaction toutes les murailles sem�es de fleurs de lis, et que l'on disait qu'un �v�que qui appartenait au roi de France les avait fait peindre. Il ajouta qu'elles m'auraient men�e aux religieuses de Sainte-Claire, pour voir, dans le choeur de leur �glise, le tombeau d'un chevalier castillan, dont on pr�tend qu'il sort des accents et des plaintes toutes les fois que quelqu'un de sa famille doit mourir. Je souris � cela, comme �tant dans le doute d'une chose � laquelle effectivement je ne crois point. Vous n'ajoutez pas foi � ce que je vous dis, continua-t-il, et je ne voudrais pas non plus vous l'assurer comme une v�rit� incontestable, bien que tout le monde en soit persuad� en ce pays-ci. Mais il est certain qu'il y a une cloche en Aragon, dans un bourg appel� Vililla, sur l'�bre, laquelle a dix brasses de tour; et il arrive qu'elle sonne quelquefois toute seule, sans que l'on puisse remarquer qu'elle soit agit�e par les vents ni par aucun tremblement de terre, en un mot, par rien de visible. Elle tinte d'abord, et ensuite, d'intervalle en intervalle, elle sonne � vol�e tant le jour que la nuit. Lorsqu'on l'entend, on ne doute point qu'elle n'annonce quelque sinistre accident. C'est ce qui arriva en 1601, le jeudi 13 de juin jusqu'au samedi 15 du m�me mois. Elle cessa alors de sonner et elle recommen�a le jour de la F�te-Dieu, comme on �tait sur le point de faire la procession. Elle sonna aussi quand Alphonse, cinqui�me Roi d'Aragon, alla en Italie pour prendre possession du royaume de Naples. On l'entendit � la mort de Charles-Quint. Elle marqua le d�part pour l'Afrique du Roi de Portugal Don S�bastien, l'extr�mit� du Roi Philippe second et le tr�pas de sa derni�re femme, la Reine Anne. Vous voulez que je vous croie, Don Fernand, lui dis-je, il semble que je suis trop opini�tre de ne me pas rendre encore; mais vous conviendrez qu'il est des choses dont il est permis de douter. Avouez plut�t, Madame, reprit-il d'un air enjou�, que c'est manque de foi pour moi; car je ne vous ai rien dit qui ne soit su de tout le monde; mais peut-�tre croiriez-vous davantage Don Est�ve de Carvajal, sur une chose aussi extraordinaire qui est en son pays. Il l'appela en m�me temps, et lui demanda s'il n'�tait pas vrai qu'il y avait, au couvent des Fr�res Pr�cheurs de Cordoue, une cloche qui ne manquait pas de sonner toutes les fois qu'il doit mourir un religieux, et qu'ainsi l'on en sait le temps � un jour pr�s. Don Est�ve confirma ce que disait Don Fernand, et si je m'en suis pas demeur�e absolument convaincue, j'en ai, tout au moins, fait semblant. Vous passez si vite dans la Vieille-Castille, continua Don Fernand, que vous n'aurez pas le temps d'y rien voir de remarquable. On y parle partout du portrait de la sainte Vierge qui s'est trouv� miraculeusement empreint sur un rocher[27]. Il est aux religieuses Augustines d'Avila, et beaucoup de personnes s'y rendent par d�votion; mais on n'a gu�re moins de curiosit� pour certaines mines de sel qui sont proches de l�, dans un village appel� Mangraville; l'on descend plus de deux cents degr�s sous terre, et l'on entre dans une vaste caverne, form�e par la nature, dont le haut est soutenu par un seul pilier de sel cristallin d'une grosseur et d'une beaut� surprenantes. Assez proche de ce lieu, dans la ville de Soria, on voit un grand pont sans rivi�re et une grande rivi�re sans pont, parce qu'elle a chang� de lit par un tremblement de terre. Mais si vous veniez jusqu'� M�dina-del-Campo, ajouta-t-il, je suis s�r que les habitants vous y feraient une entr�e, par la seule raison que vous �tes Fran�aise, et qu'ils se piquent d'aimer les Fran�ais, pour se distinguer un peu des sentiments des autres Castillans. Leur ville est tellement privil�gi�e, que le Roi d'Espagne n'a pas le pouvoir d'y cr�er des officiers, ni le Pape m�me d'y conf�rer des b�n�fices. Ce droit appartient aux bourgeois, et tr�s-souvent ils se battent pour l'�lection des eccl�siastiques et des magistrats. Une des choses que les �trangers trouvent la plus belle dans ce pays-ci, c'est l'aqueduc de S�govie, qui est long de cinq lieues; il a plus de deux cents arches d'une hauteur extraordinaire, bien qu'en plusieurs endroits il y en ait deux l'une sur l'autre, et il est tout b�ti de pierres de taille, sans que pour les joindre on y ait employ� ni mortier ni ciment. On le regarde comme un ouvrage des Romains, ou du moins qui est digne de l'�tre. La rivi�re qui est au bout de la ville entoure le ch�teau et lui sert de foss�: il est b�ti sur le roc. Entre plusieurs choses remarquables, on y voit les portraits des Rois d'Espagne qui ont r�gn� depuis plusieurs si�cles et de toutes les villes du royaume. On ne bat monnaie qu'� S�ville et � S�govie; l'on tient les pi�ces de huit qu'on y fait pour plus belles que les autres. C'est par le moyen de la rivi�re que certains moulins tournent, lesquels servent � battre la monnaie. On y trouve aussi des promenades charmantes le long d'une prairie plant�e d'ormeaux dont le feuillage est si �pais, que les plus grandes ardeurs du soleil ne le peuvent p�n�trer. Je ne manque pas de curiosit�, lui dis-je, pour toutes les choses qui le m�ritent, mais je manque � pr�sent de temps pour les voir; je serais n�anmoins bien aise d'arriver d'assez bonne heure � Burgos pour me promener dans la ville. C'est-�-dire, Madame, reprit Don Fernand, qu'il faut vous laisser en �tat de vous retirer. Il en avertit les chevaliers, qui quitt�rent le jeu, et nous nous s�par�mes. Je me suis lev�e ce matin avant le jour et je finis cette lettre � Burgos o� je viens d'arriver. Ainsi, ma ch�re cousine, je ne vous en manderai rien aujourd'hui; mais je profiterai de la premi�re occasion pour vous donner de mes nouvelles. A Burgos, le 27 f�vrier 1679. QUATRI�ME LETTRE. Nous e�mes lieu de nous apercevoir, en arrivant � Burgos, que cette ville est plus froide que toutes celles par o� nous avions pass�; l'on dit aussi que l'on n'y ressent jamais ces grandes et excessives chaleurs qui tuent dans les autres endroits de l'Espagne. La ville est sur la pente de la montagne et s'�tend dans la plaine, jusqu'au bord de la rivi�re qui mouille le pied des murailles. Les rues sont fort �troites et in�gales; le ch�teau, qui n'est pas grand, mais assez fort, se voit sur le haut de la montagne; un peu plus bas est l'arc de triomphe de Fernando Gonzal�s, que les curieux trouvent extr�mement beau. Cette ville a �t� la premi�re reconquise sur les Maures, et les Rois d'Espagne y ont demeur� longtemps; c'est la capitale de la Vieille-Castille. Elle tient le premier rang dans les deux �tats des deux Castilles, bien que Tol�de le lui dispute. On y voit de beaux b�timents, et le palais des Velasco est un des plus magnifiques[28]. L'on trouve, dans tous les carrefours et dans les places publiques, des fontaines jaillissantes, avec des statues dont quelques-unes sont bien faites; mais ce qui est le plus beau, c'est l'�glise cath�drale; elle est tellement grande et vaste, que l'on y chante la messe en cinq chapelles diff�rentes sans s'interrompre les uns les autres; l'architecture en est si d�licate et d'un travail si exquis, qu'elle peut passer entre les b�timents gothiques pour un chef-d'oeuvre de l'art; cela est d'autant plus remarquable que l'on b�tit assez mal en Espagne: en quelques endroits c'est par pauvret�, et en quelques autres, manque de pierre et de chaux. On m'a dit qu'� Madrid m�me on y voyait des maisons de terre, et que les plus belles sont faites de briques li�es avec de la terre au lieu de chaux. Pour passer de la ville au faubourg de B�ga, on traverse trois ponts de pierre; la porte qui r�pond � celui de Santa-Maria est fort �lev�e, avec l'image de la Vierge au-dessus; ce faubourg contient la plus grande partie des couvents et des h�pitaux: on y en voit un fort grand fond� par Philippe II, pour recevoir les p�lerins qui vont � Saint-Jacques, et les garder un jour; l'abbaye de Mille-Flores, dont le b�timent est tr�s-magnifique, n'en est pas tr�s-�loign�e. On voit encore dans ce faubourg plusieurs jardins qui sont arros�s de fontaines et de ruisseaux d'eaux vives; la rivi�re leur sert de canal, et l'on trouve, dans un grand parc entour� de murailles, des promenoirs en tous temps. Je voulus voir le saint crucifix qui est au couvent des Augustins; il est plac� dans une chapelle du clo�tre assez grande et si sombre, qu'on ne l'aper�oit qu'� la lueur des lampes, qui sont sans cesse allum�es; il y en a plus de cent; les unes sont d'or et les autres d'argent, d'une grosseur si extraordinaire, qu'elles couvrent toute la vo�te de cette chapelle; il y a soixante chandeliers d'argent plus hauts que les plus grands hommes, et si lourds, qu'on ne les peut remuer � moins de se mettre deux ou trois ensemble. Ils sont rang�s � terre des deux c�t�s de l'autel; ceux qui sont dessus sont d'or massif. L'on voit, entre deux, des croix de m�me garnies de pierreries, et des couronnes qui sont suspendues sur l'autel, orn�es de diamants et de perles d'une beaut� parfaite. La chapelle est tapiss�e d'un drap d'or fort �pais; elle est si charg�e de raret�s et de voeux, qu'il s'en faut bien qu'il n'y ait assez de place pour les mettre tous; de sorte que l'on en garde une partie dans le tr�sor. Le saint crucifix est �lev� sur l'autel, � peu pr�s de grandeur naturelle; il est couvert de trois rideaux les uns sur les autres, tous brod�s de perles, et de pierreries: quand on les ouvre, ce que l'on ne fait qu'apr�s de tr�s-grandes c�r�monies, et pour des personnes distingu�es, l'on sonne plusieurs cloches; tout le monde est prostern� � genoux, et il faut demeurer d'accord que ce lieu et cette vue inspirent un tr�s-grand respect. Le crucifix est de sculpture et ne peut �tre mieux fait, sa carnation est tr�s-naturelle; il est couvert, depuis l'estomac jusqu'aux pieds, d'une toile fine fort pliss�e, qui fait comme une esp�ce de jupe; ce qui ne lui convient gu�re, du moins � mon sens. On tient que c'est Nicod�me qui l'a fait; mais ceux qui aiment toujours le merveilleux pr�tendent qu'il a �t� apport� du ciel miraculeusement. On m'a cont� que de certains religieux de cette ville le vol�rent autrefois et l'emport�rent, et qu'il fut retrouv� le lendemain dans sa chapelle ordinaire; qu'alors ces bons moines le remport�rent � force ouverte une autre fois, et qu'il revint encore. Quoi qu'il en soit, il fait plusieurs miracles, et c'est une des plus grandes d�votions de l'Espagne; les religieux disent qu'il sue tous les vendredis[29]. J'allais rentrer dans l'h�tellerie, lorsque nous v�mes le valet de chambre du chevalier de Cardone qui accourait de toute sa force apr�s nous. Il �tait bott�, et trois religieux le suivaient fort �chauff�s. Je fis dans ce moment un jugement fort t�m�raire, car je ne pus m'emp�cher de croire que c'est qu'il avait vol� quelque chose dans cette riche chapelle et qu'on l'avait pris sur le fait. Mais son ma�tre, qui �tait avec moi, lui ayant demand� ce qui le faisait aller si vite, il lui dit qu'il �tait entr� avec ses �perons dans la chapelle du Saint-Crucifix, qu'il y �tait demeur� le dernier, et que les religieux l'avaient enferm� pour lui faire donner de l'argent; qu'il s'�tait �chapp� de leurs mains apr�s en avoir re�u quelques gourmades, et qu'ils le poursuivaient encore, comme nous venions de voir. C'est la v�rit� que l'on n'y porte point d'�perons, ou que tout au moins il en co�te quelque chose. La ville n'est pas extr�mement grande; elle est orn�e d'une belle place, o� il y a de hauts piliers qui soutiennent de fort jolies maisons; l'on y fait souvent des courses de taureaux, car le peuple aime beaucoup cette sorte de divertissement. Il y a aussi un pont tr�s-bien b�ti, fort long et fort large. La rivi�re qui passe dessous arrose une prairie, au bord de laquelle on voit des all�es d'arbres qui forment un bocage tr�s-riant; le commerce autrefois y �tait consid�rable, mais il est bien diminu�. On y parle mieux castillan qu'en aucun autre lieu de l'Espagne, et les hommes y sont naturellement soldats; de mani�re que lorsque le Roi en a besoin, il en trouve l� de plus braves et en plus grand nombre qu'ailleurs. Apr�s le souper, on se mit au jeu � l'ordinaire; Don Sanche Sarmiento dit qu'il c�dait sa place � qui la voudrait, et qu'il lui semblait que c'�tait � lui de m'entretenir ce soir-l�. Je savais qu'il y avait tr�s-peu qu'il �tait de retour de Sicile. Je lui demandai s'il avait �t� un de ceux qui avaient aid� � ch�tier ce peuple rebelle. H�las! Madame, dit-il, le marquis de Las-Navas[30] suffisait pour les punir au del� de leur crime. J'�tais � Naples dans le dessein de passer en Flandre, o� j'ai des parents du m�me nom que moi. Le marquis de Los-Velez, Vice-Roi de Naples, m'engagea � quitter mon premier projet et � m'embarquer avec le marquis de Las-Navas, que le Roi envoyait Vice-Roi en Sicile. Nous f�mes voile sur deux b�timents de Majorque, et nous nous rend�mes � Messine, le 6 de janvier. Comme il n'avait point fait avertir de sa venue et que personne n'y �tait pr�par�, on n'eut pas le temps de le recevoir avec les honneurs que l'on rend d'ordinaire aux Vice-Rois; mais, en v�rit�, ses intentions �taient si contraires � ces pauvres gens, que son entr�e n'aurait �t� accompagn�e que de larmes. Il fut � peine arriv� qu'il fit mettre en prison deux jurats, nomm�s Vicenzo Zuffo et Don Diego; il �tablit deux Espagnols � leur place; il cassa rigoureusement l'Acad�mie des Chevaliers de l'�toile et commen�a d'ex�cuter les ordres que Don Vicenzo Gonzaga avait re�us depuis longtemps et qu'il avait �lud�s par bont� ou par faiblesse. Il fit publier aussit�t un r�glement par lequel le Roi changeait toute la forme du gouvernement de Messine, �tait � la ville les revenus dont elle jouissait, lui d�fendait de porter � l'avenir le titre glorieux d'_Exemplaire_, cassait le S�nat et mettait � la place des six jurats, six �lus, dont deux seraient Espagnols; que ces �lus ne pourraient plus � l'avenir aller en public avec leurs habits de magistrats; que les tambours et les trompettes ne marcheraient plus devant eux; qu'ils n'iraient pas ensemble dans un m�me carrosse � quatre chevaux, comme ils avaient accoutum�; qu'au lieu du _Stratico_, qui demeurait aboli, le Roi nommerait un gouverneur espagnol qu'il pourrait r�voquer � sa volont�; qu'ils ne seraient plus assis que sur un banc; qu'on ne les encenserait plus dans les �glises; qu'ils seraient habill�s � l'espagnole; qu'ils ne pourraient s'assembler pour les affaires publiques que dans une chambre du palais du vice-roi, et qu'ils n'auraient plus de juridiction sur le plat pays[31]. Chacun demeura constern�, comme si les carreaux de la foudre �taient tomb�s du ciel pour les �craser. Mais leur douleur augmenta bien le cinqui�me du m�me mois, lorsque le mestre de camp g�n�ral fit enlever tous les privil�ges en original, et jusqu'aux copies qu'il trouva dans le palais de la ville, et le bourreau br�la publiquement ces papiers. L'on arr�ta ensuite le prince de Condro: et la d�solation de sa famille, mais particuli�rement de la princesse �l�onore, sa soeur, avait quelque chose de si touchant, que l'on ne pouvait se d�fendre de m�ler ses larmes aux siennes. Cette jeune personne n'a pas encore dix-huit ans; sa beaut� et son esprit sont de ces miracles qui surprennent toujours. Don Sanche s'attendrit au souvenir de la princesse, et je connus ais�ment que la piti� n'avait pas toute seule part � ce qu'il m'en disait. Il continua, cependant, � me parler de Messine. Le Vice-Roi, ajouta-t-il, fit publier une ordonnance par laquelle il �tait enjoint � tous les bourgeois, sous peine de dix ans de prison et de cinq mille �cus d'amende, d'apporter leurs armes dans son palais. Il fit en m�me temps �ter la grosse cloche de l'h�tel de ville, qui servait � faire prendre les armes aux habitants, et, devant lui, on la brisa en mille morceaux. Il d�clara peu apr�s qu'il allait faire b�tir une citadelle qui contiendrait le quartier appel� _Terra-Nova_ jusqu'� la mer. On fondit par son ordre toutes les cloches de l'�glise cath�drale, pour faire la statue du Roi d'Espagne, et les enfants du prince de Condro furent arr�t�s. Mais leur crainte devint extr�me, lorsque le Vice-Roi fit couper la t�te � Don Vicenzo Zuffo, l'un des jurats. Cet exemple de s�v�rit� alarma tout le monde, et ce qui parut plus terrible, c'est que, dans les derniers troubles, quelques familles de Messinois s'�tant retir�es en plusieurs endroits, le marquis de Liche, ambassadeur d'Espagne � Rome, leur conseilla de bonne foi de retourner en leur pays; il les assura que tout y �tait calme et que l'amnistie g�n�rale y devait �tre d�j� publi�e; et pour leur faciliter le passage, il leur donna des passe-ports. Ces pauvres gens, qui n'avaient pas pris les armes et qui n'�taient pas du nombre des r�volt�s, ne se reprochaient rien et ne croyaient pas aussi qu'on d�t les traiter en coupables; ils se rendirent � Messine. Mais ils avaient � peine pris terre au port, que la joie de se revoir dans leur pays natal et au milieu de leurs amis, fut �trangement troubl�e lorsqu'on les arr�ta; et, sans aucun quartier, d�s le lendemain, le Vice-Roi les fit tous pendre, n'ayant point d'�gards ni pour l'�ge ni pour le sexe[32]. Il envoya renverser la grosse tour de Palerme; et les principaux bourgeois de cette ville ayant voulu s'opposer aux imp�ts excessifs que le marquis de Las-Navas venait de mettre sur le bl�, les soies et les autres marchandises, il les envoya aux gal�res, sans se laisser toucher par les larmes de leurs femmes et par le besoin que tant de malheureux enfants pouvaient avoir de leurs p�res[33]. Je vous avoue, continua Don Sanche, que mon caract�re est si oppos� aux rigueurs qu'on exerce chaque jour sur ce mis�rable peuple, qu'il me fut impossible de rester plus longtemps � Messine. Le marquis de Las-Navas voulait envoyer � Madrid pour informer le Roi de ce qu'il avait fait. Je le priai de me charger de cette commission; et, en effet, il me donna ses d�p�ches que j'ai rendues � Sa Majest�, et, en m�me temps, je parlai pour le comte de Condro. J'ose croire que mes offices ne lui seront pas tout � fait inutiles. Je suis persuad�e, lui dis-je, que �'a �t� le principal motif de votre voyage. Je ne suis pas p�n�trante, mais il me semble que vous prenez un tendre int�r�t dans les affaires de cette famille. Il est vrai, Madame, continua-t-il, que l'injustice que l'on fait � ce malheureux prince me touche sensiblement. S'il n'�tait pas fr�re de la princesse �l�onore, lui dis-je, peut-�tre que vous seriez plus tranquille sur ce qui le regarde; mais n'en parlons plus. Je remarque que ce souvenir vous afflige; veuillez plut�t m'apprendre quelque chose de ce qu'on trouve de plus remarquable dans votre pays. Ah! Madame, s'�cria-t-il, vous me voulez insulter, car je ne doute pas que vous sachiez que la Galice est si pauvre et d'une beaut� si m�diocre, qu'il n'y a pas lieu de la vanter; ce n'est pas que la ville de Saint-Jacques de Compostelle ne soit consid�rable; elle est capitale de la province, et il n'y en a gu�re, en Espagne, qui lui puisse �tre sup�rieure en grandeur ni en richesses. Son archev�ch� vaut soixante-dix mille �cus de rente, et le chapitre en a autant. Elle est situ�e dans une agr�able plaine entour�e de coteaux dont la hauteur est m�diocre, et il semble que la nature ne les a mis en ce lieu que pour garantir la ville des vents mortels qui viennent des autres montagnes. Il y a une universit�; on y voit de beaux palais, de grandes �glises, des places publiques, et un h�pital des plus consid�rables et des mieux servis de l'Europe. Il est compos� de deux cours, d'une grandeur extraordinaire, b�ties chacune de quatre c�t�s avec des fontaines au milieu; plusieurs chevaliers de Saint-Jacques demeurent dans cette ville; et la m�tropole, qui est d�di�e � ce saint, conserve son corps. Elle est extr�mement belle et prodigieusement riche. On pr�tend que l'on entend au tombeau de saint Jacques un cliquetis, comme si c'�tait des armes que l'on frapp�t les unes contre les autres, et ce bruit ne se fait que lorsque les Espagnols doivent souffrir quelque grande perte. Sa figure est repr�sent�e sur l'autel, et les p�lerins la baisent trois fois, et lui mettent leurs chapeaux sur la t�te, car cela est de la c�r�monie. Ils en font encore une autre assez singuli�re; ils montent au-dessus de l'�glise qui est couverte de grandes pierres plates; en ce lieu est une croix de fer o� les p�lerins attachent toujours quelques lambeaux de leurs habits[34]. Ils passent sous cette croix par un endroit si petit, qu'il faut qu'ils se glissent sur l'estomac contre le pav�, et ceux qui ne sont pas menus sont pr�ts � crever. Mais il y en a eu de si simples et de si superstitieux qu'ayant omis de le faire, ils sont revenus expr�s de quatre ou cinq cents lieues, car on voit l� des p�lerins de toutes les contr�es du monde. Il y a la chapelle de France dont on a beaucoup de soin. L'on assure que les Rois de France y font du bien de temps en temps. L'�glise qui est sous terre est plus belle que celle d'en haut. On y trouve des tombeaux superbes et des �pitaphes tr�s-anciennes qui exercent la curiosit� des voyageurs. Le palais archi�piscopal est grand, vaste, bien b�ti, et son antiquit� lui donne des beaut�s au lieu de lui en �ter. Un homme de ma connaissance, grand chercheur d'�tymologies, assurait que la ville de Compostelle se nommait ainsi, parce que saint Jacques devait souffrir le martyre dans le lieu o� il verrait para�tre une �toile � Campo-Stella. Il est vrai, reprit-il, que quelques gens le pr�tendent ainsi, mais le z�le et la cr�dulit� du peuple vont bien plus loin, et l'on montre � Padion, proche de Compostelle, une pierre creuse, et l'on pr�tend que c'�tait le petit bateau dans lequel saint Jacques arriva apr�s avoir pass� dedans tant de mers, o�, sans un continuel miracle, la pierre aurait bien d� aller au fond. Vous n'avez pas l'air d'y ajouter foi, lui dis-je. Il se prit � sourire, et, continuant son discours: Je ne puis m'emp�cher, dit-il, de vous faire la description de nos milices; on les assemble tous les ans au mois d'octobre, et tous les jeunes hommes, depuis l'�ge de quinze ans, sont oblig�s de se montrer; car s'il arrivait qu'un p�re ou qu'un parent cel�t son fils ou son cousin, et que ceux qui les assemblent le sussent, ils feraient condamner celui qui cache son enfant � demeurer toute sa vie en prison. L'on en a vu quelquefois des exemples; mais, � la v�rit�, ils ne sont pas fr�quents, et les paysans ont une si grande joie de se voir armer et de se voir traiter de _cavalleros_ et de _nobles soldados del Rey_, qu'ils ne voudraient pour rien perdre cette occasion. Il est rare que dans tout un r�giment il se trouve deux soldats qui aient plus d'une chemise; leurs habits sont d'une �toffe si �paisse, qu'il semble qu'elle soit faite avec de la ficelle. Leurs souliers sont de corde; les jambes nues; chacun porte quelques plumes de coq ou de paon � son petit chapeau, qui est retrouss� par derri�re avec une fraise de guenilles au cou; leur �p�e, bien souvent sans fourreau, ne tient qu'� une corde; le reste de leurs armes n'est gu�re en meilleur ordre, et, dans cet �quipage, ils vont gravement � Tuy o� est le rendez-vous g�n�ral, parce que c'est une place fronti�re au Portugal[35]. Il y en a trois de cette mani�re: celle-l�, Ciudad-Rodrigo et Badajoz; mais Tuy est la mieux gard�e, parce qu'elle est vis-�-vis de Valencia, place consid�rable du royaume de Portugal et que l'on a fortifi�e avec soin. Ces deux villes sont si proches, qu'elles peuvent se battre � coups de canon; et, si les Portugais n'ont rien oubli� pour mettre hors d'insulte Valencia, les Espagnols pr�tendent que Tuy n'est pas moins en �tat de se d�fendre. Elle est b�tie sur une montagne, dont la rivi�re de Minho mouille le pied, avec de bons remparts, de fortes murailles et beaucoup d'artillerie. C'est l�, dis-je, que nos Gallegos demandent � combattre les ennemis du Roi et qu'ils assurent, d'un air un peu fanfaron, qu'ils ne les craignent pas. Il en est peut-�tre quelque chose; car, dans la suite des temps, on en forme d'aussi bonnes troupes qu'il s'en puisse trouver dans toute l'Espagne. Cependant c'est un mal pour le royaume que l'on en prenne ainsi toute la jeunesse. Les terres, pour la plupart, y demeurent incultes, et, du c�t� de Saint-Jacques-de-Compostelle, il semble que ce soit un d�sert; de celui de l'Oc�an, le pays �tant meilleur et plus peupl�, il y a beaucoup de choses utiles � la vie et m�me agr�ables, comme des grenades, des oranges, des citrons, de plusieurs sortes de fruits, d'excellent poisson, et particuli�rement des sardines plus d�licates que celles qui viennent de Royan � Bordeaux. Une des choses, � mon gr�, les plus singuli�res de ce royaume, c'est la ville d'Orense, dont une partie jouit toujours des douceurs du printemps et des fruits de l'automne � cause d'une quantit� de sources d'eau bouillante qui �chauffent l'air par leurs exhalaisons, pendant que l'autre partie de cette m�me ville �prouve la rigueur des plus longs hivers, parce qu'elle est au pied d'une montagne tr�s-froide; ainsi, l'on y trouve, dans l'espace d'une seule saison, toutes celles qui composent le cours de l'ann�e. Vous ne me parlez point, interrompis-je, de cette merveilleuse fontaine appel�e Louzana. H�! qui vous en a parl� � vous-m�me, Madame, dit-il d'un air enjou�? Des personnes qui l'ont vue, ajoutai-je. On vous a donc appris, continua-t-il, que dans la haute montagne de Cebret, on trouve cette fontaine � la source du fleuve Lours, laquelle a son flux et son reflux comme la mer, bien qu'elle en soit �loign�e de vingt lieues; que plus les chaleurs sont grandes, plus elle jette d'eau, et que cette eau est quelquefois froide comme de la glace, et quelquefois aussi chaude que si elle bouillait, sans que l'on en puisse all�guer aucune cause naturelle. Vous m'en apprenez des particularit�s que j'ignorais, lui dis-je, et c'est me faire un grand plaisir, car j'ai assez de curiosit� pour les choses qui ne sont pas communes. Je voudrais, reprit-il, qu'il f�t moins tard, je vous rendrais compte de plusieurs raret�s qui sont en Espagne et que vous seriez bien aise, peut-�tre, de savoir. Je vous en tiens quitte pour ce soir, lui dis-je, mais j'esp�re qu'avant que nous soyons arriv�s � Madrid nous trouverons le temps d'en parler. Il me le promit fort honn�tement, et le jour �tant fini, nous nous d�mes adieu. Quand je voulus me coucher, l'on me conduisit dans une galerie pleine de lits comme on les voit dans les h�pitaux. Je dis que cela �tait ridicule et que, n'en ayant besoin que de quatre, il n'�tait pas n�cessaire de m'en donner trente et de me mettre dans une halle o� j'allais geler. On me r�pondit que c'�tait le lieu le plus propre de la maison, et il fallut en passer par l�. Je fis dresser mon lit, mais j'�tais � peine couch�e que l'on frappa doucement � ma porte. Mes femmes l'ouvrirent et demeur�rent bien surprises de voir le ma�tre et la ma�tresse suivis d'une douzaine de mis�rables si d�shabill�s qu'ils �taient presque nus. J'ouvris mon rideau au bruit qu'ils faisaient, et j'ouvris encore plus les yeux � la vue de cette noble compagnie. La ma�tresse s'approcha de moi et me dit que c'�taient d'honn�tes voyageurs qui allaient coucher dans les lits qui �taient de reste. Comment! coucher ici! lui dis-je; je crois que vous perdez l'esprit? Je le perdrais, en effet, dit-elle, si je laissais tant de lits inutiles. Il faut, Madame, que vous les payiez ou que ces Messieurs y demeurent. Je ne puis vous exprimer ma col�re; je fus tent�e d'envoyer qu�rir Don Fernand et mes chevaliers, qui les auraient plut�t fait passer par les fen�tres que par la porte. Mais, au fond, cela aurait �t� un beau sujet de vacarme pour une douzaine de m�chants grabats. Je m'apaisai donc et je tombai d'accord de payer vingt sols pour chacun de ces lits. Ils ne sont gu�re plus chers � Fontainebleau quand la cour y est. Ces illustres Espagnols, ou, pour parler plus juste, ces marauds, qui avaient eu l'insolence d'entrer dans cette galerie, se retir�rent aussit�t, apr�s m'avoir fait beaucoup de r�v�rences. Le lendemain, je pensai p�mer de rire, bien que ce f�t � mes d�pens, quand je connus l'habilet� de mes h�tes pour me ruiner; car vous saurez, en premier lieu, que ces pr�tendus voyageurs �taient leurs voisins et qu'ils sont accoutum�s � ce man�ge lorsqu'ils voient des �trangers; mais quand je voulus compter les lits pour les payer, on les roula tous au milieu de la galerie, et l'on commen�a de tirer des ais qui �taient le long de la muraille et qui cachaient de certains trous pleins de paille qui auraient pu servir � coucher des chiens; je les payai pourtant aussi chacun vingt sols. Quatre pistoles termin�rent notre petite dispute. Je n'eus pas la force de m'en f�cher, tant je trouvai la chose singuli�re. Je ne vous raconterais pas ce petit incident, sans qu'il p�t servir � vous faire conna�tre le caract�re de cette nation. Nous ne part�mes de Burgos que bien tard. Le temps �tait si mauvais, et il �tait tomb� pendant la nuit une si grande abondance de pluie, que j'attendis le plus longtemps que je pus, esp�rant toujours qu'elle cesserait. Enfin je me d�terminai, et je montai dans ma liti�re. Je n'�tais pas encore �loign�e de la ville, que je me repentais d�j� d'en �tre partie. On ne voyait aucun chemin, particuli�rement celui d'une grande montagne fort haute et fort roide, par laquelle il fallait de n�cessit� passer. Un de nos muletiers qui allait devant prit trop sur le penchant de cette montagne, et il tomba avec son mulet dans une esp�ce de pr�cipice o� il se cassa la t�te et se d�mit le bras. Comme c'�tait le fameux Philippe, de Saint-S�bastien, lequel est plus intelligent que tous les autres, et qui conduit d'ordinaire les personnes de qualit� � Madrid, il s'attira une compassion g�n�rale, et nous demeur�mes tr�s-longtemps � le tirer du tr�s-haut endroit o� il �tait tomb�; Don Fernand de Tol�de eut la charit� de lui donner sa liti�re. La nuit vint promptement, et nous nous en serions consol�s si nous eussions pu revenir � Burgos, mais il �tait impossible; les chemins n'�taient pas moins couverts de neige de ce c�t�-l� que de tous les autres. Ainsi nous nous arr�t�mes � Madrigalesco, qui n'a pas douze maisons, et je puis dire que nous y f�mes assi�g�s sans avoir des ennemis. Cette aventure ne laissa pas de nous donner quelque inqui�tude, bien que nous eussions apport� des provisions pour plusieurs jours. La plus consid�rable maison du village �tait � demi d�couverte, et il y avait peu que j'y �tais log�e lorsqu'un v�n�rable vieillard me demanda de la part d'une dame qui venait d'arriver. Il me fit un compliment et me dit qu'elle avait appris que c'�tait le seul lieu o� l'on pouvait �tre moins incommod�; qu'ainsi elle me priait de lui permettre qu'elle s'y retir�t avec moi. Il ajouta, que c'�tait une personne de qualit� d'Andalousie; qu'elle �tait veuve depuis peu, et qu'il avait l'honneur d'�tre � elle. Un de nos chevaliers nomm� Don Est�ve de Carvajal, qui est du m�me pays, ne manqua pas de demander son nom au vieux gentilhomme, qui lui dit que c'�tait la marquise de Los-Rios[36]. A ce nom, il se tourna vers moi et m'en parla comme d'une personne dont le m�rite et la naissance �taient �galement distingu�s; j'acceptai avec plaisir cette bonne compagnie. Elle vint aussit�t dans sa liti�re, dont elle n'�tait pas descendue, parce qu'elle n'avait trouv� aucune maison o� l'on p�t la recevoir. Son habit me parut fort singulier. Il fallait �tre aussi belle qu'elle �tait pour y conserver des charmes. Elle avait une coiffe d'une �toffe noire, la jupe de m�me, et par-dessus une mani�re de surplis de toile de batiste qui lui descendait plus bas que les genoux; les manches �taient longues, serr�es au bras, et tombaient jusque sur les mains. Ce surplis s'attachait sur le corps, et comme il n'�tait pas pliss� par devant, il semblait que c'�tait une bavette. Elle portait sur sa t�te un morceau de mousseline qui lui entourait le visage, et l'on aurait cru que c'�tait une guimpe de religieuse, sauf qu'il �tait trop chiffonn� et trop clair. Il couvrait sa gorge et descendait plus bas que le bord du corps de jupe. Il ne lui paraissait aucuns cheveux, ils �taient tous cach�s sous cette mousseline. Elle portait une grande mante de taffetas noir, qui la couvrait jusqu'aux pieds; et, par-dessus cette mante, elle avait un chapeau dont les bords �taient fort larges, attach� sous le menton avec des rubans de soie. On me dit qu'elles ne portent ce chapeau que lorsqu'elles sont en voyage. Tel est l'habit des veuves et des due�as, habit qui n'est pas supportable � mes yeux; et si l'on rencontrait la nuit une femme v�tue ainsi, je suis persuad�e que l'on pourrait en avoir peur, sans �tre trop poltron. Cependant il faut avouer que cette jeune dame �tait d'une beaut� admirable avec ce vilain deuil. On ne le quitte jamais, � moins que l'on ne se remarie, et par toutes les choses qu'il faut que les veuves observent en ce pays-ci, on les contraint de pleurer la mort d'un �poux qu'elles n'ont quelquefois gu�re aim� vivant[37]. J'ai appris qu'elles passent la premi�re ann�e de leur deuil dans une chambre toute tendue de noir, o� l'on ne voit pas un seul rayon de soleil; elles sont assises les jambes en croix sur un petit matelas de toile de Hollande. Quand cette ann�e est finie, elles se retirent dans une chambre tendue de gris. Elles ne peuvent avoir ni tableaux, ni miroirs, ni cabinets, ni belles tables, ni aucuns meubles d'argent. Elles n'osent porter de pierreries, et moins encore de couleurs. Quelque modestes qu'elles soient, il faut qu'elles vivent si retir�es, qu'il semble que leur �me est d�j� dans l'autre monde. Cette grande contrainte est cause que plusieurs dames qui sont tr�s-riches, et particuli�rement en beaux meubles, se remarient pour avoir le plaisir de s'en servir. Apr�s les premiers compliments, je m'informai de la belle veuve o� elle allait; elle me dit qu'il y avait longtemps qu'elle n'avait vu une amie de sa m�re qui �tait religieuse � Las Huelgas de Burgos, qui est une abbaye c�l�bre o� il y a cent cinquante religieuses, la plupart filles de princes, de ducs et de titulados[38]. Elle ajouta que l'abbesse est dame de quatorze grosses villes, et de plus de cinquante autres places o� elle �tablit des gouvernements et des magistrats; qu'elle est sup�rieure de dix-sept couvents, conf�re plusieurs b�n�fices et dispose de douze commanderies, en faveur de qui il lui pla�t. Elle me dit qu'elle avait dessein de passer quelque temps dans un monast�re. Pourrez-vous, Madame, lui dis-je, vous accoutumer � une vie aussi retir�e que l'est celle d'un couvent? Il ne me sera pas difficile, dit-elle, je crois m�me que je voyais moins de monde chez moi que je n'en verrai l�; et en effet, except� la cl�ture, ces religieuses ont beaucoup de libert�. Ce sont d'ordinaire les plus belles filles d'une maison qu'on y met. Ces pauvres enfants y entrent si jeunes, qu'elles ne connaissent, ni ce qu'on leur fait quitter, ni ce qu'on leur fait prendre d�s l'�ge de six � sept ans, et m�me plus t�t. On leur fait faire des voeux: bien souvent c'est le p�re ou la m�re, ou quelque proche parente, qui les prononcent pour elles, pendant que la petite victime s'amuse avec des confitures et se laisse habiller comme on veut. Le march� tient n�anmoins, il ne faut pas songer � s'en d�dire: mais � cela pr�s, elles ont tout ce qu'elles peuvent souhaiter dans leur condition. Il y en a, � Madrid, que l'on appelle les Dames de Saint-Jacques. Ce sont proprement des chanoinesses qui font leurs preuves comme les chevaliers de cet ordre. Elles portent, comme eux, une �p�e faite en forme de croix, brod�e de soie cramoisie; elles en ont sur leurs scapulaires et sur leurs grands manteaux qui sont blancs. La maison de ces Dames est magnifique; toutes celles qui les vont voir y entrent sans difficult�. Leurs appartements sont tr�s-beaux; elles ne sont pas moins bien meubl�es qu'elles le seraient dans le monde. Elles jouissent de tr�s-grosses pensions, et chacune d'elles a trois ou quatre femmes pour la servir. Il est vrai qu'elles ne sortent jamais, et ne voient leurs plus proches parents qu'au travers de plusieurs grilles. Cela ne plairait peut-�tre pas dans un autre pays, mais en Espagne on y est accoutum�[39]. Il y a m�me des couvents o� les religieuses voient plus de cavaliers que les femmes qui sont dans le monde. Elles ne sont aussi gu�re moins galantes. L'on ne peut avoir plus d'esprit et de d�licatesse qu'elles en ont: et comme je vous l'ai dit, Madame, la beaut� y r�gne plus qu'ailleurs; mais il faut convenir qu'il s'en trouve parmi elles qui ressentent bien vivement d'avoir �t� sacrifi�es de si bonne heure. Elles regardent les plaisirs qu'elles n'ont jamais go�t�s comme les seuls qui peuvent faire le bonheur de la vie. Elles passent la leur dans un �tat digne de piti�, disant toujours qu'elles ne sont l� que par force, et que les voeux qu'on leur fait prononcer � cinq ou six ans, doivent �tre regard�s comme des jeux d'enfants. Madame, lui dis-je, il aurait �t� grand dommage que vos proches vous eussent destin�e � vivre ainsi; et l'on peut juger, en vous voyant, que toutes les belles Espagnoles ne sont pas religieuses. H�las! Madame, dit-elle, en poussant un soupir, je ne sais ce que je voudrais �tre. Il semble que j'aie l'esprit fort mal tourn� de n'�tre pas contente de ma fortune; mais on a quelquefois des peines que toute la raison ne saurait surmonter. En achevant ces mots, elle attacha ses yeux contre terre, et elle s'abandonna tout � coup � une si profonde r�verie, qu'il me fut ais� de juger qu'elle avait de grands sujets de d�plaisir; quelque curiosit� que j'eusse de les apprendre; il y avait si peu que nous �tions ensemble, que je n'osai la prier de me donner ce t�moignage de sa confiance, et, pour la tirer de la m�lancolie o� elle �tait, je la priai de me dire des nouvelles de la cour d'Espagne, puisqu'elle venait de Madrid. Elle fit effort sur elle-m�me pour se remettre un peu; elle nous dit que l'on avait fait de grandes illuminations et beaucoup de r�jouissances � la f�te de la Reine m�re; que le Roi avait envoy� un des gentilshommes de sa chambre � Tol�de pour lui faire des compliments de sa part; mais que ces belles apparences n'avaient pas emp�ch� que le marquis de Mancera, majordome de la Reine, n'e�t re�u ordre de se retirer � vingt lieues de la cour, ce qui avait fort chagrin� cette princesse. Elle nous apprit que la flotte qui portait des troupes en Galice avait malheureusement p�ri sur les c�tes du Portugal; que la petite duchesse de Terra-Nova devait �pouser Don Nicolo de Pignatelli, prince de Monteleon, son oncle[40]; que le marquis de Leganez avait refus� la vice-royaut� de Sardaigne, parce qu'il �tait amoureux d'une belle personne qu'il ne pouvait se r�soudre � quitter; que Don Carlos Omode�, marquis d'Almonazid, �tait malade � l'extr�mit�, de d�sespoir de ce qu'on lui refusait le traitement de grand d'Espagne qu'il pr�tend, pour avoir �pous� l'h�riti�re de la maison et du grandat de Castel-Rodrigue[41]; et que, ce qui l'affligeait le plus sensiblement, c'est que Don Aniel de Gusman, premier mari de cette dame, avait joui de cet honneur, de mani�re qu'il regardait les difficult�s que l'on faisait comme attach�es � sa personne, et que c'�tait un nouveau sujet de chagrin pour lui. En v�rit�, Madame, lui dis-je, il m'est difficile de comprendre comme un homme de coeur peut s'abattre si fortement pour des choses de cette nature; tout ce qui n'attaque ni l'homme ni la r�putation ne doit point �tre mortel. L'on n'a pas une ambition si r�gl�e en Espagne, reprit la belle veuve en souriant; et, comme vous voyez, Madame, en voil� une preuve. Don Fr�d�ric de Cardone, qui s'int�ressait beaucoup pour le duc de Medina-Celi, lui en demanda des nouvelles. Le Roi, lui dit-elle, vient de le faire pr�sident du Conseil des Indes. La Reine m�re a �crit au Roi, sur le bruit qui court qu'il se veut marier, qu'elle est surprise que les choses soient d�j� aussi avou�es qu'elles le sont, et qu'il ne lui en ait point fait part. Elle ajoute, dans sa lettre, qu'elle lui conseillait, en attendant que tout f�t pr�t pour cette c�r�monie, d'aller faire un voyage en Catalogne et en Aragon: Don Juan d'Autriche en comprend assez la n�cessit�, et il presse le Roi de partir pour contenter les peuples d'Aragon, en leur promettant, par serment, selon la coutume des nouveaux Rois, de leur conserver leurs anciens privil�ges. Est-ce, Madame, lui dis-je en l'interrompant, que les Aragonais ont d'autres privil�ges que les Castillans? Oui, reprit-elle, ils en ont d'assez particuliers; et comme vous �tes �trang�re, je crois que vous serez bien aise que je vous en informe. Voici ce que j'en ai appris. La fille du comte Julien, nomm�e Cava, �tait une des plus belles personnes du monde. Le roi Don Rodrigue prit une passion si violente pour elle, que son amour n'ayant plus de bornes, son emportement n'en eut point aussi. Le p�re, qui �tait alors en Afrique, inform� de l'outrage fait � sa fille, qui ne respirait que vengeance, traita avec les Maures, et leur fournit les moyens d'entrer dans l'Espagne (cela arriva en 1214, apr�s la bataille donn�e le jour de Saint-Martin, o� Don Rodrigue perdit la vie; d'autres disent qu'il s'enfuit en Portugal, et qu'il y mourut dans une ville appel�e Viscii)[42], et d'y faire, pendant le cours de plusieurs si�cles, tous les d�sordres dont l'histoire parle amplement. Les Aragonais furent les premiers qui secou�rent le joug de ces barbares, et ne trouvant plus parmi eux aucun prince de la race des Rois goths, ils convinrent d'en �lire un, et jet�rent les yeux sur un seigneur du pays, appel� Garci Ximen�s. Mais, comme ils �taient les ma�tres de lui imposer des lois, et qu'il se trouvait encore trop heureux de leur commander sous quelque condition qu'ils voulussent lui ob�ir, ces peuples donn�rent des bornes bien �troites � son pouvoir. Ils convinrent entre eux qu'aussit�t que le monarque d�rogerait � quelques-unes des lois, il perdrait absolument son pouvoir, et qu'ils seraient en droit d'en choisir un autre, quand bien m�me il serait pa�en; et pour l'emp�cher de violer leurs privil�ges et les d�fendre contre lui au p�ril de la vie, ils �tablirent un magistrat souverain qu'ils nomm�rent le Justicia, lequel devait �tre commis pour veiller � la conduite du Roi, des juges et du peuple; mais, la puissance d'un souverain �tant propre � intimider un simple particulier, ils voulurent, pour affermir le Justicia dans ses fonctions, qu'il ne put �tre condamn� ni en sa personne, ni en ses biens, que par une assembl�e compl�te des �tats qu'on nomme les Cort�s. Ils ajout�rent encore que, si le Roi oppressait quelqu'un de ses sujets, les grands et les notables du royaume pourraient s'assembler pour emp�cher qu'on ne lui pay�t rien de ses domaines, jusqu'� ce que l'innocent f�t justifi�, ou qu'il f�t rentr� dans son bien. Le Justicia devait tenir la main � toutes ces choses; et pour faire sentir de bonne heure � Garci Ximen�s le pouvoir que cet homme avait sur lui, ils l'�lev�rent sur une esp�ce de tr�ne et voulurent que le Roi, ayant la t�te nue, se m�t � genoux devant lui, pour faire serment, entre ses mains, de garder leurs privil�ges. Cette c�r�monie achev�e, ils le reconnurent pour leur souverain, mais d'une mani�re aussi bizarre que peu respectueuse; car au lieu de lui promettre fid�lit� et ob�issance, ils lui dirent: Nous qui valons autant que vous, nous vous faisons notre Roi et Seigneur, � condition que vous garderez nos privil�ges et franchises, autrement nous ne vous reconnaissons point[43]. Le Roi Don Pedro, dans la suite du temps, �tant parvenu � la couronne, trouva que cette coutume �tait indigne de la grandeur royale, et elle lui d�plut � tel point que par son autorit�, par ses pri�res et par les offres qu'il fit d'accorder plusieurs beaux privil�ges au royaume, il obtint que celui-l� serait aboli dans l'assembl�e des �tats. L'on en passa le consentement g�n�ral, que l'on �crivit, et qui lui fut pr�sent�. Aussit�t qu'il eut le parchemin, il tira son poignard et se per�a la main, disant qu'il �tait bien juste qu'une loi qui donnait aux sujets la libert� d'�lire leur souverain s'effa��t avec le sang du souverain. On voit encore aujourd'hui sa statue dans la salle de la D�putation de Saragosse. Il tient le poignard d'une main, le privil�ge de l'autre[44]. Les derniers Rois n'en ont pas �t� si religieux observateurs que les premiers. Mais il y a une loi qui subsiste encore, et qui est fort singuli�re; c'est la loi de la manifestation: elle porte que, si un Aragonais a �t� mal jug�, en consignant cinq cents �cus, il ne peut faire sa plainte devant le Justicia, lequel est oblig�, apr�s une exacte perquisition, de faire punir celui qui n'a pas jug� �quitablement; et, s'il manque, l'oppress� a recours aux �tats du royaume, qui s'assemblent et nomment neuf personnes de leurs corps, c'est-�-dire des grands, des eccl�siastiques, de la petite noblesse, et des communaut�s. On en prend trois du premier corps et deux de chacun des autres: mais il est � remarquer qu'ils choisissent les plus ignorants pour juger les plus habiles de la robe, soit pour leur faire plus de honte de leur faute, ou, comme ils le disent, que la justice doit �tre si claire, que les paysans m�mes, et ceux qui en savent le moins, puissent la conna�tre sans le secours de l'�loquence. On assure aussi que les juges tremblent quand ils prononcent un arr�t, craignant que ce n'en soit un pour eux-m�mes, pour la perte de leur vie ou de leurs biens, s'ils y commettent la moindre erreur, soit par malice ou par inapplication. H�las! que si cette coutume �tait �tablie partout, on verrait de changements avantageux! Cependant, ce qui n'est pas moins singulier, c'est que la justice demeure toujours souveraine, et, bien que l'on punisse rigoureusement le mauvais juge de son arr�t, il ne laisse pas de subsister dans toute sa force et d'�tre ex�cut�. S'il s'agit de la mort d'un malheureux, malgr� son innocence reconnue, on le fait mourir; les juges sont ex�cut�s � ses yeux. Voil� une faible consolation. Si le juge accus� a bien fait sa charge, celui qui s'en �tait plaint laisse les cinq cents �cus qu'il avait consign�s: mais, d�t-il perdre cent mille livres de rente par l'arr�t dont il se plaint, l'arr�t, dis-je, demeure pour bon, et l'on ne condamne le juge qu'� lui payer cinq cents �cus; le reste du bien de ce juge est confisqu� au profit du Roi, ce qui est, � mon avis, une autre injustice; car, enfin, l'on devrait avant toutes choses r�compenser celui qui perd par un m�chant arr�t. Ces m�mes peuples ont la coutume de distinguer par le supplice le crime qu'on a commis. Par exemple, un cavalier qui en a tu� un autre en duel (car il est d�fendu de s'y battre), on lui tranche la t�te par devant, et celui qui a assassin�, on la lui tranche par derri�re; c'est pour faire conna�tre celui qui s'est conduit en galant homme ou en tra�tre[45]. Elle ajouta qu'� parler en g�n�ral des Aragonais, ils avaient un orgueil naturel qu'il �tait difficile de r�primer; mais aussi que, pour leur rendre justice, on devait convenir qu'il se trouvait parmi eux une �l�vation d'esprit, un bon go�t et des sentiments si nobles, qu'ils se distinguaient avec avantage de tous les autres sujets du Roi d'Espagne; qu'ils n'avaient jamais manqu� de grands hommes, depuis leur premier Roi jusqu'� Ferdinand, et qu'ils en comptaient un nombre si surprenant, qu'il paraissait y entrer beaucoup d'exag�ration; qu'il �tait vrai cependant qu'ils s'�taient rendus fort recommandables par leur valeur et par leur esprit. Qu'au reste, leur terrain �tait si peu fertile, qu'except� quelques vall�es qu'on arrosait avec des canaux, dont l'eau venait de l'�bre, le reste �tait si sec et si sablonneux, que l'on n'y trouvait que de la bruy�re et des rochers; que la ville de Saragosse �tait grande, les maisons plus belles qu'� Madrid, les places publiques orn�es d'arcades; que la rue Sainte, o� l'on faisait le cours, �tait si longue et si large, qu'elle pouvait passer pour une grande et vaste place; que l'on y voyait les palais de plusieurs seigneurs; que celui de Castelmorato �tait un des plus agr�ables; que la vo�te de l'�glise de Saint-Fran�ois surprenait tout le monde, parce qu'�tant d'une largeur extraordinaire, elle n'est soutenue d'aucun pilier; que la ville n'�tait pas forte, mais que les habitants en �taient si braves, qu'ils suffisaient pour la d�fendre; qu'elle n'a point de fontaine, et que c'est un de ses plus grands d�fauts; que l'�bre n'y portait point de bateaux, � cause que cette rivi�re est remplie de rochers tr�s-dangereux: qu'au reste, l'archev�ch� valait soixante mille �cus de rente; que la vice-royaut� n'�tait d'aucun revenu, et que c'�tait un poste fort honorable, o� il ne fallait que de grands seigneurs en �tat de faire de la d�pense pour soutenir leur rang, et pour soumettre des peuples qui �taient naturellement fiers et imp�rieux, point affables aux �trangers, et si peu pr�venants, qu'ils aimeraient mieux rester seuls toute leur vie dans leurs maisons, que de faire les premi�res d�marches pour s'attirer quelque connaissance nouvelle; qu'il y avait une s�v�re Inquisition dont le b�timent �tait magnifique, et un parlement tr�s-rigide; que cela n'emp�che pas qu'il ne sorte de ce royaume des compagnies de voleurs, appel�s _bandoleros_[46], qui se r�pandent par toute l'Espagne et qui font peu de quartier aux voyageurs; qu'ils enl�vent quelquefois des filles de qualit�, qu'ils mettent ensuite � ran�on, pour que leurs parents les rach�tent; mais que, lorsqu'elles sont belles, ils les gardent, et que c'est le plus grand malheur qui puisse leur arriver, parce qu'elles passent leur vie avec les plus m�chantes gens du monde, qui les retiennent dans des cavernes effroyables, ou qui les m�nent � cheval avec eux; qu'ils en ont une jalousie si furieuse, qu'un de leurs capitaines, ayant �t� attaqu� depuis peu par des soldats que l'on avait envoy�s dans les montagnes pour les prendre, �tant bless� � mort, et ayant avec lui sa ma�tresse, qui �tait de la maison du marquis de Camaraza, grand d'Espagne; lorsqu'elle le vit si mal, elle ne songea qu'� profiter de ce moment pour se sauver; mais que, s'en �tant aper�u, tout mourant qu'il �tait, il l'arr�ta par les cheveux et lui plongea son poignard dans le sein, ne voulant pas, disait-il, qu'un autre poss�d�t un bien qui lui avait �t� si cher: c'est ce qu'il avoua lui-m�me aux soldats qui le trouv�rent et qui virent ce triste spectacle. La belle marquise de Los-Rios se tut en cet endroit, et je la remerciai autant que je devais, de la bont� qu'elle avait eue de m'apprendre des choses si curieuses, et que j'aurais peut-�tre ignor�es toute ma vie sans elle. �Je ne pensais pas, Madame, me dit-elle, que vous me dussiez des remerc�ments, et je craignais bien plut�t d'avoir m�rit� des reproches pour une conversation si longue et si ennuyeuse; mais c'est un d�faut dans lequel on tombe, m�me sans s'en apercevoir, lorsqu'on raconte quelque �v�nement extraordinaire.� Je ne voulus point souffrir qu'elle me quitt�t pour manger ailleurs, et je l'obligeai de coucher avec moi, parce qu'elle n'avait pas son lit. Un proc�d� si franc et si honn�te l'engagea de me vouloir du bien. Elle m'en assura en des termes si tendres, que je n'en pus douter; car je dois vous dire que les Espagnoles sont plus caressantes que nous, et qu'elles ont, pour ce qu'il leur pla�t, des mani�res bien plus touchantes et bien plus d�licates que les n�tres. �Enfin, je ne puis m'emp�cher de lui dire que si elle avait pour moi l'amiti� dont elle me flattait, elle aurait aussi la complaisance de m'informer de ce qui lui faisait de la peine, que je l'avais entendue soupirer la nuit; qu'elle �tait r�veuse et m�lancolique, et que si elle pouvait trouver quelque soulagement � partager ses chagrins avec moi, je m'offrais de lui servir de fid�le amie. Elle m'embrassa d'un air fort tendre, et me dit, que sans diff�rer d'un moment, elle allait satisfaire ma curiosit�; c'est ce qu'elle fit en ces termes: �Puisque vous me voulez conna�tre, Madame, il faut que, sans rien vous d�guiser, je vous avoue toutes mes faiblesses, et que par ma sinc�rit� je m�rite une curiosit� aussi obligeante qu'est la v�tre. �Je ne suis pas d'une naissance qui me distingue dans le monde; mon p�re se nommait Davila, il n'�tait que banquier; mais il �tait estim� et il avait du bien. Nous sommes de S�ville, capitale de l'Andalousie, et nous y avons toujours demeur�. Ma m�re savait le monde, elle voyait beaucoup de personnes de qualit�, et, comme elle n'avait que moi d'enfant, elle m'�levait avec de grands soins; on trouvait que j'y r�pondais assez, et j'avais le bonheur que l'on ne me voyait gu�re sans me vouloir du bien. �Nous avions deux voisins qui venaient fort souvent dans notre maison; ils �taient agr�ablement re�us de mon p�re et de ma m�re. Leur condition n'avait aucun rapport: l'un �tait le marquis de Los-Rios, homme riche et de grande naissance, il �tait veuf et d'un �ge avanc�; l'autre �tait le fils d'un gros marchand qui trafiquait aux Indes; il �tait jeune et bien fait; il avait de l'esprit, et toutes ses mani�res le distinguaient avantageusement. Il s'appelait Mendez. Il ne fut pas longtemps sans s'attacher � moi avec une si forte passion, qu'il n'y avait rien qu'il ne f�t pour me plaire et pour m'engager � quelque retour. �Il se trouvait dans tous les endroits o� j'allais; il passait des nuits enti�res sous mes fen�tres, pour y chanter des paroles qu'il avait compos�es pour moi, qu'il accompagnait fort bien de sa harpe, ou pour m'y donner des concerts; en un mot, il ne n�gligeait rien de tout ce qui pouvait me faire conna�tre sa passion. �Mais voyant que ses empressements n'avaient pas tout l'effet qu'il en attendait, et ayant pass� un assez long temps de cette mani�re, sans oser me parler de sa tendresse, il r�solut enfin de profiter de la premi�re occasion qu'il pourrait rencontrer pour m'en entretenir. �Je l'�vitais depuis une conversation que j'avais eue avec une de mes amies, qui avait bien plus d'exp�rience et d'usage du monde que moi. J'avais senti que la pr�sence de Mendez me donnait de la joie, que mon coeur avait une �motion pour lui qu'il n'avait point pour les autres; que lorsque ses affaires ou nos visites l'emp�chaient de me voir, j'�tais inqui�te, et comme j'aimais cette belle fille tendrement et que je lui �tais ch�re, elle avait remarqu� que j'�tais moins gaie qu'� l'ordinaire, et que mes yeux quelquefois s'attachaient avec attention sur Mendez. Un jour qu'elle m'en faisait la guerre, je lui dis avec une na�vet� assez agr�able: �Ne me refusez pas, ma ch�re Henriette, de me d�finir les sentiments que j'ai pour Mendez. Je ne sais encore si je dois les craindre et si je ne dois point m'en d�fendre; mais je sens bien que j'y aurais beaucoup de peine, et qu'ils me font du plaisir.� Elle se prit � rire, elle m'embrassa et me dit: �Ma ch�re enfant, n'en doutez point, vous aimez.--J'aime, m'�criai-je avec effroi. Ah! vous me trompez, je ne veux point aimer, je ne veux point aimer.--Cela ne d�pend pas toujours de nous, continua-t-elle d'un air plus s�rieux, notre �toile en d�cide avant notre coeur; mais au fond, qu'est-ce qui vous �pouvante si fort? Mendez est d'une condition proportionn�e � la v�tre, il a du m�rite, il est bien fait, et si ses affaires continuent d'avoir un succ�s aussi favorable qu'elles ont eu jusqu'� pr�sent, vous pouvez esp�rer d'�tre heureuse avec lui.--Et qui m'a dit, repris-je en l'interrompant, qu'il sera heureux avec moi, et m�me qu'il y pense?--Oh! je vous en r�ponds, me dit-elle; tout ce qu'il fait a ses vues, et l'on ne passe pas les nuits sous les fen�tres et les jours � suivre une personne indiff�rente.� �Apr�s quelque autre discours de cette nature, elle me quitta, et je fis dessein, malgr� la r�pugnance que j'y sentais, de ne plus donner lieu � Mendez de me parler en particulier. �Mais un soir que je me promenais dans le jardin, il vint m'y trouver. Je fus embarrass�e, de me voir seule avec lui, et il eut lieu de le remarquer sur mon visage et � la mani�re dont je le recevais. Cela ne put le d�tourner du dessein qu'il avait fait de m'entretenir. �Que je suis heureux, belle Marianne, me dit-il, de vous trouver seule: mais que dis-je, heureux! Peut-�tre que je me trompe, et que je dois craindre que vous ne vouliez pas apprendre un secret que je veux vous confier.--Je suis encore si jeune, lui dis-je en rougissant, que je ne vous conseille pas de me rien dire, � moins que vous ne vouliez que j'en fasse part � mes amis.--H� quoi! continua-t il, si je vous avais dit que je vous adore, que tout mon repos d�pend des dispositions que vous avez pour moi; que je ne saurais plus vivre sans quelque certitude que je pourrai vous plaire un jour, le diriez-vous � vos amies?--Non, lui dis-je avec beaucoup d'embarras, je regarderais cette confidence comme une raillerie, et ne voulant pas la croire, je ne voudrais pas hasarder de la laisser croire � d'autres.� �L'on nous interrompit comme j'achevais ces mots; il me parut qu'il n'�tait gu�re content de ce que je lui avais r�pondu, et, peu de temps apr�s, il trouva l'occasion de m'en faire des reproches. �Je ne pus les soutenir, et j'�coutai favorablement le penchant que j'avais pour lui; tout avait � mon gr� une gr�ce particuli�re dans sa bouche, et il n'eut gu�re de peine � me persuader qu'il m'aimait plus que toutes les choses du monde. �Cependant le marquis de Los-Rios me trouvait si bien �lev�e, et toutes mes mani�res lui revenaient si fort, qu'il s'attacha uniquement � me plaire. Il avait de la d�licatesse et ne pouvait se r�soudre de ne me devoir qu'� la seule autorit� de mes parents. Il comprenait assez qu'ils recevraient comme un honneur les intentions qu'il avait pour moi; mais il voulait que j'y consentisse avant que de s'adresser � eux. �Dans cette pens�e, il me parla un jour, et me dit tout ce qu'il put imaginer de plus engageant. Je lui t�moignai que je me ferais toujours un devoir indispensable d'ob�ir � mon p�re, que cependant nos �ges �taient si diff�rents, que je lui conseillais de ne point songer � moi; que j'aurais une �ternelle reconnaissance des sentiments avantageux qu'il avait pour moi; que je lui accorderais toute mon estime, mais que je ne pouvais disposer que de cela en sa faveur. Apr�s m'avoir entendue, il fut quelque temps sans parler, et prenant tout d'un coup une r�solution fort g�n�reuse: �Aimable Marianne, me dit-il, vous auriez pu me rendre le plus heureux homme du monde, et si vous aviez de l'ambition, je pourrais aussi la satisfaire; cependant vous me refusez, vous souhaitez d'�tre � un autre, j'y consens; j'ai trop d'amour pour balancer entre votre satisfaction et la mienne; je vous en fais donc un entier sacrifice, et je me retire pour jamais.� En achevant ces mots, il me quitta, et me parut si afflig�, que je ne pus m'emp�cher d'en �tre touch�e. �Mendez arriva peu apr�s et me trouva triste. Il me pressa si fort de lui en apprendre la cause, que je ne pus lui refuser cette preuve de ma complaisance. Un autre que lui m'aurait eu une sensible obligation de l'exclusion que je venais de donner � son rival; mais bien loin de m'en tenir compte, il me dit qu'il voyait dans mes yeux que je regrettais d�j� un amant qui pouvait me mettre dans un rang plus �lev� que lui, et qu'il y avait bien de la cruaut� dans mon proc�d�. J'essayai inutilement de lui faire conna�tre l'injustice du sien; quoi que je puisse lui dire, il continua de me reprocher mon inconstance. Je restai surprise et chagrine de cette mani�re d'agir, et je demeurai plusieurs jours sans vouloir lui parler. �Il fit enfin r�flexion qu'il n'avait pas de sujet de se plaindre; il vint me trouver, il me demanda pardon et me t�moigna beaucoup de d�plaisir de n'avoir pas �t� le ma�tre de sa jalousie. Il s'excusa, comme font tous les amants, sur la force de sa passion. J'eus tant de faiblesse, que je voulus bien oublier la peine qu'il m'avait caus�e. Nous nous raccommod�mes, et il continua de me rendre des soins fort empress�s. �Son p�re ayant appris la passion qu'il avait pour moi, crut qu'il ne pourrait lui procurer un mariage plus convenable; il lui en parla et vint ensuite trouver mon p�re pour lui en faire la proposition. Ils �taient amis depuis longtemps, il fut agr�ablement �cout�, et il lui accorda avec plaisir ce qu'il souhaitait. �Mendez vint m'en apprendre la nouvelle avec des transports qui auraient sembl� ridicules � tout autre qu'� une ma�tresse. Ma m�re m'ordonna d'avoir pour lui des �gards; elle me dit que cette affaire m'�tait avantageuse, et qu'aussit�t que la flotte des Indes serait arriv�e, o� il avait un int�r�t tr�s-consid�rable, on conclurait le mariage. �Pendant que ces choses se passaient, le marquis de Los-Rios �tait retir� dans une de ses terres, o� il ne voyait presque personne. Il menait une vie languissante qui le tuait; il m'aimait toujours, et s'emp�chait de me le dire et de se soulager par cet innocent rem�de. Enfin, son corps ne put r�sister � l'accablement de son esprit, il tomba dangereusement malade; et sachant des m�decins qu'il n'y avait pas d'esp�rance pour lui, il fit un effort pour m'�crire la lettre du monde la plus touchante, et il m'envoya en m�me temps une donation de tout son bien, au cas qu'il mour�t. Ma m�re se trouva dans ma chambre lorsqu'un gentilhomme me pr�senta ce paquet de sa part; elle voulut savoir ce qu'il contenait. �Je ne pus donc, � ce moment, m'emp�cher de lui dire ce qui s'�tait pass�, et nous f�mes l'une et l'autre dans la derni�re surprise de l'extr�me g�n�rosit� du marquis. Elle lui manda que j'irais, avec ma famille, le remercier d'une lib�ralit� que je n'avais point m�rit�e, et en particulier elle me reprit fortement de lui avoir fait un myst�re d'une chose que j'aurais d� lui dire sur-le-champ. Je me jetai � ses genoux, je m'excusai le moins mal qu'il me fut possible, et je lui t�moignai tant de douleur de lui avoir d�plu, qu'elle me pardonna facilement. Au sortir de ma chambre, elle fut trouver mon p�re, et lui ayant appris tout ce qui s'�tait pass�, ils r�solurent d'aller, le lendemain, voir le marquis, et de m'y mener. �Je le dis le soir � Mendez, et la crainte que j'avais qu'enfin mes parents ne me voulussent faire �pouser ce vieillard, si par hasard il �chappait de sa maladie; quelque touch�e que je lui parusse, il s'emporta si fort, et il me fit de si grands reproches, qu'il fallait l'aimer autant que je l'aimais pour ne pas rompre avec lui. Mais il avait un tel ascendant sur mes volont�s, qu'encore qu'il f�t le plus injuste de tous les hommes, je croyais qu'il f�t le plus raisonnable. �Nous f�mes chez le marquis de Los-Rios; sa maison de campagne n'est qu'� deux lieues de S�ville. Tout mourant qu'il �tait, il nous re�ut avec tant de joie, qu'il nous fut ais� de la remarquer. Mon p�re lui t�moigna son d�plaisir de le trouver dans un �tat si pitoyable; il lui fit ses remerc�ments pour la donation qu'il m'avait faite et l'assura que s'il trouvait quelque pr�texte honn�te et plausible, il romprait avec Mendez, auquel il avait donn� sa parole; que s'il pouvait y r�ussir, il la lui engageait; que je ne serais jamais � d'autre qu'� lui. Il re�ut cette assurance comme il aurait pu recevoir sa parfaite f�licit�; mais il connut bien la douleur que j'en ressentais. Je devins p�le, mes yeux se couvrirent de larmes, et lorsque nous le quitt�mes, il me pria de m'approcher de lui. Il me dit d'une voix mourante: �Ne craignez rien, belle Marianne, je vous aime trop pour vous d�plaire; vous serez � Mendez, puisque Mendez a touch� votre coeur.� Je lui dis que je n'avais point de penchant particulier pour lui, que l'on m'avait ordonn� de le regarder comme un homme qui devait �tre mon �poux, et qu'enfin je le priais de gu�rir. �Il me semble que c'�tait la moindre d�marche que je pouvais faire pour une personne � qui j'avais de si grandes obligations. Il en parut assez satisfait, et faisant un effort pour prendre ma main et la baiser: �Souvenez-vous, au moins, me dit-il, que vous m'ordonnez de vivre, et que ma vie �tant votre ouvrage, vous serez oblig�e de la conserver.� �Nous rev�nmes le soir, et l'impatient Mendez nous attendait pour me faire de nouveaux reproches. Je les pris, � mon ordinaire, comme des preuves de sa passion; et apr�s m'�tre justifi�e, je lui demandai si l'on n'avait point quelque nouvelle de la flotte. �H�las! me dit-il, mon p�re en a re�u qui me d�sesp�rent; je n'ose vous les apprendre.--Avez-vous quelque chose de cach� pour moi, lui dis-je en le regardant tendrement, et pouvez-vous croire que je me d�mente � votre �gard?--Je suis trop heureux, reprit-il, que vous ayez des dispositions si favorables, et comme, en effet, je ne puis avoir rien de secret pour vous, il faut que je vous avoue que le galion dans lequel nous avions tout notre bien s'est entr'ouvert et a �chou� contre la c�te. �La plus grande partie de sa charge est perdue; mais j'y serais bien moins sensible, quelque int�r�t que j'y aie, si je n'envisageais pas la suite des malheurs que cette perte me pr�pare. Votre pr�sence aura rendu la sant� au marquis de Los-Rios; l'on sait dans votre famille ses sentiments pour vous: il est riche et grand seigneur; je deviens mis�rable, et si vous m'abandonnez, ma ch�re Marianne, je n'aurai plus d'espoir que dans une prompte mort.� Je fus p�n�tr�e de douleur � des nouvelles si affligeantes; je pris une de ses mains, et la serrant dans les miennes, je lui dis: �Mon cher Mendez, ne croyez point que je sois capable de vous aimer et de changer par les effets de votre bonne ou de votre mauvaise fortune. Si vous �tes capable de faire un effort pour lui r�sister, croyez aussi que j'en serai capable. J'en atteste le ciel, continuai-je, et pourvu que vous m'aimiez et que vous me soyez fid�le, je veux bien qu'il me punisse si jamais je change.� �Il me t�moigna toute la sensibilit� qu'il devait � des assurances si touchantes, et nous r�sol�mes de ne pas divulguer cet accident. �Je me retirai fort triste, et m'enfermai dans mon cabinet, r�vant aux suites que pourrait avoir la perte de tant de biens. J'y �tais encore, lorsque j'entendis frapper doucement contre les jalousies qui fermaient ma fen�tre (car j'�tais log�e dans un appartement bas); je m'approchai, et je vis Mendez au clair de la lune. �Que faites-vous ici � l'heure qu'il est, lui dis-je?--H�las! me dit-il, je veux essayer de vous parler avant que de m'en aller. �Mon p�re vient encore de recevoir des nouvelles du galion; il veut que je parte tout � l'heure, et que j'aille o� il est �chou�, pour t�cher d'en sauver quelque chose; il y a fort loin d'ici et je vais �tre un temps consid�rable sans vous voir. Ah! ma ch�re Marianne, pendant tout ce temps, me tiendrez-vous ce que vous m'avez promis? Puis-je esp�rer que ma ch�re ma�tresse me sera fid�le?--Si vous le pouvez esp�rer, dis-je en l'interrompant. Mendez, que vous ai-je fait pour le mettre en doute? Oui, continuai-je, je vous aimerai, fussiez-vous le plus infortun� de tous les hommes.� �Ce serait abuser de votre patience, Madame, que de vous raconter tout ce que nous nous d�mes dans cette douloureuse s�paration; et bien qu'il n'y par�t aucun danger, nos coeurs se saisirent � tel point, que nous avions d�j� un pressentiment des disgr�ces qui nous devaient arriver. Le jour approchait, et il fallut enfin nous dire adieu; je lui vis r�pandre des larmes, et j'�tais toute mouill�e des miennes. �Je me jetai sur mon lit, roulant dans mon esprit mille tristes pens�es, et je parus le lendemain si abattue, que mon p�re et ma m�re eurent peur que je ne tombasse dangereusement malade. �Le p�re de Mendez les vint voir, pour excuser son fils de ce qu'il �tait parti sans prendre cong� d'eux. Il ajouta qu'il s'agissait d'une affaire si press�e, qu'elle ne lui avait pas laiss� un moment � sa disposition. A mon �gard, Madame, je n'avais plus de joie, je n'�tais sensible � rien, et si quelque chose pouvait me soulager, c'�tait la conversation de ma ch�re Henriette, avec qui je me plaignais en libert� de la longue absence de Mendez. �Cependant le marquis de Los-Rios �tait hors de danger, et mon p�re l'allait voir souvent. Je remarquai un jour beaucoup d'alt�ration sur le visage de ma m�re: elle et mon p�re furent longtemps enferm�s avec des religieux qui les �taient venus trouver, et apr�s avoir conf�r� ensemble, ils me firent appeler, sans que je pusse en deviner la cause. �J'entrai dans leur cabinet si �mue, que je ne me connaissais pas moi-m�me. Un de ces bons p�res, v�n�rable par son �ge et par son habit, me dit plusieurs choses sur la r�signation que nous devons aux ordres de Dieu, sur sa providence dans tout ce qui nous regarde, et la fin de son discours fut que Mendez avait �t� pris par les Alg�riens, qu'il �tait esclave, et que par malheur ces corsaires avaient su qu'il �tait fils d'un riche marchand, ce qui avait �t� cause qu'ils l'avaient mis � une furieuse ran�on; qu'ils �taient � Alger dans le temps qu'il y arriva; qu'ils auraient bien voulu le ramener, mais que l'argent qu'ils avaient port� pour tous n'aurait pas suffi pour lui seul: qu'� leur retour, ils �taient all�s chez son p�re pour lui apprendre ces f�cheuses nouvelles, mais qu'ils avaient su qu'il s'�tait absent�, et que la perte d'un galion sur lequel il avait tous ses effets, sans en avoir pu rien sauver, l'avait r�duit � fuir des cr�anciers qui le cherchaient pour le faire mettre en prison; que les choses �tant en cet �tat, ils ne voyaient gu�re de rem�de aux maux du pauvre Mendez; qu'il �tait entre les mains de Meluza, le plus renomm� et le plus int�ress� de tous les corsaires, et que, si je suivais leur conseil et celui de mes parents, je songerais � prendre un autre parti. J'avais �cout� jusque-l� ces funestes nouvelles si transie, que je n'avais pu les interrompre que par de profonds soupirs; mais quand il m'eut dit qu'il fallait penser � un autre parti, j'�clatai et fis des cris et des regrets si pitoyables, que je touchai de compassion mon p�re, ma m�re et ces bons religieux. �L'on m'emporta dans ma chambre, comme une fille plus pr�s de la mort que de la vie; l'on envoya qu�rir Do�a Henriette, et ce ne fut pas sans douleur qu'elle me vit si malheureuse et si afflig�e. Je tombai dans une m�lancolie inconcevable; je me tourmentais nuit et jour, rien n'�tait capable de m'�ter le souvenir de mon cher Mendez. �Le marquis de Los-Rios ayant appris ce qui se passait, con�ut de si fortes esp�rances, qu'il se trouva bient�t en �tat de venir demander � mon p�re, de m�me � moi, l'effet des paroles que nous lui avions donn�es. Je voulus lui faire entendre que la mienne n'�tait point d�gag�e � l'�gard de Mendez, qu'il �tait malheureux, mais que je ne lui �tais pas moins promise. Il m'�couta sans se laisser persuader, et me dit que j'avais autant d'envie de me perdre que les autres en ont de se sauver; que c'�tait moins son int�r�t que le mien qui le faisait agir. Et ravi d'avoir un pr�texte qui lui semblait plausible, il pressa mon p�re avec tant de chaleur, qu'il consentit � tout ce qu'il souhaitait. �Je ne puis vous repr�senter, Madame, dans quelle douleur j'�tais ab�m�e. Qu'est devenue, Seigneur, disais-je au marquis, cette scrupuleuse d�licatesse qui vous emp�chait de vouloir mon coeur d'une autre main que de la mienne? Si vous me laissiez au moins le loisir d'oublier Mendez, peut-�tre que son absence et ses disgr�ces me le rendraient indiff�rent; mais dans le temps o� je suis, tout occup�e du cruel accident qui me l'arrache, vous ajoutez de nouvelles peines � celles que j'ai d�j�, et vous croyez qu'avec ma main je pourrais vous donner ma tendresse! �Je ne sais ce que je crois, me disait-il, ni ce que j'esp�re, je sais bien que ma complaisance a pens� me co�ter la vie; que si vous n'�tes point destin�e pour moi, un autre vous poss�dera; que Mendez, par l'�tat de sa fortune, n'y doit plus pr�tendre, et qu'enfin, puisque l'on veut vous r�tablir, vous avez bien de la duret� de refuser que ce soit avec moi. Vous n'ignorez pas ce que j'ai fait jusqu'ici pour vous plaire, mon proc�d� vous doit �tre caution de mes sentiments; et qui vous r�pondra d'un autre coeur fait comme le mien?� �Les jours se passaient ainsi dans les disputes, dans les pri�res et dans une affliction continuelle. �Le marquis faisait bien plus de progr�s sur l'esprit de mon p�re que sur le mien. Enfin, ma m�re m'ayant envoy� qu�rir un jour, elle me dit qu'il n'y avait plus � balancer, et que mon p�re voulait absolument que j'ob�isse � ses ordres. Ce que je pus dire pour m'en dispenser, mes larmes, mes remontrances, ma douleur, mes peines, tout cela fut inutile et ne m'attira que des duret�s. �L'on pr�para toutes les choses n�cessaires � mon mariage, le marquis voulut que tout e�t un air de magnificence convenable � sa qualit�; il m'envoya une cassette pleine de bijoux et pour cent mille livres de pierreries. Le jour fatal pour notre hymen fut arr�t�. Me voyant r�duite dans cette extr�mit�, je pris une r�solution qui vous surprendra, Madame, et qui marque une grande passion. J'allai chez Do�a Henriette, cette amie m'avait toujours �t� fid�le, et je me jetai � ses pieds; je la surpris par une action si extraordinaire. �Ma ch�re Henriette, lui dis-je, fondant en larmes, il n'y a plus de rem�des � mes maux, si vous n'avez piti� de moi; ne m'abandonnez pas, je vous en conjure, dans le triste �tat o� je suis; c'est demain que l'on veut que j'�pouse le marquis de Los-Rios. Il n'est plus possible que je l'�vite. Si l'amiti� que vous m'avez promise est � toute �preuve et vous rend capable d'une r�solution g�n�reuse, vous ne me refuserez point de suivre ma fortune et de venir avec moi � Alger payer la ran�on de Mendez, et le tirer du cruel esclavage o� il est. Vous me voyez � vos genoux, continuai-je en les embrassant (car quelques efforts qu'elle e�t pu faire, je n'avais pas voulu me lever), je ne les quitterai point que vous ne m'ayez donn� votre parole de faire ce que je souhaite.� Elle me t�moigna tant de peine de me voir � ses pieds, que je me levai pour l'obliger � me r�pondre. Aussit�t, elle m'embrassa avec de grands t�moignages de tendresse. �Je ne vous refuserai jamais rien, ma ch�re Marianne, me dit-elle, f�t-ce ma propre vie; mais vous allez vous perdre et me perdre avec vous. Comment deux filles pourront-elles ex�cuter ce que vous projetez? Votre �ge, notre sexe et votre beaut� nous exposeront � des aventures dont la seule imagination me fait fr�mir. Ce qu'il y a de bien certain, c'est que nous allons combler nos familles de honte; or si vous y aviez fait de s�rieuses r�flexions, il n'est pas possible que vous pussiez vous y r�soudre.--Ah! barbare, m'�criai-je, plus barbare que celui qui retient mon amant, vous m'abandonnez; mais bien que je sois seule, je ne laisserai pas de prendre mon parti; aussi bien, le secours que vous pourriez me donner ne me pourrait �tre fort utile: restez, restez, j'y consens, il est juste que j'aille sans aucune consolation affronter tout le p�ril; j'avoue m�me qu'une telle d�marche ne convient qu'� une fille d�sesp�r�e.� �Mes reproches et mes larmes �murent Henriette; elle me dit que mon int�r�t l'avait oblig�e, autant que le sien propre, de me parler comme elle avait fait; mais qu'enfin, puisque je persistais dans mon premier sentiment et que rien ne pouvait m'en d�tourner, elle �tait r�solue de ne me point abandonner; que si je l'en voulais croire, nous nous travestirions, qu'elle se chargeait d'avoir deux habits d'homme, et que c'�tait � moi de pourvoir � tout le reste. Je l'embrassai avec mille t�moignages de reconnaissance et de tendresse. �Je lui demandai ensuite si elle avait vu les pierreries que le marquis m'avait envoy�es; je les porterai, lui dis-je, pour en payer la ran�on de Mendez. Nous r�sol�mes de profiter de tous les moments, parce qu'il n'y en avait aucun � perdre, et nous ne manqu�mes, ni l'une ni l'autre, � rien de ce que nous avions projet�. �Jamais deux filles n'ont �t� mieux d�guis�es que nous le f�mes, sous l'habit de deux cavaliers. Nous part�mes cette m�me nuit et nous nous embarqu�mes sans avoir trouv� le moindre obstacle; mais apr�s quelques jours de navigation, nous f�mes surprises d'une temp�te si violente, que nous cr�mes qu'il n'y avait point de salut pour nous. Dans tout ce d�sordre et ce p�ril, je sentais bien moins de crainte pour moi que de douleur de n'avoir pu mettre mon cher Mendez en libert�, et d'avoir engag� Henriette dans ma mauvaise fortune. C'est moi, lui disais-je en l'embrassant, c'est moi, ma ch�re compagne, qui excite cet orage; si je n'�tais pas sur la mer elle serait calme; mon malheur me suit en quelque lieu que j'aille, j'y entra�ne tout ce que j'aime. Enfin, apr�s avoir �t� un jour et deux nuits dans des alarmes continuelles, le temps changea et nous arriv�mes � Alger. �J'�tais si aise de me voir en �tat de d�livrer Mendez, que je ne comptais pour rien tous les dangers que j'avais courus. Mais, � Dieu! que devins-je en d�barquant, lorsqu'apr�s toute la perquisition que l'on put faire, je connus qu'il n'y avait point d'esp�rance de retrouver la cassette o� j'avais mis tout ce que j'avais de plus pr�cieux; je me sentis press�e d'une si violente douleur que je pensai expirer avant de sortir du vaisseau. Sans doute cette cassette, qui �tait petite et dont je pris peu de soin pendant la temp�te, tomba dans la mer ou fut vol�e; lequel que ce soit des deux, je fis une perte consid�rable, et il ne me restait plus que deux mille pistoles de pierreries que j'avais gard�es � tout �v�nement et que je portais sur moi. �Je r�solus avec cela de faire une tentative pr�s du patron de Mendez. Aussit�t que nous f�mes dans la ville, nous nous inform�mes de sa maison; et l'ayant apprise sans peine (car Meluza �tait fort connu), nous nous y f�mes conduire v�tues encore en cavaliers. �Je ne puis vous exprimer, Madame, dans quel trouble j'�tais en approchant de cette maison o� je savais que mon cher amant languissait dans les fers; quelles tristes r�flexions ne faisais-je point! H�las! qu'est-ce que je devins, lorsqu'en entrant chez ce corsaire, je vis Mendez encha�n� avec plusieurs autres que l'on allait mener � la campagne pour les faire travailler � polir le marbre? Je serais tomb�e � ses pieds si Henriette ne m'avait soutenue. Je ne savais plus ni o� j'�tais, ni ce que je faisais; je voulus lui parler, mais la douleur m'avait si fort serr� le coeur et li� la langue que je ne pus prof�rer une seule parole. Pour lui, il ne me regarda pas; il �tait si triste et si abattu qu'il n'avait des yeux pour personne, et il fallait l'aimer autant que je l'aimais pour le pouvoir reconna�tre, tant il �tait chang�. �Apr�s avoir �t� quelque temps � me remettre de cette violente agitation, j'entrai dans une salle basse, o� l'on me dit que Meluza �tait. Je le saluai et je lui dis le sujet de mon voyage, que Mendez �tait mon proche parent, qu'il avait �t� ruin� par la perte d'un galion et par sa captivit�, et que c'�tait sur mon propre bien que je prenais de quoi payer sa ran�on. Le Maure me parut fort indiff�rent � tout ce que je lui disais; et, me regardant d�daigneusement, il me dit qu'il ne s'informait point o� je prendrais cet argent, mais qu'il savait, de science certaine, que Mendez �tait riche; que, cependant, pour me marquer qu'il ne voulait pas se servir de tous ses avantages, il ne le mettait qu'� vingt mille �cus. �H�las! que �'aurait �t� peu si je n'avais pas perdu mes pierreries! mais que c'�tait trop en l'�tat o� je me trouvais. Enfin, apr�s avoir longtemps disput� inutilement, je pris tout d'un coup une r�solution qui ne pouvait �tre inspir�e que par un amour extr�me. �Voil� tout ce que j'ai, dis-je au corsaire en lui donnant mes diamants, cela ne vaut pas ce que tu demandes; prends-moi pour ton esclave, et sois bien persuad� que tu ne me garderas pas longtemps. Je suis fille unique d'un riche banquier de S�ville; retiens-moi pour otage et laisse aller Mendez, il reviendra bient�t pour me retirer.� Le barbare fut surpris de me trouver capable d'une r�solution si g�n�reuse et si tendre.--Tu es digne, me dit-il, d'une meilleure fortune. Va, j'accepte le parti que tu m'offres, j'aurai soin de toi et te serai bon patron. Il faut que tu quittes l'habit que tu portes pour en prendre un convenable � ton sexe; tu garderas m�me tes pierreries si tu veux, j'attendrai aussi bien pour le tout que pour une partie. �Do�a Henriette �tait si confuse et si �perdue du march� que je venais de conclure, qu'elle ne pouvait assez m'exprimer son d�plaisir; mais, enfin, malgr� toutes ses remontrances et ses pri�res, je tins ferme, et Meluza me fit apporter un habit d'esclave dont je m'habillai. Il me conduisit dans la chambre de sa femme � laquelle il me donna, apr�s lui avoir racont� ce que je faisais pour la libert� de mon amant. �Elle en parut touch�e et me promit qu'elle adoucirait le temps de ma servitude par tous les bons traitements qu'elle me pourrait faire. �Le soir, quand Mendez fut de retour, Meluza le fit appeler et lui dit que, comme il �tait de S�ville, il lui voulait faire voir une esclave qu'il avait achet�e, parce qu'il la conna�trait peut-�tre. �Aussit�t on me fit entrer. Mendez, � cette vue, perdant toute contenance, vint se jeter � mes genoux, et prenant mes mains qu'il baisait tendrement et qu'il mouillait de ses larmes, il me dit tout ce qui se peut penser de plus touchant et de plus tendre. Meluza et sa femme se divertirent de voir les diff�rents mouvements de joie et de tristesse, d'amour et de peine dont nous �tions agit�s; enfin ils apprirent � Mendez les obligations qu'il m'avait, qu'il �tait libre et que je resterais � sa place. Il fit tout ce que l'on put faire pour me d�tourner de prendre un tel parti.--H� quoi! me disait-il, vous voulez que je vous charge de mes cha�nes, ma ch�re ma�tresse, pourrai-je �tre libre quand vous ne le serez pas? Je vais donc faire pour vous ce que vous venez de faire pour moi; je me vendrai et je vous rach�terai de cet argent; car, enfin, consid�rez que quand m�me je serais en �tat, aussit�t que j'arriverai � S�ville, d'y trouver des secours et de revenir sur mes pas pour vous ramener, je ne pourrais cependant me r�soudre de vous quitter; jugez donc si je le pourrai dans un temps o� ma fortune ne me promet rien et que je suis le plus malheureux de tous les hommes.--J'opposai � toutes ses raisons la tendresse de mon p�re qui ne me laisserait pas esclave aussit�t qu'il le saurait. Enfin j'employai tout le pouvoir que j'avais sur son esprit, pour qu'il profit�t de ce que je faisais en sa faveur. �Que vous dirai-je, Madame, de notre s�paration? Elle fut si douloureuse que les paroles ne peuvent exprimer ce que nous sent�mes. J'obligeai Henriette de partir avec lui, afin qu'elle all�t solliciter et presser mes parents de faire leur devoir � mon �gard. �Cependant mon p�re et ma m�re �taient dans une affliction inconcevable; et, lorsqu'ils s'aper�urent de ma fuite, ils en pens�rent mourir de douleur. �Ils se reprochaient sans cesse ce qu'ils avaient fait pour m'obliger � �pouser le marquis de Los-Rios; il n'�tait pas, de son c�t�, dans un moindre d�sespoir; ils me faisaient chercher inutilement dans tous les endroits o� ils pouvaient s'imaginer que je serais cach�e. �Deux ann�es enti�res s'�coul�rent sans que je re�usse ni nouvelles ni secours de Mendez; ce qui me fit croire, avec beaucoup d'apparence, qu'Henriette et lui �taient p�ris sur mer. Je leur avais donn� toutes les pierreries que Meluza m'avait laiss�es; mais ce n'�tait pas leur perte ni celle de ma libert� que je regrettais, c'�tait mon cher amant et ma fid�le amie, dont le souvenir m'occupait sans cesse et me causait une affliction sans �gale. Je n'avais plus de repos ni de sant�, je pleurais nuit et jour; je refusais de sortir d'esclavage en n�gligeant d'�crire � mon p�re ma triste destin�e. Je ne souhaitais qu'une prompte mort et j'aurais voulu la rencontrer pour finir mes peines et mes malheurs. �Meluza et sa femme avaient piti� de moi: ils ne doutaient point que Mendez ne f�t p�ri. Ils me traitaient moins cruellement que ces gens-l� n'ont accoutum� de traiter les malheureux qui tombent entre leurs mains. �Un jour que Meluza revenait de course, il ramena plusieurs personnes de l'un et l'autre sexe qu'il avait prises, mais entre autres une jeune fille de condition, qui �tait de S�ville et que je connaissais. Cette vue renouvela toutes mes douleurs; elle fut fort surprise de me trouver dans ce triste lieu. Nous nous embrass�mes tendrement, et comme je gardais un profond silence: �Comment, belle Marianne, me dit-elle, �tes-vous si indiff�rente pour vos proches et pour votre patrie, que vous n'ayez aucune curiosit� d'en apprendre des nouvelles?� Je levai les yeux vers le ciel, et poussant un profond soupir, je la priai de me dire si l'on ne savait point en quel lieu Mendez et Henriette �taient p�ris.--Qui vous a dit qu'ils soient p�ris? reprit-elle. Ils sont � S�ville, o� ils m�nent une vie fort heureuse. �Mendez a r�tabli ses affaires, et s'est fait un plaisir et un honneur de publier partout les extr�mes obligations qu'il avait � Henriette. Peut-�tre ignorez-vous, continua-t-elle, que Mendez avait �t� pris et fait esclave par les Alg�riens? Cette g�n�reuse fille se travestit et vint le racheter jusqu'ici; mais il n'en a pas �t� ingrat, il l'a �pous�e. C'est une union charmante entre eux, l'hymen n'en a point banni l'amour.� Comme elle parlait encore, elle s'aper�ut tout d'un coup que j'�tais si chang�e, qu'il semblait que j'allais mourir. Mes forces m'abandonn�rent, mes yeux se ferm�rent et je tombai �vanouie entre ses bras. Elle s'effraya extr�mement, elle appela mes compagnes qui me mirent au lit, et t�ch�rent de me tirer d'un �tat si pitoyable. �Cette belle fille s'y empressa plus qu'aucune autre; et lorsque je fus revenue � moi, je commen�ai � me plaindre, je poussai des soupirs et des sanglots capables d'�mouvoir quelque chose de plus barbare qu'un corsaire. �Meluza, en effet, fut touch� du r�cit d'une trahison si inconcevable, et, sans m'en rien dire, il s'informa de sa nouvelle esclave du nom de mon p�re; il lui �crivit aussit�t tout ce qu'il savait de mes malheurs. �Ces lettres pens�rent faire mourir ma m�re. Elle ne pouvait s'imaginer qu'� dix-huit ans je fusse dans les fers, sans verser un torrent de larmes; mais ce qui augmenta tous ses d�plaisirs, c'�tait le d�sordre des affaires de mon p�re. Plusieurs banqueroutes consid�rables l'avaient ruin�; il n'�tait plus dans le commerce, et c'�tait une chose impossible de trouver les vingt mille �cus que Meluza voulait avoir pour ma ran�on. �Le g�n�reux marquis de Los-Rios apprit ces nouvelles et vint trouver mon p�re pour lui offrir tout ce qui �tait � son pouvoir. Je ne le fais point, lui dit-il, en vue de violenter les inclinations de votre fille lorsqu'elle sera ici; je l'aimerai toujours, mais je ne la chagrinerai jamais. Comme mon p�re n'avait point d'autre parti � prendre, il accepta ce qui lui �tait pr�sent� de si bon coeur, et apr�s lui avoir t�moign� sa reconnaissance pour des obligations si peu communes, il s'embarqua et arriva heureusement � Alger dans le temps o� je ne songeais qu'� mourir. �Il m'�pargna tous les reproches que je m�ritais; il me racheta et racheta, � ma pri�re, cette aimable fille de S�ville: la ran�on �tait m�diocre. Nous retourn�mes ensemble, et ma m�re me re�ut avec tant de joie, qu'il ne s'en peut ressentir une plus parfaite. J'y r�pondis autant qu'il me fut possible: mais, Madame, je portais toujours dans mon coeur le trait fatal qui m'avait bless�e. Tout ce que ma raison me pouvait repr�senter n'�tait pas capable d'effacer de mon souvenir l'image du tra�tre Mendez. �Je vis le marquis de Los-Rios; il n'osa me parler des sentiments qu'il avait conserv�s pour moi, mais je lui avais des obligations si pressantes, que la reconnaissance me fit faire pour lui ce que l'inclination m'aurait fait faire pour un autre. �Je lui offris ma main, et il me donna la sienne avec autant de passion que s'il n'avait pas eu des sujets essentiels de se plaindre de moi. �Je l'�pousai enfin; et comme j'appr�hendais de revoir Mendez, cet ingrat auquel je devais tant d'horreur, et pour lequel j'en avais si peu, je priai le marquis que nous demeurassions � la maison de campagne qu'il avait pr�s de S�ville. �Il voulait toujours ce que je voulais avec la derni�re complaisance. Il souhaita m�me que mon p�re et ma m�re s'y retirassent. Il adoucit le m�chant �tat de leur fortune par des lib�ralit�s essentielles; et je puis dire qu'il ne s'est jamais trouv� une �me plus v�ritablement grande. Jugez, Madame, de tous les reproches que je faisais � mon coeur de n'�tre pas pour lui aussi tendre qu'il le devait; mais c'�tait un crime o� mon malheur seul avait part; il ne d�pendait pas de moi d'oublier Mendez, et je sentais toujours de nouveaux d�plaisirs, lorsque j'apprenais sa f�licit� avec l'infid�le Henriette. �Apr�s avoir pass� deux ans dans une continuelle attention sur moi-m�me pour ne rien faire qui ne f�t agr�able � mon �poux, le ciel me l'�ta, ce g�n�reux �poux; et il fit pour moi, dans ces derniers moments, ce qu'il avait toujours fait jusqu'alors, c'est-�-dire qu'il me donna tout son bien avec des t�moignages d'estime et de tendresse qui relevaient beaucoup un don si consid�rable. Il me rendit la plus riche veuve d'Andalousie, mais il ne sut me rendre la plus heureuse. �Je ne voulus point retourner � S�ville, o� mes parents me souhaitaient, et, pour m'en �loigner, je pris le pr�texte qu'il fallait que j'allasse dans mes terres y donner les ordres n�cessaires. Je partis; mais comme il y a une fatalit� particuli�re dans tout ce qui me regarde, en arrivant � une h�tellerie, le premier objet qui frappa ma vue, ce fut l'infid�le Mendez. Il �tait en grand deuil, et il n'avait rien perdu de tout ce qui me l'avait fait trouver trop aimable. Je frissonnai, je p�lis, et voulant m'�loigner promptement, je me sentis si faible et si tremblante que je tombai � ses pieds. Quoi qu'il ne me conn�t pas encore, il s'empressa pour m'aider � me relever; mais la grande mante dans laquelle j'�tais cach�e, s'�tant ouverte, que devint-il, en me voyant? Il ne resta gu�re moins �perdu que moi. Il voulut s'approcher; mais jetant un regard furieux sur lui: �Oseras-tu, parjure, lui dis-je, oseras-tu t'approcher de moi? Ne crains-tu point la juste punition de tes perfidies?� Il fut quelque temps sans r�pondre, et j'allais le quitter, lorsqu'il s'y opposa.--Accablez-moi de reproches, Madame, me dit-il; donnez-moi les noms les plus odieux, je suis digne de toute votre haine; mais ma mort va bient�t vous venger. Oui, je mourrai de douleur de vous avoir trahie et de vous avoir d�plu, et si je regrette quelque chose en mourant, c'est de n'avoir qu'une vie � perdre, pour expier les crimes dont vous pouvez justement m'accuser.� Il me parut fort touch� en achevant ces mots; et pl�t au ciel que l'on p�t se promettre un v�ritable repentir d'un tra�tre! Je ne voulus pas hasarder une plus longue conversation avec lui. Je le quittai sans daigner lui r�pondre, et cette marque de m�pris et d'indiff�rence lui fut sans doute plus sensible que tous les reproches que j'aurais pu lui faire. �Il avait perdu sa femme depuis quelque temps, cette infid�le qui lui avait aid� � se r�volter contre tous les devoirs de l'amour, de l'honneur et de la reconnaissance, et, depuis ce jour-l�, il me suivit partout. Il �tait comme une ombre plaintive attach�e � mes pas, car il devint si maigre, si p�le et si chang�, qu'il n'�tait plus reconnaissable. O Dieu! Madame, quelle violence ne me faisais-je point pour continuer de le maltraiter? Je sentis enfin que je n'avais pas le courage de r�sister � la faiblesse de mon coeur et � l'ascendant que ce malheureux a sur moi. Plut�t que de faire une faute si honteuse et de lui pardonner, je partis pour Madrid; j'y ai des parents, je cherchai parmi eux un asile contre mes propres mouvements. �Je n'y fus pas longtemps que Mendez ne l'apprit et ne m'y vint chercher. Je vous avoue que je n'�tais point f�ch�e de ce qu'il faisait encore pour me plaire; mais, malgr� le penchant que j'ai pour lui, je fis une forte r�solution de l'�viter, puisque je ne pouvais le ha�r; et sans que personne l'ait su, j'ai pris le chemin de Burgos, o� je vais m'enfermer avec une de mes amies qui y est religieuse. �Je me flatte, Madame, d'y trouver plus de repos que je n'en ai eu jusqu'� pr�sent. La belle marquise se tut en cet endroit, et je lui t�moignai une reconnaissance particuli�re de la gr�ce qu'elle m'avait faite. Je l'assurai de la part que je prenais � ses d�plaisirs; je la conjurai de m'�crire et de me donner de ses nouvelles � Madrid, et elle me le promit le plus obligeamment du monde.� Nous appr�mes le lendemain qu'il �tait impossible de partir, parce qu'il avait neig� toute la nuit et que l'on ne voyait aucun sentier battu dans la campagne; mais nous avions une assez bonne compagnie pour nous consoler, et nous passions une partie du temps � jouer � l'hombre et l'autre en conversation. Apr�s avoir �t� trois jours avec la marquise de Los-Rios, sans m'�tre aper�ue de la longueur du temps, par le plaisir que j'�prouvais � l'entendre et � la voir (car elle est une des plus aimables femmes du monde), nous nous s�par�mes avec une v�ritable peine, et ce ne fut pas sans nous �tre encore promis de nous �crire et de nous revoir. Le temps s'est adouci, j'ai continu� mon voyage pour arriver � Lerma. Nous avons trouv� des montagnes effroyables qui portent le nom de Sierra de Cogollos; ce n'a �t� qu'avec beaucoup de peine que nous nous y sommes rendus. Cette ville est petite; elle a donn� son nom au fameux cardinal de Lerma, premier ministre de Philippe III. C'est celui � qui Philippe IV �ta les grands biens qu'il avait re�us du Roi, son ma�tre. Il y a un ch�teau que je verrai demain, et dont je vous pourrai parler dans ma premi�re lettre. L'on m'avertit qu'un courrier extraordinaire vient d'arriver et qu'il partira cette nuit. Je profite de cette occasion pour vous donner de mes nouvelles et finir cette longue lettre; car, en v�rit�, je suis lasse du chemin et lasse d'�crire; mais je ne le serai jamais de vous aimer, ma ch�re cousine, soyez-en bien persuad�e. Adieu, je suis tout � vous. De Lerme, ce 5 mars 1679. CINQUI�ME LETTRE. Ma derni�re lettre �tait si grande, et j'�tais si lasse quand je la finis, qu'il me fut impossible d'y ajouter quelques particularit�s qui ne vous auraient peut-�tre pas d�plu. Je vais, ma ch�re cousine, continuer de vous dire celles de mon voyage, puisque vous le souhaitez. J'arrivai tard � Lerma, et je r�solus d'attendre jusqu'au lendemain pour aller voir le ch�teau. Les Espagnols l'estiment � tel point, qu'ils le vantent comme une merveille apr�s l'Escurial; et v�ritablement, c'est un fort beau lieu. Le cardinal de Lerma, favori de Philippe III, l'a fait b�tir. Il est sur le penchant d'un coteau; pour y arriver, on passe sur une grande place entour�e d'arcades et de galeries au-dessus. Le ch�teau consiste en quatre gros corps de logis, qui composent un carr� parfait de deux rangs de portiques en dedans de la cour: ils ne s'�l�vent gu�re moins haut que le toit, et emp�chent que les appartements aient des vues de ce c�t�-l�. Ces portiques fournissent les passages n�cessaires par les vestibules, les offices et l'entr�e des cours. Les fen�tres donnent en dehors et regardent sur la campagne. Mais ce qui d�shonore le b�timent, ce sont des petits pavillons qui sont aux c�t�s de ces grands corps de logis. Ils sont faits en forme de petites tours, qui se terminent en pointe de clocher, et qui, bien loin de servir d'ornement, servent � g�ter tout le reste. C'est la coutume, en ce pays-ci, de mettre partout ces sortes de colifichets. Les salles sont spacieuses, les chambres sont belles et fort dor�es. Il y en a un nombre prodigieux, et tout y para�t assez bien entendu. Ce ch�teau est accompagn� d'un grand parc qui s'�tend dans la plaine. Il est travers� d'une rivi�re et arros� de plusieurs ruisseaux; de grands arbres, qui forment les all�es, bordent la rivi�re, et l'on y trouve aussi un bois tr�s-agr�able. Je crois que c'est un s�jour charmant dans la belle saison[47]. Le concierge me demanda si je voulais voir les religieuses dont le couvent est attach� au ch�teau. Je lui dis que j'en serais tr�s-aise, de sorte qu'il nous fit passer dans une galerie, au bout de laquelle on trouve une grille, qui prend depuis le haut jusqu'au bas. L'abbesse, ayant �t� avertie, s'y rendit avec plusieurs religieuses plus belles que l'astre du jour, caressantes, enjou�es, jeunes et parlant fort juste de toutes choses. Je ne me lassais point d'�tre avec elle, lorsqu'une petite fille entra; elle vint parler bas � l'abbesse, qui me dit ensuite qu'il y avait dans la maison une dame de grande qualit� qui s'y �tait retir�e; que c'�tait la fille de Don Manrique de Lara, comte de Valence, et fils a�n� du duc de Najera; qu'elle �tait veuve de Don Francisco Fernandez de Castro, comte de Lemos, grand d'Espagne et duc de Tauresano[48]; que lorsqu'elle savait qu'il passait par Lerma des dames fran�aises ou quelqu'un de cette nation, elle les envoyait prier de la venir voir, et que, si je le trouvais bon, elle m'entretiendrait quelques moments. Je lui dis qu'elle me ferait beaucoup d'honneur. Cette jeune enfant qui s'�tait fort bien acquitt�e de la commission, fut lui rendre ma r�ponse. Cette dame vint peu apr�s, v�tue comme les Espagnoles �taient il y a cent ans; elle avait des chapins, qui sont des esp�ces de sandales o� l'on passe le soulier, et qui haussent prodigieusement, mais l'on ne peut marcher avec sans s'appuyer sur deux personnes. Elle s'appuyait sur deux filles du marquis del Carpio; l'une est blonde, ce qui est assez rare dans ce pays-ci, et l'autre a les cheveux noirs comme du jais. En v�rit�, leur beaut� me surprit, et il ne leur manque � mon gr� que l'embonpoint. Ce n'est pas un d�faut dans ce pays, o� ils aiment que l'on soit maigre � n'avoir que la peau et les os. La singularit� des habits de la comtesse de Lemos me parut si extraordinaire, que je m'en occupais comme d'une nouveaut�. Elle avait une esp�ce de corset de satin noir, d�coup� sur du brocart d'or et boutonn� par de gros rubis d'une valeur consid�rable. Ce corset prenait aussi juste au col qu'un pourpoint; ses manches �taient �troites, avec de grands ailerons autour des �paules, et des manches pendantes aussi longues que sa jupe, qui s'attachaient au c�t� avec des roses de diamants. Un affreux vertugadin, qui l'emp�chait de s'asseoir autrement que par terre, soutenait une jupe assez courte de satin noir, taillad�e en b�tons rompus sur du brocart d'or. Elle portait une fraise et plusieurs cha�nes de grosses perles et de diamants, avec des enseignes attach�es qui tombaient par �tage devant son corps. Ses cheveux �taient tout blancs; ainsi elle les cachait sous un petit voile avec de la dentelle noire. Toute vieille qu'elle �tait, car elle a plus de soixante-quinze ans, il me sembla qu'elle devait avoir �t� extraordinairement belle; son visage n'a pas une ride, ses yeux sont encore brillants, le rouge qu'elle met, et qui ranime son teint, lui sied assez bien, et l'on ne peut avoir plus de d�licatesse et de vivacit� qu'elle en a; son esprit et sa personne, � ce qu'on m'a dit, ont fait grand bruit dans le monde; je la regardais comme une belle antiquit�. Elle me dit qu'elle avait eu l'honneur d'accompagner l'Infante lorsqu'elle �pousa le Roi Louis XIII; qu'elle �tait une de ses menines, et des plus jeunes qui fussent aupr�s d'elle; mais qu'elle avait conserv� une id�e si avantageuse de la cour de France, et qu'elle aimait si fort tout ce qui en venait, qu'elle �tait toujours ravie quand elle en pouvait parler. Elle me pria de lui dire des nouvelles du Roi, de la Reine, de Monseigneur et de Mademoiselle d'Orl�ans. Nous allons voir cette princesse, ajouta-t-elle avec un air de joie; elle va devenir la n�tre, et l'on peut dire que la France va enrichir l'Espagne. Je r�pondis � toutes les choses qui pouvaient satisfaire � sa curiosit�, et elle m'en parut contente. Elle me demanda comment se portait la veuve du comte de Fiesque. Je ne la connaissais pas par elle-m�me, continua-t-elle, mais j'�tais amie particuli�re de son mari, lorsqu'il �tait � Madrid pour les int�r�ts du prince de Cond�. Il �tait n� galant, je n'ai pas connu de cavalier dont l'esprit f�t mieux tourn�; il faisait bien les vers, et je me souviens m�me qu'il commen�a, � ma pri�re, une com�die o� des personnes plus capables d'en juger que moi trouv�rent de fort beaux endroits: elle aurait �t� admirable, s'il e�t voulu se donner la peine de la finir; mais une fi�vre lente, une profonde m�lancolie et une v�ritable d�votion, l'arrach�rent tout d'un coup � l'amour et � tous les plaisirs de la vie. Je lui appris que la comtesse de Fiesque �tait toujours l'une des plus aimables femmes de la cour, et qu'elle n'avait pas moins de m�rite que feu son mari.--Vous dites beaucoup, reprit-elle, et l'estime que le prince de Cond� avait pour lui fait seule son pan�gyrique. J'ai eu l'honneur de conna�tre le prince dans le temps qu'il �tait en Flandre, et que la Reine de Su�de y vint.--Vous avez vu cette Reine, dis-je en l'interrompant; eh! Madame, veuillez, de gr�ce, m'informer de quelques particularit�s de son humeur.--J'en sais, dit-elle, d'assez singuli�res, et je me ferai un plaisir de vous les raconter. Le Roi d'Espagne envoya Don Antonio Pimentel[49] en qualit� d'ambassadeur, � Stockholm, pour d�couvrir les intentions des Su�dois, autant que cela lui serait possible. Ils �taient depuis longtemps oppos�s � la Maison d'Autriche, et l'on ne doutait pas qu'ils ne fissent de nouveaux efforts pour la traverser, dans le dessein de faire �lire pour roi des Romains le fils de l'Empereur. On chargea Pimentel de conduire cette affaire d�licatement. Il �tait bien fait, galant, spirituel, et il r�ussit beaucoup mieux que l'on n'aurait os� se le promettre. Il connut d'abord le g�nie de la Reine, il entra ais�ment dans sa confidence. Il d�m�la que la nouveaut� avait des charmes puissants sur elle; que, de cette foule d'�trangers qu'elle attirait � sa cour, le dernier venu �tait le plus favoris�. Il se fit un plan pour lui plaire, et il gagna si bien ses bonnes gr�ces, qu'il �tait inform� par elle-m�me des choses les plus secr�tes et qu'elle devait le moins lui dire; mais on peut prendre tous ces avantages quand une fois on a trouv� le chemin du coeur. Celui de la Reine le pr�vint � tel point pour lui, qu'il se rendit le souverain arbitre des volont�s de cette Princesse, et, par ce moyen, il se mit bient�t en �tat d'�crire � l'Empereur et aux �lecteurs des choses si positives et si agr�ables, qu'il lui fut ais� de juger que le conseil de la Reine de Su�de n'avait aucune part, � la d�claration qu'elle faisait en faveur du Roi de Hongrie. Cette intrigue �tait consomm�e; on croyait que le Roi rappellerait Pimentel, parce qu'il ne paraissait aucune affaire qui demand�t la pr�sence d'un ambassadeur. Mais s'il �tait inutile au Roi d'Espagne qu'il demeur�t � Stockholm, la chose n'�tait point �gale du c�t� de la Reine, et elle ne n�gligea rien pour le conserver aupr�s d'elle. Il la suivit dans tous les lieux o� elle alla depuis, et bien des gens qui sont toujours la dupe des apparences, jug�rent, lorsqu'elle quitta la couronne � son cousin, qu'elle le faisait avec plaisir, parce qu'elle avait les yeux secs, et qu'elle eut le courage de haranguer les �tats avec beaucoup de force et d'�loquence. Mais, le public �tait dans l'erreur sur les mouvements secrets de cette princesse. Son �me, dans le m�me moment, �tait p�n�tr�e de la plus vive douleur; elle �tait au d�sespoir de c�der au prince Palatin un sceptre qu'elle se trouvait digne de porter toute seule, et dont elle �tait l�gitime h�riti�re. Ce prince eut l'adresse de faire d�clarer que, si elle voulait se marier, elle le choisirait pour �poux. Aussit�t que cette d�claration fut faite, elle commen�a � souffrir de l'assujettissement dans lequel on la mettait; d'un autre c�t�, le peuple ne s'accommodait pas d'�tre gouvern� par une fille. Il �tudiait plus ses d�fauts que ses belles qualit�s. Le Prince y contribuait sous main; la Reine, qui �tait p�n�trante, s'en aper�ut; elle remarqua l'inclination que l'on avait pour lui, et les voeux que l'on faisait pour le voir sur le tr�ne: elle en eut de la jalousie, et de ce premier mouvement, elle passa � ceux d'une haine secr�te dont elle ne pouvait arr�ter le cours. La pr�sence du Prince lui devint si insupportable que, s'en �tant aper�u, il se retira dans une �le qu'on lui avait donn�e pour son apanage; mais il ne fit cette d�marche qu'apr�s avoir laiss� de bons m�moires � ses cr�atures contre la conduite de la Reine. Lorsqu'elle se vit d�livr�e d'un objet dont la vue la blessait, elle ne m�nagea plus les grands ni les officiers de son royaume. Elle suivit le penchant qu'elle avait pour les belles-lettres. Elle s'appliqua tout enti�re � l'�tude. Son esprit merveilleux faisait des progr�s admirables dans les sciences les plus profondes, mais elles lui �taient moins n�cessaires qu'une bonne conduite pour m�nager sa gloire et ses int�r�ts. Il arrivait souvent qu'apr�s avoir pass� dans son cabinet un certain nombre de jours, elle en paraissait ensuite d�go�t�e; qu'elle traitait les auteurs d'ignorants, qui avaient l'esprit g�t�, et qui g�taient celui des autres; et quand les seigneurs de sa cour la voyaient dans cette disposition, ils l'approchaient avec plus de familiarit�, et il n'�tait plus question que de go�ter les plaisirs que l'amour, les com�dies, le bal, les tournois, la chasse et les promenades fournissent. Elle s'y donnait tout enti�re; rien ne pouvait plus l'en tirer, mais elle ajoutait � ce d�faut celui d'enrichir les �trangers aux d�pens de son �tat. Les Su�dois commenc�rent d'en murmurer; la Reine en fut avertie. Leurs plaintes lui parurent injustes et peu respectueuses; elle en eut du d�pit contre eux, et elle fut si malhabile qu'on s'en vengea contre elle-m�me. En effet, � l'heure que l'on s'y attendait le moins, et dans un temps o� elle �tait encore en �tat de trouver des rem�des moins violents, elle abandonna tout d'un coup sa couronne et son royaume � son cousin; � ce cousin, dis-je, qu'elle n'aimait point, auquel elle souhaitait tant de mal, et auquel elle fit tant de bien. Elle ne croyait point que l'on p�t en p�n�trer les motifs; elle pr�tendait, par ce grand trait de g�n�rosit�, se distinguer entre les h�ro�nes des premiers si�cles; mais, en effet, la conduite qu'elle tint dans la suite ne la distingua qu'� son d�savantage. On la vit partir de Su�de, v�tue d'une mani�re bizarre, avec une esp�ce de justaucorps, une jupe courte, des bottes, un mouchoir nou� au col, un chapeau couvert de plumes, une perruque; et, derri�re cette perruque, un rond de cheveux natt�s, tels que les dames en portent en France lorsqu'elles sont coiff�es, ce qui faisait un effet ridicule. Elle d�fendit � toutes ses femmes de la suivre; elle ne choisit que des hommes pour la servir et l'accompagner. Elle disait ordinairement qu'elle n'aimait pas les hommes parce qu'ils �taient hommes, mais qu'elle les aimait parce qu'ils n'�taient pas femmes. Il semblait qu'elle avait renonc� � son sexe en abandonnant ses �tats, quoiqu'elle eut quelquefois des faiblesses qui auraient fait honte aux moindres femmes. Le fid�le Pimentel passa en Flandre avec elle; et comme j'y �tais alors, continua-t-elle, je l'y vis arriver. Il me procura l'honneur de lui baiser la main, et il ne fallait pas moins que son cr�dit pour y parvenir, car elle fit dire � toutes les dames de Bruxelles et d'Anvers qu'elle ne souhaitait point qu'elles allassent chez elle. Elle ne laissa point de me recevoir fort bien, et le peu qu'elle me dit me parut plein d'esprit et d'une vivacit� extraordinaire; mais elle jurait � tous moments comme un soldat; ses paroles et ses actions �taient si libres, pour ne pas dire si peu honn�tes, que si l'on n'avait pas respect� son rang, on ne se serait gu�re souci� de sa personne. Elle disait � tout le monde qu'elle souhaitait passionn�ment de voir le prince de Cond�; qu'il �tait devenu son h�ros; que ses grandes actions l'avaient charm�e; qu'elle avait envie d'aller apprendre le m�tier de la guerre sous lui. Le prince n'avait pas moins de curiosit� de la voir qu'elle en t�moignait pour lui. Au milieu de cette commune impatience, la Reine s'arr�ta tout d'un coup sur quelques formalit�s et sur quelques d�marches qu'elle refusa de faire, lorsqu'il viendrait la saluer. Ces raisons l'emp�ch�rent de le voir avec les c�r�monies accoutum�es; mais un jour que la chambre de la Reine �tait pleine de courtisans, le prince s'y glissa; soit qu'elle e�t vu son portrait, ou que son air martial le distingu�t entre tous les autres, elle le d�m�la et le reconnut: elle voulut aussit�t le lui t�moigner par des civilit�s extraordinaires. Il se retira sur-le-champ; elle le suivit pour le conduire. Alors, il s'arr�ta et se contenta de lui dire: �Ou tout, ou rien.� Peu de jours apr�s, on m�nagea une entrevue entre eux au Mail, qui est le parc de Bruxelles; ils s'y parl�rent avec beaucoup d'honn�tet� et beaucoup de froideur. A l'�gard de Don Antonio Pimentel, les bont�s qu'elle a eues pour lui ont fait assez de bruit pour aller jusqu'� vous, et si vous les ignorez, Madame, je crois que je ne dois pas vous en apprendre le d�tail, dont j'ai peut-�tre �t� moi-m�me mal inform�e. Elle se tut, et je profitai de ce moment pour la remercier de la complaisance qu'elle avait eue de me parler d'une Reine qui m'avait toujours donn� tant de curiosit�. Elle me dit civilement que je la remerciais sans avoir lieu de le faire, et elle s'informa ensuite si j'avais vu tout le ch�teau de Lerma. Celui qui l'a fait b�tir, dit-elle, �tait favori de Philippe III, dont les circonspections de la cour d'Espagne caus�rent la mort. J'ai toujours dit qu'une telle aventure ne serait jamais arriv�e au Roi de France. Philippe III, dont je vous parle, continua-t-elle, faisait des d�p�ches dans son cabinet; comme il faisait froid ce jour-l�, on avait mis proche de lui un grand brasier, dont la r�verb�ration lui donnait si fort au visage, qu'il �tait tout en eau, comme si on lui en e�t jet� sur la t�te: la douceur de son esprit l'emp�cha de s'en plaindre, et m�me d'en parler, car il ne trouvait jamais rien de mal fait. Le marquis de Pobar ayant remarqu� l'incommodit� que le Roi recevait par cette extr�me chaleur, en avertit le duc d'Albe, gentilhomme de la chambre, pour qu'il fit �ter le brasier; celui-ci dit que cela n'�tait pas de sa charge, qu'il fallait s'adresser au duc d'Uzeda, sommelier du corps. Le marquis de Pobar, inquiet de voir souffrir le Roi et n'osant lui-m�me le soulager, crainte d'entreprendre trop sur la charge d'un autre, laissa toujours le brasier dans sa place; mais il envoya chercher le duc d'Uzeda, qui �tait par malheur all�, proche de Madrid, voir une maison magnifique qu'il y faisait b�tir. On vint le redire au marquis de Pobar, qui proposa encore au duc d'Albe d'�ter le brasier. Il le trouva inflexible l�-dessus, et il aima mieux envoyer � la campagne qu�rir le duc d'Uzeda; de sorte qu'avant qu'il f�t arriv�, le Roi �tait presque consomm�; et dans la nuit m�me, son temp�rament chaud lui causa une grosse fi�vre, avec un �r�sip�le qui s'enflamma; l'inflammation d�g�n�ra en pourpre, et le pourpre le fit mourir[50]. Je vous avoue, ajouta-t-elle, qu'ayant vu dans mes voyages d'autres cours que la n�tre, je n'ai pu m'emp�cher de bl�mer ces airs de c�r�monie et d'arrangement qui emp�chent de faire un pas plus vite que l'autre dans des occasions n�cessaires, comme �tait, par exemple, celle dont je viens de vous entretenir; et je loue le Ciel de ce que nous aurons une Reine fran�aise, qui pourra �tablir parmi nous des coutumes plus raisonnables. J'ai m�me quitt� mes habits de veuve pour en prendre de _bizarros_ et de _gala_, afin d'en t�moigner ma joie. Je vous dirai, ma ch�re cousine, que ces termes de _bizarros_ et de _gala_, signifient galants et magnifiques. La vieille comtesse de Lemos aimait � parler, et continua son discours. �Qui pourrait aussi manquer de se r�jouir, dit-elle, de l'esp�rance de voir sur le tr�ne une seconde reine �lisabeth, dont la bont� avait rendu ses sujets dignes de l'envie de toutes les autres nations? j'avais un proche parent qui connaissait bien la grandeur de son m�rite: c'�tait le comte de Villamediana[51]. �Ce nom-l�, Madame, ne m'est pas inconnu, dis-je en l'interrompant, et j'ai ou� raconter qu'�tant un jour dans l'�glise de Notre-Dame d'Atocha, et y ayant trouv� un religieux qui demandait pour les �mes du Purgatoire, il lui donna une pi�ce de quatre pistoles. Ah! Seigneur, dit le bon p�re, vous venez de d�livrer une �me. Le comte tira encore une pareille pi�ce, et la mit dans sa tasse. Voil�, continua le religieux, une autre �me d�livr�e; il lui en donna de cette mani�re six de suite, et � chaque pi�ce, le moine se r�criait: l'�me vient de sortir du Purgatoire.--M'en assurez-vous? dit le comte.--Oui, Seigneur, reprit le moine affirmativement, elles sont � pr�sent au Ciel.--Rendez-moi donc mes six pi�ces de quatre pistoles, dit-il; car il serait inutile qu'elles vous restassent, et puisque les �mes sont au Ciel, il ne faut pas craindre qu'elles retournent au Purgatoire.�--�La chose se passa comme vous venez de le dire, ajouta la comtesse, mais il ne reprit pas son argent, car on s'en ferait un vrai scrupule parmi nous. La d�votion au m�rite des messes et aux �mes du Purgatoire nous para�t la plus recommandable; cela est m�me quelquefois pouss� trop loin, et j'ai connu un homme de grande naissance qui, �tant fort mal dans ses affaires, ne laissa pas de vouloir en mourant, qu'on lui d�t quinze mille messes. Sa derni�re volont� fut ex�cut�e, de sorte que l'on prit cet argent pr�f�rablement � celui qu'il devait � ses pauvres cr�anciers; car, quelque l�gitimes que soient leurs dettes, ils ne sauraient rien recevoir jusqu'� ce que toutes les messes qui sont demand�es par le testament soient dites. C'est ce qui a donn� lieu � cette mani�re de parler dont on se sert ordinairement: _Fulano a dejado su alina heredera_, ce qui veut dire: Un tel a fait son �me h�riti�re; et l'on entend par l� qu'il a laiss� son bien � l'�glise pour faire prier Dieu pour lui. �Le Roi Philippe IV ordonna que l'on d�t cent mille messes � son intention, voulant que, s'il cessait d'en avoir besoin, elles fussent pour son p�re et pour sa m�re, et que s'ils �taient au Ciel, on les appliqu�t pour les �mes de ceux qui sont morts dans les guerres d'Espagne. �Mais ce que je vous ai d�j� dit du comte de Villamediana me fait souvenir qu'�tant un jour dans l'�glise avec la Reine �lisabeth, dont je viens de vous parler, il vit beaucoup d'argent sur l'autel, que l'on avait donn� pour les �mes du Purgatoire; il s'en approcha et les prit en disant: �Mon amour sera �ternel; mes peines seront aussi �ternelles; celles des �mes du Purgatoire finiront; h�las! les miennes ne finiront point; cette esp�rance les console; pour moi, je suis sans esp�rance et sans consolation: ainsi, ces aum�nes qu'on leur destine me sont mieux dues qu'� elles.� Il n'emporta pourtant rien, et il ne dit ces mots que pour avoir lieu de parler de sa passion devant cette belle Reine qui �tait pr�sente; car, en effet, il en avait une si violente pour elle, qu'il y a quelque sujet de croire qu'elle en aurait �t� touch�e, si son aust�re vertu n'avait garanti son coeur contre le m�rite du comte. Il �tait jeune, beau, bien fait, brave, magnifique, galant et spirituel; personne n'ignore qu'il parut, pour son malheur, dans un carrousel qui se fit � Madrid, avec un habit brod� de pi�ces d'argent toutes neuves, que l'on nommait des r�ales, et qu'il portait pour devise: _Mis amores son reales_, faisant une allusion au mot de _reales_, qui veut dire royales, avec la passion qu'il avait pour la Reine; cela est du plus fin espagnol et veut dire: Mes amours sont royales. �Le comte d'Olivarez, favori du Roi, et l'ennemi secret de la Reine et du comte, fit remarquer � son ma�tre la t�m�rit� d'un sujet qui osait jusqu'en sa pr�sence d�clarer les sentiments qu'il avait pour la Reine, et dans ce moment m�me, il persuada au Roi de se venger. On en attendait une occasion qui ne f�t point d'�clat; mais voici ce qui avan�a sa perte: Comme il n'appliquait son esprit qu'� divertir la Reine, il composa une com�die que tout le monde trouva si belle, et la Reine, plus particuli�rement que les autres, y d�couvrit des traits si touchants et si d�licats, qu'elle voulut la jouer elle-m�me le jour qu'on c�l�brait la naissance du Roi. C'�tait l'amoureux comte qui conduisait toute cette f�te; il prit soin de faire faire des habits, et il ordonna des machines qui lui co�t�rent plus de trente mille �cus. Il avait fait peindre une grande nu�e, sous laquelle la Reine �tait cach�e dans une machine. Il en �tait fort proche; et � certain signal qu'il fit � un homme qui lui �tait fid�le, il mit le feu � la toile de la nu�e. Toute la maison, qui valait cent mille �cus, fut presque br�l�e; mais il s'en trouva consol�, lorsque, profitant d'une occasion si favorable, il prit sa souveraine entre ses bras et l'emporta dans un petit escalier; il lui d�roba l� quelques faveurs, et ce qu'on remarque beaucoup en ce pays-ci, il toucha m�me � son pied. Un petit page qui le vit en informa le Comte-Duc, qui n'avait pas dout�, quand il aper�ut cet incendie, que ce f�t l� un effet de la passion du Comte. Il en fit une perquisition si exacte, qu'il en donna des preuves certaines au Roi; et ces preuves rallum�rent si fort sa col�re, que l'on pr�tend qu'il le fit tuer d'un coup de pistolet, un soir qu'il �tait dans son carrosse avec Don Louis de Haro. On peut dire que le comte de Villamediana �tait le cavalier le plus parfait de corps et d'esprit que l'on ait jamais vu, et sa m�moire est encore en recommandation parmi les amants malheureux[52].� Voil� une fin bien funeste, dis-je, en l'interrompant; je ne pensais pas m�me que les ordres du Roi y eussent contribu�, et j'avais entendu dire que ce coup avait �t� fait par les parents de Do�a Francisca de Tavara, Portugaise, laquelle �tait dame du palais et fort aim�e du Comte. �Non, continua la comtesse de Lemos, la chose s'est pass�e comme je viens de vous le dire et, pendant que je vous parle de Philippe IV, dit-elle, je ne puis m'emp�cher de vous conter qu'une des personnes qu'il a aim�e avec le plus de passion, c'�tait la duchesse d'Albuquerque; il ne pouvait trouver un moment favorable pour l'entretenir. Le Duc, son mari, faisait bonne garde sur elle; et, plus le Roi rencontrait d'obstacles, plus ses d�sirs augmentaient; mais un soir qu'il jouait fort gros jeu, il feignit de se souvenir qu'il avait une lettre � �crire de la derni�re cons�quence. Il appela le duc d'Albuquerque qui �tait dans sa chambre, et lui dit de tenir son jeu. Aussit�t, il passa dans son cabinet, prit un manteau, sortit par un degr� d�rob� et fut chez la jeune duchesse avec le Comte-Duc, son favori. Le duc d'Albuquerque, qui songeait � ses int�r�ts domestiques plus qu'au jeu du Roi, crut ais�ment qu'il ne lui en aurait pas donn� la conduite sans quelque dessein particulier. Il commen�a donc de se plaindre d'une colique horrible, et faisant des cris et des grimaces � faire peur, il donna les cartes � un autre et sans tarder il courut chez lui. Le Roi ne faisait que d'y arriver, sans aucune suite; il �tait m�me encore dans la cour et, voyant venir le Duc, il se cacha; mais il n'y a rien de si clairvoyant qu'un mari jaloux. Celui-ci apercevant le Roi, et ne voulant point qu'on apport�t des flambeaux pour n'�tre pas oblig� de le reconna�tre, il fut � lui avec une grosse canne qu'il portait ordinairement: Ha! ha! maraud, lui dit-il, tu viens pour voler mes carrosses; et sans autre explication, il le battit de toute sa force. Le Comte-Duc ne fut pas non plus �pargn�, et celui-ci, craignant qu'il n'arriv�t pis, s'�cria plusieurs fois que c'�tait le Roi, afin que le Duc arr�t�t sa furie: Bien �loign�, il en redoubla ses coups et sur le Prince et sur le Ministre, s'�criant � son tour, que c'�tait l� un trait de la derni�re insolence, d'employer le nom de Sa Majest� et de son favori dans une telle occasion: qu'il avait envie de les mener au palais, parce qu'assur�ment le Roi le ferait pendre. A tout ce vacarme, le Roi ne disait pas un mot, et il se sauva enfin demi-d�sesp�r� d'avoir re�u tant de coups et de n'avoir eu aucune faveur de sa ma�tresse. Cela n'eut pas m�me de suites f�cheuses pour le duc d'Albuquerque; au contraire, le Roi, n'aimant plus la duchesse, en plaisanta au bout de quelque temps. Je ne sais si je n'abuse point votre patience par la longueur de cette conversation, ajouta la comtesse de Lemos, et je tombe insensiblement dans le d�faut des personnes de mon �ge, qui s'oublient lorsqu'elles parlent de leur temps. Je vis bien qu'elle voulait se retirer; et apr�s l'avoir remerci�e de l'honneur qu'elle m'avait fait, je pris cong� d'elle et je retournai dans mon h�tellerie. Le temps se trouva si mauvais, que nous e�mes de la peine � nous mettre en chemin; mais ayant pris une bonne r�solution, nous march�mes tant que la journ�e dura, tombant et nous relevant comme nous pouvions. On ne voyait pas � quatre pas devant soi. La temp�te �tait si grande, qu'il tombait des quartiers de rocher du haut des montagnes, qui venaient jusque dans le chemin, et qui bless�rent m�me un de nos gens; il en aurait �t� tu�, s'il n'avait esquiv� une partie du coup. Enfin, apr�s avoir fait plus de huit lieues, � notre compte, nous f�mes bien �tonn�s de nous retrouver aux portes de Lerma, sans avoir avanc� ni recul�; nous avions tourn� autour de la ville sans l'apercevoir, comme par enchantement, tant�t plus loin, tant�t plus pr�s, et nous pens�mes nous d�sesp�rer d'avoir pris tant de peines inutilement. �L'h�tesse, ravie de nous revoir, elle qui aurait voulu que nous eussions march� ainsi tous les jours de notre vie, pour revenir coucher chez elle toutes les nuits, m'attendait au bout de son petit degr�. Elle me dit qu'elle �tait bien f�ch�e de ne me pouvoir rendre ma chambre, mais qu'elle m'en donnerait une autre qui me serait aussi commode, et que la mienne �tait occup�e par une se�ora des plus grandes se�oras d'Espagne. Don Fernand lui en demanda le nom; elle lui dit qu'elle s'appelait Do�a �l�onor de Tol�de[53]; il m'apprit aussit�t que c'�tait sa proche parente. Il ne pouvait comprendre par quel hasard il la trouvait en ce lieu. �Pour en �tre promptement �clairci, et pour satisfaire aux devoirs de la proximit�, il envoya son gentilhomme lui faire un compliment et savoir s'il ne l'incommoderait point de la voir. Elle r�pondit qu'elle avait une grande satisfaction de cette heureuse rencontre, et qu'il lui ferait beaucoup d'honneur. Il passa aussit�t dans sa chambre, et il apprit d'elle plusieurs particularit�s qui la regardaient. Il vint ensuite me trouver, et il me dit fort civilement que si Do�a �l�onor n'�tait pas malade et tr�s-fatigu�e, elle me viendrait voir. Je crus que je devais faire les premiers pas � l'�gard d'une femme de cette qualit�, et si proche parente d'un cavalier dont je recevais tant d'honn�tet�s. Ainsi je le priai de me conduire dans sa chambre; elle me re�ut de la mani�re du monde la plus agr�able, et je remarquai dans les premiers moments de notre conversation, qu'elle avait beaucoup d'esprit et de politesse. Elle �tait dans une n�gligence magnifique (si cela se peut dire); elle n'avait rien sur sa t�te; ses cheveux, qui sont noirs et lustr�s, �taient s�par�s des deux c�t�s et faisaient deux grosses nattes qui se rattachaient par derri�re � une troisi�me. Elle avait une camisole de Naples broch�e d'or et m�l�e de diff�rentes couleurs, fort juste par le corps et par les manches, garnie de boutons d'�meraudes et de diamants; sa jupe �tait de velours vert couvert de point d'Espagne. Elle portait sur ses �paules une mantille de velours couleur de feu, doubl�e d'hermine. C'est de cette mani�re que les dames espagnoles sont en d�shabill�. Ces mantilles font le m�me effet que nos �charpes de taffetas noir, except� qu'elles si�ent mieux; elles sont plus larges et plus longues, de sorte que, quand elles veulent, elles les mettent sur leur t�te et s'en couvrent le visage.� �Je la trouvais parfaitement belle; ses yeux �taient si vifs et si brillants, que l'on n'en soutenait l'�clat qu'avec peine. Don Fernand lui dit qui j'�tais, et que j'allais voir une de mes proches parentes � Madrid. Son nom ne lui �tait pas inconnu non plus que sa personne; elle me dit m�me qu'il y avait peu que le Roi l'avait faite _titulada_ et marquise de Castille. �Que je vous serais oblig�e, Madame, dis-je en l'interrompant, de m'apprendre ce que signifie ce titre-l�, parce qu'elle m'en a parl� dans ses lettres sans me l'expliquer, non plus que celui de grandat et de majorasque. J'en ai entendu dire � plusieurs personnes; mais soit qu'elles l'ignorassent elles-m�mes ou qu'elles ne voulussent pas se donner la peine de me le dire, je n'en ai jamais �t� bien instruite.� �Je vous apprendrai avec plaisir ce que j'en sais, reprit Do�a �l�onor; et j'ai toujours entendu dire que, du temps des premiers rois d'Ovi�do, de Galice et d'Asturie, ils �taient toujours �lus par les pr�lats du royaume et par les ricos-hombres. Ces seigneurs n'ayant point encore obtenu les titres de ducs, de marquis et de comtes, qui les distinguent d'avec les gentilshommes, on les appelle ricos-hombres, ce qui �tait comme les grands d'Espagne d'aujourd'hui. C'�tait l'ordre qu'ils choisissent toujours pour r�gner les plus proches parents des Rois qui venaient de mourir. Mais cette coutume ne fut observ�e que depuis P�lage jusqu'� Ramire. En 843, on le d�clara successeur d'Alphonse le Chaste, roi d'Asturie, et l'on admit sous son r�gne la succession du p�re au fils en ligne directe, ou du fr�re au fr�re, en ligne collat�rale, pour la couronne; que ce consentement devint d�s lors une loi municipale, qui s'est toujours depuis observ�e en Espagne. Vous remarquerez que le mot de ricos-hombres n'a pas la m�me signification que hombres ricos, qui veut dire hommes riches en fran�ais. Les ricos-hombres se couvraient devant le Roi, entraient aux �tats, y avaient leur voix active et passive. Sa Majest� leur accordait toutes ces pr�rogatives par des actes authentiques, et les titulados d'� pr�sent sont les m�mes que l'on appelait alors ricos-hombres; mais leurs privil�ges ne sont pas si �tendus, et la plupart de ces honneurs, ainsi que je vous le dirai, ont �t� r�serv�s aux grands d'Espagne[54]. Les titulados peuvent avoir un dais dans leur chambre, un carrosse dans Madrid � quatre chevaux, avec _los tiros largos_; ce sont de longs traits de soie, qui attachent les derniers chevaux aux premiers. Quand il y a des f�tes de taureaux, on leur donne des balcons dans la grande place, o� leurs femmes sont r�gal�es de corbeilles remplies de gants, de rubans, d'�ventails, de bas de soie et de pastilles, avec une magnifique collation de la part du Roi ou de la ville, selon que c'est le Roi ou la ville qui donne ces f�tes au public. Ils ont leur banc marqu� dans les c�r�monies; et quand le Roi fait un titulados marquis de Castille, d'Aragon ou de Grenade, il entre aux �tats de ces royaumes-l�[55]. �A l'�gard des grands, il y en a de trois classes diff�rentes; et la mani�re dont le Roi leur parle en les faisant, les distinguent. Les uns sont ceux � qui il dit de se couvrir, sans y rien ajouter, la grandesse n'est attach�e qu'� leur personne et n'est point conserv�e dans leur maison. �Les autres que le Roi qualifie du titre d'une de leurs terres, comme par exemple, duc ou marquis d'un tel lieu: _Couvrez-vous pour vous et pour les v�tres_, sont grands d'une mani�re plus avantageuse que les premiers, parce que la grandesse �tant attach�e � leur terre passe � leur fils a�n�; et s'ils n'en ont point, � leur fille ou � leur h�ritier. Cela fait que dans une seule maison il peut y avoir plusieurs grandesses, et que l'on voit des h�riti�res qui en portent jusqu'� six ou sept � leurs maris, lesquels sont grands � cause des terres de leurs femmes. �Les derniers ne se couvrent qu'apr�s avoir parl� au Roi, et l'on fait la diff�rence des uns aux autres en disant: Ils sont grands � vie ou � race. Il faut encore remarquer qu'il y en a que le Roi fait couvrir avant qu'ils lui parlent en leur disant: _Cubrios_, et ils parlent et �coutent parler le Roi toujours couverts. D'autres qui ne se couvrent qu'apr�s lui avoir parl� et qu'il leur a r�pondu. Et les troisi�mes qui ne se couvrent qu'apr�s s'�tre retir�s d'aupr�s du Roi vers la muraille; mais, lorsqu'ils sont tous ensemble dans des fonctions publiques ou � la chapelle, il n'y a aucune diff�rente entre eux: ils s'assoient et se couvrent devant lui; et, lorsqu'il leur �crit, il les traite comme s'ils �taient princes, ou leur donne le titre d'Excellence. Ce n'est pas que quelques grands seigneurs se contentent de les traiter de Votre Seigneurie; mais cela est moins honn�te et tr�s-peu usit�. Quand leurs femmes vont chez la Reine, elle les re�oit debout; et, au lieu d'�tre seulement assises sur le tapis de pied, on leur pr�sente un carreau[56]. �Pour les mayorasques, c'est une esp�ce de substitution qui se fait de la plupart des grandes terres qui appartiennent � des personnes de naissance; car celui qui ne serait pas noble et qui poss�derait une de ces terres ne jouirait pas du privil�ge de mayorazgo; mais lorsque c'est un homme de qualit�, quelques dettes qu'il ait, on ne saurait lui faire vendre ses terres en mayorasque s'il ne le veut bien, et il ne le veut presque jamais, de sorte que ses cr�anciers n'ont que la voie d'arr�ter son revenu; et ce n'est pas encore la plus courte, parce qu'avant qu'ils en touchent un sol, les juges ordonnent une pension convenable, selon le rang de celui sur qui on vient de faire la saisie, tant pour ses enfants que pour sa table, ses habits, ses domestiques, ses chevaux et m�me ses menus plaisirs. D'ordinaire, tout le revenu est employ� � cela sans que les cr�anciers soient en droit de s'en plaindre, bien qu'ils en souffrent beaucoup. �Voil�, Madame, continua Do�a �l�onor, ce que vous avez souhait� de savoir, et je me trouve heureuse d'avoir eu lieu de satisfaire votre curiosit�.� Je lui t�moignai qu'elle avait ajout� extr�mement au plaisir que je pouvais trouver dans le simple r�cit des choses dont je m'�tais inform�e, et que je mettrais toujours une grande diff�rence entre ce que j'apprendrais d'elle, ou ce que j'apprendrais d'une autre. Elle me demanda si je savais celui que le Roi venait de nommer pour �tre son ambassadeur en Espagne; je lui dis qu'on ne me l'avait pas encore �crit. �Je n'ai pu apprendre qui c'est, ajouta-t-elle, avant que je sois partie de Madrid; mais j'ose dire que tout le monde ne nous convient pas. Nous souhaitons que l'on ait de bonnes qualit�s personnelles et de la naissance. Nous ne souffrons qu'avec peine qu'un homme d'un m�rite et d'une condition m�diocres soit rev�tu d'une dignit� qui l'�l�ve si fort au-dessus des autres, lorsqu'il repr�sente un grand monarque et qu'il traite de sa part avec le n�tre. Nous voulons, dis-je, qu'il honore son caract�re autant que son caract�re l'honore.� Elle apprit ensuite � Don Fernand de Tol�de que la marquise de la Garde, sa tante, �tait morte il y avait peu, et que le comte de M�delin, fr�re de cette dame, �tait mort le lendemain; que, plusieurs personnes croyaient que c'�tait de douleur de la mort de sa soeur.--�H� quoi! Madame, dis-je en l'interrompant, les Espagnols ont-ils un si bon naturel? Il me semble que leur gravit� s'accorde mal avec la tendresse.� Elle se prit � rire de ma question, et elle me dit que j'�tais comme toutes les autres dames fran�aises qui se pr�viennent ais�ment contre les Espagnols; mais qu'elle esp�rait que lorsque je les conna�trais, j'en aurais meilleure opinion. Elle eut l'honn�tet� de me prier de venir me reposer quelques jours, proche de Lerma, dans une maison dont elle �tait la ma�tresse. Je la remerciai de ses offres obligeantes, et lui dis que j'en aurais profit� avec plaisir si j'avais des raisons moins pressantes d'aller � Madrid; mais que je l'assurais que lorsqu'elle y serait, je ne manquerais pas de la voir. Nous demeur�mes le reste du soir ensemble, et l'heure de se retirer �tant venue, je lui dis adieu et la priai de m'accorder son amiti�. Je me levai avant le jour parce que nous avions une furieuse journ�e � faire pour aller coucher � Aranda de Duero. Le temps s'�tant adouci, il faisait un grand brouillard m�l� de pluie, et, en arrivant le soir, l'h�te nous dit que nous serions fort bien chez lui, mais que nous n'aurions point du tout de pain. �C'est pourtant une chose dont on se passe difficilement, r�pondis-je.� Et, en effet, cette nouvelle me chagrina. Je m'informai d'o� venait cette disette; Il me fut dit que l'alcalde-mayor de la ville (c'est celui qui ordonne de tout, et qui est tout ensemble le gouverneur et le juge), avait envoy� qu�rir le pain et la farine qui �taient chez les boulangers et les avait fait apporter dans sa maison, pour en faire une distribution proportionn�e aux besoins de chaque particulier; et que, ce qui avait donn� lieu � cela, c'�tait que la rivi�re de Duero, qui passe autour de la ville, �tait gel�e, et les rivi�res de Leon, de Suegra, de Burgos, de Termes et de Salamanque, qui s'y jettent et s'y perdent, avaient aussi cess� leurs cours; qu'ainsi, aucun moulin ne pouvait moudre, ce qui faisait appr�hender la famine. Cela nous obligea de nous adresser � lui pour avoir le pain qui nous �tait n�cessaire. Don Fernand lui envoya un gentilhomme de sa part, de celle des trois chevaliers et de la mienne. Aussit�t on nous envoya tant de pain, que nous en e�mes assez pour en donner � notre h�te et � sa famille qui en avait grand besoin. Nous n'�tions pas encore � table, lorsque mes gens apport�rent dans ma chambre plusieurs paquets de lettres qu'ils avaient trouv�s sur les degr�s de l'h�tellerie. Celui qui les portait, ayant bu plus qu'il ne fallait, s'y �tait endormi, et tous ses paquets �taient expos�s � la curiosit� des passants. Il y a, dans ce pays, un tr�s-m�chant ordre pour le commerce; et, lorsque le courrier de France arrive � Saint-S�bastien, on donne toutes les lettres qu'il apporte � des hommes qui vont fort bien � pied et qui se relayent les uns les autres. Ils mettent ces paquets dans un sac attach� avec de m�chantes cordes sur leurs �paules, de mani�re qu'il arrive souvent que les secrets de votre coeur et de votre maison sont en proie au premier curieux qui fait boire ce mis�rable pi�ton. C'est ce qui arriva dans cette occasion, car Don Fr�d�ric de Cardone, ayant regard� plusieurs dessus de lettres, reconnut l'�criture d'une dame � laquelle il prenait apparemment int�r�t; du moins je le jugeai ainsi par l'�motion de son visage et par l'empressement avec lequel il ouvrit le paquet. Il lut la lettre et voulut bien me la montrer, sans vouloir me dire ni de qui elle venait, ni pour qui elle �tait, mais il me promit de m'en informer � Madrid. Comme je la trouvai bien �crite, il me vint dans l'esprit que vous seriez peut-�tre bien aise de voir le style d'une Espagnole quand elle �crit � ce qu'elle aime; je priai le chevalier de m'en laisser prendre une copie, mais il est vrai que la traduction �te beaucoup d'agr�ment � cette lettre; la voici: * * * * * �Tout contribue � m'affliger dans la malheureuse ambassade o� vous allez, sans compter que l'�loignement est le poison des plus fortes amiti�s. Je ne puis me flatter que quelque rupture entre les souverains ne puisse abr�ger le temps de votre absence et me rendre un bien sans lequel je ne saurais vivre. De tous les princes de l'Europe, celui � qui l'on vous envoie est le plus uni avec nous; je ne pr�vois point de guerre contre lui; et ce fl�au, dont le ciel punit les coupables, serait pour moi mille fois plus doux que la paix. Oui, je consentirais d'en porter seule tous les d�sastres, de voir mes terres ruin�es, mes maisons en feu, de perdre mon bien et ma libert�, pourvu que nous fussions ensemble, et que, sans vous faire partager mes disgr�ces, je puisse jouir du plaisir de vous voir. Vous devez juger, par de telles dispositions, de l'�tat o� je suis, quand je pense qu'effectivement vous allez partir, que je reste � Madrid, que je n'ose vous suivre; que mon devoir �touffe tout d'un coup les projets que je pourrais faire pour me consoler, et que je vous perds enfin, dans le temps o� je vous trouve le plus digne de ma tendresse; o� j'ai plus de sujet d'�tre persuad�e de la v�tre, et o� je sens davantage les marques que vous m'en donnez. Je devrais vous cacher ma douleur et ne rien ajouter � la v�tre; mais quel moyen de pleurer et de pleurer sans vous! H�las! h�las! je serai bient�t r�duite � pleurer toute seule. Ne craignez-vous point qu'une affliction si vive ne me tue, et ne pourriez-vous pas feindre d'�tre malade pour ne me point quitter? Songez � tous les biens qui sont renferm�s dans cette proposition. Mais je suis folle de vous la faire; vous pr�f�rez les ordres du Roi aux miens, et c'est me vouloir attirer de nouveaux chagrins que de vous mettre � une telle �preuve. Adieu, je ne vous demande rien, parce que j'ai trop � vous demander; je n'ai jamais �t� si afflig�e.� * * * * * Comme j'achevais de traduire la lettre que je vous envoie, le fils de l'alcalde vint me voir; c'�tait un jeune homme qui avait une bonne opinion de lui-m�me et qui �tait un vrai _guap_[57]. Que ce mot ne vous embarrasse pas, ma ch�re cousine; _guap_ veut dire, en espagnol, brave, galant et m�me fanfaron. Ses cheveux �taient s�par�s sur le milieu de la t�te et nou�s, par derri�re, avec un ruban bleu, large de quatre doigts et long de deux aunes, qui tombait de toute sa longueur; il avait des chausses de velours noir qui se boutonnaient de cinq ou six boutons au-dessus du genou, et sans quoi il serait impossible de les �ter sans les d�chirer en pi�ces, tant elles sont �troites en ce pays. Il avait une veste si courte qu'elle ne passait pas la poche, et un pourpoint � longues basques de velours noir cisel�, avec des manches pendantes, larges de quatre doigts; les manches du pourpoint �taient de satin blanc bord�es de jais, et au lieu d'avoir des manches de chemise de toile, il en portait de taffetas noir fort bouffantes avec des manchettes de m�me; son manteau �tait de drap noir, et comme c'�tait un _guap_, il l'avait entortill� autour de son bras, parce que cela est plus galant, avec un _broquel_ � la main; c'est une esp�ce de bouclier fort l�ger et qui a au milieu une pointe d'acier: ils le portent quand ils vont la nuit en bonne ou en mauvaise fortune. Il tenait, de l'autre main, une �p�e plus longue que demi-pique, et le fer qu'il y avait � la garde aurait pu suffire � faire une petite cuirasse; comme ces �p�es sont si longues qu'on ne pourrait les tirer du fourreau � moins que l'on ne f�t aussi grand qu'un g�ant, ce fourreau s'ouvre en appuyant le doigt sur un petit ressort. Il avait aussi un poignard dont la lame �tait �troite; il �tait attach� � sa ceinture contre son dos; sa golille de carton, couverte d'un petit quintin, lui tenait le col si droit, qu'il ne pouvait ni baisser ni tourner la t�te[58]. Rien n'est plus ridicule que ce hausse-col; car ce n'est ni une fraise, ni un rabat, ni une cravate; cette golille, enfin, ne ressemble � rien, incommode beaucoup et d�figure de m�me. Son chapeau �tait d'une grandeur prodigieuse, la forme basse et doubl�e de taffetas noir avec un gros cr�pe autour, comme un mari le porterait pour le deuil de sa femme. L'on m'a dit que ce cr�pe est le titre le plus incontestable de la plus fine galanterie. Ceux qui se piquent de se mettre bien ne portent ni chapeaux bord�s, ni plumes, ni noeuds de rubans d'or et d'argent; c'est un cr�pe bien large et bien �pais dont ils se parent, et il n'y a point de Chim�ne qui puisse tenir contre cette vision. Ses souliers �taient d'un maroquin aussi fin que les peaux dont on fait les gants, et tout d�coup�s, malgr� le froid, si justes aux pieds qu'il semblait qu'ils fussent coll�s dessus, et n'avaient point de talon. Il me fit, en entrant, une r�v�rence � l'espagnole, les deux jambes crois�es l'une sur l'autre et se baissant gravement comme font les femmes lorsqu'elles saluent quelqu'un[59]. Il �tait fort parfum�, et ils le sont tous beaucoup; sa visite ne fut pas longue; il savait assez son monde; il n'oublia pas de me dire qu'il allait souvent � Madrid, et qu'il ne se faisait pas de courses de taureaux o� il n'expos�t sa vie. Comme j'avais sur le coeur le peu de soin qu'on prend des lettres, je lui parlai du courrier que mes gens avaient trouv� endormi sur le degr�; il me dit que cela venait de la n�gligence du grand ma�tre des postes, ou, pour mieux dire, de ce qu'il voulait trop gagner; et que, si le Roi en �tait inform�, il ne le souffrirait pas. Ce nom de grand ma�tre des postes fit que je lui demandai si l'on allait quelquefois en poste en Espagne; il me dit que oui, pourvu qu'on e�t la permission du Roi ou du grand ma�tre, qui est toujours un homme d'une naissance distingu�e, et qu'� moins d'un ordre bien sign� et en bonne forme, on ne donnait point de chevaux. Mais, lui dis-je, un homme qui vient de se battre ou qui a d'autres raisons de vouloir faire diligence, que fait-il? Rien, Madame, me dit-il; s'il a de bons chevaux il s'en sert, et, s'il n'en a pas, il est assez embarrass�; mais lorsque l'on veut aller en poste et que l'on ne part pas directement de Madrid, il suffit de prendre un billet de l'alcalde, qui veut dire gouverneur des villes par o� l'on passe. Ma curiosit� �tant satisfaite sur ce chapitre, le galant Espagnol se retira, et nous soup�mes tous ensemble � notre ordinaire. Il y avait d�j� du temps que j'�tais couch�e et endormie, quand je fus r�veill�e par un son de cloches et par un bruit confus de voix effroyables. Je ne savais encore ce qui le causait, lorsque Don Fernand de Tol�de et Don Fr�d�ric de Cardone, sans frapper � ma porte, l'enfonc�rent, et m'appelant de toutes leurs forces pour me trouver (car ils n'avaient point de lumi�re), vinrent l'un et l'autre � mon lit, et jetant ma robe sur moi, ils m'emport�rent avec ma fille au plus vite jusqu'au haut de la maison. Je ne peux vous repr�senter mon �tonnement et ma crainte; je leur demandai enfin ce qui �tait arriv�. Ils me dirent que le d�gel �tait venu tout d'un coup avec tant de violence, que les rivi�res, grossies par les torrents qui tombaient de tous c�t�s des montagnes dont la ville est entour�e, s'�taient d�bord�es et l'inondaient; qu'au moment qu'ils m'�taient venus prendre, l'eau �tait d�j� dans ma chambre, et que le d�sordre �tait horrible. Il n'�tait pas n�cessaire qu'ils m'en dissent davantage, car j'entendais des cris affreux et l'eau �branlait toute la maison. Je n'ai jamais eu si grand'peur, je regrettais tendrement ma ch�re patrie. H�las! disais-je, j'ai bien fait du chemin pour me venir noyer au quatri�me �tage d'une h�tellerie d'Aranda. Toute mauvaise plaisanterie � part, je croyais mourir, et j'�tais si troubl�e que je fus pr�te vingt fois de prier MM. de Tol�de et de Cardone de m'entendre en confession. Je crois que dans la suite ils en auraient plus ri que moi. Nous f�mes jusqu'au jour dans les alarmes continuelles; mais l'alcalde et les habitants de la ville travaill�rent si promptement et si utilement � d�tourner les torrents, et � faire �couler les eaux, que nous n'en e�mes que la peur. Deux de nos mulets furent noy�s, mes liti�res et mes hardes si p�n�tr�es d'eau, que, pour les faire s�cher, il a fallu rester un jour tout entier: et ce n'�tait pas une chose trop facile, car il n'y a pas de chemin�e aux h�telleries. L'on chauffa le four et l'on mit toutes mes hardes dedans. Je vous assure que je n'ai point gagn� � cette malheureuse inondation; je me couchai apr�s cela, o� pour mieux dire, je me mis dans le bain, mon lit �tant aussi mouill� que tout le reste. Nos voyageurs ont jug� qu'il fallait me laisser un peu en repos; j'ai employ� une partie de ma journ�e � vous �crire. Adieu, ma ch�re cousine, il est temps de finir. Je suis toujours plus � vous que personne au monde. A Aranda de Duero, ce 9 de mars. SIXI�ME LETTRE. L'exactitude que j'ai � vous apprendre les choses que je crois dignes de votre curiosit� m'oblige tr�s-souvent de m'informer de plusieurs particularit�s que j'aurais n�glig�es, si vous ne m'aviez pas dit qu'elles vous font plaisir, et que vous aimez � voyager sans sortir de votre cabinet. Nous part�mes d'Aranda par un temps de d�gel qui rendait l'air bien plus chaud, mais qui rendait aussi les chemins plus mauvais. Nous trouv�mes peu apr�s la montagne de Somosierra, qui s�pare la Vieille-Castille de la nouvelle, et nous ne la travers�mes pas sans peine, tant pour sa hauteur que pour la quantit� de neige dont les fonds �taient remplis, et o� nous tombions quelquefois comme dans des pr�cipices, croyant le chemin uni. L'on appelle ce passage _Puerto_[60]. Il semble que ce nom ne devrait �tre donn� qu'� un port o� l'on s'embarque sur la mer ou sur la rivi�re, mais c'est ainsi qu'on explique le passage d'un royaume dans un autre; et toujours en faisant son chemin il en co�te, car les gardes des douanes, qui font payer les droits du Roi, attendent les voyageurs sur les grands chemins, et ne les laissent point en repos, qu'ils ne leur aient donn� quelque chose. En arrivant � Buitrago, nous �tions aussi mouill�s que la nuit d'inondation � Aranda, et encore que je fusse en liti�re, je ne m'apercevais gu�re moins du mauvais temps que si j'eusse �t� � pied ou � cheval, parce que les liti�res sont si mal faites en ce pays, et si mal ferm�es, que lorsque les mulets passent quelque ruisseau, ils jettent avec leurs pieds une partie de l'eau dans la liti�re, et quand elle y est une fois, elle y demeure, de sorte que je fus oblig�e, en arrivant, de changer de linge et d'habits. Ensuite Don Fernand, les trois cavaliers, ma fille et mes femmes, vinrent avec moi au ch�teau dont on m'avait beaucoup parl�. Il me parut aussi r�guli�rement b�ti que celui de Lerma, un peu moins grand, mais plus agr�able. Les appartements en sont mieux tourn�s, et les meubles ont quelque chose de fort riche et m�me de singulier, tant par leur antiquit� que par leur magnificence. Ce ch�teau est, comme celui de Lerma, � Don Rodrigo de Silva de Mendoza, duc de Pastrana et de l'Infantado. Sa m�re se nomme Do�a Catalina de Mendoza et Sandoval, h�riti�re des duch�s de l'Infantado et de Lerma. Il vient de p�re en fils de Ruy Gomes de Silva, qui fut fait duc de Pastrana et prince d'Eboli par le Roi Philippe II. Cette princesse d'Eboli, dont il a �t� tant parl� pour sa beaut�, �tait sa femme, et le Roi en �tait tr�s-amoureux. On me montra son portrait, qui doit avoir �t� fait par un excellent peintre; elle est repr�sent�e toute de sa grandeur, assise sous un pavillon attach� � quelques branches d'arbre; il semble qu'elle se l�ve, car elle n'a sur elle qu'un linge fin qui laisse voir une partie de son corps. Si elle l'avait aussi beau qu'il para�t dans son portrait, et si ses traits �taient aussi r�guliers, on doit croire qu'elle �tait la plus charmante de toutes les femmes; ses yeux sont si vifs et si remplis d'esprit qu'il semble qu'elle va vous parler. Elle a la gorge, les bras, les pieds et les jambes nus; ses cheveux tombent sur son sein, et des petits amours, qui paraissent dans tous les coins du tableau, s'empressent pour la servir: les uns tiennent son pied et lui mettent un brodequin, les autres passent des fleurs dans ses cheveux, il y en a qui soutiennent son miroir. On en voit plus loin qui lui aiguisent des fl�ches, pendant que les autres en emplissent son carquois et bandent son arc. Un faune la regarde au travers des branches, elle l'aper�oit et elle le montre � un petit Cupidon qui est appuy� sur ses genoux, et qui pleure, comme s'il en avait peur ce qui la fait sourire. Toute la bordure est d'argent cisel� et dor� en beaucoup d'endroits. Je demeurai longtemps � la regarder avec un extr�me plaisir, mais on me fit passer dans une autre galerie o� je la vis encore. Elle �tait peinte dans un tr�s-grand tableau, � la suite de la Reine �lisabeth, fille de Henri II, Roi de France, que Philippe II, Roi d'Espagne, �pousa au lieu de la donner au prince Don Carlos son fils, avec qui elle avait �t� accord�e. La Reine faisait son entr�e � cheval, comme c'est la coutume, et je trouvai la princesse d'Eboli moins brillante aupr�s d'elle qu'elle ne m'avait paru �tant seule. Il faut juger par l� des charmes de cette jeune Reine; elle �tait v�tue d'une robe de satin bleu, mais du reste tout de m�me que je vous ai repr�sent� la comtesse de Lemos. Le Roi la regardait passer de dessus un balcon. Il �tait habill� de noir avec le collier de la Toison; ses cheveux roux et blancs, le visage long, p�le, vieux, rid� et laid. L'infant Don Carlos accompagnait la Reine; il �tait fort blanc, la t�te belle, les cheveux blonds, les yeux bleus, et il regardait la Reine avec une langueur si touchante, qu'il para�t que le peintre a p�n�tr� le secret de son coeur, et qu'il a voulu l'exprimer. Son habit �tait blanc et brod� de pierreries; il �tait en pourpoint taillad�, avec un petit chapeau relev� par le c�t�, couvert de plumes blanches. Je vis dans la m�me galerie un autre tableau qui me toucha fort: c'�tait le prince Don Carlos mourant. Il �tait assis dans un fauteuil, son bras appuy� sur une table qui �tait devant lui, et sa t�te pench�e sur sa main; il tenait une plume comme s'il e�t voulu �crire, il y avait devant lui un vase o� il paraissait quelque reste d'une liqueur brune, et apparemment que c'�tait un poison. Un peu plus loin, l'on voyait pr�parer le bain, o� l'on devait lui ouvrir les veines; le peintre avait repr�sent� parfaitement bien l'�tat o� l'on se trouve dans une occasion si funeste; et comme j'avais lu son histoire et que j'en avais �t� attendrie, il me sembla qu'effectivement je le voyais mourir[61]. On me dit que tous ces tableaux �taient de grand prix. On me conduisit dans une chambre dont l'ameublement avait appartenu � l'archiduchesse Marguerite d'Autriche, gouvernante des Pays-Bas, et l'on pr�tend qu'elle y a travaill� elle-m�me; c'est un petit lit de gaze sur lequel on a appliqu� des plumes d'oiseaux de toutes les couleurs, et cela forme des grotesques, des plumes, des fleurs, des petits animaux. La tapisserie est pareille, et les diff�rentes nuances des plumes font un effet tr�s-agr�able. Voil� ce que je remarquai de plus singulier au ch�teau de Buitrago; et comme il �tait d�j� tard, nous en sort�mes. Il y avait plusieurs jours que je n'avais eu le plaisir de voir jouer � l'hombre, je fis apporter des cartes. Don Fernand avec deux des chevaliers commenc�rent une reprise; je m'int�ressai � mon ordinaire, et Don Est�ve de Carvajal en fit autant; de sorte qu'apr�s avoir regard� jouer quelques moments, je lui demandai auquel des trois chevaliers �tait la commanderie, d'o� ils revenaient lorsque je les rencontrai. Il me dit qu'elle n'�tait pas � un d'eux; qu'ils y �taient all�s voir un de leurs amis communs, sur un accident tr�s-f�cheux qui lui �tait arriv� � la chasse. Me trouvant sur le chapitre des commanderies, je le priai de m'apprendre si les ordres de Saint-Jacques, de Calatrava et d'Alcantara �taient anciens. Il me dit qu'il y avait plus de cinq cents ans qu'ils subsistaient; que l'on appelait autrefois l'ordre de Calatrava, le Galant; celui de Saint-Jacques, le Riche; celui d'Alcantara, le Noble. Ce qui les faisait nommer ainsi, c'est que, d'ordinaire, il n'entrait dans Calatrava que des jeunes cavaliers; que Saint-Jacques �tait plus riche que les deux autres; et que, pour �tre re�u chevalier d'Alcantara, il fallait faire ses preuves de quatre races; au lieu que pour entrer dans les autres, il ne faut les faire que de deux. Dans les premiers temps que ces ordres furent �tablis, les chevaliers faisaient des voeux, vivaient tr�s-r�guli�rement en communaut� et ne portaient des armes que pour combattre les Maures; mais, ensuite, il y entra les plus grands seigneurs du royaume, qui obtinrent la libert� de se marier, sous cette condition qu'ils seraient oblig�s d'en demander une dispense expresse au Saint-Si�ge. Il faut avoir un brevet du Roi, faire ses preuves de noblesse et prouver aussi que l'on vient de Cristianos Viejos, c'est-�-dire qu'il n'est entr� dans la famille du p�re ni de la m�re aucun Juif ni Maure. Le Pape Innocent VIII donna, en 1489, au Roi Ferdinand et � ses successeurs la disposition de toutes les commanderies de ces trois ordres, que l'on nomme militaires. Le Roi d'Espagne en dispose, en effet, sous le titre d'administrateur perp�tuel, et il jouit des trois grandes ma�trises, qui lui valent plus de quatre cent mille �cus de rente. Lorsqu'il tient chapelle comme grand ma�tre de l'ordre ou qu'il fait quelque assembl�e, les chevaliers ont le privil�ge d'�tre assis et couverts devant lui. Don Est�ve ajouta que l'ordre de Calatrava avait trente-quatre commanderies et huit prieur�s, qui valaient cent mille ducats de revenu; qu'Alcantara avait trente-trois commanderies, quatre alcaldies et quatre prieur�s, qui rapportaient quatre-vingt mille ducats, et que les quatre-vingt-sept commanderies de Saint-Jacques, tant en Castille qu'au royaume de Leon, valaient plus de deux cent soixante-douze mille ducats. Vous pouvez juger par l�, Madame, continua-t-il, qu'il y a des ressources pour les pauvres gentilshommes espagnols[62]. Je conviens, lui dis-je, que ce serait une chose tr�s-avantageuse pour eux, s'ils �taient les seuls que l'on voul�t admettre dans ces trois ordres; mais il me semble que vous venez de me dire que les plus grands seigneurs en poss�dent les plus belles commanderies. C'est par une r�gle g�n�rale, interrompit-il, qui veut toujours que les biens aillent aux plus riches, quoiqu'il y e�t de la justice d'en faire part aux autres; et les a�n�s de grande qualit� auraient encore de quoi se satisfaire en obtenant l'ordre de la Toison, qui distingue extr�mement ceux que le Roi en honore. Cependant, comme c'est une faveur qui n'est accompagn�e d'aucun revenu et qu'elle ne se donne pas m�me ais�ment, peu de gens la recherchent et l'on ne voit, d'ordinaire, l'ordre de la Toison qu'� des princes. Si vous savez qui l'a institu�e, lui dis-je, vous m'obligerez de m'en informer. On pr�tend, reprit-il, que dans le temps que les Maures poss�daient la plus grande et la meilleure partie de l'Espagne, un villageois, qui vivait selon Dieu, le priant avec ferveur de d�livrer le royaume de ces infid�les, aper�ut un ange qui descendait du ciel, lequel lui donna une toison d'or et lui commanda de s'en servir pour amasser des troupes, parce que, � cette vue, on ne refuserait pas de le suivre et de combattre les ennemis de la foi. Ce saint homme ob�it, et plusieurs gentilshommes prirent les armes sur ce qu'il leur dit. Le succ�s de cette entreprise r�pondit � l'esp�rance que l'on en avait con�ue; de mani�re que Philippe le Bon, duc de Bourgogne, institua l'ordre de la Toison d'or en l'honneur de Dieu, de la Vierge et de saint Andr�, l'an 1429, et le propre jour de ses noces avec Isabeau, fille du roi de Portugal, fut choisi pour cette c�r�monie. Elle se fit � Bruges; il ordonna que le duc de Bourgogne serait chef personnel de l'ordre, parce que saint Andr� est patron de la Bourgogne. On appelle ceux qui l'ont _Cavalleros del Tuzon_, c'est-�-dire chevaliers de la Toison, et l'on peut remarquer par l� que l'on fait une diff�rence � l'�gard de cet ordre, disant, quand on parle des autres: _Fulano es cavallero de la orden de Santiago, ou de la orden de Calatrava_, qui veut dire un tel est chevalier de l'ordre de Saint-Jacques ou de l'ordre de Calatrava. Dans le temps que nous parlions ainsi, nous entend�mes un assez grand bruit, comme d'un �quipage qui s'arr�tait. Au bout d'un moment, le valet de chambre de Don Fr�d�ric de Cardone entra dans ma chambre, pour avertir son ma�tre que M. l'archev�que de Burgos venait d'arriver. C'est une rencontre heureuse pour moi, me dit-il, car j'�tais parti de Madrid pour le voir, et, ne l'ayant pas trouv� � Burgos, j'en �tais fort chagrin. La fortune est toujours dans vos int�r�ts, lui dit Don Sanche en souriant; mais, pour ne pas vous retarder le plaisir de voir cet illustre parent, nous allons quitter notre reprise. Don Fr�d�ric t�moigna qu'il l'ach�verait volontiers, et que son impatience c�derait toujours � leur satisfaction. Don Fernand et Don Sanche se lev�rent. Apparemment, dit Don Est�ve, que Don Fr�d�ric ne sera pas des n�tres de ce soir. J'en juge d'une autre mani�re, interrompit Don Fernand; l'archev�que est l'homme du monde le plus honn�te; d�s qu'il saura qu'il y a ici une dame fran�aise, il voudra la venir voir. Il me ferait beaucoup d'honneur, dis-je; mais avec tout cela j'en serais un peu embarrass�e, car il faut souper et se coucher de bonne heure. J'achevais � peine ces paroles quand Don Fr�d�ric revint sur ses pas. D�s que M. l'archev�que a su qu'il y avait une dame �trang�re � Buitrago, me dit-il, il n'a plus song� � moi; et, si vous le voulez bien, Madame, il viendra vous offrir tout ce qui d�pendra de lui en ce pays-ci. Je r�pondis � cette civilit� comme je le devais, et Don Fr�d�ric, �tant retourn� vers lui, l'amena un moment apr�s dans ma chambre. Je lui trouvai beaucoup de civilit�; il parla peu et garda la gravit� convenable � son caract�re et � la nation espagnole. Il me plaignit fort de faire un si long voyage dans une saison si rigoureuse; il me pria de lui commander quelque chose en quoi il me p�t ob�ir. C'est le compliment qu'on fait d'ordinaire en ce pays. Il avait par-dessus ses habits une soutanelle en velours violet, avec des hauts de manches tout pliss�s qui lui allaient jusqu'aux oreilles, et une paire de lunettes sur le nez. Il fit apporter � ma fille un petit sagouin qu'il voulut lui donner; et, bien que j'en eusse de la peine, il fallut bien y consentir, par les instances qu'il m'en fit et par l'envie que mon enfant avait de l'accepter. Toutes les fois que M. l'archev�que prenait du tabac, ce qu'il faisait assez souvent, le petit singe lui tendait la patte et il en mettait dessus qu'il feignait de prendre. Ce pr�lat me dit que le Roi d'Espagne attendait avec une extr�me impatience la r�ponse du marquis de Los Balbazes, sur les ordres qu'il lui avait donn�s de demander, de sa part, Mademoiselle au Roi Tr�s-Chr�tien. S'il ne l'obtenait pas, ajouta-t-il, je ne sais ce qui en arriverait, car il est sensiblement touch� de son m�rite; mais toutes les apparences veulent que, si l'on consid�re bien la grandeur du Roi Tr�s-Catholique, on souhaitera ce mariage. Quand le soleil se couche sur une partie de ses royaumes, il se l�ve sur l'autre; et ce monarque ne jouit pas seul de sa grandeur, il a le plaisir de la partager avec ses sujets; il est en �tat de les r�compenser, de les rendre heureux, de les mettre dans des postes �lev�s o� toute ambition est remplie, o� ils re�oivent les m�mes honneurs que des souverains; et n'est-ce pas aussi ce que doit souhaiter un Roi, d'�tre en �tat de r�compenser magnifiquement les services qu'on lui rend, de pr�venir par ses bienfaits, et de forcer un ingrat � devenir reconnaissant? C'est une chose surprenante que le nombre d'emplois dans l'�p�e, de dignit�s dans l'�glise et de charges de judicature que Sa Majest� donne tous les jours[63]. M. l'archev�que se retira en me priant de permettre qu'il m'envoy�t son oille, parce qu'elle �tait toute pr�te et que je n'aurais rien de meilleur � mon souper. Je l'en remerciai et je lui dis que la m�me raison m'engageait � la refuser, puisque, sans elle, il ferait aussi mauvaise ch�re que nous. Cependant Don Fr�d�ric de Cardone l'�tait d�j� all� qu�rir, et il revint charg� d'une grande marmite d'argent; mais il fut bien attrap� de la trouver ferm�e avec une serrure; c'est la coutume en Espagne. Il voulut avoir la clef du cuisinier qui, trouvant mauvais que son ma�tre ne mange�t pas son oille, r�pondit qu'il en avait malheureusement perdu la clef dans les neiges et qu'il ne savait plus o� la prendre. Don Fr�d�ric, f�ch�, voulut, malgr� moi, l'aller dire � l'archev�que qui ordonna � son majordome de la faire trouver; il mena�a le cuisinier, et la sc�ne se passait si pr�s de ma chambre, que je l'entendais tout enti�re. Mais, ce que j'y trouvai de meilleur, c'�tait les r�ponses du cuisinier qui disait: _No puedo padecer la ri��, sendo Cristiano viejo, hidalgo como el Rey, y proco mas_, ce qui veut dire: Je ne puis souffrir qu'on me querelle, �tant de race de vieux chr�tiens, nobles comme le Roi, et m�me un peu plus[64]. C'est ordinairement de cette mani�re que les Espagnols se prisent. Celui-ci n'�tait pas seulement glorieux, il �tait opini�tre, et, quoi que l'on p�t faire et dire, il ne voulut point donner la clef de la marmite, de sorte que l'oille y demeura sans que nous y eussions go�t�. Nous nous couch�mes assez tard; et, comme je n'ai pas �t� matinale, tout ce que j'ai pu faire avant de partir a �t� de finir cette lettre, et, d�s demain, j'en recommencerai une autre, o� vous serez inform�e de la suite de mon voyage. Continuez, ma ch�re cousine, d'y prendre un peu d'int�r�t; c'est le moyen de me le rendre heureux et agr�able. A Buitrago, ce 13 mars 1679. SEPTI�ME LETTRE. Il est bien ais� de s'apercevoir que nous ne sommes pas loin de Madrid; le temps est beau malgr� la saison, et nous n'avons plus besoin de feu. Mais une chose assez surprenante, c'est que, dans les h�telleries qui sont les plus proches de cette grande ville, on y est trait� bien plus mal que dans celles qui en sont �loign�es de cent lieues. L'on croirait bien plut�t arriver dans des d�serts que d'approcher d'une ville o� demeure un puissant roi, et je vous assure, ma ch�re cousine, que, dans toute notre route, je n'ai pas vu une maison qui plaise ni un beau ch�teau. J'en suis �tonn�e, car je croyais qu'en ce pays-ci, comme au n�tre, je trouverais de belles promenades et des petits palais enchant�s; mais l'on y voit � peine quelques arbres qui croissent en d�pit du terrain; et � l'heure qu'il est, bien que je ne sois qu'� dix lieues de Madrid, ma chambre est de plain-pied avec l'�curie; c'est un trou o� il faut apporter de la lumi�re, � midi. Mais, bon Dieu! quelle lumi�re! il vaudrait mieux n'en point avoir du tout; car c'est une lampe qui �te la joie, par sa triste lueur, et la sant�, par sa fum�e puante. L'on est all� partout, et m�me chez le cur�, pour avoir une chandelle; il ne s'en est point trouv�, et je doute qu'il y ait des cierges dans son �glise. Il r�gne ici un fort grand air de pauvret�[65]. Don Fernand de Tol�de, qui s'aper�oit de ma surprise, m'assure que je verrai de tr�s-belles choses � Madrid; mais je ne puis m'emp�cher de lui dire que je n'en suis gu�re persuad�e. Il est vrai que les Espagnols soutiennent leur indigence par un air de gravit� qui impose. Il n'est pas jusqu'aux paysans qui ne marchent � pas compt�s. Ils sont, avec cela, si curieux de nouvelles, qu'il semble que tout leur bonheur en d�pend. Ils sont entr�s sans c�r�monie dans ma chambre, la plupart sans souliers, et n'ayant sous les pieds qu'un m�chant feutre rattach� par des cordes. Ils m'ont pri�e de leur apprendre ce que je savais de la cour de France. Apr�s que je leur en eus parl�, ils ont examin� ce que je venais de dire, et puis ils ont fait leurs r�flexions entre eux, laissant para�tre un fonds d'esprit et de vivacit� surprenant. Constamment cette nation a quelque chose de sup�rieur � bien d'autres. Il est venu parmi les autres femmes une mani�re de bourgeoise assez jolie: elle portait son enfant sur ses bras; il est d'une maigreur affreuse, et avait plus de cent petites mains, les unes de jais, les autres de terre cisel�e, attach�es � son col et sur lui de tous les c�t�s[66]. J'ai demand� � la m�re ce que cela signifiait; elle m'a r�pondu que cela servait contre le mal des yeux. Comment, lui ai-je dit, est-ce que ces petites mains emp�chent d'y avoir mal? Assur�ment, Madame, a-t-elle r�pliqu�, mais ce n'est pas comme vous l'entendez; car vous saurez, si cela vous pla�t, qu'il y a des gens en ce pays qui ont un tel poison dans les yeux, qu'en regardant fixement une personne, et particuli�rement un jeune enfant, ils le font mourir en langueur. J'ai vu un homme qui avait un oeil malin, c'est le nom qu'on lui donne, et comme il faisait du mal lorsqu'il regardait de cet oeil, on l'obligea de le couvrir d'une grande empl�tre. Pour son autre oeil, il n'avait aucune malignit�, mais il arrivait quelquefois qu'�tant avec ses amis, lorsqu'il voyait beaucoup de poules ensemble, il disait: Choisissez celle que vous voulez que je tue: on lui en montrait une, il �tait son empl�tre, il regardait fixement la poule, et peu apr�s, elle tournait plusieurs tours, �tourdie, et tombait morte. Elle pr�tend aussi qu'il y a des magiciens, qui, regardant quelqu'un avec une mauvaise intention, leur donnent une langueur qui les fait devenir maigres comme des squelettes; et son enfant, m'a-t-elle dit, en est frapp�. Le rem�de � cela, ce sont ces petites menottes, qui viennent d'ordinaire du Portugal. Elle m'a dit encore que c'est la coutume, lorsqu'on voit qu'une personne nous regarde attentivement, et qu'elle a assez m�chante mine pour craindre qu'elle donne le mal d'_ojos_ (on l'appelle ainsi, parce qu'il se fait par les yeux), de leur pr�senter une de ces petites mains de jais, ou la sienne m�me ferm�e, et de lui dire: _toma la mano_, ce qui veut dire, prends cette main. A quoi il faut que celui qu'on soup�onne r�ponde: _Dios te bendiga_, Dieu te b�nisse; et s'il ne le dit pas, l'on juge qu'il est malintentionn�, et l�-dessus on peut le d�noncer � l'Inquisition, ou, si l'on est plus fort, on le bat jusqu'� ce qu'il ait dit _Dios te bendiga_. Je ne vous assure pas, comme une chose certaine, que le conte de la poule soit positivement vrai; mais ce qui est de vrai, c'est qu'ici l'on est fortement persuad� qu'il y a des gens qui vous font du mal en vous regardant, et m�me il y a des �glises o� l'on va en p�lerinage pour en �tre gu�ri. J'ai demand� � cette jeune femme s'il ne paraissait rien d'extraordinaire dans ce qu'ils appellent les yeux malins. Elle m'a dit que non, si ce n'est qu'ils sont remplis d'une vivacit� et d'un tel brillant, qu'il semble qu'ils soient tout de feu, et qu'on dirait qu'ils vont vous p�n�trer comme un dard. Elle m'a dit encore que, depuis peu, l'Inquisition avait fait arr�ter une vieille femme que l'on accusait d'�tre sorci�re, et qu'elle croyait que c'�tait elle qui avait mis son enfant dans le pitoyable �tat o� je le voyais. Je lui ai demand� ce que l'on ferait de cette femme. Elle m'a dit que, s'il y avait des preuves assez fortes, on la br�lerait infailliblement, ou qu'on la laisserait dans l'Inquisition, et que le meilleur parti pour elle, c'�tait d'en sortir avec le fouet dans les rues; qu'on attache ces sorci�res � la queue d'un �ne, ou qu'on les monte dessus, coiff�es d'une mitre de papier peint de toutes les couleurs, avec des �criteaux qui apprennent les crimes qu'elles ont commis; qu'en ce bel �quipage on les prom�ne par la ville, o� chacun a la libert� de les frapper ou de leur jeter de la boue. Mais, lui ai-je dit, par o� trouvez-vous que si elle restait en prison, leur condition serait pire? Oh! Madame, m'a-t-elle dit, je vois bien que vous n'�tes pas encore inform�e de ce que c'est que l'Inquisition. Tout ce que l'on en peut dire n'approche point des rigueurs que l'on y exerce. L'on vous arr�te et l'on vous jette dans un cachot, vous y passez deux ou trois mois, quelquefois plus ou moins, sans que l'on vous parle de rien. Au bout de ce temps, on vous m�ne devant les juges, qui, d'un air s�v�re, vous demandent pourquoi vous �tes l�; il est assez naturel de r�pondre que vous n'en savez rien. Ils ne vous en disent pas davantage, et vous renvoient dans cet affreux cachot, o� l'on souffre tous les jours des peines mille fois plus cruelles que la mort m�me. L'on n'en meurt pourtant point et l'on est quelquefois un an en cet �tat. Au bout de ce temps, on vous ram�ne devant les m�mes juges, ou devant d'autres, car ils changent et vont en diff�rents pays. Ceux-l� vous demandent encore pourquoi vous �tes d�tenu; vous r�pondez que l'on vous a fait prendre et que vous en ignorez le sujet. On vous renvoie dans le cachot, sans parler davantage. Enfin l'on y passe quelquefois sa vie. Et comme je lui ai demand� si c'�tait la coutume qu'on s'accus�t soi-m�me, elle me dit que pour certaines gens, c'�tait assur�ment le meilleur et le plus court; mais que les juges ne tenaient cette conduite que contre ceux contre lesquels il n'y avait pas de peines assez fortes, car, d'ordinaire, lorsque quelqu'un accuse une personne de crimes capitaux, il faut que le d�nonciateur reste en prison avec le criminel, et cela est cause que l'on y est un peu plus mod�r�. Elle m'a cont� des particularit�s, des supplices de toutes les mani�res, dont je ne veux point remplir cette lettre; rien n'est plus effroyable. Elle m'a dit encore qu'elle a connu un Juif, nomm� Isma�l, qui fut mis dans la prison de l'Inquisition de S�ville, avec son p�re, qui �tait un rabbin de leur loi. Il y avait quatre ans qu'ils y �taient, lorsqu'Isma�l, ayant fait un trou, grimpa jusqu'au plus haut d'une tour, et se servant des cordes qu'il avait pr�par�es, il se laissa couler le long du mur avec beaucoup de p�ril. Mais, lorsqu'il fut descendu, il se reprocha qu'il venait d'abandonner son p�re, et, sans consid�rer le risque qu'il courait de plus d'une mani�re, puisque son p�re et lui �taient jug�s et devaient �tre conduits dans peu de jours � Madrid avec plusieurs autres, pour y souffrir le dernier supplice, il ne laissa pas de se d�terminer; il remonta g�n�reusement sur la tour, descendit dans son cachot, en tira son p�re, le fit sauver avant lui et se sauva ensuite[67]. J'ai trouv� cette action fort belle, et digne d'�tre donn�e pour exemple aux chr�tiens, dans un si�cle o� le coeur se r�volte ais�ment contre les devoirs les plus indispensables de la nature. �Je continuais d'entretenir avec plaisir cette bonne Espagnole, lorsque Constance, celle de mes femmes que vous connaissez, m'est venue dire, avec beaucoup d'empressement, qu'elle venait de voir M. Daucourt, et que, si je voulais, elle l'irait appeler. C'est un gentilhomme qui est riche et que j'ai connu � Paris. Il est honn�te gar�on, homme d'esprit et bien fait de sa personne. Je sais qu'il a � Madrid son fr�re, lequel est aupr�s de Don Juan d'Autriche. Ayant t�moign� que je serais bien aise de lui parler, Constance l'est all�e chercher et me l'a amen�. Apr�s les premi�res honn�tet�s, et m'�tre inform�e des nouvelles de ma parente, que je croyais bien qu'il connaissait, je lui ai demand� de ses nouvelles particuli�res et s'il �tait bien content de son voyage. Ah! Madame, ne me parlez pas de mon voyage, s'est-il �cri�, il n'en a jamais �t� un plus malheureux, et si vous �tiez venue quelques jours plus t�t, vous m'auriez vu pendre. Comment, lui ai-je dit, qu'entendez-vous par l�? J'entends, m'a-t-il dit; que tout au moins j'en ai eu la peur enti�re, et que voici bien le pays du monde le plus d�plaisant pour les �trangers. Mais, Madame, si vous avez assez de loisir, et que vous en vouliez savoir davantage, je vous conterai mon aventure. Elle est singuli�re, et vous prouvera bien ce que j'ai l'honneur de vous dire. Vous me ferez beaucoup de plaisir, lui ai-je dit, nous sommes ici dans un lieu o� quelque nouvelle, agr�ablement cont�e, nous sera d'un grand secours. Il la commen�a aussit�t de cette mani�re: �Quelques affaires qui me regardent et l'envie de revoir un fr�re dont j'�tais �loign� depuis plusieurs ann�es, m'oblig�rent, Madame, de faire le voyage de Madrid. Je ne savais gu�re les coutumes de cette ville-l�; je croyais que l'on allait chez les femmes sans fa�on, que l'on jouait, que l'on mangeait avec elles; mais je fus �tonn� d'apprendre que chacune d'elles est plus retir�e dans sa maison qu'un chartreux ne l'est dans sa cellule, et qu'il y avait des gens qui s'aimaient depuis deux ou trois ans, qui ne s'�taient encore jamais parl�. Des mani�res si singuli�res me firent rire; je dis l�-dessus toutes les bonnes et les mauvaises plaisanteries qui me vinrent en l'esprit; mais je traitai la chose plus s�rieusement, lorsque j'appris que ces femmes, si bien enferm�es, �taient plus aimables que toutes les autres femmes ensemble; qu'elles avaient une d�licatesse, une vivacit� et des mani�res que l'on ne trouvait que chez elles; que l'amour y paraissait toujours nouveau, et que l'on ne changeait jamais une Espagnole que pour une autre Espagnole. J'�tais au d�sespoir des difficult�s qu'il y avait pour les aborder; un de mes amis, appel� Belleville, qui avait fait le voyage avec moi, et qui est un joli gar�on, n'enrageait gu�re moins de son c�t� que je faisais du mien. Mon fr�re, qui craignait qu'il ne nous arriv�t quelque f�cheux accident, nous disait sans cesse que les maris en ce pays-ci �taient tr�s-jaloux, grands tueurs de gens, et qui ne faisaient pas plus de difficult� de se d�faire d'un homme que d'une mouche. Cela n'accommodait gu�re deux hommes qui n'�taient pas encore las de vivre. �Nous allions dans tous les endroits o� nous croyions voir des dames; nous en voyions en effet, mais ce n'�tait pas contentement; toutes les r�v�rences que nous leur faisions ne nous produisaient rien, chacun de nous revenait tous les soirs fort las et fort d�go�t� de nos inutiles promenades. �Une nuit que Belleville et moi f�mes veiller au Prado (c'est une promenade plant�e de grands arbres, orn�e de plusieurs fontaines jaillissantes, dont l'eau, qui tombe � gros bouillons dans des bassins, coule, quand on le veut, dans le cours pour l'arroser et le rendre plus frais et plus agr�able), cette nuit-l�, dis-je, �tait la plus belle que l'on pouvait souhaiter. Apr�s avoir mis pied � terre et renvoy� notre carrosse, nous nous promen�mes doucement. Or, nous avions d�j� fait quelques tours d'all�es, lorsque nous nous ass�mes sur le bord d'une fontaine; nous commen��mes l� de faire nos plaintes ordinaires. Mon cher Belleville, dis-je � mon ami, ne serons-nous jamais assez heureux pour trouver une Espagnole qui soit de ces spirituelles et engageantes tant vant�es? H�las! dit-il, je le d�sire trop pour l'esp�rer; nous n'avons trouv� jusqu'ici que ces laides cr�atures qui courent apr�s les gens pour les faire d�sesp�rer, et qui sont, sous leurs mantilles blanches, plus jaunes et plus d�go�tantes que des boh�miennes; je vous avoue que celles-l� ne me plaisent point, et que, malgr� leur vivacit�, je ne puis me r�soudre � lier une conversation avec elles. �Dans le moment qu'il achevait ces mots, nous v�mes sortir d'une porte voisine deux femmes; elles avaient quitt� leurs jupes de dessus, qui sont toujours fort unies; et, quand elles entr'ouvraient leurs mantes, le clair de la lune nous les faisait voir toutes brillantes d'or et de pierreries. Vrai Dieu! s'�cria Belleville, voici tout au moins deux f�es. Parlez mieux, lui dis-je, ce sont tout au moins deux anges. En les voyant approcher, nous nous lev�mes et leur f�mes la plus profonde r�v�rence que nous eussions jamais faite. Elles pass�rent doucement et nous regard�rent, tant�t d'un oeil et tant�t de l'autre, avec les petites minauderies qui si�ent si bien aux Espagnoles. Elles s'�loign�rent un peu; nous �tions en doute si elles reviendraient sur leurs pas, ou si nous devions les suivre; et pendant que nous d�lib�rions ensemble, nous les v�mes approcher; elles s'arr�t�rent quand elles furent proche de nous; une d'elles prit la parole et nous demanda si nous savions l'espagnol. Je vois � vos habits, continua-t-elle, que vous �tes �trangers; mais dites-moi, je vous prie, de quel pays vous �tes? Nous lui r�pond�mes que nous �tions Fran�ais, que nous savions assez mal l'espagnol, mais que nous avions grande envie de le bien apprendre; que nous �tions persuad�s que, pour y r�ussir, il fallait aimer une Espagnole, et qu'il ne tiendrait pas � nous, si nous en trouvions quelqu'une qui voul�t �tre aim�e. L'affaire est d�licate, reprit l'autre dame qui n'avait point encore parl�, et je plaindrais celle qui s'y embarquerait; car l'on m'a dit que les Fran�ais ne sont pas fid�les. Ha! Madame, s'�cria Belleville, on a eu dessein de leur rendre un mauvais office aupr�s de vous, mais c'est une m�disance qu'il est ais� de d�truire; et bien que je donnasse mon coeur � une jolie femme, je sens bien que je ne pourrais pas le reprendre de m�me. Eh quoi! interrompit celle qui m'avait d�j� parl�, �tes-vous capable de vous engager sans r�flexion et � une premi�re vue? j'en aurais un peu moins bonne opinion de vous. Ha! pourquoi, s'�cria-t-il, Madame, perdre un temps qui doit �tre si pr�cieux. S'il est bon d'aimer, il est bon de commencer tout le plus t�t que l'on peut; les coeurs qui sont n�s pour l'amour s'usent et se g�tent quand ils n'en ont point. Vos maximes sont galantes, dit-elle, mais elles me paraissent dangereuses; il ne faut pas seulement �viter de les suivre, je tiens qu'il faut �viter de les entendre. Et, en effet, elles voulaient se retirer, lorsque nous les pri�mes, avec beaucoup d'instance, de rester encore quelques moments au Prado, et nous leur d�mes tout ce qui pouvait les obliger de se faire conna�tre et de nous donner la satisfaction de les voir sans leurs mantes. La conversation �tait assez vive et assez agr�able; elles avaient infiniment d'esprit; et comme elles savaient m�nager leurs avantages, elles nous montraient leurs mains en raccommodant sans affectation leurs coiffures; et ces mains �taient plus blanches que la neige: malgr� le soin apparent qu'elles prenaient de se cacher, nous les voyions assez pour remarquer qu'elles avaient le teint fort beau, les yeux vifs et les traits assez r�guliers. Nous les quitt�mes le plus tard que nous p�mes, et nous les conjur�mes de revenir � la promenade, ou de nous accorder la permission d'aller chez elles. Elles ne convinrent de rien; et, en effet, nous f�mes plusieurs fois de suite au Prado, et toujours proche de la fontaine o� nous les avions vues la premi�re fois, sans que nous pussions les apercevoir. Voil� bien du temps perdu, disions-nous; quel moyen de passer sa vie dans cette grande oisivet�! il faut renoncer � des dames d'un acc�s si difficile. C'�tait bien aussi notre dessein, mais il ne dura gu�re; car, � peine l'avions-nous form�, que nous v�mes sortir de la m�me porte les deux inconnues. Nous les abord�mes respectueusement, et nos mani�res honn�tes ne leur d�plurent pas. Belleville donna la main � la plus petite et moi � la plus grande. Je lui fis des reproches auxquels elle ne me parut point indiff�rente, et, devenant plus hardi, je lui parlai des sentiments qu'elle m'avait inspir�s, et je l'assurai qu'il ne tiendrait qu'� elle de m'engager pour le reste de ma vie; elle me parut fort r�serv�e sur la plus petite marque de bont�. Dans la suite de notre conversation, elle me dit qu'elle �tait h�riti�re d'un assez grand bien, qu'elle s'appelait In�s, que son p�re avait �t� chevalier de Saint-Jacques et qu'il �tait d'une qualit� distingu�e; que celle qui l'accompagnait se nommait Isabelle, et qu'elles �taient cousines. Toutes ces particularit�s me firent plaisir, parce que je trouvais en elle une personne de naissance, et que cela flattait ma vanit�. Je la priai, en la quittant, de m'accorder la permission de l'aller voir. Ce que vous d�sirez est en usage dans votre pays, me dit-elle, et si j'en �tais, je me ferais un plaisir d'en suivre les coutumes; mais les n�tres sont diff�rentes, et, bien que je ne comprenne aucun crime en ce que vous me demandez, je suis oblig�e de garder des mesures de biens�ance auxquelles je ne veux point manquer. Je chercherai quelque moyen de vous voir sans cela, reposez-vous-en sur moi, et ne me sachez pas mauvais gr� de vous refuser une chose dont je ne suis pas absolument la ma�tresse. Adieu, continua-t-elle, je penserai � ce que vous souhaitez, et je vous informerai de ce que je puis. Je lui baisai la main, et me retirai fort touch� de ses mani�res, de son esprit et de sa conduite. �Aussit�t que je me trouvai seul avec Belleville, je lui demandai s'il �tait content de la conversation qu'il venait d'avoir. Il me dit qu'il avait sujet de l'�tre, et qu'Isabelle lui paraissait douce et aimable. Vous �tes bien heureux, lui dis-je de lui avoir d�j� trouv� de la douceur. In�s ne m'a pas donn� lieu de croire qu'elle en a, son caract�re est enjou�, elle tourne tout ce que je lui dis en raillerie, et je d�sesp�re de lier une affaire s�rieuse avec elle. Nous demeur�mes quelques jours sans les voir, ni personne de leur part; mais un matin que j'entendais la messe, une vieille femme, cach�e sous sa mante, s'approcha de moi, et me pr�senta un billet, o� je lus ces mots: * * * * * �Vous me paraissez trop aimable pour vous voir souvent, et je vous avoue que je me d�fie un peu de mon coeur; si le v�tre est v�ritablement touch� pour moi, il faut songer � l'hymen. Je vous ai dit que je suis riche et je vous ai dit vrai. Le parti que je vous offre n'est point mauvais � prendre. Pensez-y, je me trouverai ce soir aux bords du Man�anarez, o� vous me pourrez dire vos sentiments. * * * * * �Comme je n'�tais pas en lieu o� j'eusse de quoi lui faire r�ponse, je me contentai de lui �crire sur mes tablettes: �Vous �tes en �tat de me faire faire le voyage que vous voudrez. Je sens bien que je vous aime trop pour mon repos, et que je devrais me d�fier beaucoup plus de ma faiblesse que vous n'avez sujet de vous d�fier de la v�tre. Cependant je me trouverai au Man�anarez, r�solu de vous ob�ir, quoi que vous vouliez de moi. * * * * * �Je donnai mes tablettes � cette honn�te messag�re, qui avait la mine d'en voler les plaques et les fermoirs avant que de les rendre. Je priai Belleville de me laisser aller seul � mon rendez-vous. Il me dit qu'il en avait de la joie, parce qu'Isabelle l'avait fait avertir qu'elle lui voulait parler en particulier � la Floride. Nous attend�mes avec impatience l'heure marqu�e, et nous nous s�par�mes tous deux, apr�s nous �tre souhait� une heureuse aventure. �D�s que je fus arriv� au bord de l'eau, je regardai avec soin tous les carrosses qui pass�rent; mais il m'aurait �t� difficile d'y rien conna�tre, parce qu'ils �taient ferm�s avec des doubles rideaux. Enfin, il en vint un qui s'arr�ta, et j'aper�us des femmes qui me faisaient signe de m'approcher. Je le fis promptement; c'�tait In�s, qui �tait encore plus cach�e qu'� son ordinaire, et que je ne pouvais discerner d'avec les autres qu'au son de sa voix. Que vous �tes myst�rieuse, lui dis-je; pensez-vous, Madame, qu'il n'y ait pas de quoi me faire mourir de chagrin de ne vous voir jamais et d'en avoir toujours tant d'envie? Si vous voulez venir avec moi, me dit-elle, vous me verrez, mais je veux d�s ici vous bander les yeux. En v�rit�, lui dis-je, vous m'avez paru fort aimable jusqu'� pr�sent; mais ces airs myst�rieux, qui ne m�nent � rien et qui font souffrir, ne me conviennent gu�re. Si je suis assez malheureux pour que vous me croyiez un malhonn�te homme, vous ne devez jamais vous fier en moi; mais, au contraire, si vous m'avez donn� votre estime, vous me la devez t�moigner par un proc�d� plus franc. Vous devez �tre persuad�, interrompit-elle, que j'ai de puissantes raisons d'en user comme je fais, puisque, malgr� ce que vous venez de me dire, je ne change point de r�solution: la chose cependant d�pend de vous; mais � mon �gard, je ne souffrirai point que vous montiez dans mon carrosse qu'� cette condition. Comme les Espagnoles sont naturellement opini�tres, je choisis plut�t de me laisser bander les yeux que de rompre avec elle. J'avoue que j'avais quelque sorte de vanit� de ces apparences de bonne fortune, et je m'imaginais �tre avec quelque princesse qui ne voulait pas que je la connusse en ce moment, mais que je trouverais dans la suite une des plus parfaites et des plus riches de l'Espagne. Cette vision m'emp�cha de m'opposer plus longtemps � ce qu'elle voulait. Je lui dis qu'elle �tait la ma�tresse de me bander les yeux, et m�me de me les crever, si elle y trouvait quelque plaisir. Elle m'attacha un mouchoir autour de la t�te, si serr�, qu'elle me fit d'abord une douleur effroyable: je me mis ensuite aupr�s d'elle; il �tait d�j� nuit, je ne savais point o� nous allions, et je m'abandonnai absolument � sa conduite. �In�s avait avec elle deux autres filles; le carrosse fit tant de tours, que nous cour�mes la plus grande partie des rues de Madrid. In�s m'entretenait avec trop d'esprit pour que je m'aper�usse de la longueur du chemin; et j'�tais charm� de l'entendre, lorsque notre malheureux carrosse, qui �tait assez mal attel�, fut accroch� par un autre, et renvers� tout d'un coup. Ainsi nous nous trouv�mes dans ce que l'on appelle la mar�e, c'est-�-dire dans un des plus grands et des plus vilains ruisseaux de la ville. Je n'ai jamais �t� si chagrin que je le fus; les trois se�oras �taient tomb�es sur moi, elles m'�touffaient par leur pesanteur et me rendaient sourd par leurs cris. Mes yeux �taient toujours band�s, et mon visage se trouvait tourn� d'une certaine mani�re que je ne pouvais crier � mon tour, sans avaler de cette eau puante. C'est l� que je fis quelques r�flexions sur les contre-temps de la vie, et quoique j'aimasse beaucoup In�s, je sentais que je m'aimais encore davantage, et que j'aurais souhait� de ne l'avoir jamais vue. Sans que j'aie positivement su ce qui se passa, je me sentis d�livr� du fardeau qui m'accablait, et lorsque je me fus relev� � l'aide de quelques gens qui me tir�rent de l�, je ne trouvai plus In�s ni ses compagnes. Ceux qui �taient autour de moi riaient comme des fous de me voir les yeux band�s, et si mouill� de cette eau noire, qu'il semblait que l'on m'e�t tremp� dans de l'encre. Je demandai au cocher o� �tait sa ma�tresse. Il me dit que la dame avec qui j'�tais n'�tait point sa ma�tresse, et qu'elle s'en �tait all�e en me maudissant; qu'elle �tait fort crott�e, qu'il ne la connaissait point, et qu'elle lui avait seulement dit en partant que c'�tait moi qui le payerais. Et o� l'as-tu donc prise, lui dis-je? A la porte de las Delcal�as Reales, me dit-il; une vieille m'est venue qu�rir et m'a men� prendre celle-l�. Je l'obligeai pour mon argent de me conduire chez moi. J'attendis Belleville avec une impatience m�l�e de chagrin; il revint fort tard et fort content d'Isabelle, � laquelle il trouvait assez de bont� et bien de l'esprit. �Je lui racontai mon aventure, il ne put s'emp�cher d'en rire de tout son coeur; et comme il avait un fonds de joie extraordinaire, il me fit cent plaisanteries qui achev�rent de me mettre de tr�s-mauvaise humeur. Nous ne nous couch�mes qu'au jour, et je me levai seulement pour aller faire un tour au Prado avec lui. Comme nous passions sous des fen�tres assez basses, j'entendis In�s qui me dit: Cavalier, n'allez pas si vite, il est bien juste de vous demander comment vous vous trouvez de la chute d'hier au soir. Mais vous-m�me, belle In�s, lui dis-je en approchant de la fen�tre, que dev�ntes-vous? Et n'�tais-je pas d�j� assez � plaindre sans avoir le malheur de vous perdre? Vous ne m'auriez pas perdue, continua-t-elle, sans qu'une dame de mes parentes qui passa dans ce moment, reconn�t le son de ma voix; je fus oblig�e, malgr� moi, de monter avec elle dans son carrosse, car je ne voulais pas qu'elle v�t que nous �tions ensemble. Bien que le cocher m'en e�t parl� d'une autre mani�re, je n'osais entrer dans un plus grand �claircissement, crainte de lui faire quelque peine, et je lui demandai, avec beaucoup de tendresse, quand je pourrais lui dire sans obstacles jusqu'o� allaient ma passion et mon respect pour elle. Ce sera bient�t, me dit-elle, car je commence � croire que vous-m'aimez, mais il faut que le temps confirme cette opinion. Ah! cruelle, lui dis-je, vous ne m'aimez gu�re, de diff�rer toujours ce que je vous demande avec tant d'instance. Avouez la v�rit�, continua-t-elle, et dites-moi si vous me voulez �pouser. Je veux vous �pouser si vous le voulez, lui dis-je; cependant je ne vous ai encore jamais bien vue, et je n'ai point l'avantage de vous conna�tre. Je suis riche, ajouta-t-elle, j'ai de la naissance, et l'on me flatte d'avoir quelque m�rite personnel. Vous avez tout ce qu'il faut avoir, lui dis-je, pour me plaire plus que personne du monde: votre esprit m'a enchant�, mais vous me mettez au d�sespoir, et j'aimerais mieux mourir tout d'un coup que de tant souffrir. Elle se prit � rire, et depuis ce soir-l�, il ne s'en passa point que je ne l'entretinsse au Prado, au Man�anarez, ou dans des maisons qui m'�taient inconnues, et o� elle prenait soin de me faire conduire. A la v�rit�, je n'entrais point dans la chambre avec elle, et je lui parlais seulement au travers des jalousies, o� je faisais, pendant quatre heures durant, le plus impertinent personnage du monde. J'avoue qu'il faut �tre en Espagne pour s'accommoder de ces mani�res, mais effectivement j'aimais In�s, je lui trouvais quelque chose de vif et d'engageant qui m'avait surpris et touch�. �Je l'avais �t� trouver dans un jardin o� elle m'avait mand� de venir, et o� elle m'avait fait plus d'amiti�s qu'� son ordinaire. Comme elle vit qu'il �tait tard, elle m'ordonna de me retirer. Je lui ob�is avec peine, et je passais dans une rue fort �troite, lorsque j'aper�us trois hommes qui, l'�p�e � la main, en attaquaient un tout seul et qui se d�fendait vaillamment. Je ne pus souffrir une partie si in�gale; je courus pour le seconder; mais, dans le moment que je l'abordais, on lui porta un coup qui le fit tomber sur moi comme un homme mort. Ces assassins prirent la fuite avec une grande diligence; et le bruit ayant attir� beaucoup de gens qui me virent encore l'�p�e � la main, on ne douta point que je ne fusse du nombre des coupables. Ils se disposaient � me prendre, mais, m'�tant aper�u de leurs mauvaises intentions, je cherchai plut�t mon salut dans ma fuite que dans mon innocence. J'�tais poursuivi de pr�s, et, de quelque c�t� que je pusse aller, l'on me coupait chemin. Dans cette extr�mit�, j'entrevis une porte entr'ouverte, je me glissai dedans sans que l'on m'e�t vu entrer, et, tout � t�tons, je montai jusque dans une salle fort obscure; j'aper�us de la lumi�re au travers d'une porte, j'�tais bien en peine si je devais l'ouvrir, et, au cas qu'il y e�t du monde, ce que j'avais � dire. J'ai l'air effray�, disais-je en moi-m�me, et l'on me prendra peut-�tre pour un homme qui vient de faire un mauvais coup et qui cherche les moyens d'en faire encore un autre. Je consultai longtemps; j'�coutai avec grande attention si l'on ne parlait point, et, n'ayant rien entendu, enfin je me hasardai. J'ouvris doucement la porte, je ne vis personne; je regardai promptement o� je pourrais me cacher, il me sembla que la tapisserie avan�ait en quelques endroits, et, en effet, je me mis derri�re dans un petit coin. Il y avait peu que j'y �tais, lorsque je vis entrer In�s et Isabelle. Je ne puis vous repr�senter, Madame, combien je fus agr�ablement surpris de conna�tre que j'�tais dans la maison de ma ma�tresse; je ne doutai point que la fortune ne se f�t mise dans mes int�r�ts, je n'appr�hendais plus rien de ceux qui pouvaient encore me chercher, et j'�tais pr�t � m'aller jeter � ses pieds lorsque j'entendis Isabelle commencer la conversation.--Qu'as-tu fait aujourd'hui, dit-elle, ma ch�re In�s? As-tu vu Daucourt?--Oui, dit In�s, je l'ai vu et j'ai lieu de croire qu'il m'aime �perdument, ou toutes mes r�gles seraient bien fausses; il parle tr�s-s�rieusement de m'�pouser. Ce qui m'embarrasse, c'est qu'il veut me voir et me conna�tre.--Et comment pourras-tu te d�fendre de l'un et de l'autre? poursuivit Isabelle.--Je ne pr�tends pas aussi m'en d�fendre, reprit In�s; mais je m�nagerai mes avantages autant que je le pourrai. Je n'irai pas m'aviser de me mettre au grand jour avec tous les rideaux ouverts, je pr�tends qu'ils soient bien ferm�s et que les fen�tres ne laissent passer que de faibles rayons du soleil qui servent � embellir. A l'�gard de ma naissance, j'ai fait dresser une g�n�alogie authentique; il n'en co�te qu'un peu de parchemin demi-us� et rong� des souris, et, pour l'argent comptant, tu sais que mon amant, le fid�le Don Diego, m'en doit pr�ter. Lorsque Daucourt l'aura compt� et re�u, il ne s'avisera pas de soup�onner que des voleurs doivent lui enlever la m�me nuit de notre mariage. J'ai lou� aujourd'hui un bel appartement tout meubl�; ainsi tu conviendras que je n'ai rien n�glig� de tout ce qui peut faire r�ussir une affaire qui m'est si avantageuse et que je souhaite tant.--Ces pr�cautions paraissent justes, dit Isabelle; n�anmoins je crains le d�no�ment de la pi�ce.--Mais toi-m�me, ma ch�re, interrompit In�s, que fais-tu?--Bien moins de progr�s du c�t� de l'hymen, dit Isabelle; mais, � la v�rit�, ce n'est point mon but. Je trouve que Belleville est un honn�te homme, je sens que je l'aime; je ne souhaite que la possession de son coeur, et je crois que je serais f�ch�e qu'il voul�t m'�pouser.--Ton go�t est bizarre, dit In�s, tu l'aimes, ta fortune n'est pas des meilleures, tu serais heureuse avec lui; et, cependant, tu ne serais pas bien aise d'�tre sa femme.--Et qui t'a dit que je serais heureuse avec lui? interrompit Isabelle. L'amour est si capricieux, qu'� peine les premiers moments de l'hymen en sont agr�ables; l'amour, dis-je, veut quelque chose qui le r�veille et qui le pique. Il se fait un rago�t de la nouveaut�, et quel moyen qu'une femme soit toujours nouvelle?--Et quel moyen aussi, s'�cria In�s, qu'une ma�tresse le soit toujours? Va, mon Isabelle, tes maximes � la mode ne sont pas raisonnables.--Ce que tu pr�tends, reprit Isabelle, l'est bien moins � mon gr�, et, si tu m'en veux croire, tu feras de s�rieuses r�flexions sur ton �ge; car, pour te parler naturellement, tu es vieille et fort vieille; est-il permis, � soixante ans, de vouloir tromper un homme de trente? Il sera enrag� contre toi, il te quittera tr�s-assur�ment, ou bien il te rouera de coups; il arrivera m�me qu'il ne te laissera qu'apr�s t'avoir assomm�e. In�s �tait vive et prompte, elle prit pour un reproche sanglant ce qu'Isabelle lui disait sur son �ge, et elle lui donna le plus furieux soufflet qui s'�tait peut-�tre jamais donn�. L'autre, peu patiente de son naturel, lui en rendit deux. In�s riposta d'une douzaine de coups de poing qui ne lui furent pas dus longtemps. Ainsi nos deux championnes entr�rent dans le champ de bataille; elles commenc�rent un si plaisant combat entre elles, que j'en �touffais de rire dans mon coin et que j'avais beaucoup de peine � m'emp�cher d'�clater, car je n'y prenais plus d'int�r�t, comme vous le pouvez bien penser, Madame, apr�s ce que j'avais entendu de la pi�ce que l'on me pr�parait avec tant de malice, et il m'�tait bien naturel de ne regarder plus In�s que comme une insigne friponne. Isabelle, qui savait les endroits faibles de son ennemie, s'en pr�valut si � propos, qu'�tant plus jeune et plus forte, elle lui arracha sa coiffure et la laissa toute pel�e. Je n'ai, de ma vie, �t� plus surpris que de voir tomber ainsi des cheveux qui m'avaient paru si beaux et que je croyais � elle; mais ce ne fut qu'un pr�lude, car, d'un coup de poing, elle lui fit sauter quelques dents de la bouche et deux petites boules de li�ge qui aidaient � soutenir ses joues creuses. La noise finit l�, parce que leurs femmes de chambre, qui avaient entendu ce vacarme, accoururent et les s�par�rent avec beaucoup de peine; elles se dirent les derni�res duret�s, jusqu'� se menacer de r�v�ler � l'Inquisition des crimes affreux qu'elles se reprochaient. In�s, se trouvant seule avec celle qui la servait, se regarda longtemps dans un grand miroir, et elle protesta qu'il n'y avait point d'outrages qu'elle ne f�t � Isabelle pour se venger de ceux qu'elle venait d'en recevoir. Ensuite elle s'assit et prit un peu de repos; on apporta une petite table devant elle sur laquelle elle mit un oeil d'�mail qui remplissait la place de celui qui lui manquait; elle s'�ta aussit�t tant de blanc et tant de rouge que, sans exag�ration, on en e�t bien fait un masque. Il serait difficile, Madame, de vous exprimer la laideur extraordinaire de cette femme qui m'avait sembl� fort belle jusqu'� ce moment. Je me frottais les yeux; je faisais comme un homme qui croit r�ver et faire un mauvais songe. Enfin elle se d�shabilla et se mit presque nue; c'est ici que je ne vous repr�senterai rien de cette affreuse carcasse; mais, assur�ment, il n'a jamais �t� un pareil rem�de d'amour: elle avait des concavit�s partout o� les autres ont des �l�vations. Il semblait que c'�tait un squelette qui courait dans la chambre par le moyen de quelque ressort. Elle �tait en jupe avec une mantille blanche sur les �paules, la t�te chauve, et ses petits bras maigres tout d�couverts. Elle se souvint que, pendant le combat, ses bracelets de perles s'�taient d�fil�s, elle voulut les ramasser et elle eut beaucoup de peine � les retrouver, sa femme de chambre lui aidait � les chercher; elles les comptaient ensemble et elles les avaient toutes, � la r�serve de deux qui furent bien maudites pour moi. In�s jura par saint Jacques, patron d'Espagne, qu'elle ne se coucherait point avant qu'elle ne les e�t retrouv�es. Sa femme de chambre et elle regard�rent partout, tirant les tables, renversant les chaises, et jetant, de�� et del�, tout ce qu'elles rencontraient sous leurs mains, car In�s �tait de fort mauvaise humeur. Comme je la vis venir devers mon coin, la crainte d'�tre trouv� par une telle furie m'obligea de me reculer tout le plus loin que je pus; mais, par malheur, en reculant, je fis tomber plusieurs bouteilles qui �taient l� sur des planches et qui firent beaucoup de bruit. In�s, qui crut que son chat venait de faire ce d�sordre, cria de toute sa force _gato_, _gato_; et, levant aussit�t la tapisserie pour punir le chat, elle m'aper�ut, avec un �tonnement et une rage qui faillirent � la faire mourir sur-le-champ. Elle se jeta � mes cheveux et me les arracha, elle me dit mille injures; elle �tait comme forcen�e, les veines de son col �taient tellement enfl�es et ses rides �taient si affreuses, qu'il me semblait voir la t�te de M�duse, et, dans ma juste frayeur, je m�ditais ma retraite, lorsqu'un grand bruit que j'entendis dans l'escalier me causa une nouvelle alarme. In�s me laissa et courut pour savoir ce qui se passait; en m�me temps toute la maison fut remplie de cris et de pleurs. La justice, qui avait trouv� ce jeune homme dont je vous ai parl�, Madame, �tendu sur le carreau, et qui avait �t� cause que l'on m'avait poursuivi avec tant de chaleur, sut, apr�s quelque perquisition, que c'�tait le fils d'une dame qui demeurait dans ce m�me lieu; on le lui rapportait perc� de coups et tout sanglant; elle se d�sesp�rait � cette triste vue; et, comme j'avais dit quelque chose de mon aventure � In�s, pour lui rendre raison de ce qui m'avait fait venir dans sa chambre, cette m�g�re ne voulut pas me garder le secret, et, pour se venger et me punir de ce que j'avais d�couvert ses artifices, elle s'avisa de me d�noncer.--J'ai le meurtrier en mon pouvoir, s'�cria-t-elle, venez, venez avec moi, je vais le remettre entre vos mains. Aussit�t elle ouvre la porte de sa chambre, et, suivie d'une troupe d'alguazils, ce sont ceux qui servent de sergents en ce pays-ci, elle me livra avec tous les t�moignages n�cessaires pour me faire faire diligemment mon proc�s. J'ai vu ce mis�rable, disait-elle, qui tenait encore son �p�e nue toute sanglante du coup qu'il venait de faire; il est entr� dans ma chambre pour se sauver et il m'a menac�e de la mort si je le d�celais. Tout ce que je pus dire pour ma justification ne servit � rien, l'on ne voulut pas m'entendre; on me lia les mains avec des cordes et l'on me tra�nait en prison comme un malheureux criminel pendant que la charitable In�s, avec la m�re et la soeur du bless�, me chargeaient de mal�dictions et de coups. Elles me firent mettre dans un cachot o� je demeurai plusieurs jours sans avoir la libert� d'avertir mon fr�re et mes amis de ce qui se passait; ils �taient, de leur c�t�, dans une peine inconcevable, ne doutant plus que l'on ne m'e�t assassin� dans quelque coin de rue ou � quelques-uns de mes rendez-vous nocturnes. �Enfin Belleville, qui continuait de voir Isabelle, lui fit part de son d�plaisir, et la pria de lui aider � d�couvrir tout au moins ce que l'on aurait fait de mon corps; elle fut si soigneuse de s'en informer, que la femme de chambre d'In�s, qui avait re�u d'assez mauvais traitements de sa ma�tresse, lui apprit le secret de l'histoire, bien que cette bonne dame le lui e�t fort d�fendu. A cette nouvelle, mon fr�re alla supplier le Roi d'avoir piti� de moi et d'ordonner que l'on me retir�t de ce cachot qui ressemblait plut�t � l'enfer qu'� une prison. Je m'�vanouis aussit�t que j'aper�us le jour, j'�tais si faible et si ext�nu� que je faisais peur; cependant je ne pus sortir de prison de quelque temps � cause des formalit�s, et je vous laisse � penser, Madame, ce que je m�ditais contre la perfide In�s; mais j'ignorais encore si je serais en �tat d'ex�cuter tous les projets de ma juste vengeance, � cause que le gentilhomme que l'on avait bless� �tait toujours fort mal, et que l'on d�sesp�rait de sa vie; la mienne en d�pendait � un tel point que je faisais des voeux ardents pour lui, et je passais bien des mauvais quarts d'heure dans une si f�cheuse incertitude; mais mon fr�re, qui �tait persuad� de mon innocence, n'omettait rien pour d�couvrir ceux qui avaient fait cet assassinat. �Il apprit enfin que ce jeune cavalier bless� avait un rival, et il suivit la chose avec tant de soin qu'il sut, de certitude, que c'�tait de cette part que le coup avait �t� fait; il fut assez heureux pour le faire prendre, et cet homme avoua son crime, ce qui me tira d'affaire. Je sortis donc et j'en eus une si grande joie, qu'elle me rendit malade pendant plusieurs jours, ou, pour mieux dire, ce fut l'effet du m�chant air que j'avais pris dans la prison. �La m�chante In�s, qui n'�tait pas, de son c�t�, trop en repos sur ce qui pouvait lui arriver d'un tour aussi gaillard que celui qu'elle m'avait fait, ayant appris que j'�tais en libert� et en �tat de lui faire perdre la sienne, plia bagage et partit une nuit sans que l'on s�t quel chemin elle avait pris, de sorte que lorsqu'il fut question de la trouver pour en faire, tout au moins, un exemple parmi les friponnes, cela me fut impossible. Je m'en consolai parce que, naturellement, je n'aime point � faire du mal aux femmes; mais la crainte qu'elles ne m'en fissent davantage m'a fait partir de Madrid, afin d'�viter, tout au moins, celles d'Espagne. Je retourne en France, Madame, continua-t-il, o� je porterai vos ordres si vous me faites l'honneur de m'en charger. �Bien que j'aie eu du chagrin de ce qui est arriv� � ce gentilhomme, je n'ai pu m'emp�cher de rire des circonstances de son aventure, et j'ai cru, ma ch�re cousine, que vous ne seriez point f�ch�e que je vous en fisse part. Je ne vous �crirai plus que je ne sois arriv�e � Madrid; j'esp�re y voir des choses plus dignes de votre curiosit� que celles que je vous ai mand�es jusqu'ici.� De Saint-Augustin, ce 15 mars 1679. HUITI�ME LETTRE. Ne grondez point, s'il vous pla�t, ma ch�re cousine, de n'avoir pas eu de mes nouvelles aussit�t que j'ai �t� arriv�e � Madrid. J'ai cru qu'il valait mieux attendre que je fusse en �tat de vous dire des choses plus particuli�res. Je savais que ma parente devait venir au-devant de moi jusqu'� Alcovendas, qui n'est �loign� de Madrid que de six lieues. Comme elle n'y �tait pas encore, je voulus l'attendre, et Don Fr�d�ric de Cardone me proposa d'aller d�ner dans une fort jolie maison, dont il connaissait particuli�rement le ma�tre. Ainsi, au lieu de descendre dans la petite ville, nous la travers�mes, et par une assez belle avenue, je me rendis chez Don Augustin Pacheco. Ce gentilhomme est vieux. Il a �pous� depuis peu en troisi�mes noces Do�a Teresa de Figueroa, qui n'a que dix-sept ans, si agr�able et si spirituelle que nous demeur�mes charm�s de son esprit et de sa personne. Il n'�tait que dix heures quand nous arriv�mes. Les Espagnoles sont naturellement paresseuses; elles aiment � se lever tard, et celle-ci �tait encore au lit. Son mari nous re�ut avec tant de franchise et de civilit�, qu'il marquait assez le plaisir que nous lui avions fait d'aller chez lui. Il se promenait dans ses jardins, dont la propret� ne c�de en rien aux n�tres. J'y entrai d'abord, car le temps �tait fort beau, et les arbres sont aussi avanc�s en ce pays au mois de mars qu'ils le sont en France � la fin de juin. C'est m�me la saison la plus charmante pour jouir de ce qu'ils appellent _la Primavera_, c'est-�-dire le commencement du printemps, car lorsque le soleil devient plus fort et plus chaud, il br�le et s�che les feuilles, comme si le feu y passait. Les jardins dont je parle �taient orn�s de boulingrins, de fontaines et de statues; Don Augustin ne n�gligea pas de nous en faire voir toutes les beaut�s. Il s'y attache beaucoup, et il y fait ais�ment de la d�pense, parce qu'il est fort riche. Il nous fit entrer dans une galerie o� il y avait des tablettes de bois de c�dre pleines de livres. Il me conduisit d'abord pr�s de la plus grande, et nous dit qu'elle contenait des tr�sors d'un prix inestimable, et qu'il y avait ramass� toutes les com�dies des meilleurs auteurs. Autrefois, continua-t-il, les personnes vertueuses ne se pouvaient r�soudre d'aller � la com�die; on n'y voyait que des actions oppos�es � la modestie, on y entendait des discours qui blessaient la libert�, les acteurs faisaient honte aux gens de bien, on y flattait le vice, on y condamnait la vertu; les combats ensanglantaient la sc�ne, le plus faible �tait toujours opprim� par le plus fort, et l'usage autorisait le crime. Mais depuis que Lope de Vega a travaill� avec succ�s � r�former le th��tre espagnol, il ne s'y passa plus rien de contraire aux bonnes moeurs, et le confident, le valet, ou le villageois, gardant leur simplicit� naturelle et la rendant agr�able par un enjouement na�f, trouvent le secret de gu�rir nos princes, et m�me nos rois, de la maladie de ne point entendre les v�rit�s o� leurs d�fauts peuvent avoir part. C'est lui qui prescrivit les r�gles � ses �l�ves et leur enseigna de faire des com�dies en trois jornadas, qui veut dire en trois actes. Nous avons vu depuis briller les Montalvanes, Mendozas, Rojas Alarcones, Velez, Mira de Mescuas, Coellos, Villaizanes; mais, enfin, Don Pedro Calderon excella dans le s�rieux et dans le comique, et il passa tous ceux qui l'avaient pr�c�d�. Je ne pus m'emp�cher de lui dire que j'avais vu � Vittoria une com�die qui m'avait sembl� assez mauvaise, et que s'il m'�tait permis de dire mon sentiment, je ne voudrais point que l'on m�l�t dans des trag�dies saintes qui demandent du respect, et qui par rapport au sujet doivent �tre trait�es dignement, des plaisanteries fades et inutiles. Il r�pliqua qu'il connaissait, � ce que je lui disais, le g�nie de mon pays, qu'il n'avait gu�re vu de Fran�ais approuver ce que les Espagnols faisaient; et comme cette pens�e le fit passer � des r�flexions chagrinantes, je l'assurai que naturellement nous n'avions pas d'antipathie pour aucune nation, que nous nous piquions m�me de rendre justice � nos ennemis; et qu'� l'�gard de la com�die, que je n'avais point trouv�e � mon gr�, ce n'�tait point une cons�quence pour les autres qui pouvaient �tre beaucoup meilleures. La mani�re dont je lui parlai le remit un peu, de sorte qu'il me pria de passer dans l'appartement de sa femme au bout de la galerie. Don Fernand de Tol�de et les trois chevaliers demeur�rent l�, parce que ce n'est pas la coutume en Espagne d'entrer dans la chambre des dames pendant qu'elles sont au lit. Un fr�re n'a ce privil�ge que lorsque sa soeur est malade. Do�a Teresa me re�ut avec un accueil aussi obligeant que si nous avions �t� amies depuis longtemps. Mais il faut dire, � la louange des Espagnoles, qu'il n'entre point dans leurs caresses un certain air de familiarit� qui vient du manque d'�ducation, car, avec beaucoup de civilit� et m�me d'empressement, elles savent fort bien observer ce qu'elles doivent aux autres et ce qu'elles se doivent � elles-m�mes. Elle �tait couch�e sans bonnet et sans cornette, ses cheveux s�par�s sur le milieu de la t�te, nou�s par derri�re d'un ruban, et mis dans du taffetas incarnat qui les enveloppait. Sa chemise �tait fort fine, et d'une si grande largeur, qu'il semblait d'un surplis. Les manches en �taient aussi larges que celles des hommes, boutonn�es au poignet avec des boutons de diamants. Au lieu d'arri�re-points de fil au col et aux manches, il y en avait de soie bleue et couleur de chair, travaill�s en fleurs. Elle avait des manchettes de taffetas blanc d�coup�, et plusieurs petits oreillers lac�s de rubans et garnis de dentelle haute et fine. Un couvre-pied � fleurs de point d'Espagne d'or et de soie, qui me sembla fort beau. Son lit �tait tout de cuivre dor� avec des pommettes d'ivoire et d'�b�ne; le chevet garni de quatre rangs de petites balustres de cuivre tr�s-bien travaill�es. Elle me demanda permission de se lever; mais quand il fut question de se chausser, elle fit �ter la clef de sa chambre et tirer les verrous. Je m'informai de quoi il s'agissait pour se barricader ainsi; elle me dit qu'elle savait qu'il y avait des gentilshommes espagnols avec moi, et qu'elle aimerait mieux avoir perdu la vie qu'ils eussent vu ses pieds. Je m'�clatai de rire, et je la priai de me les montrer, puisque j'�tais sans cons�quence. Il est vrai que c'est quelque chose de rare pour la petitesse, et j'ai bien vu des enfants de six ans qui les avaient aussi grands. D�s qu'elle fut lev�e, elle prit une tasse pleine de rouge avec un gros pinceau, et elle s'en mit non-seulement aux joues, au menton, sous le nez, au-dessus des sourcils et au bout des oreilles, mais elle s'en barbouilla aussi le dedans des mains, les doigts et les �paules. Elle me dit que l'on en mettait tous les soirs en se couchant, et le matin en se levant; qu'elle ne se fardait point et qu'elle aurait assez voulu laisser l'usage du rouge, mais qu'il �tait si commun, que l'on ne pouvait se dispenser d'en avoir, et que quelques belles couleurs que l'on e�t, on paraissait toujours p�le et malade aupr�s des autres quand on ne mettait point du rouge. Une de ses femmes la parfuma depuis la t�te jusqu'aux pieds, avec d'excellentes pastilles, dont elle faisait aller la fum�e sur elle; une autre la _roussia_[68], c'est le terme, et cela veut dire qu'elle prit de l'eau de fleur d'orange dans sa bouche, et qu'en serrant les dents, elle la jetait sur elle, comme une pluie; elle me dit que rien au monde ne g�tait tant les dents que cette-mani�re d'arroser, mais que l'eau en sentait bien meilleur: c'est de quoi je doute, et je trouverais bien d�sagr�able qu'une vieille telle qu'�tait celle que je vis l� v�nt me jeter au nez l'eau qu'elle aurait dans la bouche. Don Augustin ayant su par une des _criadas_ de sa femme qu'elle �tait habill�e, voulut bien passer par-dessus la coutume, et il amena Don Fernand de Tol�de et les chevaliers dans sa chambre. La conversation ne fut pas longtemps g�n�rale, chacun se cantonna; pour moi, j'entretins Do�a Teresa. Elle m'apprit qu'elle �tait n�e � Madrid, mais qu'elle avait �t� �lev�e � Lisbonne pr�s de sa grand'm�re, qui �tait soeur de Don Augustin Pacheco, de sorte qu'elle �tait petite-ni�ce de son mari, et ces alliances se font souvent en Espagne. Elle me parla fort de la jeune Infante de Portugal dont elle vanta l'esprit; elle ajouta que si je voulais entrer dans son cabinet, je jugerais de sa beaut�, parce qu'elle avait son portrait. J'y passai aussit�t; et je demeurai surprise des charmes que je remarquai � cette Princesse. Elle avait ses cheveux coup�s et fris�s comme une perruque d'abb�, et un guard-infant si grand, qu'il y avait dessus deux corbeilles avec des fleurs, et des petits vases de terre sigill�e, dont on mange beaucoup en Portugal et en Espagne, bien que ce soit une terre qui n'a que tr�s-peu de go�t. Do�a Teresa me montra la peau d'un serpent que son mari, me dit-elle, avait tu� dans les Indes, et tout mort qu'il �tait il ne laissait pas de me faire peur. Ceux de cette esp�ce sont extr�mement dangereux; mais il semble que la Providence a voulu en garantir les hommes, car ces serpents ont � la t�te une esp�ce de clochette qui sonne quand ils marchent, et c'est un avertissement qui fait retirer les voyageurs. Cette jeune dame qui aime fort le Portugal, m'en parla tr�s-avantageusement. Elle me dit que la mer qui remonte dans le Tage rend cette rivi�re capable de porter les plus gros galions et les plus beaux vaisseaux de l'Oc�an, que la ville de Lisbonne est sur le penchant d'une colline, et qu'elle descend imperceptiblement jusqu'au bord du Tage; qu'ainsi les maisons �tant �lev�es les unes au-dessus des autres, on les voit toutes du premier coup d'oeil, et que c'est un objet tr�s-agr�able. Les anciens murs dont les Maures l'avaient entour�e subsistent encore. Il y en a quatre enceintes, faites en divers temps; la derni�re peut avoir six lieues de tour. Le ch�teau, qui est sur une montagne, a ses beaut�s particuli�res. L'on y trouve des palais, des �glises, des fortifications, des jardins, des places d'armes et des rues, il y a toujours bonne garnison avec un gouverneur; cette forteresse commande � la ville, et de ce lieu on pourrait la foudroyer, si elle ne demeurait pas dans le devoir. Le palais o� demeure le Roi est plus consid�rable, si ce n'est pas dans sa force, c'est dans la r�gularit� de ses b�timents. Tout y est grand et magnifique, les vues qui donnent sur la mer ajoutent beaucoup aux soins que l'on a pris de l'embellir. Elle me parla ensuite des places publiques qui sont orn�es d'arcades, avec de grandes maisons autour du couvent des Dominicains, o� est l'Inquisition, et devant le portail il y a une fontaine o� l'on voit des figures de marbre blanc qui jettent l'eau de tous les c�t�s. Elle ajouta que la foire du Roucio se tient les mardis de chaque semaine sur une place que l'on pourrait prendre pour un amphith��tre, parce qu'elle est environn�e de petites montagnes sur lesquelles on a b�ti plusieurs grands palais. Il y a un autre endroit au bord du Tage, o� l'on tient le march�, et l'on y trouve tout ce que le go�t saurait d�sirer de plus exquis, tant en gibier et en poisson qu'en fruits et en l�gumes. La douane est un peu plus haut, o� sont des richesses et des raret�s infinies; on a fait quelques fortifications pour les garder. L'�glise m�tropolitaine n'est recommandable que par son anciennet�, elle est d�di�e � saint Vincent. On pr�tend qu'apr�s lui avoir fait souffrir le martyre, on lui d�nia la s�pulture, et que les corbeaux le gard�rent jusqu'� ce que quelques personnes pieuses l'enlevassent et le portassent � Valence, en Espagne, pour le faire r�v�rer; de sorte que l'on nourrit des corbeaux dans cette �glise, et qu'il y a un tronc pour eux, o� l'on met des aum�nes pour leur avoir de la mangeaille. Bien que Lisbonne soit un beau s�jour, continua-t-elle, nous demeurions � Alcantara; ce bourg n'est �loign� de la ville que d'un quart de lieue; il y a une maison royale, moins belle par ses b�timents que par sa situation. La rivi�re lui sert de canal, on y voit des jardins admirables tout remplis de grottes, de cascades et de jets d'eau. Belem en est proche: c'est le lieu destin� � la s�pulture des rois de Portugal dans l'�glise des Hi�ronymites. Elle est tout incrust�e de marbre blanc, les colonnes et les figures en sont aussi. Les tombeaux se trouvent rang�s dans trois chapelles diff�rentes, entre lesquelles il y en a de fort bien travaill�es. Belem, Feriera, Sacavin, et quelques autres endroits autour de la ville, sont remarquables par le grand nombre d'orangers et de citronniers dont ils sont remplis; l'air qu'on y respire est tout parfum�, l'on est � peine assis au pied des arbres, que l'on se trouve couvert de leurs fleurs. L'on voit couler pr�s de soi mille petits ruisseaux, et l'on peut dire que rien n'est plus agr�able pendant la nuit que d'entendre les concerts qui s'y font tr�s-souvent. Il y a de grands magasins � Belem remplis d'oranges douces et aigres, de citrons, de poncirs et de limes. On les charge dans des barques pour les transporter dans la plus grande partie de l'Europe. Elle me parla des chevaliers _del habito del Cristo_, dont la quantit� rendait l'ordre moins consid�rable, et des comtes du royaume, qui ont les m�mes privil�ges que les grands d'Espagne. Ils poss�dent _las Comarcas_, ce sont des terres qui appartiennent � la couronne, et divis�es en comt�s d'un revenu consid�rable. Elle me dit que, lorsque le Roi devait sortir du palais pour aller en quelque lieu, le peuple en �tait averti par une trompette qui sonnait d�s le matin dans tous les endroits o� Sa Majest� devait passer. Pour la Reine, c'�taient un fifre et un tambour, et pour l'Infante, un hautbois. Quand ils sortaient, tous ensemble, la trompette, le fifre, le tambour et le hautbois marchaient de compagnie, et, par ce moyen, si quelqu'un ne pouvait entrer au palais pour pr�senter son placet, il n'avait qu'� attendre le Roi sur son passage. L'on trouve, � huit lieues de Co�mbre, une fontaine dans un lieu appel� Cedima, laquelle attire et engloutit tout ce qui touche son eau. On en fait souvent l'exp�rience sur de gros troncs d'arbres et, quelquefois, sur des chevaux qu'on en fait approcher et que l'on n'en retire qu'avec beaucoup de difficult�. Mais ce qui cause plus d'�tonnement, ajouta-t-elle, c'est le lac de la montagne de Strella, o� l'on trouve quelquefois des d�bris de navires, de m�ts rompus, d'ancres et de voiles, bien que la mer en soit � plus de douze lieues et qu'il soit sur le sommet d'une haute montagne. On ne comprend pas par o� ces choses peuvent y entrer. J'�coutais avec un grand plaisir Do�a Teresa, lorsque son mari et le reste de la compagnie vinrent nous interrompre. Don Augustin avait de l'esprit, et, malgr� sa vieillesse, il l'avait fort agr�able. Si ma curiosit� n'est pas indiscr�te, me dit-il, apprenez-moi, Madame, de quoi cette enfant vous a entretenue. _Mi tio_, reprit-elle (_tio_ veut dire oncle), vous pouvez bien croire que c'est du Portugal. Oh! je m'en doutais d�j�, s'�cria-t-il, c'est toujours l� qu'elle prend son champ de bataille. Mon Dieu! dit-elle, nous avons chacun le n�tre; et quand vous �tes une fois � votre Mexique, l'on ne saurait vous en arracher. Vous avez �t� aux Indes, repris-je, Do�a Teresa m'a montr� un serpent qu'elle m'a dit que vous y avez tu�. Il est vrai, Madame, continua-t-il, et je vous entretiendrais avec plaisir de ce que j'y ai vu, s'il n'�tait temps de vous faire d�ner. Mais, ajouta-t-il, je dois aller � Madrid, et, si vous le permettez, je vous m�nerai Do�a Teresa. C'est l�, en effet, que je prendrai mon champ de bataille, et que je vous apprendrai des choses que vous ne serez pas f�ch�e de savoir. Je l'assurai qu'il me ferait un sensible plaisir de me donner un t�moignage, de son souvenir si obligeant, que je serais ravie de voir la belle Do�a Teresa, et de l'entendre parler des Indes, lui qui parlait si bien de toutes choses. Il me prit par la main, et me fit descendre dans un salon pav� de marbre, o� il n'y avait que des tableaux au lieu de tapisseries et des carreaux rang�s autour. Le couvert �tait mis sur une table pour les hommes, et il y avait � terre, sur le tapis, une nappe �tendue avec trois couverts, pour Do�a Teresa, moi et ma fille. Je demeurai surprise de cette mode, car je ne suis pas accoutum�e � d�ner ainsi. Cependant, je n'en t�moignai rien, et je voulus y essayer, mais je n'ai jamais �t� plus incommod�e; les jambes me faisaient un mal horrible; tant�t je m'appuyais sur le coude, tant�t sur la main; enfin, je renon�ais � d�ner, et mon h�tesse ne s'en apercevait point, parce qu'elle croyait que les dames mangent par terre en France comme en Espagne. Mais Don Fernand de Tol�de, qui remarqua ma peine, se leva avec Don Fr�d�ric de Cardone, et ils me dirent l'un et l'autre qu'absolument je me mettrais � table. Je le voulais assez, pourvu que Do�a Teresa s'y m�t; elle ne l'osait � cause qu'il y avait des hommes, et elle ne levait les yeux sur eux qu'� la d�rob�e. Don Augustin lui dit de venir sans fa�on, et qu'il fallait me t�moigner qu'ils �taient bien aises de me voir chez eux: mais ce fut quelque chose de plaisant quand cette petite dame fut assise sur un si�ge, elle n'y �tait pas moins embarrass�e que je l'avais �t� sur le tapis; elle nous avoua, avec une ing�nuit� tr�s-agr�able, qu'elle ne s'�tait jamais assise dans une chaise, et que la pens�e ne lui en �tait m�me pas venue[69]. Le d�ner se passa fort gaiement, et je trouvai qu'il ne se pouvait rien ajouter � la mani�re obligeante dont j'avais �t� re�ue dans cette maison. Je donnai � Do�a Teresa des rubans, des �pingles et un �ventail. Elle �tait ravie, et elle fit plus de remerc�ments qu'elle n'aurait d� m'en faire pour un gros pr�sent. Ses remerc�ments n'�taient pas communs, et l'on n'y remarquait rien de bas ni d'int�ress�. En v�rit�, l'on a bien de l'esprit en ce pays; il para�t jusque dans les moindres bagatelles. Il n'y avait pas une heure que j'�tais partie de cette maison, lorsque je vis venir deux carrosses attel�s chacun de six mules, qui allaient au grand galop, et plus vite que les meilleurs chevaux ne pourraient faire. J'aurais eu peine � croire que des mules eussent couru de cette force; mais, ce qui me surprit davantage, c'�tait la mani�re dont elles �taient attel�es. Ces deux carrosses et leur attirail tenaient presque un quart de lieue de pays. Il y en avait un avec six glaces assez grandes, et fait comme les n�tres, except� que l'imp�riale �tait fort basse, et, par cons�quent, incommode. Il y a dedans une corniche de bois dor�, si grosse, qu'il semble que ce soit celle d'une chambre. Il �tait dor� par le dehors, ce qui n'est permis qu'aux ambassadeurs et aux �trangers. Leurs rideaux sont de damas et de drap cousus ensemble. Le cocher est mont� sur une des mules de devant. Ils ne se mettent point sur le si�ge, quoiqu'il y en ait un, et, comme j'en demandai la raison � Don Fr�d�ric de Cardone, il me r�pondit qu'on lui avait assur� que cette coutume �tait venue depuis que le cocher du comte-duc d'Olivares, menant son ma�tre, entendit un secret important qu'il disait � un de ses amis; que ce cocher le r�v�la, et que la chose ayant fait grand bruit � la cour, parce que le comte accusait son ami d'indiscr�tion, bien qu'il f�t innocent, l'on a toujours pris la pr�caution de faire monter les cochers sur la premi�re mule. Leurs traits sont de soie ou de corde, si extraordinairement longs, que, d'une mule � l'autre, il y a plus de trois aunes. Je ne comprends pas comment tout ne se rompt point en courant comme ils font. Il est vrai que, s'ils vont bien vite par la campagne, ils vont bien doucement par la ville: c'est la chose du monde la plus ennuyeuse, que d'aller ainsi � pas compt�s. Quoique l'on n'ait que quatre mules dans Madrid, l'on se sert toujours d'un postillon. Ma parente �tait dans ce premier carrosse avec trois dames espagnoles. Les �cuyers et les pages �taient dans l'autre qui n'�tait pas fait de m�me. Il avait des porti�res comme � nos anciens carrosses; elles se d�font, et le cuir en est ouvert par en bas; de telle sorte que, quand les dames veulent descendre (elles qui ne veulent pas montrer leurs pieds), on baisse cette porti�re jusqu'� terre pour cacher le soulier. Il y avait des glaces deux fois grandes comme la main, attach�es aux mantelets, avec une autre devant, et une autre derri�re, pour appeler par l� les laquais. Rien ne ressemble mieux � nos petites lucarnes de grenier. L'imp�riale du carrosse est couverte d'une housse de bouracan gris, avec de grands rideaux de m�me qui pendent en dehors sur le cuir, tir�s tout autour fort longs et rattach�s par de gros boutons � houppes; cela fait un tr�s-vilain effet, et l'on est enferm� l� dedans comme dans un coffre. Ma parente �tait habill�e, moiti� � la fran�aise, moiti� � l'espagnole; elle parut ravie de me voir, et ma joie ne c�dait en rien � la sienne. Je ne la trouvai point chang�e quant � sa personne; mais je ne pus m'emp�cher de rire de sa mani�re de parler; elle ne sait plus gu�re le fran�ais, quoiqu'elle le parle toujours, et qu'elle l'aime tant, qu'il lui a �t� impossible d'apprendre parfaitement aucune autre langue; de sorte qu'elle m�le l'italien, l'anglais et l'espagnol avec la sienne naturelle, et cela fait un langage qui surprend ceux qui savent comme moi qu'elle a poss�d� la langue fran�aise dans toute sa puret�, et qu'elle pouvait en faire des le�ons aux plus habiles. Elle ne veut pas qu'on lui dise qu'elle l'a oubli�e, et, en effet, elle ne peut le croire, parce qu'elle n'a pas discontinu� de la parler chez elle avec quelques-unes de ses femmes, ou avec les ambassadeurs et les �trangers qui la savent presque tous. Cependant elle parle fort mal; car, si l'on n'est pas � la source, l'on ne saurait gu�re bien parler une langue qui change tous les jours, et dans laquelle il se fait sans cesse de nouveaux progr�s. Je trouvai les dames qui �taient avec elle extr�mement jolies; je vous assure qu'il y en a ici de fort belles et de fort aimables. Nous nous embrass�mes beaucoup, et nous rev�nmes � Madrid. Avant d'y arriver, nous pass�mes par une plaine sablonneuse d'environ quatre lieues, si peu unie que l'on se trouve � tous moments dans de grands creux qui font cahoter le carrosse, et qui l'emp�chent de pouvoir aller vite. Ce chemin in�gal continue jusqu'� un petit village nomm� Mandis, qui n'est �loign� de Madrid que d'une demi-lieue. Tout le pays est sec et fort d�couvert, vous voyez � peine un arbre de quelque c�t� que la vue puisse s'�tendre. La ville est situ�e au milieu de l'Espagne dans la Nouvelle-Castille. Il y a plus d'un si�cle que les Rois d'Espagne la choisirent pour y �tablir leur cour, � cause de la puret� de l'air et de la bont� des eaux, qui, en effet, sont si bonnes et si l�g�res, que le Cardinal-Infant, �tant en Flandre, n'en voulait point boire d'autre, et il en faisait apporter par mer dans des cruches de gr�s bien bouch�es. Les Espagnols pr�tendent que le fondateur de Madrid �tait un prince nomm� Ogno Biano, fils de Tib�rino, roi des Latins, et de Menta, qui �tait une Reine plus c�l�bre par la science de l'astrologie, qu'elle poss�dait merveilleusement, que par son rang. L'on remarque que Madrid doit �tre au coeur de l'Europe, parce que la petite ville de Pinto, qui n'en est �loign�e que de trois lieues, s'appelait en latin _Punctum_, et qu'elle est au centre de l'Europe. La premi�re chose que je remarquai, c'est que la ville n'est pas entour�e de murailles ni de foss�s; les portes, pour ainsi dire, se ferment au loquet. J'en ai d�j� vu plusieurs toutes rompues. Il n'y a aucun endroit qui parle de d�fense, ni ch�teau, ni rien enfin que l'on ne puisse forcer � coups d'oranges et de citrons. Mais aussi, il serait assez inutile de fortifier cette ville; les montagnes qui l'environnent lui servent de d�fense, et j'ai travers�, dans les montagnes, des endroits que l'on peut fermer avec un quartier de roche et en d�fendre avec cent hommes le passage � toute une arm�e. Les rues sont longues et droites, d'une fort belle largeur, mais il ne se peut rien de plus mal pav�; quelque doucement que l'on aille, l'on est rou� de cahots, et il y a des ruisseaux et des boues plus qu'en ville du monde. Les chevaux en ont toujours jusqu'aux sangles; les carrosses vont au milieu, de sorte qu'il en rejaillit partout sur vous, et l'on en est perdu, � moins de hausser les glaces ou de tirer ces grands rideaux dont je vous ai parl�. L'eau entre bien souvent dans les carrosses par le bas des porti�res qui ne sont pas ferm�es. Il n'y a aucune porte coch�re, du moins sont-elles bien rares, et les maisons o� il y en a ne laissent pas d'�tre sans cour. Les portes sont assez grandes, et, pour ce qui est des maisons, elles sont fort belles, spacieuses et commodes, quoiqu'elles ne soient b�ties que de terre et de briques. Je les trouve pour le moins aussi ch�res qu'� Paris. Le premier �tage que l'on �l�ve appartient au Roi, et il peut le louer ou le vendre, � moins que le propri�taire de la maison ne l'ach�te, ce qu'il fait presque toujours, et c'est un revenu consid�rable pour le Roi. L'on a ordinairement dans toutes les maisons dix ou douze grandes pi�ces de plain pied. Il y en a, dans quelques-unes, jusqu'� vingt et m�me davantage. L'on a son appartement d'�t� et d'hiver, et souvent celui de l'automne et du printemps. De sorte qu'ayant une prodigieuse quantit� de domestiques, il faut n�cessairement qu'on les loge dans des maisons voisines qu'on loue expr�s pour eux. Il ne faut pas que vous soyez surprise, ma ch�re cousine, qu'il y ait un si grand nombre de domestiques. Deux raisons y contribuent. La premi�re est que, pour la nourriture et les gages, les Espagnols ne leur donnent que deux r�aux par jour, qui ne valent pas plus de sept sols et demi les deux. Je dis que ce sont les Espagnols, car les �trangers les payent sur le pied de quatre r�aux, qui font quinze sous de notre monnaie, et les Espagnols ne donnent � leurs gentilshommes que quinze �cus par mois, sur quoi il faut qu'ils s'entretiennent et s'habillent de velours en hiver, et de taffetas en �t�. Aussi ne vivent-ils que d'oignons, de pois et d'autres viles denr�es, ce qui rend les pages plus larrons que des chouettes. Mais je ne dois pas parler des pages plut�t que des autres domestiques; car, l�-dessus, ils ont tous la m�me inclination, quelques gages qu'on leur donne. La chose va si loin, qu'en apportant les plats sur la table, ils mangent la moiti� de ce qui est dedans; ils avalent les morceaux si br�lants qu'ils ont les dents toutes g�t�es. Je conseillai � ma parente de faire faire une marmite d'argent, ferm�e � cadenas, comme celle que j'avais vue � l'archev�que de Burgos, et elle n'y manqua pas; de mani�re qu'apr�s que le cuisinier l'a remplie, il regarde par une petite grille si la soupe se fait bien. Les pages, � pr�sent, n'ont plus que la fum�e. Avant cet exp�dient, il arrivait cent fois que lorsqu'on voulait tremper le potage, l'on ne trouvait ni viande ni bouillon; car il faut que vous sachiez que si les Espagnols sont sobres quand ils font leurs d�penses, ils ne le sont point quand ils vivent chez autrui. J'ai vu des personnes de premi�re qualit� manger avec nous comme des loups, tant ils �taient affam�s; ils y faisaient r�flexion eux-m�mes et nous priaient de n'en �tre point surprises, que cela venait de ce qu'ils trouvaient les rago�ts, � la mode de France, excellents. Il y a des cuisines publiques presqu'� tous les coins de rues. Ce sont de grands chaudrons qui bouillent sur des tr�pieds. L'on y va acheter toutes sortes de m�chantes choses, des f�ves, de l'ail, de la ciboule et un peu de bouillon dans lequel ils trempent leur pain. Les gentilshommes d'une maison et les demoiselles y vont comme les autres, car on ne fait point d'ordinaire que pour le ma�tre, la ma�tresse et les enfants. Ils sont d'une retenue surprenante sur le vin. Les femmes n'en boivent jamais, et les hommes en usent si peu, que la moiti� d'un demi-setier leur suffit pour un jour. L'on ne saurait leur faire un plus sensible outrage que de les accuser d'�tre ivres. En voil� beaucoup pour une des raisons qui engage d'avoir tant de domestiques. Voici l'autre: Lorsqu'un grand seigneur meurt, s'il a cent domestiques, son fils les garde sans diminuer le nombre de ceux qu'il avait d�j� dans sa maison. Si la m�re vient � mourir, ses femmes, tout de m�me, entrent au service de sa fille ou de sa bru, et cela s'�tend jusqu'� la quatri�me g�n�ration; car on ne les renvoie jamais. On les met dans ces maisons voisines dont je vous ai parl� et on leur paye ration. Ils viennent de temps en temps se montrer, plut�t pour faire voir qu'ils ne sont pas morts que pour rendre aucun service[70]. J'ai �t� chez la duchesse d'Ossone (c'est une tr�s-grande dame). Je demeurai surprise de la quantit� de filles et de due�as, dont toutes les salles et les chambres �taient pleines. Je lui demandai combien elle en avait. Je n'en ai plus que trois cents, me dit-elle, mais il y a peu que j'en avais encore cinq cents. Si les particuli�res ont la coutume de garder ainsi tant de monde, le Roi, qui en use de m�me, doit en avoir infiniment davantage. Cela lui co�te extr�mement et m�me incommode fort les affaires. L'on m'a dit que, dans Madrid seulement, il donnait ration � plus de dix mille personnes, en comptant les pensions qu'il paye. Il y a chez le Roi des d�penses o� l'on va querir chaque jour une certaine provision qui est r�gl�e selon la qualit� des personnes. L'on distribue l� de la viande, de la volaille, du gibier, du poisson, du chocolat, des fruits, de la glace, du charbon, de la bougie, de l'huile, du pain; en un mot, de tout ce qui est n�cessaire pour la vie. Les ambassadeurs ont des d�penses, et quelques grands d'Espagne aussi. Ils ont certaines personnes qui vendent, chez eux, tout ce que je viens de nommer, sans payer aucun droit. Cela leur rapporte un revenu consid�rable, car les droits d'entr�e sont excessifs. Il n'y a que les ambassadeurs et les �trangers qui puissent avoir un grand nombre de pages et de laquais � leur suite; car, par la Pragmatique (c'est ainsi qu'ils appellent les �dits de r�formation), il est d�fendu de mener plus de deux laquais. Ainsi ils nourrissent quatre et cinq cents personnes chez eux pour n'�tre accompagn�s que de trois. La troisi�me est un palefrenier qui va � pied, et qui se tient aupr�s des chevaux pour emp�cher qu'ils ne s'embarrassent les pieds dans leurs longs traits. Il ne porte point d'�p�e comme les laquais, mais il faut avouer que ces trois hommes-l� sont assez vieux pour se rendre au moins recommandables par leur �ge. J'ai vu des laquais de cinquante ans, et je n'en ai pas vu qui en eussent moins de trente. Ils sont d�sagr�ables, la couleur jaune, l'air malpropre. Ils se coupent les cheveux sur le haut de la t�te et n'en gardent qu'un petit tour, un peu longs, bien gras et rarement peign�s. Les cheveux qu'ils coupent leur font une esp�ce de hure de sanglier sur le haut de la t�te. Ils portent de grandes �p�es avec des baudriers et un manteau par-dessus. Ils sont tous v�tus de bleu ou de vert, et souvent leurs manteaux de drap vert sont doubl�s de velours bleu cisel�; leurs manches sont de velours, de satin ou de damas. Il semble que cela devrait faire de beaux habits; et, cependant, rien n'est plus mal entendu, et leur mauvaise mine d�shonore la livr�e qu'ils portent. Ils mettent des rabats sans collet de pourpoint, ce qui est ridicule. Ils ne portent, sur leurs habits, ni galons, ni boutonni�res houpp�es; ils n'ont aucune chamarrure. Les gentilshommes et les pages vont toujours dans le carrosse de suite, et sont habill�s de noir en toutes saisons. Ils ont, en hiver, du velours avec des manteaux de drap assez longs, mais qui tra�nent � terre quand ils sont en deuil. Ils ne portent point d'�p�e tant qu'ils sont pages; la plupart ont un petit poignard cach� sous leurs vestes. Ils sont v�tus de damas ou de taffetas pour l'�t�, avec des manteaux d'une �toffe de laine fort l�g�re. Il n'y a que les grands seigneurs et les titulados qui puissent aller dans la ville avec quatre mules attel�es de ces longs traits de soie ou de corde. Si une personne qui n'est pas distingu�e voulait aller de m�me, quelque riche qu'elle f�t, on lui ferait l'insulte, en pleine rue, de lui couper ses traits et de lui faire payer une grosse amende. Il ne suffit pas ici d'�tre riche, il faut aussi �tre de qualit�. Le Roi seul peut avoir six mules � son carrosse et six � ses carrosses de suite[71]. Ils ne sont pas semblables aux autres, et on les distingue parce qu'ils sont couverts d'une toile cir�e verte, et ronds par-dessus comme nos grands coches de voiture, except� qu'ils ne sont pas d'osier; mais la sculpture en est grossi�re et mal faite; ils ont des porti�res qui s'abaissent, et cela est extr�mement laid. Je ne sais comment un si grand Roi peut s'en servir. On m'a dit que cette mani�re de faire des carrosses �tait en usage, en Espagne, avant Charles-Quint; que les siens �taient pareils, et qu'� l'imitation d'un si grand empereur, tous les Rois qui ont r�gn� depuis n'en veulent pas avoir d'autres. Il faut bien qu'il y ait quelques raisons tr�s-fortes; car il ne laisse pas d'avoir les carrosses les plus beaux du monde, les uns faits en France, les autres en Italie et ailleurs. Les grands seigneurs en ont aussi de magnifiques; mais, � l'exemple du Roi, ils ne les font pas sortir quatre fois l'ann�e. Tous les carrosses se mettent dans de grandes cours o� il y a des remises ferm�es. L'on en voit ainsi jusqu'� deux cents dans un seul endroit. Il y a plusieurs de ces cours en chaque quartier. Ce qui fait que l'on envoie les carrosses hors de chez soi, c'est qu'il n'y a pas o� les mettre et que les maisons comme je viens de vous le dire, n'ont ni cours, ni portes coch�res. Le mode est venue, depuis quelque temps, de se servir de chevaux au lieu de mules. On peut dire qu'ils sont d'une beaut� admirable. Rien ne leur manque, et il semble que les meilleurs peintres n'en sauraient peindre de plus parfaits. C'est un meurtre de les atteler � ces grands carrosses qui sont lourds comme des maisons, et le pav� est si m�chant qu'ils s'usent les pieds en moins de deux ans. Ils co�tent tr�s-cher et ne sont pas assez forts pour le carrosse; mais j'en ai vu � de petites cal�ches tr�s-jolies, toutes peintes et dor�es, et � des soufflets comme on les fait en Hollande. Rien n'est plus agr�able � voir, on dirait des cerfs, tant ils vont vite et portent bien leur t�te. D�s que l'on est sorti de la ville, on peut mettre six chevaux � son carrosse. Leurs harnais sont fort propres, et l'on attache leurs crins, qui tra�nent � terre, avec des rubans de diff�rentes couleurs, et quelquefois on leur fait tomber du col plusieurs bouillons de gaze d'argent, ce qui fait un tr�s-bon effet. Pour les harnais de mules, ce sont des bandes de cuir toutes plates, fort larges, et dont elles sont presque couvertes. Il y a deux jours que j'allai, avec ma parente, me promener hors la porte Sainte-Bernardine, c'est o� l'on va l'hiver. Don Antoine de Tol�de, fils du duc d'Albe, y �tait avec le duc d'Uzeda et le comte d'Altamire. Il avait un attelage isabelle qui me parut si beau, que je ne pus m'emp�cher de lui en parler lorsque son carrosse approcha du n�tre. Il me dit, selon la coutume, qu'il les mettait � mes pieds; et, le soir, quand nous f�mes revenues, l'on vint me dire qu'un gentilhomme me demandait de sa part. Il me fit un compliment, et me dit que les six chevaux de son ma�tre �taient dans mon �curie. Ma parente se prit � rire, et lui r�pondit, pour moi, que j'�tais si nouvelle d�barqu�e � Madrid, que je ne savais pas encore qu'il ne fallait rien louer de ce qui �tait � un cavalier aussi galant que Don Antoine; mais que ce n'�tait pas la mode de recevoir des pr�sents de cette cons�quence, et qu'elle le priait de les ramener. C'est ce qu'il ne voulut point faire; on les renvoya sur-le-champ, il les renvoya encore. Enfin je vis l'heure que l'on passerait la nuit en all�es et en venues. Apr�s tout cela, il fallut lui �crire et m�me se f�cher, pour lui faire trouver bon qu'on ne les accept�t point[72]. L'on m'a dit que lorsque le Roi s'est servi d'un cheval, personne par respect ne le monte jamais. Il arriva que le duc de Medina-de-las-Torres avait achet� un cheval de vingt-cinq mille �cus, qui �tait le plus beau et le plus noble que l'on e�t jamais vu. Il le fit peindre; le Roi Philippe IV vit le tableau, et voulut voir le cheval. Le duc le supplia de l'agr�er; mais le Roi refusa, parce qu'il l'exercerait peu, dit-il, et que, comme personne ne s'en servirait apr�s lui, ce cheval perdrait toute sa vigueur. L'on met des jeunes filles de bonne maison et fort jolies aupr�s des dames. Elles s'occupent d'ordinaire � faire de la broderie d'or et d'argent, ou de soie de diff�rentes couleurs au bord du col et des manches de leurs chemises. Mais si on leur laisse suivre leur inclination naturelle, elles travaillent fort peu et parlent beaucoup. L'on a aussi des nains et des naines qui sont tr�s-d�sagr�ables. Les naines particuli�rement sont d'une laideur affreuse; leur t�te est plus grosse que tout leur corps; elles ont toujours leurs cheveux �pars qui tombent jusqu'� terre. On ne sait d'abord ce que l'on voit, quand ces petites figures se pr�sentent aux yeux. Elles portent des habits magnifiques; elles sont les confidentes de leurs ma�tresses, et, par cette raison, elles en obtiennent tout ce qu'elles veulent[73]. Dans chaque maison, � certaines heures marqu�es, toutes les femmes se rendent avec la dame du logis dans la chapelle, pour y r�citer le rosaire tout haut. Elles ne se servent point de livres pour prier Dieu, ou si elles en ont, cela est fort rare. Le comte de Charny[74], qui est Fran�ais, bien fait, homme de m�rite et g�n�ral de la cavalerie en Catalogne pour le Roi d'Espagne, m'a cont� qu'�tant l'autre jour � la messe, il lisait dans ses Heures, lorsqu'une vieille Espagnole les lui arracha, et les jetant � terre avec beaucoup d'indignation: Laissez cela, lui dit-elle, et prenez votre chapelet. C'est une chose � voir que l'usage continuel qu'elles font de ce chapelet. Toutes les dames en ont un attach� � leur ceinture, si long, qu'il ne s'en faut gu�re qu'il ne tra�ne � terre. Elles le disent sans fin, dans les rues, en jouant � l'hombre, en parlant, et m�me en faisant l'amour, des mensonges ou des m�disances, car elles marmottent toujours sur ce chapelet, et quand elles sont en grande compagnie cela n'emp�che qu'il n'aille son train. Je vous laisse � penser comme il est d�votement dit; mais l'habitude a beaucoup de force en ce pays[75]. Les femmes portaient, il y a quelques ann�es, des guard-infants d'une grandeur prodigieuse; cela les incommodait et incommodait les autres. Il n'y avait point de portes assez grandes par o� elles pussent passer. Elles les ont quitt�s, et ne les portent plus que lorsqu'elles vont chez la Reine ou chez le Roi, mais ordinairement, dans la ville, elles mettent des sacristains, qui sont, � proprement parler, les enfants des vertugadins. Ils sont faits de gros fils d'archal, qui forment un rond autour de la ceinture; il y a des rubans qui y tiennent, et qui attachent un autre rond de m�me, qui touche plus bas et qui est plus large. L'on a ainsi cinq ou six cerceaux qui descendent jusqu'� terre et qui soutiennent les jupes. L'on en porte une quantit� surprenante, et l'on aurait peine � croire que des cr�atures aussi petites que sont les Espagnoles, pussent �tre si charg�es. La jupe de dessus est toujours de gros taffetas noir, ou de poil de ch�vre gris tout uni, avec un grand troussis, un peu plus haut que le genou, autour de la jupe; et quand on leur demande � quoi cela sert, elles disent que c'est pour la rallonger � mesure qu'elle s'use. La Reine m�re en a comme les autres � toutes ses jupes, et les carm�lites m�mes en portent aussi bien en France qu'en Espagne. Mais, � l'�gard des dames, c'est plut�t une mode qu'elles suivent qu'une �pargne qu'elles veulent faire, car elles ne sont ni avares ni m�nag�res, et elles en font faire deux ou trois fois la semaine de neuves. Ces jupes sont si longues par devant et par les c�t�s, qu'elles tra�nent beaucoup, et elles ne tra�nent jamais par derri�re. Elles les portent � fleur de terre; mais elles veulent marcher dessus, afin qu'on ne puisse voir leurs pieds, qui sont la partie de leur corps qu'elles cachent le plus soigneusement[76]. J'ai entendu dire qu'apr�s qu'une dame a eu toutes les complaisances possibles pour un cavalier, c'est en lui montrant son pied qu'elle lui confirme sa tendresse, et c'est ce qu'on appelle ici la derni�re faveur. Il faut convenir aussi que rien n'est plus joli en son esp�ce. Je vous l'ai d�j� dit, elles ont les pieds si petits que leurs souliers sont comme ceux de nos poup�es. Elles les portent en maroquin noir, d�coup� sur du taffetas de couleur, sans talons et aussi justes qu'un gant. Quand elles marchent, il semble qu'elles volent. En cent ans nous n'apprendrions pas cette mani�re d'aller. Elles serrent leurs coudes contre leurs corps, et vont sans lever les pieds comme lorsqu'on glisse. Mais pour revenir � leur habillement, sous cette jupe unie elles en ont une douzaine plus belles les unes que les autres, d'�toffes fort riches, et chamarr�es de galons, de dentelles d'or et d'argent jusqu'� la ceinture. Quand je vous dis une douzaine, ne croyez pas au moins que j'exag�re; pendant les excessives chaleurs de l'�t�, elles n'en mettent que sept ou huit, parmi lesquelles il y en a de velours et de gros satin. Elles ont en tout temps une jupe blanche sous toutes les autres, qu'elles nomment _sabenagua_; elle est de ces belles dentelles d'Angleterre, ou de mousseline brod�e d'or pass�, et si amples qu'elles ont quatre aunes de tour. J'en ai vu de cinq ou six cents �cus. Elles ne portent point de sacristain chez elles, ni de chapins. Ce sont des esp�ces de petites sandales de brocart ou de velours, garnies d'une plaque d'or qui les hausse d'un demi-pied. Quand elles les ont, elles marchent fort mal et sont toujours pr�tes � tomber. Il n'y a gu�re de baleines dans leurs corps, les plus larges sont d'un tiers. On ne voit point ailleurs de femmes si menues. Le corps est assez haut par devant, mais par derri�re on leur voit jusqu'� la moiti� du dos, tant il est d�couvert, et ce n'est pas une chose trop charmante, car elles sont toutes d'une maigreur effroyable, et elles seraient bien f�ch�es d'�tre grasses; c'est un d�faut essentiel parmi elles. Avec cela elles sont fort brunes, de sorte que cette petite peau noire, coll�e sur des os, d�pla�t naturellement � ceux qui n'y sont pas accoutum�s. Elles mettent du rouge � leurs �paules comme � leurs joues qui en sont toutes couvertes. Le blanc n'y manque pas, et, quoiqu'il soit fort beau, il y en a peu qui le sachent bien mettre. On le d�couvre du premier coup d'oeil. J'en ai vu quelques-unes dont le teint est tr�s-vif et tr�s-naturel. Elles ont presque toutes les traits d�licats et r�guliers; leur air et leurs mani�res ont une petite affectation de coquetterie que leur humeur ne d�ment point. C'est une beaut� parmi elles, de n'avoir point de gorge, et elles prennent des pr�cautions de bonne heure pour l'emp�cher de venir. Lorsque le sein commence � para�tre, elles mettent dessus de petites plaques de plomb et se bandent comme les enfants qu'on emmaillotte. Il est vrai qu'il s'en faut peu qu'elles n'aient la gorge aussi unie qu'une feuille de papier, � la r�serve des trous que la maigreur y creuse, et ils sont toujours en grand nombre. Leurs mains n'ont point de d�faut, elles sont petites, blanches et bien faites. Leurs grandes manches, qu'elles attachent juste au poignet, contribuent encore � les faire para�tre plus petites. Ces manches sont de taffetas de toutes couleurs, comme celles des �gyptiennes, avec des manchettes d'une dentelle fort haute. Le corps est d'ordinaire d'�toffe d'or et d'argent, m�l�e de couleurs vives; les manches en sont �troites, et celles de taffetas paraissent au lieu de la chemise. Les personnes de qualit� ont cependant de fort beau linge, mais toutes les autres n'en ont presque point. Il est cher et rare; avec cela les Espagnols ont la sotte gloire de le vouloir fin, et tel qui pourrait avoir six chemises un peu grosses, aime mieux n'en acheter qu'une fort-belle, et rester au lit pendant qu'on la blanchit, ou s'habiller quelquefois � cru, ce qui arrive assez souvent. Ce linge fin est bien maltrait�, quand on le blanchit. Les femmes le mettent sur des pierres pointues et le battent � grands coups de b�ton, de sorte que les pierres le coupent en cent morceaux. Il n'y a pas de choix � faire entre la plus habile blanchisseuse et celle qui l'est le moins; toutes sont �galement maladroites. Je reviens � l'habillement des dames, que j'ai quitt� plusieurs fois, pour faire des digressions sur diverses choses dont je me suis souvenue. Je vous dirai qu'elles ont autour de la gorge une dentelle de fil rebrod�e de soie rouge ou verte, d'or ou d'argent. Elles portent des ceintures enti�res de m�dailles et de reliquaires. Il y a bien des �glises o� il n'y en a pas tant. Elles ont aussi le cordon de quelque ordre, soit de saint Fran�ois, des Carm�lites ou d'autres. C'est un petit cordon de laine noire, blanche ou brune, qui est par-dessus leurs corps, et tombe devant jusqu'au bord de la jupe. Il y a plusieurs noeuds, et d'ordinaire ces noeuds sont marqu�s par des boutons de pierreries. Ce sont des voeux qu'elles font aux saints de porter leur cordon, mais bien souvent quel est le sujet de ces voeux? Elles ont beaucoup de pierreries, des plus belles que l'on puisse voir. Ce n'est pas pour une garniture, comme en ont la plupart de nos dames de France. Celles-ci vont jusqu'� huit ou dix; les unes de diamants, les autres de rubis, d'�meraudes, de perles, de turquoises, enfin de toutes les mani�res. On les met tr�s-mal en oeuvre: on couvre presque tous les diamants, l'on n'en voit qu'une petite partie. Je leur en ai demand� la raison, et elles m'ont dit que l'or leur semblait aussi beau que les pierreries. Mais, pour moi, je pense que c'est que leurs lapidaires ne les savent pas mieux mettre en oeuvre. J'en excepte Verbec, qui le ferait fort bien s'il voulait s'en donner la peine. Les dames portent de grandes enseignes de pierreries au haut de leurs corps, d'o� il tombe une cha�ne de perles, ou dix ou douze noeuds de diamants qui se rattachent sur un des c�t�s du corps. Elles ne mettent jamais de collier, mais elles portent des bracelets, des bagues et des pendants d'oreilles qui sont bien plus longs que la main, et si pesants, que je ne comprends pas comment elles peuvent les porter sans s'arracher le bout de l'oreille. Elles y attachent tout ce qui leur semble de joli. J'en ai vu qui y mettaient des montres assez grandes; d'autres, des cadenas de pierres pr�cieuses, et jusqu'� des clefs d'Angleterre fort bien travaill�es, ou des sonnettes. Elles mettent des agnus et des petites images sur leurs manches, sur leurs �paules et partout. Elles ont la t�te toute charg�e de poin�ons, les uns faits en petites mouches de diamants, et les autres en papillons dont les pierreries marquent les couleurs. Elles se coiffent de diff�rentes mani�res, mais c'est toujours la t�te nue. Elles s�parent leurs cheveux sur le c�t� de la t�te, et les couchent de travers sur le front; ils sont si luisants que, sans exag�ration, l'on s'y pourrait mirer. D'autres fois, elles mettent une tresse de faux cheveux, la plus mal faite que l'on saurait voir; ils tombent �pars sur leurs �paules, et c'est de peur de m�ler les leurs qui sont admirablement beaux. Elles se font d'ordinaire cinq nattes auxquelles elles attachent des noeuds de ruban, ou qu'elles cordonnent de perles. Elles les nouent toutes ensemble � la ceinture, et l'�t�, lorsqu'elles sont chez elles, elles les enveloppent dans un morceau de taffetas de couleur, garni de dentelle de fil. Elles ne portent point de bonnet, ni le jour, ni la nuit. J'en ai vu qui avaient des plumes couch�es sur la t�te comme les petits enfants. Ces plumes sont fort fines et mouchet�es de diff�rentes couleurs, ce qui les rend beaucoup plus belles. Je ne sais pourquoi l'on n'en fait pas de m�me en France. Les jeunes filles ou les nouvelles mari�es ont des habits tr�s-magnifiques, et leurs jupes de dessus sont de couleur, brod�es d'or. J'ai �t� voir la princesse de Monteleon. C'est une petite personne qui n'a pas treize ans; on vient de la marier � son cousin germain nomm� Don Nicolo Pignatelli. Sa m�re est fille de la duchesse de Terranova, nomm�e pour �tre la camareria-major de la nouvelle Reine. Elles demeurent toutes ensemble, c'est-�-dire les duchesses de Terranova, d'Hijar et de Monteleon, avec la jeune princesse de ce nom et ses petites soeurs[77]. La duchesse de Terranova peut avoir soixante ans; ma parente est fort de ses amies, et elle nous re�ut avec une honn�tet� qui ne lui est pas ordinaire, car elle est la plus fi�re personne du monde, et elle en a bien l'air. Le son de sa voix est rude; elle parle peu, elle affecte quelque bont�. Mais si ce que l'on dit est vrai, elle n'en a point du tout dans le coeur. On ne peut avoir plus d'esprit et plus de p�n�tration qu'elle en a. Elle nous parla fort de la charge qu'elle allait remplir dans la maison de la Reine. Je n'oublierai rien, disait-elle, pour lui �tre agr�able, j'entrerai dans tout ce qui pourra lui faire quelque plaisir. Je sais qu'une jeune princesse, qui est n�e Fran�aise, doit avoir un peu plus de libert� que n'en aurait une infante d'Espagne �lev�e � Madrid. Ainsi il ne tiendra pas � moi qu'elle ne trouve aucune diff�rence entre son pays et celui-ci. Elle me donna un chapelet de _Palo d'Aguila_; c'est un bois rare qui vient des Indes. En v�rit�, quand je le tiens, il tombe jusqu'� terre. Il y a deux touffes de petits rubans de taffetas vert, et � chacune environ trois cents aunes. Elle me donna aussi des _bucaros_ de Portugal, ce sont des vases de terre sigill�e, garnis de filigrane, et elle me r�gala encore de plusieurs petits bijoux fort jolis. Il serait difficile de rien voir de plus somptueux que leur maison. Elles occupent des appartements hauts qui sont tendus de tapisseries toutes relev�es d'or. On voit, dans une grande chambre plus longue que large, des portes vitr�es qui entrent dans des cabinets ou cellules. Il y a d'abord celle de la duchesse de Terranova, tapiss�e de gris avec un lit de m�me et le reste fort uni. A c�t�, �tait couch�e sa fille, la duchesse de Monteleon, laquelle est veuve, et meubl�e comme la m�re. Ensuite, on trouve la chambre de la princesse de Monteleon, qui n'est pas plus grande que les autres, mais dont le lit est de damas or et vert, doubl� de brocart d'argent avec du point d'Espagne. Il y avait, autour des draps, un passement d'Angleterre d'une demi-aune de hauteur. Vis-�-vis �taient les chambres des petites de Monteleon et d'Hijar, toutes meubl�es de damas blanc. Elles sont nomm�es pour �tre menines de la Reine. Ensuite �tait la petite chambre de la duchesse d'Hijar, meubl�e de velours cramoisi � fond d'or. Elles n'�taient toutes s�par�es les unes des autres que par des cloisons de bois de senteur, et elles me dirent que six de leurs femmes couchaient dans la chambre sur des lits qu'elles y mettaient le soir. Les dames �taient dans une grande galerie couverte de tapis de pied tr�s-riches. Il y a, tout autour, des carreaux de velours cramoisi en broderie d'or; ils sont tous plus longs que larges. On voit encore de grands cabinets de pi�ces de rapport enrichis de pierreries, lesquels ne sont pas faits en Espagne; des tables d'argent entre-deux et des miroirs admirables, tant par leur grandeur que par leurs riches bordures, dont les moins belles sont d'argent. Ce que j'ai trouv� de plus beau, ce sont des _escaparates_. C'est une esp�ce de petit cabinet ferm� d'une grande glace et rempli de tout ce qu'on peut se figurer de plus rare, soit en ambre gris, porcelaines, cristal de roche, pierre de b�zoard, branches de corail, nacre de perle, filigrane d'or, et mille autres choses de prix. J'y vis la t�te d'un poisson sur laquelle il y avait un petit arbre; il n'est ni de bois, ni de mousse. Il tient au cr�ne du poisson qui est assez petit; cela me parut fort curieux. Nous �tions plus de soixante dames dans cette galerie, et pas un pauvre chapeau. Elles �taient toutes assises par terre, les jambes en croix sous elles. C'est une ancienne habitude qu'elles ont gard�e des Maures. Il n'y avait qu'un fauteuil de maroquin piqu� de soie et fort mal fait. Je demandai � qui il �tait destin�. On me dit que c'�tait pour le prince de Monteleon, qui n'entrait qu'apr�s que toutes les dames �taient retir�es. Je ne pouvais demeurer assise � leur mode, et je me mis sur les carreaux. Elles �taient cinq ou six ensemble, ayant au milieu d'elles un petit brasier d'argent plein de noyaux d'olives pour ne pas ent�ter. Quand il arrivait quelque dame, la naine ou le nain le venait dire, mettant un genou en terre. Aussit�t elles se levaient toutes, et la petite princesse allait la premi�re, jusqu'� la porte, recevoir celle qui venait la voir sur son mariage[78]. Elles ne se baisent point en se saluant. Je crois que c'est pour ne pas emporter le pl�tre qu'elles ont sur le visage; mais elles se pr�sentent la main d�gant�e; et, en se parlant, elles se disent tu et toi, et elles ne s'appellent ni madame, ni mademoiselle, ni Altesse, ni Excellence, mais seulement, Do�a Maria, Do�a Clara, Do�a Teresa. Je me suis inform�e d'o� vient qu'elles en usent si famili�rement, et j'ai appris que c'est pour n'avoir aucun sujet de se f�cher entre elles; et que, comme il y a beaucoup de mani�res de se parler qui marquent, quand elles veulent, une enti�re diff�rence de qualit� et de rang, et que toutes ces diff�rences ne sont pas ais�es � faire sans se chagriner quelquefois, pour l'�viter, elles ont pris le parti de se parler sans c�r�monie[79]. Il faut ajouter � cela qu'elles ne se m�sallient point, et qu'ainsi ce sont toujours des personnes de condition. Les femmes de la robe ne vont pas m�me chez les femmes de la cour, et un homme de naissance �pouse toujours une fille de naissance. On ne voit pas l� de roture ent�e sur la noblesse comme en France; ainsi elles ne risquent gu�re quand elles se familiarisent ensemble. S'il vient cent dames de suite, on se l�ve autant de fois, et l'on marche comme � une procession pour les aller recevoir jusque dans l'antichambre. J'en fus si fatigu�e ce jour-l�, que j'en �tais d'assez m�chante humeur. Elles �taient toutes fort par�es; et, comme je vous l'ai d�j� dit, elles ont des habits magnifiques et des pierreries d'une grande beaut�. Il y avait deux tables d'hombre o� l'on jouait gros jeu sans bruit. Je ne connais rien � leurs cartes; elles sont aussi minces que du papier, et peintes tout autrement que les n�tres. Il semble que l'on ne tient qu'une lettre pli�e quand on a un jeu dans la main. Il serait bien ais� � un filou d'escamoter plusieurs cartes, ou un jeu tout entier. L'on parlait de toutes les nouvelles de la cour et de la ville. Leur conversation est libre et agr�able. Il faut convenir qu'elles ont une vivacit� dont nous ne pouvons approcher. Elles sont caressantes, elles aiment � louer, elles louent d'une mani�re noble, pleine d'esprit et de discernement. Je suis surprise qu'elles aient tant de m�moire avec un si grand feu d'esprit. Leur coeur est tendre de m�me, et, beaucoup plus qu'il ne le faudrait. Elles lisent peu, elles n'�crivent gu�re; cependant le peu qu'elles lisent leur profite, et le peu qu'elles �crivent est juste et concis. Leurs traits sont fort r�guliers et d�licats, mais leur grande maigreur choque ceux qui n'y sont point accoutum�s. Elles sont brunes, leur teint est fort uni. Il faut que la petite v�role ne les g�te pas tant ici qu'elle g�te ailleurs, car je n'en ai gu�re vu qui soient marqu�es. Leurs cheveux sont plus noirs que l'�b�ne et fort lustr�s, bien qu'il y ait quelque apparence qu'elles se peignent longtemps avec le m�me peigne. En effet, je vis l'autre jour chez la marquise d'Alca�izas[80] (c'est la soeur du conn�table de Castille qui avait �pous� en premi�res noces le comte duc d'Olivares), sa toilette mise, et, bien que cette dame soit une des plus propres et des plus riches, cette toilette �tait sur une petite table d'argent, et consistant en un monceau de toile des Indes, un miroir de la grandeur de la main, deux peignes avec une pelote, et dans une tasse de porcelaine, du blanc d'oeuf battu avec du sucre candi. Je demandai � une de ses femmes ce qu'elle en faisait. Elle me dit que c'�tait pour se d�crasser et se rendre le visage luisant. J'en ai vu qui avaient le front si lustr� que cela surprenait. L'on dirait qu'elles ont un vernis pass� sur le visage, et, la peau en est tendue et tir�e d'une telle mani�re, que je ne doute pas qu'elle ne leur fasse mal. La plupart des femmes se font les sourcils, elles n'en laissent qu'un filet. Rien n'est plus vilain, � mon gr�, mais ce qui l'est bien davantage, c'est qu'elles se peignent le milieu du front afin que leurs sourcils paraissent joints, c'est, � leur gr�, une beaut� incomparable. Il y en a beaucoup cependant qui n'ont pas cette inclination, et j'ai trouv� des Espagnoles plus r�guli�rement belles que nos Fran�aises, malgr� leur coiffure de travers et le peu d'accompagnement qu'elles donnent � leur visage. L'on peut dire qu'il est comme hors-d'oeuvre, sans aucuns cheveux dessus, ni cornettes ni rubans, mais aussi en quel pays y a-t-il des yeux semblables aux leurs? Ils sont si vifs, si spirituels; ils parlent un langage si tendre et si intelligible, que, quand elles n'auraient que cette seule beaut�, elles pourraient passer pour belles et d�rober les coeurs. Leurs dents sont bien rang�es et seraient assez blanches si elles en prenaient soin; mais elles les n�gligent, outre que le sucre et le chocolat les leur g�tent. Elles ont la mauvaise habitude, et les hommes aussi, de les nettoyer avec un cure-dents, en quelque compagnie qu'ils soient. C'est une de leurs contenances ordinaires. On ne sait ce que c'est ici que de les faire accommoder par des gens du m�tier; il n'y en a point, et, quand il en faut arracher, les chirurgiens le font comme ils peuvent. Je demeurai surprise, en entrant chez la princesse de Monteleon, de voir plusieurs dames fort jeunes avec une grande paire de lunettes sur le nez, attach�es aux oreilles, et, ce qui m'�tonnait encore davantage, c'est qu'elles ne faisaient rien o� des lunettes leur soient n�cessaires. Elles causaient et ne les �taient point. L'inqui�tude m'en prit, et j'en demandai la raison � la marquise de la Rosa, avec qui j'ai li� une grande amiti�. C'est une jolie personne, qui sait vivre et dont l'esprit est bien tourn�; elle est Napolitaine. Elle se prit � rire de ma question, et elle me dit que c'�tait pour la gravit�, et qu'on ne les mettait pas par besoin, mais seulement pour s'attirer du respect. �Voyez-vous cette dame�, me dit-elle, en m'en montrant une qui �tait assez proche de nous, �je ne crois pas que depuis dix ans elle ne les ait quitt�es que pour se coucher. Sans exag�ration, elles mangent avec, et vous rencontrerez, dans les rues et dans les compagnies, beaucoup de femmes et d'hommes qui ont toujours leurs lunettes[81]�. Il faut � ce propos, continua-t-elle, que je vous dise qu'il y a quelque temps que les Jacobins avaient un proc�s de la derni�re cons�quence; ils en craignaient assez l'�v�nement pour n'y rien n�gliger. Un jeune P�re de leur couvent avait des parents de la premi�re qualit�, qui, � sa pri�re, sollicit�rent tr�s-fortement. Le prieur l'avait assur� qu'il n'y avait rien qu'il ne d�t se promettre de sa reconnaissance, si, par son cr�dit, le proc�s se gagnait. Enfin, le proc�s se gagna. Le jeune P�re, transport� de joie, courut lui en dire la nouvelle, et se pr�parait en m�me temps � lui demander une gr�ce qu'il avait envie d'obtenir; mais le prieur, apr�s l'avoir embrass�, lui dit d'un ton grave: _Hermano, ponga las ojalas_; cela veut dire: mon Fr�re, mettez des lunettes. Cette permission combla le jeune moine d'honneur et de joie. Il se trouva trop bien pay� de ses soins et il ne demanda rien davantage. Le marquis d'Astorga, ajouta-t-elle, �tant Vice-Roi de Naples, fit tirer son buste en marbre, et il ne manqua pas d'y faire mettre ses belles lunettes. Il est si commun d'en porter, que j'ai entendu dire qu'il y a des diff�rences dans les lunettes comme dans les rangs; � proportion que l'on �l�ve sa fortune, l'on fait grandir le verre de sa lunette et on la hausse sur son nez. Les grands d'Espagne en portent de larges comme la main, que l'on appelle _ojalas_, pour les distinguer. Ils se les font attacher derri�re les oreilles, et les quittent aussi peu que leur golille. Ils en faisaient autrefois venir les verres de Venise; mais, depuis que le marquis de la Cueva[82] fit cette entreprise qui fut nomm�e le triumvirat, parce qu'ils �taient trois qui voulaient mettre le feu dans l'arsenal de Venise avec des miroirs ardents, afin de rendre, par ce moyen, le Roi d'Espagne ma�tre de cette ville; les V�nitiens, � leur tour, firent faire un grand nombre d'ojalas qu'ils envoy�rent � leur ambassadeur � Madrid. Il en r�gala toute la cour, et tous ceux qui les mirent pens�rent devenir aveugles. C'�taient des miroirs ardents tr�s-bien travaill�s et ench�ss�s dans une mati�re si combustible, que les moindres rayons de soleil mettaient tout en feu. Il arriva qu'un jour de conseil, on avait laiss� une fen�tre ouverte dans le lieu o� ils �taient assembl�s, de mani�re que le soleil, tombant d'aplomb sur les lunettes, il se fit tout � coup une esp�ce de feu d'artifice fort dangereux pour les sourcils et les cheveux. Tout fut br�l�, et on ne peut s'imaginer jusqu'o� alla l'�pouvante de ces v�n�rables vieillards. Je voudrais bien, dis-je � la marquise, pouvoir croire � cette aventure, car elle me para�t fort plaisante. Comme je ne l'ai pas vue, reprit-elle en souriant, je ne veux pas vous assurer positivement qu'elle soit vraie, mais ce que j'ai d'original, c'est l'affaire des Jacobins que je vous ai racont�e. J'ai remarqu� depuis des personnes de qualit� dans leurs carrosses, quelquefois seules, quelquefois plusieurs ensemble, le nez charg� de ces lunettes qui font peur � mon gr�. Nous f�mes collation chez la princesse; les femmes vinrent, au nombre de dix-huit, tenant chacune de grands bassins d'argent remplis de confitures s�ches, tout envelopp�es de papier coup� expr�s et dor�. Il y a une prune dans l'un, une cerise ou un abricot dans l'autre, et ainsi du reste. Cela me parut fort propre, car au moins on peut en prendre et en emporter sans salir ses mains ni sa poche. Il y a de vieilles dames qui, apr�s s'�tre crev�es d'en manger, ont cinq ou six mouchoirs qu'elles apportent expr�s, et elles les remplissent de confitures. Bien qu'on les voie, on n'en fait pas semblant. On a l'honn�tet� de leur en laisser prendre tant qu'elles veulent, et m�me d'en aller encore querir. Elles attachent ces mouchoirs avec des cordons tout autour de leur sacristain. Cela ressemble au crochet d'un garde-manger o� l'on pend du gibier. L'on pr�senta ensuite le chocolat, chaque tasse de porcelaine sur une petite soucoupe d'agate garnie d'or, avec du sucre dans une bo�te de m�me. Il y avait du chocolat � la glace, d'autre chaud, et d'autre avec du lait et des oeufs. On le prend avec du biscuit, ou du petit pain aussi sec que s'il �tait r�ti et que l'on fait expr�s. Il y a des femmes qui en prennent jusqu'� six tasses de suite, et c'est souvent deux et trois fois par jour. Il ne faut pas s'�tonner si elles sont si s�ches, puisque rien n'est plus chaud. Outre cela, elles mangent tout si poivr� et si �pic�, qu'il est impossible qu'elles n'en soient point br�l�es. Il y en avait plusieurs qui mangeaient des morceaux de terre sigill�e. Je vous ai dit qu'elles ont une grande passion pour cette terre, qui leur cause ordinairement une opilation; l'estomac et le ventre leur enflent et deviennent durs comme une pierre, et elles sont jaunes comme des coings. J'ai voulu t�ter de ce rago�t, tant estim� et si peu estimable; j'aimerais mieux manger du gr�s. Si on veut leur plaire, il faut leur donner de ces _bucaros_ qu'elles nomment _barros_; et souvent leurs confesseurs ne leur imposent pas d'autre p�nitence que d'�tre un jour sans en manger. On dit qu'elle a beaucoup de propri�t�s. Elle ne souffre point le poison, et elle gu�rit de plusieurs maladies. J'en ai une grande tasse qui tient une pinte, le vin n'y vaut rien, l'eau y est excellente. Il semble qu'elle bouille quand elle est dedans, au moins on la voit agit�e et qui frissonne (je ne sais si cela se peut dire), mais quand on l'y laisse un peu de temps, la tasse se vide toute, tant cette terre est poreuse; elle sent fort bon[83]. On nous donna des eaux tr�s-bien faites. L'on peut dire qu'il n'y a point de lieux o� l'on boive plus frais. Ils ne se servent que de la neige, et tiennent qu'elle rafra�chit bien mieux que la glace. C'est la coutume ici, avant de prendre du chocolat, de boire de l'eau fort fra�che; on tient qu'il est malsain autrement. Apr�s que la collation fut finie, on apporta des flambeaux. Il entra un petit bonhomme tout blanc, qui �tait le gouverneur des pages. Il avait une grande cha�ne d'or au col avec une m�daille. C'�tait le pr�sent qu'il eut aux noces du prince de Monteleon. Il mit un genou en terre au milieu de la galerie, et dit tout haut: Lou� soit le Tr�s-Saint Sacrement; � quoi tout le monde r�pondit: A jamais. On a cette coutume quand on apporte de la lumi�re. Ensuite vingt-quatre pages entr�rent deux � deux, et vinrent, les uns apr�s les autres, mettre de m�me un genou en terre; ils portaient chacun deux grands flambeaux ou un _belon_, et quand ils les eurent pos�s sur les tables et sur les escaparates, ils se retir�rent avec la m�me c�r�monie. Alors, toutes les dames se firent les unes aux autres une grande r�v�rence, l'accompagnant d'un souhait, comme quand on �ternue. Il faut vous dire que ces belons sont des lampes �lev�es sur une colonne d'argent, qui a son pied fort large. Il y a huit ou douze canaux � la lampe, quelquefois moins, par lesquels la m�che passe, de sorte que cela fait une clart� surprenante. Pour qu'elle soit encore plus grande, on y attache une plaque d'argent sur laquelle elle r�fl�chit. On n'est point incommod� de la fum�e, et l'huile qu'on y br�le vaut l'huile de Provence que l'on mange en salade. J'ai trouv� cette mode fort jolie[84]. Lorsque tous les flambeaux eurent �t� pos�s dans la galerie o� ils devaient �tre, la jeune princesse de Monteleon dit � ses femmes d'apporter ses habits de noces pour que je les visse. Elles all�rent querir trente corbeilles d'argent, aussi grandes et aussi profondes que celles que nous appelons des mannes, dans lesquelles on porte le couvert. Elles �taient si lourdes, qu'elles se mirent quatre � chacune. Il y avait dedans tout ce qui se peut voir de plus beau et de plus riche, selon la mode du pays. Entre autres, six justaucorps de brocart d'or et d'argent, faits en petites vestes pour s'habiller le matin, avec des boutons, les uns de diamants, les autres d'�meraudes, et ainsi chacun en avait six douzaines. Le linge et les dentelles n'�taient pas moins propres que tout le reste. Elle me montra ses pierreries, qui sont admirables, mais si mal mises en oeuvre, que les plus gros diamants ne paraissaient pas tant qu'un de trente louis que l'on aurait mis en oeuvre � Paris. Je ne vous �crirai pas souvent, parce que je veux avoir toujours une provision de nouvelles � vous mander. C'est une r�colte qu'on ne fait pas ici tout d'un coup. Pardonnez-moi la longueur de cette lettre, et le peu d'ordre que j'y ai gard�. Je vous dis les choses � mesure qu'elles me viennent dans l'esprit, et je les dis toutes fort mal; mais comme vous m'aimez, ma ch�re cousine, cela me rassure contre mes fautes. De Madrid, ce 29 mars 1679. NEUVI�ME LETTRE. J'appr�hende que vous ne soyez f�ch�e de ce que j'ai laiss� passer un ordinaire sans vous �crire; mais, ma ch�re cousine, je voulais �tre inform�e de plusieurs choses dont je vais vous rendre compte. Je vous parlerai d'abord des �glises de Madrid. Je les trouve fort belles et tr�s-propres. Les femmes de qualit� n'y vont gu�re, parce qu'elles ont toutes des chapelles dans leurs maisons; mais il y a certains jours de l'ann�e o� elles ne manquent pas d'y aller. Ceux de la semaine sainte en sont; elles y font leurs stations et quelquefois elles vont s'y confesser. L'�glise de Notre-Dame d'Atocha, c'est-�-dire Notre-Dame du Buisson, est fort belle. Elle est dans l'enceinte d'un vaste couvent, o� il y a un grand nombre de religieux qui ne sortent presque jamais; c'est une de leurs observances. Leur vie est fort aust�re. L'on y vient en d�votion de toutes parts. Lorsque les rois d'Espagne ont quelque heureux �v�nement, c'est le lieu o� ils font chanter le _Te Deum_. Il y a une Vierge qui tient le petit J�sus. On la dit miraculeuse. Elle est noire; on l'habille souvent en veuve, mais aux grandes f�tes, elle est richement v�tue et si couverte de pierreries, qu'il ne se peut rien voir de plus magnifique. Elle a particuli�rement un soleil autour de la t�te, dont les rayons jettent un �clat admirable. Elle a toujours un grand chapelet dans sa main ou � sa ceinture. Cette chapelle est � c�t� de la nef de l'�glise, dans un lieu qui semblerait fort sombre, s'il n'y avait plus de cent grosses lampes d'or et d'argent toujours allum�es. Le Roi y a son balcon avec une jalousie devant. L'on se sert dans toutes les �glises de certains ronds de jonc fort propres, que l'on met sous ses genoux, et lorsqu'il arrive une personne de qualit� ou une dame �trang�re, le sacristain apporte un grand tapis devant elle, sur lequel il met un prie-Dieu et des carreaux, ou bien, il la fait entrer dans de petits cabinets tout peints et dor�s, avec des vitres autour, o� l'on est fort commod�ment. Il n'est pas de dimanche que l'autel ne soit �clair� de plus de cent cierges. Il est par� d'une prodigieuse quantit� d'argenterie, et cela est ainsi dans toutes les �glises de Madrid. L'on y fait des parterres de gazon orn�s de fleurs; on les embellit de fontaines dont l'eau retombe dans des bassins, les uns d'argent, les autres de marbre ou de porphyre. L'on met autour un grand nombre de gros orangers aussi hauts que des hommes et qui sont dans de fort belles caisses. On y laisse aller des petits oiseaux qui font des mani�res de petits concerts. Cela est presque toute l'ann�e, comme je viens de vous le repr�senter, et les �glises ne sont jamais sans orangers et sans jasmins, qui les parfument bien plus agr�ablement que l'encens[85]. On voit dans la chapelle de Nuestra Se�ora de Alucinada, une Vierge que l'on dit que saint Jacques apporta de J�rusalem et qu'il cacha dans une tour, laquelle �tait dans l'enceinte de Madrid. Les Maures ayant assi�g� la ville, les habitants se trouv�rent r�duits � une grande famine: de sorte qu'ils d�lib�raient pour se rendre, lorsqu'on trouva cette tour pleine de bl�. Une telle abondance ne pouvait qu'�tre l'effet d'un miracle; le peuple ravi prit courage, et se d�fendit si bien, que les Maures, fatigu�s de la longueur du si�ge, se retir�rent. On trouva ensuite l'image de la Vierge, et en reconnaissance on lui b�tit une chapelle o� l'on peignit cette histoire � fresque sur les tours. L'autel, le balustre et toutes les lampes sont d'argent massif. Les Minimes ont une �glise proche de l� dans laquelle est la chapelle de Nuestra Se�ora de la Soledad, o� l'on dit le salut tous les soirs. C'est un lieu de grande d�votion, j'entends pour les v�ritables d�vots, car il y a bien des personnes qui s'y donnent rendez-vous. La chapelle de Saint-Isidore passe toutes les autres en beaut�. C'est le patron de Madrid, qui n'�tait qu'un pauvre laboureur. Les murailles de la chapelle sont tout incrust�es de marbre de plusieurs couleurs, avec des colonnes de m�me, et des figures de quelques saints. Son tombeau est au milieu et quatre colonnes de porphyre soutiennent au-dessus une couronne de marbre qui repr�sente des fleurs avec les couleurs qui leur sont naturelles. Rien ne peut �tre mieux travaill�, et l'on peut dire que l'art a surpass� la nature. Les figures des douze ap�tres ornent au dehors le d�me de la chapelle. J'ai vu � Saint-S�bastien (qui est � pr�sent une paroisse) une chaise que la Reine m�re a fait faire, pour porter le Saint-Sacrement aux malades quand il fait mauvais temps. Elle est de velours cramoisi en broderie d'or, couverte de chagrin et garnie de clous d'or. Le tour est orn� de grandes glaces, et du milieu de son imp�riale il s'�l�ve une mani�re de petit clocher rempli de plusieurs clochettes d'or. Quatre pr�tres la portent, lorsque quelque personne de qualit� est malade et demande � recevoir Notre-Seigneur. Il est suivi de tous les gens de la Cour. Plus de mille flambeaux de cire blanche �clairent, avec divers instruments, et l'on s'arr�te dans les grandes places qui sont sur le chemin, pendant que le peuple, � genoux, re�oit la b�n�diction et que les musiciens chantent et jouent de la harpe et de la guitare. C'est ordinairement le soir qu'on le porte ainsi avec beaucoup de c�r�monie et de respect. Lorsqu'on doit c�l�brer quelque f�te dans une �glise, d�s la veille l'on fiche de grandes perches en terre au haut desquelles sont des esp�ces de r�chauds assez profonds, que l'on emplit de copeaux de bois avec du soufre et de l'huile. Cela br�le tr�s-longtemps et rend une fort grande clart�. On forme des all�es avec ces perches; c'est une sorte d'illumination tr�s-agr�able. L'on s'en sert aussi dans toutes les r�jouissances publiques. Les femmes qui vont � la messe, hors de chez elles, en entendent une douzaine et marquent tant de distractions, que l'on voit bien qu'elles sont occup�es d'autre chose que de leurs pri�res. Elles portent des manchons qui ont plus d'une grande demi-aune de long. Ils sont de la plus belle martre zibeline que l'on puisse voir et valent jusqu'� quatre et cinq cents �cus. Il faut qu'elles �tendent leurs bras autant qu'elles peuvent pour mettre seulement le bout de leurs doigts � l'entr�e de leurs manchons. Il me semble que je vous ai d�j� dit qu'elles sont extr�mement petites, et ces manchons ne sont gu�re moins grands qu'elles. Elles portent toujours un �ventail, et, soit l'hiver ou l'�t�, tant que la messe dure, elles s'�ventent sans cesse. Elles sont assises, dans l'�glise, sur leurs jambes et prennent du tabac � tous moments, sans se barbouiller comme on fait d'ordinaire, car elles ont pour cela, aussi bien qu'en toute autre chose, des petites mani�res propres et adroites. Lorsqu'on l�ve Notre-Seigneur, les femmes et les hommes se donnent chacun une vingtaine de coups de poing dans la poitrine, ce qui fait un tel bruit que la premi�re fois que je l'entendis, j'eus une grande frayeur, et je crus que l'on se battait. Quant aux cavaliers (je veux parler de ceux qui sont galants de profession et qui portent un cr�pe autour de leur chapeau), lorsque la messe �tait finie, ils allaient se ranger autour du b�nitier; toutes les dames s'y rendaient, ils leur pr�sentaient de l'eau b�nite et leur disaient en m�me temps des douceurs. Elles y r�pondaient fort juste en peu de mots, car il faut convenir qu'elles disent pr�cis�ment ce qu'il faut, et elles n'ont pas la peine de le chercher, leur esprit y fournit sur-le-champ. Mais M. le nonce a d�fendu, sous peine d'excommunication, que les hommes pr�sentent de l'eau b�nite aux femmes. On dit que cette d�fense est intervenue � la pri�re de quelques maris jaloux. Quoi qu'il en soit, on l'observe, et m�me elle porte que les cavaliers ne se donneront point d'eau b�nite entre eux[86]. De quelque qualit� que soient les Espagnoles, elles n'ont jamais de carreau dans l'�glise, et l'on ne leur porte point la robe. Pour nous, quand nous y entrons avec nos habits � la fran�aise, tout le monde s'assemble et nous environne; mais ce qui m'incommode fort, ce sont les femmes grosses qui sont beaucoup plus curieuses que les autres, et pour lesquelles on a ici les derni�res complaisances, parce que l'on pr�tend que lorsqu'elles veulent quelque chose et qu'on leur refuse, il leur prend aussit�t un certain mal qui les fait accoucher d'un enfant mort. De sorte qu'elles sont en droit de tirailler, de d�ganter et de faire tourner les gens comme il leur pla�t. Les premiers jours que cela m'arriva, je n'y entendais point raillerie, et je leur parlai si s�chement qu'il y en eut qui se mirent � pleurer et qui n'os�rent y revenir. Mais il y en avait d'autres qui ne se rebutaient point; elles voulaient voir mes souliers, mes jarreti�res, ce que j'avais dans mes poches; et, sur ce que je ne le souffrais point, ma parente me dit que si le peuple voyait cela, il vous jetterait des pierres, et qu'il fallait que je les laissasse faire. Les filles qui me servent en sont encore plus tourment�es que moi. Je n'oserais vous dire jusqu'o� va la curiosit� de ces femmes grosses. L'on m'a cont� qu'un jeune homme de la Cour �tant �perdument amoureux d'une fort belle dame que son mari gardait � vue, et ne pouvant trouver moyen de lui parler, se d�guisa en femme grosse et fut chez elle. Il s'adressa au jaloux et lui dit qu'il avait _l'antojo_ (c'est le terme) d'entretenir sa femme en particulier. Le mari, d��u par la figure, ne mit point en doute que ce ne f�t une jeune femme grosse, et aussit�t il lui fit donner par son �pouse une longue et tr�s-agr�able audience. Quand il prend envie � ces femmes grosses de voir le Roi, elles le lui font dire, et il a la bont� de venir sur un grand balcon qui donne sur la cour du palais, et s'y tient autant qu'elles le veulent. Il y a quelque temps qu'une Espagnole, nouvellement arriv�e de Naples, fit prier le Roi qu'elle p�t le voir, et quand elle l'eut assez regard�, transport�e de son z�le, elle lui dit en joignant les mains: _Je prie Dieu, Sire, qu'il vous fasse la gr�ce de devenir un jour Vice-Roi de Naples._ L'on pr�tend que l'on fit jouer cette pi�ce pour informer le Roi que la magnificence du Vice-Roi d'alors, qui n'�tait pas aim�, passait de beaucoup la sienne. Il vient tr�s-souvent des dames au logis que nous ne connaissons point, et auxquelles ma parente fait beaucoup d'honn�tet�s, parce qu'elles sont grosses et qu'il ne faut pas les f�cher. Gr�ces au ciel, le car�me est pass�, et bien que je n'aie fait maigre que la semaine sainte, ce temps-l� m'a paru plus long que tout le car�me n'aurait fait � Paris, parce qu'il n'y a point de beurre ici. Celui que l'on y trouve vient de plus de trente lieues, envelopp� comme des petites saucisses dans des vessies de cochon. Il est plein de vers et plus cher que celui de Vanvre. On peut se retrancher sur l'huile, car elle est excellente; mais tout le monde ne l'aime pas, et moi, par exemple; je n'en mange point sans m'en trouver fort mal. Ajoutez � cela que le poisson est tr�s-rare; il est impossible d'en avoir de frais qui vienne de la mer, car elle est �loign�e de Madrid de plus de quatre-vingts lieues. Quelquefois on apporte des saumons dont on fait des p�t�s qui se mangent � la faveur de l'�pice et du safran. Il y a peu de poisson d'eau douce, et, l'on ne s'embarrasse gu�re de tout cela, puisque personne ne fait car�me, ni ma�tres, ni valets, � cause de la difficult� qu'il y a de trouver de quoi le faire. On prend la bulle chez M. le nonce; elle co�te quinze sous de notre monnaie[87]. Elle permet de manger du beurre et du fromage pendant le car�me, et les issues les samedis de toute l'ann�e. Je trouve assez singulier que l'on mange, ce jour-l�, les pieds, la t�te, les g�siers, et que l'on n'ose pas manger autre chose du m�me animal. La boucherie est ouverte le car�me comme le carnaval. C'est quelque chose de bien incommode que la mani�re dont on y vend la viande. Elle est enferm�e chez le boucher, � qui on parle au travers d'une petite fen�tre; on lui demande la moiti� d'un veau, et le reste � proportion; il ne daigne ni vous r�pondre, ni vous donner quoi que ce soit; vous vous retranchez � une longe de veau; il vous fait payer d'avance et puis vous donne, par sa lucarne, un gigot de mouton; vous le lui rendez, en disant que ce n'est point cela que vous voulez; il le reprend et vous donne � la place un aloyau de boeuf. On crie encore plus fort pour avoir la longe, il ne s'en �meut pas davantage, jette votre argent et vous ferme la fen�tre au nez. On s'impatiente, on va chez un autre qui en fait tout autant et quelquefois pis. De sorte que le meilleur est de leur demander la quantit� de viande que l'on veut et de les laisser faire � leur t�te. Cette viande fait mal au coeur, tant elle est maigre, s�che et noire; mais, telle qu'elle est, il en faut moins qu'en France pour faire une bonne soupe. Tout est si nourrissant ici, qu'un oeuf vous profite plus qu'un pigeon ailleurs. Je crois que c'est un effet du climat. Quant au vin, il ne me semble point bon. Ce n'est pas de ce pays-ci que l'on boit l'excellent vin d'Espagne. Il vient de l'Andalousie et des �les Canaries, encore faut-il qu'il passe la mer pour prendre cette force et cette douceur qui le rendent bon. A Madrid, il est assez fort et m�me un peu trop, mais il n'a point le go�t agr�able. Ajoutez � cela qu'on le met dans des peaux de bouc qui sont appr�t�es, et il sent toujours la poix ou le br�l�. Je ne suis pas surprise que les hommes fassent si peu de d�bauche avec une telle liqueur. On en vend pour si peu d'argent que l'on en veut, pour un double ou pour deux; mais celui qui se d�bite ainsi aux pauvres gens devient encore plus mauvais, parce qu'on le laisse dans de grandes terrines de terre, tout le jour � l'air, et l'on en prend l� pour ceux qui en veulent. Il s'aigrit et sent si fort, qu'en passant devant ces sortes de cabarets, l'odeur en fait mal � la t�te. Le car�me ne change rien aux plaisirs; ils sont toujours si mod�r�s, ou, du moins, ceux que l'on prend font si peu de bruit, qu'ils sont de toutes les saisons. Personne ne se dispense, pendant la semaine sainte, d'aller en station; particuli�rement depuis le mercredi jusqu'au vendredi. Il se passe, ces trois jours-l�, des choses bien diff�rentes entre les v�ritables p�nitents, les amants et les hypocrites. Il y a des dames qui ne manquent point d'aller, sous pr�texte de d�votion, en de certaines �glises o� elles savent, depuis un an entier, que celui qu'elles aiment se trouvera; et, bien qu'elles soient accompagn�es d'un grand nombre de due�as, comme la presse est toujours grande, l'amour leur donne tant d'adresse, qu'elles se d�robent en d�pit des argus et vont dans une maison prochaine, qu'elles connaissent � quelque enseigne et qui est lou�e expr�s sans servir � personne que dans ce seul moment. Elles retournent ensuite � la m�me �glise o� elles trouvent leurs femmes occup�es � les chercher. Elles les querellent de leur peu de soin pour les suivre; et le mari, qui a gard� pendant toute l'ann�e sa ch�re �pouse, la perd dans le temps o� elle lui devrait �tre la plus fid�le. La grande contrainte o� elles vivent leur inspire le d�sir de s'affranchir, et leur esprit, soutenu de beaucoup de tendresse, leur donne le moyen de l'ex�cuter[88]. C'est une chose bien d�sagr�able de voir les disciplinants. Le premier que je rencontrai pensa me faire �vanouir. Je ne m'attendais point � ce beau spectacle, qui n'est capable que d'effrayer; car, enfin, figurez-vous un homme qui s'approche si pr�s qu'il vous couvre toute de son sang: c'est l� un de leurs tours de galanterie. Il y a des r�gles pour se donner la discipline de bonne gr�ce, et les ma�tres en enseignent l'art comme on montre � danser et � faire des armes. Ils ont une esp�ce de jupe de toile de batiste fort fine qui descend jusque sur le soulier; elle est pliss�e � petits plis et si prodigieusement ample qu'ils y emploient jusqu'� cinquante aunes de toile. Ils portent sur la t�te un bonnet trois fois plus haut qu'un pain de sucre et fait de m�me; il est couvert de toile de Hollande; il tombe de ce bonnet un grand morceau de toile qui couvre tout le visage et le devant du corps; il y a deux petits trous par lesquels ils voient; ils ont derri�re leur camisole deux grands trous sur leurs �paules; ils portent des gants et des souliers blancs, et beaucoup de rubans qui attachent les manches de la camisole et qui pendent sans �tre nou�s. Ils en mettent aussi un � leur discipline; c'est d'ordinaire leur ma�tresse qui les honore de cette faveur. Il faut, pour s'attirer l'admiration publique, ne point gesticuler des bras, mais seulement que ce soit du poignet et de la main; que les coups se donnent sans pr�cipitation, et le sang qui en sort ne doit point g�ter leurs habits. Ils se font des �corchures effroyables sur les �paules, d'o� coulent deux ruisseaux de sang; ils marchent � pas compt�s dans les rues; ils vont devant les fen�tres de leurs ma�tresses o� ils se fustigent avec une merveilleuse patience. La dame regarde cette jolie sc�ne au travers des jalousies de sa chambre, et, par quelque signe, elle l'encourage � s'�corcher tout vif, et elle lui fait comprendre le gr� qu'elle lui sait de cette sotte galanterie. Quand ils rencontrent une femme bien faite, ils se frappent d'une certaine mani�re qui fait ruisseler le sang sur elle. C'est l� une fort grande honn�tet�, et la dame reconnaissante les en remercie. Quand ils ont commenc� de se donner la discipline, ils sont oblig�s, pour la conservation de leur sant�, de la prendre tous les ans, et, s'ils y manquent, ils tombent malades. Ils ont aussi de petites aiguilles dans des �ponges, et ils s'en piquent les �paules et les c�t�s avec autant d'acharnement que s'ils ne se faisaient point de mal[89]. Mais voici bien autre chose: c'est que le soir, les personnes de la Cour vont aussi faire cette promenade. Ce sont, d'ordinaire, de jeunes fous qui font avertir tous leurs amis du dessein qu'ils ont. Aussit�t on va les trouver, fort bien arm�s. Le marquis de Villahermosa[90] en a �t� cette ann�e, et le duc de Vejar a �t� l'autre. Ce duc sortit de la maison sur les neuf heures du soir; il avait cent flambeaux de cire blanche que l'on portait deux � deux devant lui. Il �tait pr�c�d� de soixante de ses amis, et suivi de cent autres qui avaient tous leurs pages et leurs laquais. Cela faisait une fort belle procession. On sait quand il doit y avoir des gens de cette qualit�. Toutes les dames sont aux fen�tres avec des tapis sur des balcons et des flambeaux attach�s aux c�t�s, pour mieux voir et pour �tre mieux vues. Le chevalier de la discipline passe avec son escorte et salue la bonne compagnie; mais, ce qui fait souvent le fracas, c'est que l'autre disciplinant qui se pique de bravoure et de bon air, passe par la m�me rue avec grand monde. Cela est arriv� de cette mani�re � ceux que je viens de vous nommer. Chacun d'eux voulut avoir le haut du pav�, et aucun ne le voulut c�der. Les valets qui tenaient les flambeaux se les port�rent au visage et se grill�rent la barbe et les cheveux. Les amis de l'un tir�rent l'�p�e contre les amis de l'autre. Nos deux h�ros qui n'avaient point d'autres armes que cet instrument de p�nitence, se cherch�rent; et s'�tant trouv�s, ils commenc�rent entre eux un combat singulier. Apr�s avoir us� leurs disciplines sur les oreilles l'un de l'autre, et couvert la terre de petits bouts de corde dont elles �taient faites, ils s'entre-donn�rent des coups de poing comme auraient pu faire deux crocheteurs. Cependant il n'y a pas toujours de quoi rire � cette momerie-l�, car l'on s'y bat fort bien, l'on s'y blesse, l'on s'y tue, et les anciennes inimiti�s trouvent lieu de se renouveler et de se satisfaire. Enfin le duc de Vejar c�da au marquis de Villahermosa. On ramassa les disciplines rompues que l'on raccommoda comme on put; le bonnet qui �tait tomb� dans le ruisseau fut d�crott� et remis sur la t�te du p�nitent; on emporta les bless�s chez eux. La procession commen�a de marcher plus gravement que jamais et parcourut la moiti� de la ville. Le duc avait bien envie le lendemain de reprendre sa revanche, mais le Roi lui envoya d�fendre, ainsi qu'au marquis, de sortir de leurs maisons. Pour revenir � ce que l'on fait dans ces occasions, vous saurez que lorsque ces grands serviteurs de Dieu sont de retour chez eux, il y a un repas magnifique pr�par� avec toutes sortes de viandes; vous remarquerez que c'est un des derniers jours de la semaine sainte. Mais apr�s une si bonne oeuvre, ils croient qu'il leur est permis de faire un peu de mal. D'abord, le p�nitent se fait frotter fort longtemps les �paules avec des �ponges tremp�es dans du sel et du vinaigre, de peur qu'il n'y reste du sang meurtri; ensuite il se met � table avec ses amis et re�oit d'eux les louanges et les applaudissements qu'il croit avoir bien m�rit�s. Chacun lui dit, � son tour, que de m�moire d'homme on n'a vu prendre la discipline de si bonne gr�ce. On exag�re toutes les actions qu'il a faites; et surtout le bonheur de la dame pour laquelle il a fait cette galanterie. La nuit enti�re s'�coule en ces sortes de contes, et quelquefois celui qui s'est si bien �trill� en est tellement malade, que le jour de P�ques il ne peut pas aller � la messe. Ne croyez pas, au moins, que je m'avise d'embellir l'histoire pour vous r�jouir. Tout cela est vrai � la lettre et je ne vous mande rien que vous ne puissiez v�rifier par toutes les personnes qui ont �t� � Madrid. Mais il y a de v�ritables p�nitents qui font une extr�me peine � voir. Ils sont v�tus tout de m�me que ceux qui se disciplinent, except� qu'ils sont nus depuis les �paules jusqu'� la ceinture et qu'une natte �troite les emmaillotte et les serre � tel point, que ce qu'on voit de leur peau est tout bleu et tout meurtri, leurs bras sont entortill�s dans la m�me natte et tout �tendus. Ils portent jusqu'� sept �p�es pass�es dans leur dos et dans leurs bras[91]. Ces �p�es leur font des blessures d�s qu'ils se remuent trop fort ou qu'ils viennent � tomber, ce qui leur arrive souvent, car ils vont nu-pieds, et le pav� est si pointu que l'on ne peut se soutenir dessus sans se couper les pieds. Il y en a d'autres qui, au lieu de ces �p�es, portent des croix si pesantes qu'ils en sont accabl�s. Ne pensez pas que ce soit des personnes du commun, il y en a de la premi�re qualit�. Ils, sont oblig�s de se faire accompagner par plusieurs de leurs domestiques qui sont d�guis�s et dont le visage est couvert, de peur qu'on ne les reconnaisse. Ces gens portent du vin, du vinaigre et d'autres choses pour en donner, de temps en temps, � leur ma�tre, qui tombe bien souvent comme mort de la peine et de la fatigue qu'il souffre. Ce sont, d'ordinaire, les confesseurs qui enjoignent ces p�nitences, et l'on tient qu'elles sont si rudes que celui qui les fait ne passe point l'ann�e. M. le nonce m'a dit qu'il avait fait d�fense � tous les confesseurs de les ordonner. Cependant j'en ai vu plusieurs; apparemment cela venait de leur propre d�votion. Depuis les premiers jours de la semaine sainte jusqu'� la Quasimodo, on ne peut sortir sans trouver un nombre infini de p�nitents de toutes les sortes, et le vendredi saint, ils se rendent tous � la procession. Il n'y en a qu'une g�n�rale dans la ville, compos�e de toutes les paroisses et de tous les religieux. Ce jour-l�, les dames sont plus par�es qu'� celui de leurs noces. Elles se mettent sur leurs balcons, qui sont orn�s de riches tapis et de beaux carreaux; elles sont quelquefois cent dans une seule maison. La procession se fait sur les quatre heures du soir, et � huit, elle n'est pas finie, car je ne vous puis dire la quantit� innombrable de monde que j'y ai vu, � compter depuis le Roi, Don Juan, les cardinaux, les ambassadeurs, les grands, les courtisans et toutes les personnes de la Cour et de la ville. Chacun tient un cierge, et chacun a ses domestiques en tr�s-grand nombre, qui portent des torches ou des flambeaux. On voit � cette procession toutes les banni�res et les croix couvertes de cr�pe. Il y a un tr�s-grand nombre de tambours qui en sont couverts de m�me et qui battent comme � la mort d'un g�n�ral. Les trompettes sonnent des airs tristes. La garde du Roi, compos�e de quatre compagnies de diff�rentes nations, savoir: de Bourguignons, d'Espagnols, d'Allemands et de la Lancilla, porte ses armes couvertes de deuil, et les tra�ne par terre. Il y a de certaines machines qui sont �lev�es sur des th��tres, et qui repr�sentent les myst�res de la vie et de la mort de Notre-Seigneur. Les figures sont de grandeur naturelle, tr�s-mal faites et tr�s-mal habill�es. Il y en a de si pesantes, qu'il faut cent hommes pour les porter, et il en passe un nombre surprenant, car chaque paroisse a les siennes. Je remarquai la Sainte Vierge qui fuyait en �gypte. Elle �tait mont�e sur un �ne tr�s-bien capara�onn�. La housse �tait toute brod�e de belles perles; la machine �tait grande et fort lourde[92]. L'on appr�hende ici qu'on ne manque quelquefois � faire ses d�votions � P�ques; c'est pourquoi un pr�tre de chaque paroisse va dans les maisons savoir du ma�tre combien il y a de communiants chez lui. Lorsqu'il en est inform�, il l'�crit sur son registre. Quand on a communi�, l'on vous donne un billet qui en fait foi. A la Quasimodo, on va dans toutes les maisons querir les billets que l'on doit avoir, suivant le premier m�moire, et si l'on ne peut les fournir, on fait une exacte perquisition de celui ou de celle qui n'a pas communi�. En ce temps-l�, les pauvres qui sont malades mettent un tapis � leurs portes et on leur apporte la communion avec une procession fort belle et fort d�vote. Depuis que je suis � Madrid, je n'ai gu�re vu d'enterrements magnifiques, except� celui d'une fille du duc de Medina-Celi. Son cercueil �tait d'un bois rare des Indes, mis dans un sac de velours bleu, crois� de bandes d'argent, et les glands de m�me attachaient le sac par les deux bouts, comme une valise faite d'�toffe. Le cercueil �tait dans un chariot couvert de velours blanc, avec des festons et des couronnes de fleurs artificielles tout autour. On la portait ainsi � Medina-Celi, ville capitale du duch� de ce nom. Ordinairement, on habille les morts des habits de quelque ordre religieux, et on les porte le visage d�couvert jusque dans l'�glise o� ils doivent �tre inhum�s. Si ce sont des femmes, on leur met l'habit de carm�lite. Cet ordre est en grande v�n�ration ici; les princesses du sang s'y retirent. Les Reines m�me, lorsqu'elles deviennent veuves, sont oblig�es d'y passer le reste de leur vie, � moins que le Roi en ait ordonn� autrement avant sa mort, comme fit Philippe IV en faveur de la Reine Marie-Anne d'Autriche, sa femme. Et � l'�gard d'une Reine r�pudi�e, il faut aussi qu'elle se mette en religion, car, r�pudi�es ou non, elles n'ont pas la libert� de se remarier. Les Rois d'Espagne se tiennent si fort au-dessus des autres rois, qu'ils ne veulent pas qu'une princesse qui a �t� leur �pouse le devienne jamais d'un autre, en e�t-elle la plus grande passion du monde. Don Juan a une fille naturelle, religieuse carm�lite de Madrid. Elle est d'une beaut� admirable, et l'on dit qu'elle n'avait aucune envie de prendre le voile; mais c'�tait sa destin�e, et c'est celle de bien d'autres de sa qualit� qui n'en sont gu�re plus contentes qu'elle. On les nomme les Descalzas Reales, ce qui veut dire les demoiselles royales. Cela s'�tend m�me jusqu'aux ma�tresses du Roi, soit qu'elles soient filles ou veuves. Quand il cesse de les aimer, il faut qu'elles se fassent religieuses. J'ai vu quelques-unes des oeuvres de sainte Th�r�se, �crites de sa propre main; son caract�re est lisible, grand et m�diocrement beau. Do�a B�atrix Carillo, qui est sa petite-ni�ce, les garde fort pr�cieusement. C'est elle qui me les a montr�es. Ce sont des lettres dont on a fait un recueil; je ne crois pas qu'on les ait jamais imprim�es. Elles sont parfaitement belles, et on voit dans toutes un certain air de gaiet� et de douceur qui marque beaucoup le caract�re de cette grande sainte. Pendant le Car�me et m�me dans les autres temps, on trouve des pr�dicateurs � chaque coin de rue, qui font l� des sermons fort mal �tudi�s et qui font aussi fort peu de fruit; mais, du moins, ils contentent et leur z�le et leur d�sir de pr�cher. Leurs plus fid�les auditeurs sont les aveugles, qui tiennent lieu ici de nos chanteurs du Pont-Neuf. Chacun d'eux, conduit par un petit chien, qui les m�ne fort bien, va chantant des romances et des jacara (ce sont de vieilles histoires, ou des �v�nements modernes que le peuple est bien aise de savoir); ils ont un petit tambour et une fl�te dont ils jouent. Ils disent souvent la chanson du _Roi Fran�ois Ier_: Quand le Roi partit de France, � malheur il en partit..... Vous la savez assur�ment, ma ch�re cousine, car qui ne la sait pas? Cette chanson est chant�e en fort mauvais fran�ais par des gens qui n'en entendent pas un seul mot; tout ce qu'ils en savent, c'est que le Roi fut pris par les Espagnols, et, comme cette prise est fort � leur gloire, ils en veulent faire passer le souvenir � leurs enfants. Il y a une fleur de lis toute dor�e sur le haut de la chambre o� ce Roi �tait prisonnier, et je ne dois pas oublier de vous dire que la prison est un des plus beaux b�timents de Madrid; les fen�tres en sont aussi larges que celles des autres maisons. A la v�rit�, il y a des barreaux de fer, mais ils sont tous dor�s et d'une distance assez �loign�e pour ne pas faire soup�onner qu'on les a mis l� pour emp�cher qu'on ne se sauve[93]. Je demeurai surprise de la propret� apparente d'un lieu si d�sagr�able en effet, et je pensai que l'on voulait d�mentir en Espagne le proverbe fran�ais qui dit: �Qu'il n'y a pas de belles prisons, ni de laides amours.� Pardonnez-moi ce proverbe, je ne les aime pas assez pour vous en �tourdir souvent. Tous les meubles que l'on voit ici sont extr�mement beaux, mais ils ne sont pas faits si proprement que les n�tres, et il s'en faut du tout qu'ils ne soient si bien entendus. Ils consistent en tapisseries, cabinets, peintures, miroirs et argenteries. Les vice-rois de Naples et les gouverneurs de Milan ont rapport� d'Italie de tr�s-excellents tableaux; les gouverneurs des Pays-Bas ont eu des tapisseries admirables; les vice-rois de Sicile et de Sardaigne des broderies et des statues; ceux des Indes des pierreries et de la vaisselle d'or et d'argent. Ainsi, chacun revenant de temps en temps charg� des richesses d'un royaume, ils ne peuvent pas manquer d'avoir enrichi cette ville de quantit� de choses pr�cieuses. On change de meubles plusieurs fois l'ann�e. Les lits d'hiver sont de velours chamarr�s de gros galons d'or; mais ils sont si bas et les pentes si hautes, que l'on est comme enseveli dedans. On n'a l'�t� ni rideau, ni quoi que ce soit autour de son lit; cela est de fort m�chante gr�ce. L'on y met quelquefois de la gaze de couleur pour garantir des moucherons. On passe l'hiver dans les appartements hauts, et l'on monte quelquefois jusqu'au quatri�me �tage, selon le froid qu'il fait, pour s'en garantir. On occupe � pr�sent les appartements d'�t� qui sont bas et fort incommodes. Toutes les maisons ont beaucoup de plain-pied, on traverse douze ou quinze salles ou chambres tout de suite. Ceux qui sont les moins bien log�s en ont six ou sept. Les pi�ces sont d'ordinaire plus longues que larges; les plafonds ne sont ni peints ni dor�s, ils sont de pl�tre et tout unis, mais d'une blancheur � �blouir, car tous les ans on les gratte et on les reblanchit aussi bien que les murailles, qui semblent �tre de marbre, tant elles sont polies. Le carreau des appartements d'�t� est fait d'une certaine mati�re qui, apr�s que l'on a jet� dessus dix seaux d'eau, s�che au bout d'une demi-heure et laisse une fra�cheur agr�able, de sorte que le matin on arrose tout, et peu apr�s on �tend des tapis d'un jonc fort fin, m�l� de diff�rentes couleurs, qui couvrent le pav�. L'appartement est tapiss� de ce m�me jonc, de la hauteur d'une aune, pour emp�cher que la fra�cheur des murailles n'incommode ceux qui s'y appuient. Il y a au-dessus de ce jonc des tableaux et des miroirs. Les carreaux de brocart d'or et d'argent sont plac�s sur les tapis avec des tables et des cabinets tr�s-beaux, et d'espace en espace, des caisses d'argent remplies d'orangers et de jasmins. L'on met des paillassons aux fen�tres, qui garantissent du soleil, et l'on se prom�ne sur le soir dans les jardins. Il y a plusieurs maisons qui en ont de fort beaux o� l'on trouve des grottes et des fontaines en grande quantit�, car les eaux sont ici en abondance et fort bonnes. On compte dans le nombre de ces belles maisons celles du duc d'Ossone, de l'amirante de Castille, de la comtesse d'O�ate et du conn�table de Castille. Mais j'ai tort de vouloir vous les sp�cifier, car il est constant qu'il y en a une quantit� consid�rable[94]. Au reste, il me semble qu'apr�s toutes les pr�cautions que je vois prendre, la chaleur, quelque excessive qu'elle soit, ne peut incommoder, nous le verrons. Ne pensez pas, s'il vous pla�t, qu'il n'y ait que les grands seigneurs qui occupent des appartements bas, chacun veut avoir le sien, � la v�rit� selon son pouvoir; mais ne f�t-ce qu'une petite cave, ils y demeurent de bon coeur. Il y a peu de menu peuple dans Madrid, et l'on n'y voit gu�re que des personnes de qualit�. Si l'on en excepte sept ou huit rues pleines de marchands, vous ne trouvez aucune boutique dans cette ville, si ce ne sont celles o� se vendent les confitures et les liqueurs, les eaux glac�es et la p�tisserie. Je ne veux pas omettre de vous dire que mille gens ont des dais ici; car, sans compter les princes et les ducs, les titr�s (qui sont en grand nombre) en ont aussi. Les titr�s sont ce qu'on appelle les grands d'Espagne: les vrais marquis, les vrais comtes. S'il y a trente chambres de plain-pied chez eux, vous y trouverez trente dais. Ma parente en a vingt chez elle. Le Roi l'a faite marquise de Castille. Vous ne sauriez croire, comme je tiens bien ma gravit� sous un dais, particuli�rement quand on m'apporte mon chocolat; car trois ou quatre pages v�tus de noir, comme de vrais notaires, me servent � genoux. C'est une coutume � laquelle j'ai peine � m'accoutumer, parce qu'il me semble que ce respect ne devrait �tre rendu qu'� Dieu. Mais cela est tellement d'usage ici, que si un apprenti savetier pr�sentait une savate � son ma�tre, il mettrait un genou en terre. Cette qualit� de titulos donne beaucoup de privil�ges, dont je vous ai d�j� parl�, et particuli�rement celui d'avoir un dais. On ne met point de balustres autour du lit. Je vous l'ai d�j� dit, ma ch�re cousine, il s'en faut beaucoup que nous ne soyons si bien meubl�s en France que les personnes de qualit� le sont ici, principalement en vaisselle d'argent. C'est une diff�rence si notable, qu'on ne la croirait pas si on ne la voyait. L'on ne se sert point de vaisselle d'�tain, celle d'argent ou de terre sont les seules qui soient en usage; et vous saurez que les assiettes ici ne sont gu�re moins pesantes que les plats en France; car tout est d'une pesanteur surprenante. Le duc d'Albuquerque est mort il y a d�j� quelque temps. On m'a dit qu'on avait employ� six semaines � �crire sa vaisselle d'or et d'argent et � la peser; pendant ce temps, on y passait chaque jour deux heures enti�res; cela ne se faisait qu'� gros frais. Il y avait, entre autres choses, quatorze cents douzaines d'assiettes, cinquante grands plats et sept cents petits. Tout le reste � proportion, et quarante �chelles d'argent pour monter jusqu'au haut de son buffet, qui �tait par gradins comme un autel, plac� dans une grande salle. Quand on me dit cette opulence d'un particulier, je crus qu'on se moquait de moi; j'en demandai la confirmation � Don Antoine de Tol�de, fils du duc d'Albe, qui �tait au logis. Il m'assura que c'�tait la v�rit�, et que son fr�re, qui ne s'estimait pas riche en vaisselle d'argent, avait six cents douzaines d'assiettes d'argent et huit cents plats. C'est une chose qui ne leur est gu�re n�cessaire pour les grands repas qu'ils font, � moins que l'on ne soit aux mariages o� tout est fort magnifique. Mais ce qui cause cette abondance de vaisselle, c'est qu'on l'apporte toute faite des Indes, et qu'elle ne paye point de droits au Roi. Il est vrai qu'elle n'est gu�re mieux faite que les pi�ces de quatre pistoles, que l'on frappe dans les galions, en revenant de ce pays-l�[95]. C'est une chose digne de compassion que le mauvais m�nage des grands seigneurs. Il y en a beaucoup qui ne veulent point aller dans leurs �tats (c'est ainsi qu'ils nomment leurs terres, leurs villes et leurs ch�teaux). Ils passent leur vie � Madrid, et se rapportent de tout � un intendant qui leur fait croire ce qu'il juge le plus � propos pour son profit. Ils ne daignent pas seulement s'informer s'il dit vrai ou s'il ment; cela serait trop exact et, par cons�quent, au-dessous d'eux. Voil� d�j� une faute bien consid�rable; cette profusion de vaisselle pour mettre deux oeufs et un pigeon en est une autre. Mais ce n'est pas seulement sur ces choses-l� qu'ils manquent, c'est aussi sur la d�pense journali�re de leur maison. On ne sait ce que c'est que de faire des provisions de quoi que ce puisse �tre. On va querir chaque jour ce qu'il faut, et le tout � cr�dit, chez le boulanger, le r�tisseur, le boucher, et ainsi des autres. On ignore m�me ce qu'ils �crivent sur leurs livres; et ce qu'ils donnent, ils le mettent au prix qu'ils veulent; cela n'est ni examin�, ni contrari�. Il y a souvent cinquante chevaux dans une �curie qui n'ont ni paille, ni avoine; ils p�rissent de faim. Et lorsque le ma�tre est couch�, s'il se trouvait mal la nuit, on y serait bien emp�ch�, car il ne reste chez lui ni vin, ni eau, ni pain, ni viande, ni charbon, ni bougie; en un mot, rien du tout, parce que encore on ne prend les choses si justes qu'il n'en demeure. Les domestiques ont la coutume d'emporter ces choses chez eux, et le lendemain on recommence la m�me provision. On ne tient pas une meilleure conduite avec les marchands. Un homme ou une femme de qualit� aimerait mieux mourir que de marchander une �toffe, des dentelles ou des bijoux, ni de reprendre le reste d'une pi�ce d'or; ils le donnent encore au marchand pour la peine de leur avoir vendu dix pistoles ce qui n'en vaut pas cinq. S'ils ont un prix raisonnable, c'est que celui qui leur vend a la conscience assez bonne pour ne se pr�valoir pas de leur facilit� � donner tout ce qu'on leur demande, et comme ils ont cr�dit des dix ann�es de suite, sans penser � payer, ils se trouvent � la fin accabl�s de leurs dettes. Il est fort rare qu'ils s'embarquent dans de longs proc�s, et qu'ils laissent d�cr�ter leurs biens; ils s'ex�cutent eux-m�mes. Ils assemblent leurs cr�anciers, et ils leur donnent une certaine quantit� de terres, dont ils jouissent pendant un temps. Quelquefois ils c�dent tout, et gardent une pension viag�re, qui ne peut �tre arr�t�e par les cr�anciers qui pourraient dans la suite leur pr�ter quelque chose. Mais afin qu'ils n'y soient pas tromp�s, on affiche les conventions du seigneur et de ses cr�anciers. Tout le papier de chicane est marqu� et co�te plus que le commun. Il y a un certain temps o� l'on fait la distribution des proc�s. On les instruit � Madrid, et l'on n'y en juge gu�re. On met toutes les pi�ces d'une partie dans un sac; celles de l'autre dans un autre; l'instruction dans un troisi�me. Et quand le temps de distribuer un proc�s est venu, on les envoie aux parlements �loign�s, de mani�re qu'on est bien souvent jug� sans en savoir rien. On �crit sur un registre o� le proc�s a �t� envoy�, et on le tient fort secret. Quand l'arr�t est prononc�, on le renvoie � Madrid, et on le signifie aux parties. Cela �pargne bien des peines et des sollicitations, qui devraient �tre toujours d�fendues. Quant aux affaires que l'on a ici, elles sont d'une longueur mortelle, soit � la cour, soit � la ville, et ruinent en peu de temps. Les praticiens espagnols sont grands fripons de leur m�tier. Il y a plusieurs conseils diff�rents, tous compos�s de personnes de qualit�, et la plupart sont conseillers d'�p�e. Le premier est le conseil d'�tat, les autres s'appellent conseil supr�me de guerre, conseil royal de Castille, alcaldes de cour, conseil de la Sainte-Inquisition, conseil des ordres, conseil sacr� supr�me et royal d'Aragon, conseil royal des Indes, conseil de la chambre de Castille, conseil d'Italie, conseil des Finances, conseil de la Croisade, conseil de Flandre, chambres pour le droit des maisons, chambres pour les bois de Sa Majest�, chambre des millions. On a si peu d'�conomie ici, que lorsqu'un p�re meurt et qu'il laisse de l'argent comptant et des pupilles, l'on enferme l'argent dans un bon coffre sans le faire profiter. Par exemple, le duc de Frias, dont la veuve est remari�e au conn�table de Castille[96], a laiss� trois filles, et six cent mille �cus comptants. On les a mis dans trois coffres, avec le nom de chacune des petites filles. L'a�n�e n'avait pas sept ans; elle est mari�e � pr�sent, en Flandre, au comte de Ligne. Les tuteurs ont toujours gard� les clefs de ces coffres, et n'ont ouvert celui de l'a�n�e que pour en compter l'argent � son mari. Voyez quelle perte d'int�r�ts; mais ils disent que ce serait bien pis s'ils venaient � perdre le principal; qu'on croit quelquefois l'avoir bien plac�, et qu'il l'est fort mal; qu'une banqueroute fait tout perdre, et qu'ainsi il vaut mieux ne rien gagner que de hasarder le bien des pupilles. Il est temps que je finisse, ma ch�re cousine, je craindrais de vous fatiguer par une plus longue lettre. Je vous supplie de faire rendre toutes celles que je vous envoie et de me pardonner la libert� que je prends. Adieu, je vous embrasse et je vous aime toujours de tout mon coeur. A Madrid, ce 17 avril 1679. DIXI�ME LETTRE. Vous m'avez fait un grand plaisir de m'apprendre que vous recevez toutes mes lettres, car j'�tais en peine des deux derni�res. Et puisque vous le voulez, ma ch�re cousine, je continuerai de vous informer de tout ce qui se passe ici et de tout ce que j'y vois. Le palais royal est situ� sur une �minence dont la pente va jusqu'aux bords de la rivi�re nomm�e Man�anarez. Ses vues s'�tendent sur la campagne qui, en ce lieu-l�, est assez agr�able. L'on y va par la Calle Mayor, c'est-�-dire par la Grand'Rue. En effet, elle est fort longue et fort large. Plusieurs maisons consid�rables en augmentent la beaut�. Une place spacieuse est devant le palais. Les personnes, de quelque qualit� qu'elles soient, n'entrent point en carrosse dans la cour. On arr�te sous la grande vo�te de la porte, � moins qu'on y fasse des feux de joie ou quelque course de masques, car alors les carrosses y entrent. Un fort petit nombre de hallebardiers se tiennent � la porte. Lorsque je demandai pourquoi un si grand Roi avait si peu de monde � le garder: Comment, Madame, me dit un Espagnol, ne sommes-nous pas tous ses gardes? Il r�gne trop bien dans le coeur de ses sujets pour en devoir rien craindre, et pour s'en d�fier. Le palais est � l'extr�mit� de la ville, vers le midi. Il est b�ti de pierres fort blanches. Deux pavillons de briques terminent la fa�ade; le reste n'est point r�gulier. Il y a derri�re deux cours carr�es, b�ties chacune des quatre c�t�s. La premi�re est orn�e de deux grandes terrasses qui r�gnent tout du long. Elles sont �lev�es sur de hautes arcades; des balustres de marbre bordent ces terrasses, et des bustes de la m�me mati�re ornent la balustrade. Ce que j'y ai trouv� d'assez singulier, c'est que les statues des femmes ont du rouge aux joues et aux �paules. On entre par de beaux portiques qui conduisent au degr�, lequel est extr�mement large. On trouve des appartements remplis d'excellents tableaux, de tapisseries admirables, de statues tr�s-rares, de meubles magnifiques, en un mot de toutes les choses qui conviennent � un palais royal[97]. Mais il y a plusieurs chambres qui sont obscures. J'en ai vu qui ne re�oivent de jour que par la porte, et auxquelles l'on n'a pas fait de fen�tres. Celles qui en ont ne sont gu�re plus claires, parce que les ouvertures sont fort petites. Ils disent que les chaleurs sont si grandes, qu'il faut �viter, tant que l'on peut, de laisser entrer le soleil. Il est encore vrai que le verre est rare et fort cher, de sorte qu'� l'�gard des autres maisons, il y a beaucoup de fen�tres sans vitres, et lorsqu'on vient � parler d'une maison o� il ne manque rien, l'on dit: En un mot, elle est vitr�e. Ce d�faut de vitre ne para�t point au dehors � cause des jalousies. Le palais est orn� de plusieurs balcons dor�s qui font un tr�s-bel effet. Tous les conseils s'y tiennent, et lorsque le Roi y veut aller, il passe par des galeries et des corridors sans �tre aper�u[98]. Il y a bien du monde persuad� que le ch�teau de Madrid, que Fran�ois Ier fit b�tir proche du bois de Boulogne, a �t� pris sur le mod�le du palais du Roi d'Espagne; mais c'est une erreur, rien n'est moins ressemblant. Les jardins ne r�pondent pas � la dignit� de ce lieu. Ils ne sont ni aussi �tendus ni aussi bien cultiv�s qu'ils devraient �tre. Le terrain, comme je l'ai marqu�, s'�tend jusqu'au bord du Man�anarez. Tout est enclos de murailles, et si ces jardins ont quelque beaut�, elle vient toute de la nature. On travaille avec application � mettre l'appartement de la jeune Reine en �tat de la recevoir. Tous ses officiers ont �t� nomm�s, et le Roi l'attend avec la derni�re impatience. Le Buen-Retiro est une maison royale � l'une des portes de la ville. Le comte-duc y fit faire d'abord une petite maison qu'il nomma Galinera, pour mettre des poules fort rares qu'on lui avait donn�es, et comme il allait les voir assez souvent, la situation de ce lieu, qui est sur le penchant d'une colline et dont la vue est tr�s-agr�able, l'engagea d'entreprendre un b�timent consid�rable. Quatre gros corps de logis et quatre gros pavillons font un carr� parfait. On trouve au milieu un parterre rempli de fleurs et une fontaine dont la statue, qui jette beaucoup d'eau, arrose, quand on veut, les fleurs et les contre-all�es par lesquelles on passe d'un corps de logis � l'autre. Ce b�timent a le d�faut d'�tre trop bas. Les appartements en sont vastes, magnifiques et embellis de bonne peinture. Tout y brille d'or et de couleurs vives dont les plafonds et les lambris sont orn�s[99]. Je remarquai dans une grande galerie l'entr�e de la Reine �lisabeth, m�re de la feue Reine. Elle est � cheval, v�tue de blanc, avec une fraise au cou et un guard-infant. Elle a un petit chapeau garni de pierreries avec des plumes et une aigrette. Elle �tait grasse, blanche et tr�s-agr�able; les yeux beaux, l'air doux et spirituel. La salle pour les com�dies est d'un beau dessin, fort grande, tout orn�e de sculpture et de dorure. L'on peut �tre quinze dans chaque loge sans s'incommoder. Elles ont toutes des jalousies, et celle o� se met le Roi est fort dor�e. Il n'y a ni orchestre ni amphith��tre; on s'assoit dans le parterre sur des bancs. On voit, au bord de la terrasse, la statue de Philippe II, sur un cheval de bronze. Cette pi�ce est d'un prix consid�rable. Les curieux se font un plaisir de dessiner le cheval. Le parc a plus d'une grande lieue de tour. On y trouve plusieurs pavillons d�tach�s fort jolis et dans lesquels il y a assez de logement. Ce n'a pas �t� sans beaucoup de frais, que l'on a fait venir des sources d'eau vive dans un canal et dans un carr� d'eau sur lequel le Roi a de petites gondoles peintes et dor�es. Il y va pendant les grandes chaleurs de l'�t�, parce que les fontaines, les arbres et les prairies rendent cet endroit plus frais et plus agr�able que les autres. Il y a des grottes, des cascades, des �tangs, du couvert, et m�me quelque chose de champ�tre en certains endroits, qui conserve la simplicit� de la campagne et qui pla�t infiniment. La Casa del Campo sert de m�nagerie. Elle n'est pas grande, mais sa situation est belle, �tant au bord du Man�anarez. Les arbres y sont fort hauts, et fournissent de l'ombre en tout temps. Je parle des arbres de ce pays-ci, parce que l'on n'y en trouve que tr�s-peu. Il y a de l'eau en divers endroits, particuli�rement un �tang qui est entour� de grands ch�nes. La statue de Philippe IV est dans le jardin. Ce lieu est un peu n�glig�. J'y ai vu des lions, des ours, des tigres et d'autres animaux f�roces, lesquels vivent longtemps en Espagne, parce que le climat n'est gu�re diff�rent de celui d'o� ils viennent. Bien des gens y vont r�ver, et les dames choisissent ordinairement cet endroit pour s'y promener, parce qu'il est moins fr�quent� que les autres. Mais j'en reviens au Man�anarez. C'est une rivi�re qui n'entre point dans la ville. En de certains temps, ce n'est ni une rivi�re ni un ruisseau, quoiqu'elle devienne quelquefois si grosse et si rapide, qu'elle entra�ne tout ce qu'elle trouve sur son passage. Pendant l'�t�, on s'y prom�ne en carrosse. Les eaux en sont tellement basses dans cette saison, qu'� peine pourrait-on s'y mouiller le pied, et cependant en hiver elle inonde tout d'un coup les campagnes voisines[100]. Cela tient de ce que les neiges qui couvrent les montagnes, venant � se fondre, les torrents d'eau entrent avec abondance dans le Man�anarez. Philippe II fit b�tir un pont dessus, que l'on nomme le pont de S�govie. Il est superbe, et pour le moins aussi beau que le Pont-Neuf, qui traverse la Seine � Paris. Quand les �trangers le voient, ils s'�clatent de rire. Ils trouvent qu'il est ridicule d'avoir fait un tel pont dans un lieu o� il n'y a point d'eau. Il y en eut un qui dit plaisamment l�-dessus, qu'il conseillerait de vendre le pont pour acheter de l'eau. La Floride est une maison tr�s-agr�able et dont les jardins plaisent infiniment. Des statues d'Italie, et de la main des meilleurs ma�tres, y sont en grand nombre. Les eaux y font un doux murmure qui charme avec l'odeur des fleurs, dont on a pris soin de rassembler les plus rares et les plus odorif�rantes. On descend de l� au Prado Nuevo, o� il y a des fontaines jaillissantes, et les arbres y sont extr�mement hauts. C'est une promenade qui, pour n'�tre pas unie, n'en est gu�re moins agr�able, sa pente �tant si douce que l'on ne s'aper�oit gu�re de l'in�galit� de ce lieu. Il y a encore la Carzuela, qui n'a que des beaut�s champ�tres, et quelques salles assez fra�ches, o� le Roi passe et se repose au retour de la chasse. Mais la vue en fait le plaisir, et l'on aurait pu y m�nager de grandes beaut�s. Pour vous parler d'autre chose que des maisons du Roi, je vous dirai, ma ch�re cousine, que le premier jour de mai, l'on fait le cours hors la porte de Tol�de. Cela se nomme _el sotillo_, et personne ne se dispense d'y aller. J'y ai donc �t�, bien plus pour y voir que pour �tre vue, quoique mes habits � la fran�aise me rendent assez remarquable et m'attirent bien des regards. Les femmes de grande qualit� ne se vont promener en toute leur vie que la premi�re ann�e de leur mariage, j'entends aux promenades publiques, et encore c'est t�te-�-t�te, avec leur �poux, la dame au fond, le mari au-devant, les rideaux tout ouverts, et elle est fort par�e. Mais c'est une sotte chose � voir que ces deux figures droites comme des cierges, qui se regardent sans se dire en une heure un seul mot. Il y a de certains jours destin�s � la promenade; tout Madrid y va, le Roi s'y trouve rarement[101]; mais except� Sa Majest� et un petit nombre de gens qui font leur cour, tout le reste du monde n'y manque jamais. Ce qui incommode fort, ce sont ces longs traits qui tiennent un si grand espace de pays, que tous les chevaux s'y embarrassent. Il y a beaucoup de dames qui ne sont pas de celles du premier rang, qui vont � ces promenades, leurs rideaux tout ferm�s. Elles ne voient que par de petites vitres qui sont attach�es aux mantelets du carrosse. Le soir, il y vient aussi de grandes dames _incognito_. Elles se font m�me un plaisir d'aller au Prado � pied quand la nuit est venue. Elles mettent des mantilles blanches sur leur t�te. Ce sont des esp�ces de capes d'une �toffe de laine, qui les couvrent. Elles les bordent de soie noire. Il n'y a que les femmes du commun et celles qui cherchent des aventures qui en portent; mais quelquefois, comme je vous le dis, il y a des dames de la cour qui vont en cet �quipage. Les cavaliers, de leur c�t�, mettent pied � terre et leur disent des mots nouveaux; mais � bien attaqu�, bien d�fendu. Le comte de Berka, envoy� d'Allemagne, m'a cont� que, comme il soupait l'autre jour, ses fen�tres ferm�es � cause du froid, l'on frappa assez fort contre les jalousies de la salle. Il envoya voir qui c'�tait: on trouva trois femmes en mantilles blanches qui pri�rent qu'on leur ouvr�t les fen�tres afin qu'elles pussent le voir. Il leur manda qu'elles seraient plus commod�ment dans la salle. Elles entr�rent toutes cach�es et se mirent dans un coin, se tenant debout tant qu'il fut � table. Il les pria inutilement de s'asseoir et de manger des confitures, elles ne voulurent faire ni l'un ni l'autre, et, apr�s lui avoir dit beaucoup de plaisanteries o� la vivacit� de leur esprit parut tout enti�re, elles sortirent. Il avait reconnu que c'�taient les duchesses de Medina-Celi, d'Ossone et d'Uzeda (il les avait vues chez elles, car les ambassadeurs ont la libert� d'aller quelquefois chez les grandes dames en visite d'audience); mais il en voulut avoir une plus forte certitude et il les fit suivre. On les vit rentrer chez elles par une fausse porte o� quelques-unes de leurs femmes les attendaient. Ces petits d�guisements ne se passent pas toujours avec autant d'innocence. Pour les hommes, lorsqu'il est nuit, ils se prom�nent � pied dans le Prado. Ils abordent les carrosses o� ils voient des dames, s'appuyant sur la porti�re, et jetant des fleurs et des eaux parfum�es sur elles. Quand on le leur permet, ils entrent dans le carrosse avec elles. A l'�gard de la promenade du premier de mai; c'est un vrai plaisir de voir les bourgeois et le peuple assis, les uns dans les bl�s, les autres sur le bord du Man�anarez; quelques-uns � l'ombre, quelques autres au soleil, avec leurs femmes, leurs enfants, leurs amis ou leurs ma�tresses. Les uns mangent une salade d'ail et d'oignons; les autres, des oeufs durs; quelques-uns du jambon et m�me des _Galinas de leche_ (ce sont des poulardes excellentes). Tous buvant de l'eau comme des canes, et jouant de la guitare ou de la harpe[102]. Le Roi y vint avec Don Juan, le duc de Medina-Celi, le conn�table de Castille et le duc de Pastrane. Je vis seulement son carrosse de toile cir�e verte, tir� par six chevaux pies, les plus beaux de l'univers, tout charg�s de petites papillotes d'or et de noeuds de ruban couleur de rose. Les rideaux du carrosse �taient de damas vert avec une frange d'or; mais si bien ferm�s que l'on ne pouvait rien remarquer que par les petites glaces des mantelets. C'est la coutume que lorsque le Roi passe on s'arr�te, et, par respect, on tire les rideaux; mais nous en us�mes � la mode fran�aise, et nous laiss�mes les n�tres ouverts, nous contentant de faire une profonde r�v�rence. Le Roi remarqua que j'avais sur moi une �pagneule que la marquise d'Alhuye, qui est une fort aimable dame, m'avait pri�e de porter � la conn�table Colonne, et, comme je l'aimais fort, elle me l'envoyait de temps en temps. Le Roi me la fit demander par le comte de Los Arcos, capitaine de la garde espagnole, lequel marchait � cheval � c�t� de la porti�re. Je la donnai aussit�t, et elle eut l'honneur d'�tre caress�e par Sa Majest�, qui trouva les petites sonnettes qu'elle avait au cou et les boucles de ses oreilles fort � son gr�. Il a une chienne qu'il aime fort, et il envoya savoir si je voulais bien qu'il les pr�t pour Daraxa; c'est ainsi qu'elle s'appelle. Vous jugez bien, ma ch�re cousine, ce que je r�pondis. Il me renvoya l'�pagneule sans collier et sans boucles, et il chargea le comte de Los Arcos de me donner une bo�te d'or tout unie, pleine de pastilles qu'il avait sur lui, souhaitant que je la gardasse. Elle est d'un prix fort m�diocre, mais je l'estime infiniment venant d'une telle main. Ce fut Don Juan, qui est un des amis de ma parente, qui m'attira cette marque de la bont� du Roi; car il savait que j'�tais � Madrid, bien que je n'eusse pas encore eu l'honneur de le voir. Deux jours apr�s, comme j'�tais seule dans mon appartement, occup�e � peindre un petit ouvrage, je vis entrer un homme que je ne connaissais point, mais qui me parut d'assez bonne mine, pour juger � sa physionomie qu'il �tait de qualit�. Il me dit que, n'ayant pas trouv� ma parente, il avait r�solu de l'attendre, parce qu'il avait une lettre � lui donner. Apr�s quelques moments de conversation, il la fit tomber sur Don Juan, et il me dit qu'il ne doutait point que je ne le visse souvent. Je r�pliquai qu'il �tait bien vrai que depuis que j'�tais arriv�e, ce prince �tait venu voir ma parente, mais qu'il ne m'avait pas demand�e. C'est, peut-�tre, ajouta-t-il, que vous �tiez malade ce jour-l�. Je n'ai point �t� malade, r�pliquai-je, et j'aurais �t� bien aise de le voir et de l'entendre, parce qu'on m'en a dit du bien et du mal, et que je voudrais d�m�ler si on lui fait tort ou justice. Ma parente, � qui je l'ai t�moign�, m'a dit qu'il n'y avait pas moyen, et qu'il est si d�vot qu'il ne veut parler � aucune dame. Serait-il possible, dit-il en souriant, que la d�votion lui e�t si fort renvers� l'esprit? Pour moi, je me persuade qu'il vous a demand�e, et qu'on lui a assur� que vous aviez la fi�vre. La fi�vre, repris-je, voil� qui me para�t bien positif. H�! de gr�ce, comment le savez vous? Ma parente arriva dans ce moment. Elle demeura fort surprise de trouver Don Juan avec moi, et je ne le fus pas moins qu'elle, car je ne savais point que ce f�t lui. Il lui dit plusieurs fois qu'il ne lui pouvait pardonner l'id�e qu'elle m'avait donn�e de lui; qu'il n'�tait point un bigot, et qu'il �tait persuad� que la d�votion ne rendait personne sauvage. Je le trouvai fort bien fait, l'air galant, les mani�res polies et civiles, extr�mement d'esprit et de vivacit�. Comme ma parente en a beaucoup, elle se d�fendit fort bien du reproche qu'il lui faisait; mais lorsqu'il fut parti, elle me pensa manger de lui avoir dit que je n'avais point la fi�vre. Je voulus m'excuser sur ce que j'ignorais qu'elle lui e�t dit elle-m�me, et que je ne savais point deviner. Elle me r�pliqua qu'il fallait deviner � la cour, et que, � moins de cela, l'on y faisait le personnage d'une b�te. Elle demanda au prince s'il �tait vrai que la Reine-m�re e�t �crit au Roi pour le prier qu'elle p�t le voir et qu'il l'e�t refus�. Il en convint, et que c'�tait aussi la seule raison qui emp�chait Sa Majest� d'aller � Aranjuez, de peur qu'elle v�nt l'y trouver malgr� la d�fense qui lui �tait faite de sortir de Tol�de. Quoi! seigneur, m'�criai-je, le Roi ne veut pas voir la Reine sa m�re? Dites plut�t, reprit-il, que c'est la politique de l'�tat qui d�fend aux souverains de suivre leurs inclinations quand elles ne s'accordent pas avec le bien public. Nous avons pour maxime, dans le conseil d'�tat, de consulter toujours l'esprit du grand Charles-Quint dans toutes les affaires difficiles; nous examinons ce qu'il aurait fait dans telle ou telle rencontre, et nous t�chons de le faire � notre tour. Pour moi, j'ai trouv�, avec bien d'autres, qu'il n'aurait pas vu sa m�re, apr�s avoir eu lieu de l'exiler; et, le Roi en est si persuad�, qu'il lui a r�pondu que cela ne se pouvait. Il ne me fut pas malais� de conna�tre que Don Juan accommodait le g�nie de Charles-Quint au sien propre. Le Roi est all� au Buen-Retiro, o� j'ai eu l'honneur de le voir pour la premi�re fois � la com�die, car il ouvrit les jalousies de sa loge pour nous regarder dans la n�tre, parce que nous �tions v�tues � la fran�aise. L'ambassadrice de Danemark y �tait habill�e de m�me, et si belle, qu'il dit au prince de Monteleon que nous �tions toutes � son gr�, mais que c'�tait dommage que nous ne fussions coiff�es et mises � l'espagnole; que plus il regardait l'habit des dames fran�aises, plus il lui semblait choquant; que celui des hommes ne l'�tait pas tant. On jouait devant lui l'op�ra d'Alcine; j'y eus peu d'attention, parce que je regardais toujours le Roi pour vous le d�peindre. Je vous dirai qu'il a le teint d�licat et blanc, le front grand, les yeux beaux et doux, le visage fort long et �troit, les l�vres tr�s-grosses comme tous ceux de la maison d'Autriche, et la bouche grande, le nez extr�mement aquilin, le menton pointu et relev�, les cheveux blonds en quantit�, tout plats et pass�s derri�re les oreilles; la taille assez haute, droite et d�li�e, les jambes menues et presque tout unies[103]. Il a naturellement beaucoup de bont�, il est enclin � la cl�mence, et, de plusieurs conseils qu'on lui donne, il prend celui qu'il croit le plus utile pour ses peuples; car il les aime fort. Il n'est point vindicatif; il est sobre, il aime � donner, il est pieux; ses inclinations sont port�es au bien, son humeur �gale et d'un acc�s facile. Il n'a pas eu toute l'�ducation qui sert � former l'esprit. Il n'en manque pourtant point. Je vais vous en marquer quelques traits que l'on m'a racont�s, et encore qu'ils ne soient pas importants, cela fait toujours plaisir � savoir. Il n'y a pas longtemps que madame la conn�table Colonne, qui �tait en religion � San-Domingo, �tant sortie de cette abbaye o� elle �tait rentr�e et sortie plusieurs fois, les religieuses, fatigu�es de son proc�d�, r�solurent de ne la plus recevoir; et, en effet, la derni�re fois qu'elle y voulut rentrer, elles lui dirent nettement qu'elle pouvait rester dans le monde, ou choisir une autre retraite que leur maison. Elle se sentit fort offens�e de ce refus, qui ne convenait point � une personne de sa qualit� et de son m�rite. Elle fit agir ses amis aupr�s du Roi, et il envoya dire � l'abbesse qu'elle e�t � ouvrir sa porte � la conn�table. L'abbesse et toutes les religieuses, s'obstinant dans leur refus, dirent qu'elles voulaient repr�senter leurs raisons � Sa Majest�, et qu'elles l'iraient trouver. Lorsqu'on rapporta au Roi la r�ponse de ces religieuses, il s'�clata de rire et dit: J'aurai bien du plaisir de voir cette procession de nonnes, qui viendront en chantant: _Libera nos, Domine, de la condestabile._ Elles n'y all�rent pourtant pas, et elles prirent le parti de l'ob�issance, qui est toujours le meilleur[104]. Il pleuvait, il y a quelques jours, le tonnerre �tait effroyable; le Roi, qui se divertit quelquefois � faire des petites malices � ses courtisans, commanda au marquis d'Astorga d'aller l'attendre sur la terrasse du palais. Le bon vieillard lui dit en riant: Sire, serez-vous longtemps � venir? Pourquoi, dit le Roi? C'est, r�pliqua-t-il, que Votre Majest� n'aura qu'� faire apporter un cercueil pour me mettre dedans, car il n'y a pas d'apparence que je r�siste � un temps comme celui-ci. Allez, allez, marquis, dit le Roi, j'irai vous trouver. Le marquis sortit, et, sans balancer, il monta dans son carrosse et s'en alla chez lui. Au bout de deux heures, le Roi dit: Assur�ment, le bonhomme est p�n�tr� jusqu'aux os; qu'on le fasse descendre, je veux le voir en cet �tat. On dit au Roi qu'il ne s'y �tait pas expos�; sur quoi il dit, qu'il n'�tait pas seulement vieux, mais qu'il �tait fort sage. On prit, il y a peu, une des plus belles courtisanes de Madrid, d�guis�e en homme aupr�s du palais; elle avait attaqu� son amant, dont elle croyait avoir sujet de se plaindre. Celui-ci, l'ayant reconnue au son de sa voix et � la mani�re dont elle se servait de son �p�e, ne voulut point employer la sienne pour se d�fendre; bien loin de l�, il ouvrit son _jubon_, qui est une veste, et lui laissa l'enti�re libert� de le frapper. Il croyait peut-�tre qu'elle n'aurait pas assez de col�re ou de courage pour le faire; mais il se trompa, et elle lui porta un coup de toute sa force qui le fit tomber tr�s-bless�. A peine eut-elle vu couler son sang, qu'elle se jeta par terre et fit des cris effroyables; elle se d�chira le visage avec ses ongles et s'arracha les cheveux. Le peuple, s'�tant amass� autour d'elle, vit bien, � son air et � ses longs cheveux, que c'�tait une femme. Ainsi la justice l'arr�ta, et quelques seigneurs qui passaient dans ce m�me moment, l'ayant vue, cont�rent au Roi ce qui venait d'arriver. Il voulut lui parler, on l'amena devant lui. Est-ce toi, lui dit-il, qui a bless� un homme pr�s du palais? Oui, Sire, r�pondit-elle, j'ai voulu me venger d'un ingrat. Il m'avait promis de me garder son coeur, j'ai su qu'il l'a donn� � une autre. Et pourquoi donc, reprit-il, es-tu si afflig�e puisque tu t'es veng�e? Ah! Sire, continua-t-elle, je me suis punie en cherchant � me venger. Je suis au d�sespoir, je supplie Votre Majest� d'ordonner qu'on me fasse mourir, car je m�rite le dernier ch�timent. Le Roi en eut compassion, et se tournant vers ceux qui l'environnaient: En v�rit�, dit-il, j'ai peine � croire qu'il y ait au monde un �tat plus malheureux que celui d'aimer sans �tre aim�. Va, continua-t-il, tu as trop d'amour pour avoir de la raison. T�che d'�tre plus sage que tu ne l'as �t� et n'abuse point de la libert� que je te fais rendre. Elle se retira, sans �tre men�e, dans le lieu o� l'on enferme les mis�rables qui ont une mauvaise conduite[105]. Tout ce que je vous ai dit du Roi m'a �loign�e de l'op�ra d'Alcine. Je le vis le premier jour avec tant de distraction que lorsque j'y retournai il me parut tout nouveau. Il n'a jamais �t� de si pitoyables machines. On faisait descendre les dieux � cheval sur une poutre qui tenait d'un bout du th��tre � l'autre. Le soleil �tait brillant par le moyen d'une douzaine de lanternes de papier huil�, dans chacune desquelles il y avait une lampe. Lorsque Alcine faisait des enchantements et qu'elle invoquait les d�mons, ils sortaient commod�ment des enfers avec des �chelles; le _gracioso_, c'est-�-dire le bouffon, dit cent impertinences. Les musiciens ont la voix assez belle, mais ils chantent trop de la gorge. On avait autrefois l'indulgence de laisser entrer beaucoup de gens dans la salle, quoique le Roi y f�t. Cette coutume est chang�e, il n'y entre plus que de grands seigneurs, et, tout au moins, des titr�s ou des chevaliers des trois ordres militaires. Cette salle est assur�ment fort belle, elle est toute peinte et dor�e; les loges, ainsi que je vous l'ai marqu�, sont toujours grill�es de jalousies comme celles que nous avons � l'Op�ra; mais elles tiennent depuis le haut jusqu'en bas, et il semble que ce soient des chambres. Le c�t� o� le Roi se met est magnifique. Au reste, la plus belle com�die du monde, j'entends de celles que l'on joue dans la ville, est bien souvent approuv�e ou bl�m�e selon le caprice de quelque mis�rable. Il y a, entre autres, un cordonnier qui en d�cide, et qui s'est acquis un pouvoir si absolu de le faire, que lorsque les auteurs les ont achev�es, ils vont chez lui pour briguer son suffrage. Ils lui lisent leurs pi�ces; le cordonnier prend son air grave, dit cent impertinences qu'il faut pourtant essuyer. Au bout de tout cela, quand il se trouve � la premi�re repr�sentation, tout le monde a les yeux attach�s sur le geste et les actions de ce faquin. Les jeunes gens, de quelque qualit� qu'ils soient, l'imitent. S'il b�ille, ils b�illent; s'il rit, ils rient. Enfin l'impatience le prend quelquefois, il a un petit sifflet, il se met � siffler. En m�me temps, cent autres sifflets font retentir la salle d'un ton si aigu, qu'il rompt la t�te aux spectateurs. Voil� mon pauvre auteur au d�sespoir, et toutes ses veilles et ses peines � la merci de la bonne ou de la m�chante humeur d'un maraud[106]. Il y a, dans la salle de ces com�diens, un certain endroit que l'on nomme la _casuela_ (c'est comme l'amphith��tre); toutes les dames d'une m�diocre vertu s'y mettent, et tous les grands seigneurs y vont pour causer avec elles. Il s'y fait quelquefois tant de bruit, que l'on n'entendrait point le tonnerre, et elles disent des choses si plaisantes, qu'elles font mourir de rire, car leur vivacit� n'est arr�t�e par aucune biens�ance. Elles savent, de plus, les aventures de tout le monde; et, s'il y avait un bon mot � dire sur Leurs Majest�s, elles aimeraient mieux �tre pendues un quart d'heure apr�s que d'avoir manqu� � le dire. On peut dire que les com�diennes sont ador�es dans cette cour. Il n'y en a aucune qui ne soit la ma�tresse d'un fort grand seigneur, et pour laquelle il ne se soit fait plusieurs combats, o� il y a eu bien des gens tu�s. Je ne sais pas ce qu'elles disent de si joli; mais, en v�rit�, ce sont les plus vilaines carcasses du monde. Elles font une d�pense effroyable, et on laisserait plut�t p�rir toute sa maison de faim et de soif que de souffrir qu'une gueuse de com�dienne manqu�t des choses les plus superflues[107]. Nous sommes dans une saison assez incommode, parce que c'est l'usage de faire prendre le vert aux mules, et presque tout le monde est � pied. On ne voit, dans ce temps, que de l'herbe qu'on porte de tous les c�t�s, et les plus grands seigneurs gardent � peine deux mules pour les mener; ils prennent, � cause de cela, le parti d'aller souvent � cheval. Les chevaux qui ont paru aux courses de taureaux, et qui sont adroits pour ces sortes de f�tes, augmentent beaucoup de prix, et sont fort recherch�s. Le Roi, se voulant divertir, en ordonna une pour le 22 de ce mois. J'en eus de la joie, parce qu'encore que j'en eusse entendu parler, je n'en avais point vu jusqu'� pr�sent, et le jeune comte de Koenigsmarck, qui est Su�dois, voulut tauriser pour une fille de mes amies, de sorte que je fus encore plus empress�e � me rendre � la Plaza Major, o� ma parente, en qualit� de titulada de Castille, avait son balcon marqu� et par� d'un dais, avec des tapis et des carreaux du garde-meuble de la couronne. Pour vous informer bien de tout ce qui se passe � ces sortes de f�tes, je dois vous dire que lorsque le Roi ordonne que l'on en fasse, l'on m�ne dans les montagnes et dans les for�ts de l'Andalousie, des vaches que l'on nomme des _mandarines_. On sait que les plus furieux taureaux sont dans ces endroits-l�. Et comme elles sont faites au badinage (s'il m'est permis de parler ainsi), elles s'enfoncent dans la montagne, les taureaux les voient et s'empressent de leur faire la cour. Elles fuient, ils les suivent; et elles les engagent dans certaines palissades que l'on met expr�s le long des chemins, qui sont quelquefois de trente � quarante lieues. Plusieurs hommes arm�s de demi-piques et bien mont�s, chassent ces taureaux et les emp�chent de retourner sur leurs pas; mais quelquefois ils sont oblig�s de les combattre dans ces barri�res, et souvent l'on y est tu� ou bless�. Des gens qui sont post�s expr�s sur les chemins, viennent donner avis du jour que les taureaux arrivent � Madrid; et l'on met de m�me des palissades dans la ville, afin qu'ils ne puissent faire du mal � personne. Les mandarines, qui sont de vraies tra�tresses, marchent toujours devant, et ces pauvres taureaux les suivent bonnement jusqu'� la place destin�e pour la course, o� l'on dresse expr�s une grande �curie avec des ais propres � les enfermer. Il y en a quelquefois trente, quarante et jusqu'� cinquante. Cette �curie a deux portes, les mandarines entrent par l'une et se sauvent par l'autre, et quand les taureaux veulent continuer de les suivre, l'on baisse une trappe, et ils se trouvent pris. Apr�s qu'ils se sont repos�s quelques heures, on les fait sortir de l'�curie, les uns apr�s les autres, dans la grande place, o� il vient quantit� de jeunes paysans, forts et robustes, dont les uns prennent le taureau par les cornes, les autres l'arr�tent par la queue; parce qu'ils le marquent � la cuisse d'un fer chaud, et qu'ils lui fendent les oreilles, on les nomme _herradores_. Ceci ne se passe pas si paisiblement qu'il n'y ait quelquefois plusieurs personnes tu�es, et c'est un pr�lude de la f�te qui fait toujours beaucoup de plaisir au peuple, soit qu'il aime � voir r�pandre du sang, ou qu'il aime seulement les choses extraordinaires, qui le surprennent d'abord et qui lui donnent lieu de faire ensuite de longues r�flexions. Mais s'il en fait sur ce qui arrive de f�cheux dans cette f�te, il ne para�t pas qu'il en profite, car il est toujours pr�t � s'exposer dans toutes les courses que l'on fait. On donne � manger aux taureaux; on choisit les meilleurs pour la course, et m�me on les conna�t pour les fils ou les fr�res de ceux qui ont bien fait du carnage aux f�tes pr�c�dentes. On attache � leurs cornes un long ruban; � la couleur du ruban tout le monde les reconna�t et cite l'histoire de leurs anc�tres: que l'a�eul ou le trisa�eul de ces taureaux tu�rent courageusement tels et tels, et l'on ne se promet pas moins de ceux qui paraissent. Quand ils sont suffisamment repos�s, on sable la Plaza Major, et l'on met tout autour des barri�res de la hauteur d'un homme, qui sont peintes des armes du Roi et de celles de ses royaumes. Cette place est, ce me semble, plus grande que la place Royale. Elle est plus longue que large, avec des portiques, sur lesquels les maisons sont b�ties, et sont toutes semblables, faites en mani�re de pavillons, � cinq �tages, et � chacun un rang de balcon sur lequel on entre par de grandes portes vitr�es. Celui du Roi est plus avanc� que celui des autres, plus spacieux et tout dor�. Il est au milieu d'un des c�t�s avec un dais au-dessus. Vis-�-vis, sont les balcons des ambassadeurs qui ont s�ance quand il tient chapelle, c'est-�-dire M. le nonce, l'ambassadeur de l'Empereur, l'ambassadeur de France, et ceux de Pologne, de Venise et de Savoie: ceux d'Angleterre, de Hollande, de Su�de, de Danemark, et des autres princes protestants, ne tiennent pas de rang l�. Les conseils de Castille, d'Aragon, de l'Inquisition, d'Italie, de Flandre, des Indes, des Ordres, de Guerre, de la Croisade et des Finances, sont � la droite du Roi. On les reconna�t aux armes qui sont sur leurs tapis de velours cramoisi tout brod�s d'or. Ensuite le corps de ville, les juges, les grands et les titulados, sont plac�s chacun son rang, et aux d�pens du Roi ou de la ville, qui louent les balcons de divers particuliers qui demeurent l�. On donne de la part du Roi, � tous ceux que je viens de marquer, une collation dans des corbeilles fort propres, et l'on apporte aux dames avec cette collation, qui consiste en fruits, confitures s�ches et des eaux glac�es, des gants, des rubans, des �ventails, des pastilles, des bas de soie et des jarreti�res. De sorte que ces f�tes-l� co�tent toujours plus de cent mille �cus. Cette d�pense se prend sur les amendes qui sont adjug�es au Roi ou � la ville. C'est un fonds auquel on ne toucherait pas pour tirer le royaume du plus grand p�ril, et, si on le faisait, il en pourrait arriver une s�dition, tant le peuple est enchant� de cette sorte de plaisir. Depuis le niveau du pav� jusqu'au premier balcon, l'on fait des �chafauds, pour placer tout le monde. On loue un balcon jusqu'� quinze et vingt pistoles, et il n'y en a aucun qui ne soit occup� et par� de riches tapis et de beaux dais. Le peuple ne se met point sous le balcon du Roi, cet endroit est rempli par ses gardes. Il y a seulement trois portes ouvertes, par lesquelles les personnes de qualit� viennent dans leurs plus beaux carrosses, particuli�rement les ambassadeurs; et l'on y fait plusieurs tours quelque temps avant que le Roi arrive. Les cavaliers saluent les dames qui sont sur les balcons, sans �tre couvertes de leurs mantes. Elles sont par�es de toutes leurs pierreries et de ce qu'elles ont de plus beau. On ne voit que des �toffes magnifiques, des tapisseries, des carreaux et des tapis tout relev�s d'or. Je n'ai jamais rien vu de plus �blouissant. Le balcon du Roi est entour� de rideaux vert et or, qu'il tire quand il ne veut pas qu'on le voie. Le Roi vint sur les quatre heures, et aussit�t tous les carrosses sortirent de la place. C'est ordinairement l'ambassadeur de France qu'on y remarque le plus, parce que lui et tout son train sont habill�s � la fran�aise, et c'est le seul ambassadeur qui ait ici ce privil�ge, car les autres se mettent � l'espagnole. Mais le marquis de Villars n'est pas encore arriv�. Le carrosse du Roi est pr�c�d� de cinq ou six autres o� sont les officiers, les menins et les pages de la chambre, et le carrosse de respect, o� il n'y a personne dedans, marche imm�diatement devant celui de Sa Majest�, dont le cocher et le postillon vont toujours t�te nue, et un valet de pied porte leur chapeau. Le carrosse est entour� de gardes � pied. Ceux que l'on nomme gardes du corps ont des pertuisanes et marchent fort pr�s du carrosse. Aux porti�res sont en grand nombre les pages du Roi, habill�s de noir, et sans �p�e, qui est la seule marque qui les fasse conna�tre pour �tre des pages. Comme les dames destin�es � �tre pr�s de la jeune Reine ont d�j� �t� nomm�es, elles venaient toutes sous la conduite de la duchesse de Terranova, dans les carrosses du Roi; et des hommes de la premi�re qualit� marchaient � la porti�re, les uns � pied pour en �tre plus proche, et les autres mont�s sur les plus beaux chevaux du monde, qui sont dress�s expr�s, et que l'on appelle chevaux de mouvement. Pour faire cette galanterie, il faut en avoir obtenu permission de sa ma�tresse; autrement on s'en attirerait de grands reproches, et m�me une affaire avec les parents de la dame, qui prendraient cette libert� au point d'honneur. Lorsqu'elle le trouve bon, on peut faire toutes les galanteries dont ces sortes de f�tes fournissent l'occasion. Mais bien qu'ils n'aient rien � craindre de la part des dames qu'ils servent, ni de leurs familles, toutes les difficult�s ne sont pas lev�es pour cela: car les _due�as de honor_, dont il y a une provision incommode dans chaque carrosse, et les _guardadamas_ qui vont � cheval, sont de f�cheux surveillants. A peine a-t-on commenc� un peu de conversation, que les vieilles tirent le rideau, et les _guardadamas_ vous disent que l'amour le plus respectueux est le plus discret. Ainsi, il faut bien souvent se contenter de se parler avec les yeux et de faire des soupirs si hauts qu'ils s'entendent de fort loin. Toutes les choses �tant ainsi dispos�es, les capitaines des gardes et les autres officiers entrent dans la place, mont�s sur de tr�s-beaux chevaux et suivis des gardes espagnole, allemande et bourguignonne. Ils sont v�tus de velours ou de satin jaune, qui sont les livr�es du Roi, avec des galons velout�s cramoisi, or et argent. Les archers de la garde, que je nomme gardes du corps, ont seulement un petit manteau de la m�me livr�e sur des habits noirs. Les Espagnols ont des chausses retrouss�es � l'antique, les Allemands, appel�s Tudesques, en ont comme les Suisses. Ils se rangent l'un aupr�s de l'autre, du c�t� du balcon du Roi, pendant que les deux capitaines et les deux lieutenants, ayant chacun un b�ton de commandement � la main, et suivis d'une nombreuse livr�e, marchent tous quatre de front � la t�te des gardes, et font plusieurs tours dans la place pour donner les ordres n�cessaires, et pour saluer les dames de leur connaissance. Leurs chevaux font cent courbettes et cent bonds. Ils sont couverts de noeuds de ruban et de housses en broderie. On les nomme _picadores_ pour les distinguer. Chacun de ces seigneurs affecte de porter ces jours-l� les couleurs que sa ma�tresse aime davantage. Apr�s que le peuple est sorti des barri�res et s'est rang� sur les �chafauds, on arrose la place avec quarante ou cinquante tonneaux d'eau qui sont tir�s chacun par une charrette. Les capitaines des gardes reviennent alors prendre leurs postes sous le balcon du Roi, o� tous les gardes se mettent aussi, et font une esp�ce de haie, se tenant fort serr�s; et quoique les taureaux soient quelquefois pr�ts � les tuer, il ne leur est pas permis de reculer ni de sortir de leur place. Ils leur pr�sentent seulement la pointe de leurs hallebardes, et se d�fendent avec beaucoup de p�ril de leur part. Lorsqu'ils en tuent un, il est � eux. Je vous assure que cette foule innombrable de peuple (car tout en est plein, et les toits des maisons comme tout le reste), ces balcons si bien par�s, avec tant de belles dames, cette grande cour, ces gardes et enfin toute cette place, donnent un des plus beaux spectacles que j'aie jamais vus. Aussit�t que les gardes occupent le quartier du Roi, il entre dans la place six alguazils ou huissiers de ville, tenant chacun une grande baguette blanche. Leurs chevaux sont excellents, harnach�s � la morisque, charg�s de petites sonnettes. L'habit des alguazils est noir. Ils ont des plumes et tiennent la meilleure contenance qu'ils peuvent dans l'extr�me crainte dont ils sont saisis, � cause qu'il ne leur est pas permis de sortir de la lice; et ce sont eux qui vont querir les cavaliers qui doivent combattre. Je dois vous dire, avant de continuer cette petite description, qu'il y a des lois �tablies pour cette sorte de course, que l'on nomme _Duelo_, c'est-�-dire duel, parce qu'un cavalier attaque le taureau et le combat en combat singulier. Voici quelques-unes des choses que l'on y observe. Il faut �tre n� gentilhomme et connu pour tel pour combattre � cheval[108]. Il n'est pas permis de tirer l'�p�e contre le taureau, qu'il ne vous ait fait insulte. On appelle insulte, quand il vous arrache de la main le _garrochon_, c'est-�-dire la lance, ou qu'il a fait tomber votre chapeau, ou votre manteau; ou qu'il vous a bless� vous ou votre cheval, ou quelqu'un de ceux qui vous accompagnent. En ce cas, le cavalier est oblig� de pousser son cheval droit au taureau, car c'est un _empe�o_, cela veut dire un affront qui engage � le venger ou � mourir; et il faut lui donner _una cuchillada_, c'est-�-dire un coup du revers de son �p�e � la t�te ou au cou. Mais si le cheval sur lequel le cavalier est mont� r�siste � avancer, l'on met aussit�t pied � terre, et l'on marche courageusement contre ce fier animal. On est arm� d'un �pieu fort court et large de trois doigts. Il faut que les autres cavaliers qui sont l� pour combattre descendent aussi de cheval, et accompagnent celui qui est dans l'empe�o: mais ils ne le secondent point pour lui procurer aucun avantage contre son ennemi. Lorsqu'ils vont tous de cette mani�re vers le taureau, s'il s'enfuit � l'autre bout de la place, au lieu de les attendre ou de venir � eux; apr�s l'avoir poursuivi quelque temps, ils ont satisfait aux lois du duel. Lorsqu'il y a dans la ville des chevaux qui ont servi � tauriser, et qui sont adroits, bien que l'on ne connaisse point celui � qui ils sont, on les lui emprunte, soit qu'il ne souhaite pas les vendre, soit qu'on ne soit pas en �tat de les acheter; et l'on n'en est jamais refus�. Si par malheur le cheval est tu�, et qu'on le veuille payer, on ne le souffre pas, et ce serait manquer � la g�n�rosit� espagnole que de recevoir de l'argent en telle rencontre. Il est, cependant, assez d�sagr�able d'avoir un cheval que l'on a bien pris de la peine � dresser, et que le premier inconnu vous fait tuer sans qu'il en soit autre chose. Cette sorte de combat est jug�e si p�rilleuse, qu'il y a des indulgences ouvertes en beaucoup d'�glises pour ces jours-l�, � cause du massacre qui s'y fait. Plusieurs Papes ont voulu abolir tout � fait des spectacles si barbares, mais les Espagnols ont fait de si grandes instances envers la cour de Rome, pour qu'on les laiss�t, qu'elle s'est accommod�e � leur humeur, et jusqu'ici elle les a tol�r�s. Le premier jour que j'y fus, les alguazils vinrent � la porte qui est au bout de la lice, querir les six chevaliers, dont le comte de Koenigsmarck �tait un, qui se pr�sentaient pour combattre. Leurs chevaux �taient admirablement beaux et magnifiquement harnach�s. Sans compter ceux qu'ils montaient, ils en avaient chacun douze, que les palefreniers menaient en main, et chacun six mulets charg�s de _rejones_ ou garrochons[109], qui sont, comme je vous l'ai d�j� dit, des lances de bois de sapin fort sec, longues de quatre ou cinq pieds, toutes peintes et dor�es avec le fer tr�s-poli, et par-dessus, les mulets avaient des couvertures de velours, aux couleurs de ceux qui devaient combattre. Leurs armes y �taient en broderies d'or. Cela ne se pratique pas � toutes les f�tes. Quand c'est la ville qui les donne, il y a bien moins de magnificence; mais comme c'�tait le Roi qui avait ordonn� celle-ci, et qu'elle se faisait � cause de son mariage, rien n'y �tait oubli�. Les cavaliers �taient v�tus de noir brod� d'or et d'argent, de soie ou de jais. Ils avaient des plumes blanches mouchet�es de diff�rentes couleurs, qui s'�levaient toutes sur le c�t� du chapeau, avec une riche enseigne de diamants et un cordon de m�me. Ils portaient des �charpes, les unes blanches, les autres cramoisies, bleues et jaunes brod�es d'or pass�: quelques-uns les avaient autour d'eux, d'autres, mises comme un baudrier, et d'autres au bras. Celles-ci �taient �troites et courtes. C'�taient sans doute des pr�sents de leurs ma�tresses; car, d'ordinaire, ils courent pour leur plaire et pour leur t�moigner qu'il n'y a point de p�ril auquel ils ne s'exposassent pour contribuer � leur divertissement. Ils avaient par-dessus un manteau noir qui les enveloppait, dont les bouts �tant jet�s par derri�re, les bras n'en �taient point embarrass�s. Ils portaient de petites bottines blanches avec de longs �perons dor�s, qui n'ont qu'une pointe, � la mode des Maures. Ils sont aussi � cheval comme eux, les jambes raccourcies, ce qui s'appelle _cavalgar � la gineta_. Ces cavaliers �taient fort bien � cheval, et mis de bon air pour le pays. Leur naissance �tait illustre. Chacun d'eux avait quarante laquais, les uns v�tus de moire d'or, garnie de dentelle; les autres de brocart incarnat ray� d'or et d'argent; et les autres d'une autre fa�on. Chacun �tait habill� � l'�trang�re, soit en Turc, Hongrois, Maure, Indien ou sauvage. Plusieurs laquais portaient des faisceaux de ces garrochons dont je vous ai parl�, et cela avait beaucoup de gr�ce autour d'eux. Ils travers�rent la Plaza Mayor, avec tout leur cort�ge, conduits par les six alguazils, et aux fanfares des trompettes. Ils vinrent devant le balcon du Roi, auquel ils firent une profonde r�v�rence, et lui demand�rent la permission de combattre les taureaux; ce qu'il leur accorda en leur souhaitant la victoire. En m�me temps, les trompettes recommenc�rent � sonner de toutes parts, c'est comme le d�fi que l'on fait aux taureaux. Il s'�leva de grands cris de tout le peuple qui r�p�tait: _Viva, viva los bravos cavalleros_! Ils se s�par�rent ensuite et furent saluer les dames de leur connaissance. Les laquais sortent de la lice, et il n'en resta que deux � chacun, charg�s de rejones. Ils se tenaient aux c�t�s de leurs ma�tres et ne quitt�rent gu�re la croupe de leurs chevaux. Il entre dans la place beaucoup de jeunes hommes, qui viennent expr�s de bien loin pour combattre ces jours-l�. Ceux dont je vous parle sont � pied; et comme ils ne sont pas nobles, on ne leur fait aucune c�r�monie. Pendant qu'un cavalier combat, les autres se retirent sans cependant sortir des barri�res; et ils n'attaquent point le taureau qu'un autre a commenc� � combattre, � moins qu'il ne vienne � eux. Le premier auquel il s'adresse, quand ils sont tous ensemble, c'est celui qui le combat. Lorsqu'il a bless� le cavalier, on crie: _Fulano es empe�o_, comme qui dirait c'est un engagement � un tel de venger l'insulte qu'il a re�ue du taureau. En effet, il est engag� d'honneur d'aller � cheval, ou de mettre pied � terre pour attaquer le taureau et lui donner un coup d'�p�e, comme je viens de dire, � la t�te ou � la gorge, sans le frapper ailleurs. Il peut ensuite le combattre de telle mani�re qu'il veut; et le frapper o� il peut, mais c'est une chose qui ne se fait pas sans hasarder mille fois de perdre la vie. Lorsque ce premier coup est donn�, si les cavaliers sont � pied, ils peuvent remonter � cheval. Quand le Roi jugea qu'il �tait temps de commencer la f�te, deux alguazils vinrent sous son balcon, et il donna � Don Juan la clef de l'�curie o� les taureaux sont enferm�s; car le Roi la garde, et quand il faut la jeter, il la remet entre les mains du _privado_, ou premier ministre, comme une faveur. Aussit�t les trompettes sonn�rent, les timbales et les tambours, les fifres et les hautbois, les fl�tes et les musettes, se firent entendre tour � tour; et les alguazils, qui sont naturellement de grands poltrons, all�rent tout tremblants ouvrir la porte o� les taureaux �taient enferm�s. Il y avait un homme qui �tait cach� derri�re, qui la referma vite, et grimpa par une �chelle sur l'�curie: car c'est l'ordinaire que le taureau en sortant cherche derri�re la porte, et commence son exp�dition par tuer, s'il peut, l'homme qui est l�. Ensuite, il se met � courir de toute sa force apr�s les alguazils, qui pressent leurs chevaux pour se sauver, parce qu'il ne leur est point permis de se mettre en d�fense, et toute leur ressource est dans la fuite. Ces hommes, qui sont � pied, lui lancent des fl�ches et de petits dards plus pointus que les al�nes, et tout garnis de papier d�coup�. Ces dards s'attachent sur lui de telle sorte, que la douleur l'obligeant de s'agiter, le fer entre encore plus avant, et le papier, qui fait du bruit lorsqu'il court, et auquel on met le feu, l'irrite extr�mement. Son haleine forme un brouillard �pais autour de lui, le feu lui sort par les yeux et par les narines; il court plus vite qu'un cheval l�ger � la course, et il se tient m�me beaucoup plus ferme. En v�rit�, cela donne de la terreur. Le cavalier qui le doit combattre s'approche, prend un rejon, le tient comme un poignard; le taureau vient � lui, il gauchit, et lui appuie le fer du garrochon; il le repousse ainsi, et le bois, qui est faible, se casse. Aussit�t les laquais qui en tiennent dix ou douze douzaines, en pr�sentent un autre, et le cavalier le lui lance encore dans le corps; de sorte que le taureau mugit, s'anime, court, bondit, et malheur � celui qui se trouvera sur son passage. Lorsqu'il est sur le point de joindre un homme, on lui jette un chapeau ou un manteau, ce qui l'arr�te; ou bien on se couche par terre, et le taureau, en courant, passe sur lui. L'on a des bilboquets (ce sont des figures assez grandes faites de carton) avec quoi on l'amuse pour avoir le temps de se sauver. Ce qui garantit encore, c'est que le taureau ferme toujours les yeux avant de frapper de ses cornes, et dans cet instant les combattants ont l'adresse d'esquiver le coup; mais ce n'est pas une chose si s�re qu'il n'y en p�risse plusieurs. Je vis un Maure qui, tenant un poignard fort court, alla droit au taureau dans le temps qu'il �tait au plus fort de sa furie, et lui enfon�a son poignard entre les deux cornes, dans la suture des os, en un endroit tr�s-d�licat, ais� � percer, mais moins grand qu'une pi�ce de quinze sols. Ce fut le coup le plus t�m�raire et le plus adroit que l'on puisse imaginer. Le taureau tomba mort sur-le-champ. Aussit�t les trompettes sonn�rent, et plusieurs Espagnols accoururent l'�p�e � la main, pour mettre en pi�ce la b�te qui ne pouvait plus leur faire de mal. Quand un taureau est tu�, quatre alguazils sortent et vont querir quatre mules que des palefreniers, v�tus de satin jaune m�l� d'incarnat, conduisent. Elles sont couvertes de plumes et de sonnettes d'argent; elles ont des traits de soie, avec quoi l'on attache le taureau qu'elles entra�nent. Dans ce moment-l�, les trompettes et le peuple font un grand bruit. L'on en courut vingt le premier jour; il en sortit un furieux qui blessa tr�s-dangereusement � la jambe le comte de Koenigsmarck; encore ne re�ut-il pas tout le coup, son cheval en fut crev�. Il sauta promptement � terre, et bien qu'il ne soit pas Espagnol, il ne voulut pas se dispenser d'aucune des lois. C'�tait un spectacle digne de piti� de voir le plus beau cheval du monde en cet �tat. Il courait de toute sa force autour de la lice, faisant feu avec ses pieds, et il tua un homme en le frappant de la t�te et du poitrail. On lui ouvrit la grande barri�re et il sortit. Pour le comte, aussit�t qu'il fut bless�, une fort belle dame espagnole, qui croyait qu'il combattait pour elle, s'avan�a sur son balcon et lui fit signe plusieurs fois avec son mouchoir, apparemment pour lui donner du courage; mais il ne parut pas avoir besoin de ce secours-l�. Il s'avan�a fi�rement l'�p�e � la main, quoiqu'il perd�t un ruisseau de sang et qu'il f�t oblig� de s'appuyer sur un de ses laquais qui le soutenait, il ne laissa pas de faire une grande blessure � la t�te du taureau; et aussit�t s'�tant tourn� du c�t� o� �tait cette belle fille pour laquelle il combattait, il se laissa aller sur ses gens qui l'emport�rent demi-mort. Mais il ne faut pas penser que ces sortes d'accidents interrompent la f�te; il est dit qu'elle ne cessera que par l'ordre du Roi, de mani�re que lorsqu'il y a un des cavaliers bless�, les autres l'accompagnent jusqu'� la barri�re, et sur-le-champ ils reviennent combattre. Il y eut un Biscayen si hardi, qu'il se jeta � cheval sur le dos d'un taureau, le prit par les cornes, et, quelques efforts que p�t faire l'animal pour le renverser par terre, le Biscayen y resta plus d'un quart d'heure, et rompit une des cornes du taureau[110]. Quand ils se d�fendent trop longtemps, et que le Roi en veut faire sortir d'autres (car les nouveaux sont agr�ables, parce que chacun a sa mani�re particuli�re de combattre), l'on am�ne les dogues d'Angleterre. Ils ne sont pas si grands que ceux que l'on voit d'ordinaire; c'est une race semblable � ceux que les Espagnols menaient aux Indes, lorsqu'ils en firent la conqu�te. Ils sont petits et bassets, mais si forts que, quand une fois ils tiennent une goul�e, ils ne l�chent point, et ils se laisseraient plut�t couper par morceaux. Il y en a toujours quelques-uns de tu�s. Le taureau les met sur ses cornes, et les fait sauter en l'air comme si c'�taient des ballons. Quelquefois on lui coupe les jarrets avec de certains fers faits en croissants; on les met au bout d'une grande perche, et cela s'appelle des _jaretar el toro_. Un autre cavalier fut empe�o, parce qu'en combattant son chapeau tomba. Il ne mit pas pied � terre, il tira son �pieu, et poussant son cheval droit au taureau qui l'attendait, il lui donna un coup dans le cou, dont il ne demeura que l�g�rement bless�, de mani�re que la douleur ne servait qu'� l'animer davantage. Il grattait la terre de ses pieds, il mugissait, il sautait comme un cerf. Je ne saurais vous bien d�crire ce combat, non plus que les acclamations de tout le monde, les battements de mains, la quantit� de mouchoirs que l'on �levait en l'air, et que l'on montrait en signe d'admiration, les uns criant: _Victor, Victor!_ et les autres, _ha toro, ha toro!_ pour exciter ensuite sa furie. Je ne saurais non plus vous dire mes alarmes particuli�res, et comme le coeur me palpitait, lorsque que je voyais ces terribles animaux pr�ts � tuer ces braves cavaliers: tout cela m'est �galement impossible. Un Tol�dan, jeune et bien fait, ne put �viter le coup de corne d'un taureau; il fut �lev� bien haut et mourut sur-le-champ. Il y en eut deux autres mortellement bless�s, et quatre chevaux tu�s ou bless�s � mort. Cependant ils disaient tous que la course n'avait pas �t� fort belle, parce qu'il n'y avait gu�re eu de sang r�pandu; que, pour une telle f�te, il y aurait d� avoir au moins dix hommes tu�s sur la place. L'on ne peut bien exprimer l'adresse des cavaliers � combattre, et celle des chevaux pour �viter le coup. Ils tournent quelquefois une heure autour du taureau sans en �tre plus loin que d'un pied, et sans qu'il puisse les approcher; mais lorsqu'il les touche, il les blesse cruellement. Le Roi jeta quinze pistoles au Maure qui avait tu� le taureau avec son poignard; il en donna autant � celui qui en avait dompt� un autre, et dit qu'il se souviendrait des cavaliers qui avaient combattu. Je remarquai un Castillan qui, ne sachant comment se garantir, sauta par-dessus le taureau aussi l�g�rement qu'aurait fait un oiseau. Ces f�tes sont belles, grandes et magnifiques; c'est un spectacle fort noble et qui co�te beaucoup. L'on ne peut en faire une peinture juste; il faut les voir pour se les bien repr�senter. Mais je vous avoue que tout cela ne me pla�t point, quand je pense qu'un homme, dont la conservation vous est ch�re, a la t�m�rit� de s'aller exposer contre un taureau furieux, et que, pour l'amour de vous (car c'en est d'ordinaire le motif), vous le voyez revenir tout sanglant et demi-mort. Peut-on seulement approuver aucune de ces coutumes? Et suppos� m�me qu'on n'y e�t pas un int�r�t particulier, peut-on souhaiter de se trouver � des f�tes qui, presque toujours, co�tent la vie � plusieurs personnes? Pour moi, je suis surprise que, dans un royaume o� les Rois portent le nom de catholiques, l'on souffre un divertissement si barbare. Je sais bien qu'il est fort ancien, puisqu'il vient des Maures; mais il me semble qu'il devrait �tre tout � fait aboli, aussi bien que plusieurs autres coutumes qu'ils tiennent de ces infid�les. Don Fernand de Tol�de, me voyant fort �mue et fort inqui�te pendant la course, et remarquant que je devenais quelquefois aussi p�le qu'un mort, tant je craignais de voir tuer quelques-uns de ceux qui combattaient, me dit en souriant: Qu'auriez-vous fait, Madame, si vous aviez vu ce qui se passa ici il y a quelques ann�es? Un cavalier de m�rite aimait passionn�ment une jeune fille qui n'�tait que la fille d'un lapidaire; mais elle �tait parfaitement belle, et devait avoir de fort grands biens. Ce cavalier ayant appris que les plus fiers taureaux des montagnes avaient �t� pris, et croyant qu'il y aurait beaucoup de gloire de les vaincre, r�solut de tauriser, et il en demanda la permission � sa ma�tresse. Elle fut si saisie de la simple proposition qu'il lui en fit, qu'elle s'en �vanouit, et elle lui d�fendit, par tout le pouvoir qu'il lui avait donn� sur son esprit, d'y penser de sa vie. Mais, malgr� cette d�fense, il crut ne pouvoir lui donner une plus grande preuve de son amour, et il fit travailler secr�tement � toutes les choses qui lui �taient n�cessaires. Quelque soin qu'il apport�t � cacher son dessein � sa ma�tresse, elle en fut avertie, et elle n'omit rien pour le d�tourner. Enfin, le jour de cette f�te �tant venu, il la conjura de s'y trouver, et il lui dit que sa pr�sence suffirait pour le faire vaincre et pour lui acqu�rir une gloire qui le rendrait encore plus digne d'elle. Votre amour, lui dit-elle, est plus ambitieux qu'il n'est tendre, et le mien est plus tendre qu'ambitieux. Allez o� la gloire vous appelle, vous voulez que j'y sois, vous voulez combattre devant moi; oui, j'y serai, je vous le promets, et peut-�tre que ma pr�sence vous troublera plus qu'elle ne vous donnera d'�mulation. Il la quitta enfin et fut sur la Plaza mayor, o� tout le monde �tait d�j� assembl�. Mais � peine commen�ait-il de se d�fendre contre un fier taureau qui l'avait attaqu�, qu'un jeune villageois jette un dard � ce redoutable animal qui le perce et lui fait sentir beaucoup de douleur. Il quitte aussit�t le cavalier qui le combattait, et en mugissant il prend sa course vers celui qui venait de le frapper. Ce jeune homme, interdit, voulut se sauver: alors le bonnet dont sa t�te �tait couverte vint � tomber, et en m�me temps les plus beaux cheveux du monde, et les plus longs, se d�ploy�rent sur ses �paules et firent reconna�tre que c'�tait une fille de quinze � seize ans. La peur lui avait caus� un tel tremblement, qu'elle ne pouvait plus ni courir ni �viter le taureau. Il lui avait port� un coup effroyable dans le c�t�, au m�me moment que son amant, qui �tait le tor�ador, et qui l'avait reconnue, avait couru vers elle pour la secourir. O Dieu! quelle douleur fut la sienne, lorsqu'il vit sa ch�re ma�tresse dans ce funeste �tat! Il devint transport�, il ne m�nagea plus sa vie, et, plus furieux que le taureau, il fit des choses incroyables. Il fut mortellement bless� en plusieurs endroits. Ce fut bien ce jour-l� qu'on trouva la f�te belle. On porta les deux infortun�s amants chez le malheureux p�re de la fille. Ils voulurent �tre en m�me chambre, et demand�rent en gr�ce que, pour le peu d'heures qui leur restaient � vivre, on les mari�t, et que, puisqu'ils ne pouvaient vivre ensemble, ils n'eussent au moins qu'un m�me tombeau apr�s leur mort. Cette histoire a beaucoup ajout� � l'aversion que j'avais pour ces sortes de f�tes. Je le dis � Don Fernand, apr�s l'avoir remerci� de la peine qu'il avait prise de me la raconter. Je ne vous ai rien dit jusqu'ici de la langue espagnole, dans laquelle je t�che de faire quelques progr�s. Je la trouve tout � fait � mon gr�, elle est expressive, noble et grave. L'amour ne laisse pas d'y trouver son langage et d'y badiner agr�ablement. Les personnes de la cour parlent plus concis que les autres. Elles ont de certaines comparaisons et des m�taphores si abstraites, qu'� moins d'�tre accoutum� � les entendre, l'on perd la moiti� de leurs conceptions. J'ai appris plusieurs langues, du moins j'en ai eu les premiers principes; mais, de toutes, il n'y a que la n�tre qui me paraisse plus belle que l'espagnole. Je viens de voir arriver dix gal�res, cela est assez surprenant dans une ville qui est � quatre-vingts lieues de la mer; mais ce sont des gal�res de terre; car, s'il y a bien des chevaux et des chiens marins, pourquoi n'y aurait-il pas des gal�res terrestres? Elles ont la forme d'un chariot, elles sont quatre fois plus longues; chacune a six roues, trois de chaque c�t�; cela ne va gu�re plus doucement qu'une charrette. Le dessous en est rond et assez semblable � celui des gal�res. On les couvre de toile. On y peut tenir quarante personnes. On s'y couche, on y fait sa cuisine; enfin, c'est une maison roulante. L'on met dix-huit ou vingt chevaux pour la tra�ner. La machine est si longue, qu'elle ne peut tourner que dans un grand champ. Elles viennent de Galice et de la Manche, pays du brave Don Quichotte. Il en part huit, dix ou douze ensemble, pour s'entre-secourir au besoin; car, lorsqu'une gal�re verse, c'est un grand fracas, et le mieux qu'il puisse vous arriver c'est de vous rompre un bras ou une jambe. Il faut �tre plus de cent � la relever. L'on porte l�-dedans toutes sortes de provisions, parce que le pays par lequel on passe est si ingrat que sur des montagnes de quatre-vingts lieues de long, le plus grand arbre que l'on trouve est un peu de serpolet et de thym sauvage. Il n'y a l� ni h�te, ni h�tellerie; l'on couche dans la gal�re, et c'est un mis�rable pays pour les voyageurs. M. Mellini, nonce apostolique, sacra le patriarche des Indes le jour de la Trinit�, et le Roi y vint. Je le vis entrer. Il �tait habill� de noir avec une broderie de soie aurore et de petites perles autour des fleurs. Son chapeau �tait si grand, que les bords, qu'on ne rel�ve jamais ici, tombaient des deux c�t�s et ne faisaient pas un bon effet. Je remarquai, pendant la c�r�monie, qu'il mangeait quelque chose qu'on lui tenait sur un papier; je demandai ce que c'�tait. On me dit que ce devait �tre de l'ail ou des petites �chalotes, parce qu'il en mange assez souvent. J'�tais trop �loign�e pour le bien voir. Il ne retourna point au Buen-Retiro, � cause de la f�te du Saint-Sacrement, � laquelle il voulait assister. Lorsque je sortis de l'�glise, je reconnus un gentilhomme fran�ais nomm� Du Juncas, qui est de Bordeaux et que j'y avais vu. Je lui demandai depuis quand il �tait en cette ville. Il me dit qu'il y avait peu, et que son premier soin aurait �t� de me venir voir, sans qu'il s'�tait engag� � Bayonne de ne perdre pas un moment � la recherche d'un sc�l�rat que l'on croyait cach� � Madrid; que ce n'�tait pas la curiosit� de voir sacrer le patriarche des Indes qui l'avait oblig� de venir aux J�ronimites (autrement les filles de la Conception); mais, qu'ayant demand� � parler � une religieuse, on lui avait r�pondu qu'on ne pouvait la voir que le Roi ne f�t sorti. C'est, ajouta-t-il, une des plus belles filles du monde, et elle a caus� un grand malheur, � Bayonne, dans la famille de M. de la Lande. Je me souvins de l'avoir vue en passant, et je le priai de m'apprendre ce que c'�tait. C'est une trop longue et funeste aventure, me dit-il, pour vous la raconter en un moment; mais, si vous voulez voir la jeune religieuse dont je vous parle, je suis persuad� qu'elle ne vous d�plairait pas. Je pris volontiers le parti qu'il me proposait, parce que j'ai toujours entendu dire qu'elles ont encore plus d'esprit dans les monast�res que dans le monde. Nous mont�mes au parloir, dont trois affreuses grilles, les unes sur les autres, tout h�riss�es de pointes de fer me surprirent. Comment! dis-je, on m'avait assur�e que les religieuses �taient, en ce pays, fort galantes; mais je suis persuad�e que l'amour n'est pas assez hardi pour hasarder d'entrer au travers de ces longues pointes et de ces petits trous, o� il p�rirait indubitablement. Vous �tes la dupe des apparences, Madame, s'�cria Du Juncas, et, si la dame qui va venir pouvait m'en laisser le temps, vous sauriez, d�s aujourd'hui, ce que j'appris d'un Espagnol de mes amis, au premier voyage que je fis ici. Do�a Isidore entra en ce moment au parloir. Je la trouvai encore plus belle que je ne me l'�tais figur�. M. Du Juncas lui dit que j'�tais une dame fran�aise qui avait eu envie de la conna�tre sur le r�cit qu'il m'avait fait de son m�rite. Elle me remercia avec beaucoup de modestie, et elle nous dit ensuite qu'il �tait bien vrai que ce mis�rable dont on voulait savoir des nouvelles avait �t� � Madrid depuis peu; mais, qu'elle �tait certaine qu'il n'y �tait plus, et qu'il avait m�me eu la hardiesse de lui �crire par un homme chez lequel il logeait; qu'on lui avait apport� la lettre apr�s son d�part et qu'elle n'avait pas voulu la recevoir. Il me semble, dis-je en l'interrompant, que l'on ne pourrait pas le prendre, suppos� qu'il f�t encore ici. On en obtient quelquefois la permission du Roi, dit Do�a Isidore; il est de certains crimes qui ne doivent point trouver d'asile, et celui-l� en est un. Elle se prit � pleurer, quelque violence qu'elle se f�t pour retenir ses larmes; et elle ajouta que, gr�ce au ciel, elle n'avait rien � se reprocher sur ce qui s'�tait pass�; mais que cela n'emp�chait pas qu'elle ne s'afflige�t extr�mement d'en avoir �t� la cause. Nous parl�mes encore quelque temps ensemble; je demeurai aussi charm�e de son esprit que de sa beaut�, et je me retirai ensuite[111]. Je suis absolument � vous, ma tr�s-ch�re cousine, soyez-en bien persuad�e. A Madrid, ce 29 de mai 1679. ONZI�ME LETTRE. Il faut vous aimer autant que je vous aime, ma ch�re cousine, pour me pouvoir r�soudre � vous �crire dans un temps o� la chaleur est excessive. Tout ce que l'on m'en avait dit, et tout ce que je m'en �tais pu imaginer, n'est rien en comparaison de ce que je trouve. Pour m'en garantir, je laisse mes fen�tres ouvertes tant que la nuit dure, sans appr�hender le vent de Galice qui estropie. Je couche nu-t�te, je mets mes mains et mes pieds dans de la neige; une autre en mourrait, mais je tiens qu'il vaudrait autant mourir que d'�touffer comme on fait ici. Minuit sonne sans que l'on ait senti le plus petit air du z�phire. Pour moi, je pense qu'il ne fait pas plus chaud sous la ligne. Quand on va � la promenade, l'on est assez embarrass�, car, si l'on baisse les glaces du carrosse, l'on est suffoqu� de la poudre dont les rues sont si remplies qu'� peine s'y peut-on voir; et bien que les fen�tres des maisons soient ferm�es, elle passe au travers et g�te tous les meubles; de sorte que les m�chantes odeurs de l'hiver et la poudre de l'�t� noircissent l'argenterie et toutes choses, � tel point que rien ne peut se conserver longtemps beau. Quelque soin que l'on prenne � pr�sent, l'on a toujours le visage couvert de sueur et de poudre, semblables � ces athl�tes que l'on repr�sente dans la lice. Je dois vous dire que j'ai vu la f�te du Saint-Sacrement, qui est fort solennelle ici. L'on y fait une procession g�n�rale, compos�e de toutes les paroisses et de tous les religieux, qui sont en tr�s-grand nombre. L'on tapisse les rues, par o� elle doit passer, des plus belles tapisseries de l'univers; car je ne vous parle pas seulement de celles de la couronne que l'on y voit. Il y a mille particuliers, et m�me davantage, qui en ont d'admirables. Tous les balcons sont sans jalousies, couverts de tapis remplis de riches carreaux, avec des dais. Il y a du coutil tendu qui passe d'un c�t� de la rue � l'autre et emp�che que le soleil incommode. On jette de l'eau sur ce coutil afin qu'il soit plus frais; les rues sont toutes sabl�es, fort arros�es et remplies d'une si grande quantit� de fleurs, que l'on ne saurait marcher sur autre chose. Les reposoirs sont extraordinairement grands, et par�s de la derni�re magnificence. Il ne va point de femmes � la procession. Le Roi y �tait avec un habit de taffetas noir lustr�, une broderie de soie bleue et blanche marquait les tailles. Les manches �taient de taffetas blanc, bord�es de soie bleue et de jais; elles �taient fort longues et ouvertes par devant. Il avait de petites manches pendantes qui tombaient jusqu'� la ceinture; son manteau autour de son bras; son grand collier d'or et de pierreries, d'o� pendait un petit mouton de diamant. Il avait aussi des boucles de diamant � ses souliers et � ses jarreti�res; un gros cordon � son chapeau, qui brillait presque autant que le soleil, avec une enseigne qui retroussait son chapeau, et au bas de cette enseigne une perle que l'on nomme la _peregrine_; elle est aussi grosse qu'une poire de rousselet et de la m�me forme[112]. L'on pr�tend que c'est la plus belle qui soit en Europe, et que l'eau et la qualit� en sont parfaites. Toute la cour, sans exception, �tait � la suite du Saint-Sacrement. Les conseils y marchaient sans ordre de pr�s�ance comme ils se trouvaient, tenant des cierges de cire blanche. Le Roi en portait un, et allait le premier apr�s le tabernacle o� �tait le Corpus. C'est, assur�ment, une des plus belles c�r�monies que l'on puisse voir. J'y remarquai que tous les gentilshommes de la Chambre avaient chacun une grande clef d'or � leur c�t�. C'est celle de la chambre du Roi, o� ils peuvent entrer quand ils veulent. Elle est aussi grande que la clef d'une cave. J'y vis plusieurs chevaliers de Malte, qui portent tous une croix de Malte de toile de Hollande, brod�e sur leur manteau. Il �tait pr�s de deux heures apr�s minuit que la procession n'�tait pas encore rentr�e. Lorsqu'elle passa devant le palais l'on tira des bo�tes et beaucoup de fus�es. Le Roi �tait all� trouver la procession � Santa-Maria; c'est une �glise qui est proche du palais[113]. Toutes les dames prennent ce jour-l� leurs habits d'�t�. Elles sont tr�s-par�es sur leurs balcons; elles y trouvent des corbeilles pleines de fleurs, ou des bouteilles remplies d'eau de senteur, et elles en jettent lorsque la procession passe. Pour l'ordinaire, les trois compagnies qui gardent le Roi sont v�tues de neuf. Quand le Saint-Sacrement est rentr� dans l'�glise, chacun va manger chez soi pour se trouver aux _autos_. Ce sont des trag�dies dont les sujets sont pieux et l'ex�cution assez bizarre. On les repr�sente dans la cour ou dans la rue du pr�sident de chaque conseil � qui cela est d�. Le Roi y vient, et toutes les personnes de qualit� re�oivent des billets d�s la veille pour s'y trouver. Ainsi nous y f�mes convi�es, et je demeurai surprise qu'on allum�t un nombre extraordinaire de flambeaux pendant que le soleil donnait � plomb sur les com�diens, et qu'il faisait fondre les bougies comme du beurre. Ils jou�rent la plus impertinente pi�ce que j'aie vue de mes jours. En voici le sujet. Les chevaliers de Saint-Jacques sont assembl�s, et Notre-Seigneur les vient prier de le recevoir dans leur ordre. Il y en a plusieurs qui le veulent bien, mais les anciens repr�sentent aux autres le tort qu'ils se feraient d'admettre parmi eux une personne n�e dans la roture; que saint Joseph, son p�re, est un pauvre menuisier, et que la Sainte Vierge travaille en couture. Notre-Seigneur attend avec beaucoup d'inqui�tude la r�solution que l'on prendra. L'on d�termine, avec quelque peine, de le refuser. Mais l�-dessus on ouvre un avis qui est d'instituer expr�s pour lui l'ordre del Cristo, et par cet exp�dient tout le monde est satisfait[114]. Cet ordre est celui du Portugal. Cependant ils ne font pas ces choses dans un esprit de malice, et ils aimeraient mieux mourir que de manquer au respect qu'ils doivent � la religion. Les autos durent un mois. Je suis si lasse d'y aller que je m'en dispense tout autant que je le puis. On y sert beaucoup de confitures et d'eau glac�e, dont on a bien besoin, car l'on y meurt de chaud et l'on y �touffe de la poudre. Je fus ravie de trouver � l'h�tel du pr�sident de la Hazienda, Don Augustin Pacheco et sa femme, dont je vous ai d�j� parl�. Ils s'y �taient rendus, parce qu'ils sont alli�s au pr�sident. Nous �tions plac�s proche les uns des autres, et apr�s que la f�te fut finie, nous all�mes nous promener au Prado � la fran�aise, c'est-�-dire des hommes et des femmes dans un m�me carrosse. Don Fr�d�ric de Cordone en �tait: nos rideaux demeur�rent ferm�s tant qu'il y eut grand monde, � cause de la belle petite Espagnole. Mais comme nous rest�mes plus tard que les autres, M. le nonce et Fr�d�ric Cornano, ambassadeur de Venise, ayant fait approcher leur carrosse du n�tre, causaient avec nous, lorsque nous v�mes tout � coup une grande illumination le long de l'all�e, et en m�me temps il parut soixante cardinaux mont�s sur des mules, avec leurs habits et leurs chapeaux rouges. Le pape vint ensuite, on le portait sur une machine entour�e de grands tapis de pied; il �tait sous un dais assis dans un fauteuil, la tiare et les clefs de saint Pierre sur un carreau, avec un b�nitier plein d'eau de fleur d'orange qu'il jetait � tout le monde. La cavalcade marchait gravement. Quand ils furent arriv�s au bout du Prado, MM. les cardinaux commenc�rent � faire mille tours de souplesse pour r�jouir Sa Saintet�: les uns jetaient leurs chapeaux par-dessus les arbres, et chacun se trouvait assez juste dessous pour que son chapeau lui retomb�t sur la t�te. Les autres se mettaient debout sur la selle de leurs mules et les faisaient courir tant qu'elles pouvaient. Il y avait un grand concours de peuple qui faisait le cort�ge. Nous demand�mes � M. le nonce ce que cela voulait dire, et il nous assura qu'il ne savait point, et qu'il ne trouvait rien de bon dans cette plaisanterie. Il envoya s'informer d'o� venait ainsi le Sacr� Coll�ge. Nous appr�mes que c'�tait la f�te des boulangers, et que, tous les ans, ils avaient accoutum� de faire cette belle c�r�monie[115]. Le nonce avait grande envie de la troubler par une salve de coups de b�ton. Il avait d�j� command� � ses estafiers de commencer la noise; mais nous interc�d�mes pour ces pauvres gens qui n'avaient d'autre intention que de f�ter leur saint. Cependant quelqu'un qui avait entendu donner les ordres perturbateurs du repos public en avertit le pape et les cardinaux. Il n'en fallut pas davantage pour mettre la f�te en d�sordre. Chacun se sauva comme il put, et leur crainte fut cause que notre plaisir finit bient�t. L'on ne souffrirait point en France de telles mascarades; mais il y a bien des choses qui sont innocentes dans un pays, qui ne le seraient peut-�tre pas dans un autre. Ma parente sachant la mani�re honn�te dont j'avais �t� re�ue par Don Augustin Pacheco, le convia � souper chez elle. Je le priai de se souvenir qu'il m'avait promis un entretien sur ce qu'il savait des Indes. Je vais, me dit-il aussit�t, vous parler de celles que l'on distingue par Indes occidentales, dans lesquelles une partie de l'Am�rique est comprise. Sous le r�gne de Ferdinand, roi de Castille et d'Aragon, Christophe Colomb, G�nois, d�couvrit cette partie du monde en 1492. Comme les Espagnols furent les premiers qui trouv�rent cette heureuse terre inconnue aux Europ�ens, le roi Ferdinand et la reine Isabelle en eurent la propri�t� par une bulle d'Alexandre VI. Il �tablit eux et leurs successeurs, vicaires perp�tuels du Saint-Si�ge dans tout le vaste pays. De sorte que les rois d'Espagne en sont seigneurs spirituels et temporels; qu'ils nomment aux �v�ch�s et autres b�n�fices; et qu'ils re�oivent les d�mes. Leur pouvoir est plus �tendu l� qu'en Espagne; car il faut remarquer que l'Am�rique seule forme une des quatre parties du monde, et que nous y poss�dons beaucoup plus de pays que toutes les autres nations ensemble. Le conseil des Indes, qui est �tabli � Madrid, est un des plus consid�rables du royaume, et, dans la n�cessit� o� l'on est d'entretenir une correspondance tr�s-fr�quente entre l'Espagne et les Indes, d'envoyer des ordres et de maintenir toute l'autorit� du c�t� de la cour, l'on a �t� oblig� d'�tablir une Chambre particuli�re, compos�e de quatre des plus anciens conseillers du conseil des Indes, lesquels prennent connaissance des affaires de finance, et font faire les exp�ditions par les secr�taires du conseil. Outre cette Chambre qui est � Madrid, il y en a une � S�ville, appel�e la maison de _contratacion_. Elle est compos�e d'un pr�sident et de plusieurs conseillers de robe et d'�p�e, avec les autres officiers n�cessaires. Les conseillers d'�p�e prennent connaissance des choses qui concernent la flotte et les galions. Les autres conseillers rendent la justice. Les appellations de ce tribunal vont au conseil des Indes de Madrid. On tient des registres dans la maison de contratacion de S�ville, o� l'on �crit toutes les marchandises que l'on envoie aux Indes, et toutes celles qu'on en rapporte, pour emp�cher que le Roi ne soit fraud� de ses droits; mais cela sert de peu; les marchands sont si adroits et ceux qui leur font rendre compte prennent si volontiers le parti de partager avec eux, que le Roi n'en est assur�ment pas mieux servi; et son droit, qui n'est qu'un cinqui�me, est si mal pay�, qu'il ne re�oit pas la quatri�me partie de ce qui lui appartient[116]. C'est le conseil de Madrid qui propose au Roi des sujets pour remplir les vice-royaut�s de la Nouvelle-Espagne et du P�rou[117]. Il faut remarquer que tous les emplois s'y donnent de trois ans en trois ans, ou de cinq ans en cinq ans, afin qu'un seul homme ne puisse pas s'enrichir pendant qu'il y en a tant d'autres qui ont besoin d'une part aux bienfaits du prince. Dans les endroits des Indes o� il n'y a pas de vice-roi, celui qui est pr�sident est aussi gouverneur. Lorsqu'un vice-roi meurt, le pr�sident en charge dans la vice-royaut� prend le gouvernement en main, jusqu'� ce qu'on ait envoy� d'Espagne un autre vice-roi. C'est Sa Majest� Catholique qui donne ces grands postes-l�, et les gouvernements les plus consid�rables. Les vice-rois pourvoient aux petits gouvernements, et ces vice-rois rapportent sans peine, en cinq ans, cinq et six cent mille �cus. On n'y va point sans s'y enrichir; et cela est si vrai, que jusqu'aux religieux qu'on y envoie pour pr�cher la foi et convertir les Indiens, rapportent chacun de leur mission trente ou quarante mille �cus. Le Roi dispose de plusieurs pensions qui sont sur les villages des Indes. On en tire depuis deux jusqu'� six mille �cus de rente, et c'est encore un moyen de gratifier ses sujets. Les �les Philippines, qui sont proches du royaume de la Chine, d�pendent du Roi d'Espagne. Le commerce qui s'y fait consiste en soie. Elles lui co�tent plus � garder qu'elles ne lui rapportent. Les Castillans ont eu leurs raisons pour ne vouloir pas qu'il y e�t aucune sorte de manufacture aux Indes, ni que l'on y f�t des �toffes, ni pas une des autres choses qui sont indispensablement n�cessaires. Cette politique est cause que tout vient d'Europe, et que les Indiens, qui aiment passionn�ment leurs commodit�s et ce qui les pare, sacrifient volontiers leur argent � leur satisfaction. De cette mani�re, on les met hors d'�tat de rien amasser, parce qu'ils sont oblig�s d'acheter bien cher les moindres bagatelles qu'on leur porte, et dont on les amuse[118]. La flotte consiste en plusieurs vaisseaux charg�s de marchandises que l'on envoie aux Indes, et il y a d'autres grands navires de guerre qu'ils appellent galions, par lesquels le Roi les fait escorter. Ces navires ne devraient porter aucune marchandise, mais l'avidit� du gain l'emporte sur les d�fenses expresses du Roi, et ils sont quelquefois si charg�s, que si l'on venait � les attaquer, ils ne pourraient se d�fendre. Lorsque les navires partent, l'exp�dition que les marchands obtiennent au conseil des Indes de Madrid, afin de les envoyer, co�te pour chacun depuis trois jusqu'� six mille �cus, selon que les vaisseaux sont grands. Il est ais� de juger, que puisque l'on donne tout, l'on est assur� de gagner bien davantage. Les galions ne vont que jusqu'� Porto-Velo, o� l'on apporte tout l'argent du P�rou. La flotte les quitte en cet endroit, et continue le voyage jusqu'� la Nouvelle-Espagne. Pour les galions, ils vont de San Lucar � Carthag�ne des Indes, en six semaines ou deux mois au plus. Ils y demeurent peu, et en cinq ou six jours ils se rendent � Porto-Velo. C'est un bourg situ� sur la c�te de l'Am�rique. L'air en est tr�s-malsain, et il y fait des chaleurs excessives. De l'autre c�t� de l'isthme, � dix-huit lieues seulement de distance, on trouve la ville de Panama o� l'on apporte du P�rou une grande quantit� d'argent en barre, et des marchandises que l'on voiture toutes par terre jusqu'� Porto-Velo o� sont les galions, et o� il se tient une des plus grandes foires de l'univers; car en moins de quarante ou cinquante jours, il s'y d�bite au moins pour vingt millions d'�cus de toutes sortes de marchandises d'Europe, que l'on paye comptant. Apr�s que la foire est finie, les galions retournent � Carthag�ne, o� il se fait un assez gros commerce de marchandises des Indes et de celles du royaume de Sainte-Foy, aussi bien que de la Morigenta. Ensuite il vont � la Havane prendre les choses n�cessaires pour leur voyage, et de ce lieu � Cadix, ils reviennent d'ordinaire en deux mois. Mais � l'�gard de la flotte, elle s'arr�te � Porto-Rico, pour se rafra�chir. Elle se rend � la Vera-Cruz en cinq semaines. Elle y d�charge ses marchandises que l'on porte par terre � quatre-vingts lieues de l�, dans la grande ville de Mexico. La vente en est bient�t faite, et la flotte part ensuite pour venir � la Havane. Mais il faut que ce passage ne se fasse que dans les mois d'avril ou de septembre, � cause des vents du nord. Le voyage des galions au P�rou est ordinairement de neuf mois, celui de la flotte est de treize ou de quatorze; quelques particuliers y vont aussi � leurs frais, apr�s en avoir obtenu une permission du Roi, et s'�tre fait enregistrer � la contratacion de S�ville. Ceux-l� vont aux c�tes de San-Domingo, Honduras, Caracas et Buenos-Ayres[119]. Il faut toujours que l'argent qui vient des Indes, directement pour le Roi, soit apport� par un galion. On donne cet argent � un ma�tre de la monnaie, lequel paye au Roi six mille �cus toutes les fois qu'il fait le voyage, et il retient un pour cent de l'argent qui lui passe par les mains, ce qui va fort loin. A l'�gard de l'argent des particuliers, il vient dans les vaisseaux qu'ils veulent choisir. C'est le capitaine qui doit en rendre compte. Il y a un certain droit appel� avarie, c'est-�-dire qu'on le prend sur les marchandises enregistr�es et sur l'argent que l'on rapporte des Indes. Ce droit est si consid�rable, qu'il fournit � ce qu'il faut pour mettre les galions et la flotte en �tat de faire le voyage, bien que la d�pense monte � neuf cent mille �cus. Celle de la flotte n'est pas si grande. Celui que le Roi choisit pour �tre g�n�ral des galions lui avance quatre-vingts ou cent mille �cus, qu'on lui rend aux Indes avec un gros int�r�t. Chaque capitaine avance aussi de l'argent au Roi, � proportion de la grandeur du vaisseau qu'il commande. Il y a, de plus, une patache qui va avec les galions et s'en s�pare au golfe de Las Jeguas. Elle va aux �les de la Marguerite prendre les perles que l'on paye au Roi pour le droit du cinqui�me, c'est-�-dire le cinqui�me de tout ce que l'on p�che de perles, et ensuite elle se rend � Carthag�ne. L'on a d�couvert, il y a peu d'ann�es, � soixante-dix lieues de Lerma, des mines qui sont d'un grand revenu. Celles du P�rou et de tout le reste des Indes occidentales rendent le cinqui�me au Roi, tant de l'or que de l'argent et des �meraudes. Il y a, au Potosi, des mines plus abondantes que partout ailleurs. On porte tout l'argent que l'on tire au port d'Arica, on l'envoie de l� � Callao. C'est un des ports de Lima o� les galions viennent le recevoir. Le royaume du P�rou rend, chaque ann�e, en or et en argent, la valeur de onze millions d'�cus[120]. On tire de la nouvelle Espagne cinq millions d'�cus et des marchandises qui sont ordinairement des �meraudes, de l'or, de l'argent, de la cochenille, du tabac, des laines de vigogne, du bois de Camp�che, du bejouar et des cuirs. On a �t� longtemps, dans la nouvelle Espagne, sans y vouloir souffrir des ouvriers qui travaillassent en soie et en laine. Il y en a pr�sentement, et cela pourra faire tort aux �toffes que l'on apporte d'Europe. On ne permet pas d'y planter des oliviers ni des vignes, afin que le vin et l'huile qu'on y apporte se vendent ais�ment. Le Roi a dans les Indes, aussi bien qu'en Espagne, le droit de vendre la bulle de la Cruzada, pour manger de la viande tous les samedis, et pour jouir du b�n�fice des indulgences. Les Indiens idol�tres ne sont point soumis � l'Inquisition des Indes; elle n'est �tablie que contre les h�r�tiques et les Juifs. On ne souffre point que les �trangers aillent aux Indes; et, s'il y en va quelqu'un, il faut qu'il ait une permission expresse, que l'on n'accorde que tr�s-rarement. Comment vous exprimerai-je, continua Don Augustin, les beaut�s de la ville de Mexique, les �glises, les palais, les places publiques, les richesses, la profusion, la magnificence et les d�lices; une ville si heureusement situ�e, qu'elle jouit, dans toutes les saisons, d'un printemps continuel, o� les chaleurs n'ont rien d'excessif, et o� l'on ne ressent jamais la rigueur de l'hiver! La campagne n'est pas moins charmante; les fleurs et les fruits en toute saison chargent �galement les arbres. La r�colte se renouvelle plus d'une fois pendant le cours de l'ann�e; les lacs sont pleins de poisson, les prairies charg�es de b�tail; les for�ts, d'excellent gibier et de b�tes fauves. La terre ne semble s'ouvrir que pour donner l'or qu'elle renferme. L'on y d�couvre des mines de pierreries, et l'on y p�che les perles. Ah! m'�criai-je, allons vivre dans ce pays-l�, et quittons celui-ci. Une telle description m'enchante; mais comme le voyage est long, il faut, s'il vous pla�t, Madame, dis-je � Do�a Tereza en riant, que vous soupiez avant de partir. Je la pris aussit�t par la main, et nous entr�mes dans la salle o� j'avais pris soin de faire venir les meilleurs musiciens, qui sont assez mauvais, et qui, � mon avis, ne se peuvent rendre recommandables que par leur chert�. Mon cuisinier nous fit quelques rago�ts � la fran�aise, que Do�a Tereza trouva si excellents, qu'elle me pria qu'on lui f�t un m�moire de la mani�re dont on les appr�tait, et Don Augustin me pria aussi de lui faire donner des lardoires. En effet, on chercherait par toute l'Espagne sans en trouver une seule. Nous demeur�mes fort tard ensemble; car, en cette saison, on veille jusqu'� quatre ou cinq heures du matin � cause des chaleurs, et que le meilleur temps est celui de la nuit. Il y a de certains jours dans l'ann�e o� tout le monde se prom�ne sur les ponts traversant le Man�anar�s; mais, � pr�sent, les carrosses entrent dans son lit; le gravier et quelques petits ruisseaux contribuent � le rendre fort frais. Les chevaux souffrent beaucoup de ces promenades-l�; rien ne leur use davantage les pieds que les cailloux sur lesquels ils marchent toujours. On s'arr�te en quelques endroits dans cette rivi�re, et l'on y demeure jusqu'� deux et trois heures apr�s minuit. Il y a souvent plus de mille carrosses. Quelques particuliers y portent � manger, les autres y chantent et jouent des instruments. Tout cela est fort agr�able pendant une belle nuit. Il y a des personnes qui s'y baignent; mais, en v�rit�, c'est d'une mani�re bien d�sagr�able. L'ambassadrice de Danemark le fait depuis quelques jours. Ses gens vont un peu avant qu'elle arrive creuser un grand trou dans le gravier, qui s'emplit d'eau. L'ambassadrice se vient fourrer dedans. Voil� un bain, comme vous le pouvez juger, fort plaisant; cependant c'est le seul dont on puisse user dans la rivi�re. Vous ne serez peut-�tre pas f�ch�e de savoir qu'il faut, en faisant ici ses preuves de noblesse, prouver que l'on descend, du c�t� de p�re et de m�re, de _viejos cristianos_, c'est-�-dire d'anciens chr�tiens. La tache que l'on doit craindre, est qu'il soit entr� dans une famille des Juifs ou des Maures[121]. Comme les peuples de Biscaye et de Navarre ont �t� d�fendus de l'invasion des barbares par la hauteur et l'�pret� de leurs montagnes, ils s'estiment tous cavaliers, jusqu'aux porteurs d'eau. En Espagne, les enfants prennent quelquefois le nom de leur m�re, lorsqu'il est plus illustre que celui du p�re. Il est certain qu'il y a peu de familles qui n'aient �t� interrompues, et dont le nom et la noblesse n'aient �t� port�s par une fille unique dans une autre famille. Celle de Velasco n'est pas comprise dans ce rang, car ils comptent dans leur maison dix conn�tables de Castille, de p�re en fils[122]. Une chose assez singuli�re, et qui, je pense, n'est �tablie en aucun autre pays, c'est que les enfants trouv�s sont nobles, et jouissent du titre d'_hidalgos_ et de tous les privil�ges attach�s � la noblesse. Mais il faut, pour cela, qu'ils prouvent qu'on les a trouv�s, et qu'ils ont �t� nourris et �lev�s dans l'h�pital o� l'on met ces sortes d'enfants. Il se trouve de grandes maisons en Espagne, lesquelles poss�dent presque tout leur bien � titre de _Mayorasgo_, et lorsqu'il arrive que tous ceux du nom sont morts et aussi les plus proches parents m�les, s'il y a des fils naturels, ils h�ritent; s'il n'y en a point, c'est le plus ancien domestique qui prend le nom et les armes de son ma�tre, et qui devient h�ritier de ses biens[123]: C'est ce qui fait que des cadets d'autres maisons, aussi nobles et aussi illustres, ne d�daignent point de servir dans celles-l�, et leurs esp�rances sont assez bien fond�es, car il arrive souvent que les familles s'�teignent � cause que les Espagnoles ont moins d'enfants que les femmes d'aucun autre pays. Il est arriv� depuis peu une aventure bien funeste � une fille de qualit�, nomm�e Do�a Clara. Son coeur n'avait pu se d�fendre contre le m�rite du comte de Castrillo[124], homme de la cour tr�s-spirituel et tr�s-bien fait. Ce cavalier avait su lui plaire sans en former le dessein; il ignorait les dispositions qu'elle avait pour lui, et ne cultivait point son bonheur. Bien que le p�re de cette aimable fille f�t absent, elle n'en avait pas une plus grande libert�, parce que son fr�re, Don Henriquez, � qui son p�re l'avait recommand�e, veillait incessamment sur sa conduite. Elle ne pouvait parler � ce qu'elle aimait, et c'�tait pour elle un nouveau martyre de souffrir sans se plaindre et sans partager au moins sa peine avec celui qui la causait. Elle r�solut enfin de lui �crire et de chercher quelque moyen de lui faire rendre sa lettre. Mais comme cette affaire lui �tait de la derni�re cons�quence, elle h�sitait � faire le choix d'une confidente, et elle resta ainsi quelque temps, jusqu'� ce qu'ayant jet� les yeux sur une de ses amies, qui lui avait toujours t�moign� beaucoup de tendresse, sans balancer davantage, elle �crivit une lettre fort touchante au comte de Castrillo, et elle allait chez son amie pour la prier de la faire rendre � ce cavalier, lorsqu'elle le vit passer proche de sa chaise. Cette vue augmenta le d�sir qu'elle avait de l'informer de ses sentiments, et, prenant tout d'un coup parti, elle lui jeta le billet qu'elle tenait, feignant dans ce moment que c'en �tait un qu'il venait lui-m�me de lui donner en passant. Apprenez, Seigneur, dit-elle tout haut et d'un air plein de col�re, que ce n'est point � moi, qu'il se faut adresser pour des desseins tels que sont les v�tres. Voil� votre billet que je ne veux seulement pas ouvrir. Le comte avait trop d'esprit pour ne pas comprendre l'intention favorable de cette belle personne, et, ramassant ce papier avec soin: Vous ne vous plaindrez point, Madame, lui dit-il, que je n'aie pas profit� de vos avis. Il se retira aussit�t pour lire une lettre qui ne pouvait lui donner que beaucoup de plaisir. Il fut inform�, par ce moyen, des intentions de Do�a Clara et de ce qu'il fallait faire pour la voir. Il ne manqua � rien, il en devint �perdument amoureux, et il se crut, avec raison, un des cavaliers d'Espagne qui avait la meilleure fortune. Ils attendaient avec impatience le retour du p�re de Do�a Clara, pour lui proposer le mariage, qui apparemment ne pouvait que lui �tre fort agr�able. Mais quelques pr�cautions que ces jeunes amants eussent prises pour bien �tablir et pour faire durer un commerce qui faisait la f�licit� de leur vie, le soup�onneux et trop vigilant Henriquez d�couvrit leur intrigue. Il la crut criminelle, et dans l'exc�s de sa rage, sans en rien t�moigner ni faire aucun �clat, il entra une nuit dans la chambre de l'infortun�e Do�a Clara, et comme elle dormait profond�ment, il l'�trangla avec toute la barbarie imaginable. Cependant, bien que l'on conn�t qu'il �tait l'auteur de cette m�chante action, elle ne fut point poursuivie par la justice, parce que Don Henriquez avait trop de cr�dit, et que cette pauvre fille n'ayant point de parents qui ne fussent ceux de son fr�re, sa famille ne voulut pas augmenter des malheurs qui �taient d�j� assez grands. Apr�s ce mauvais coup, Henriquez feignit de se mettre dans une grande d�votion. Il ne paraissait plus en public; il entendait la messe chez lui et voyait tr�s-peu de monde. C'est qu'il appr�hendait que le comte de Castrillo, qui n'avait point cach� son d�sespoir, et qui l'avait laiss� para�tre dans toute sa force, ne venge�t enfin sa ma�tresse. Il en cherchait aussi les occasions avec les derniers soins; mais apr�s avoir tent� inutilement tous les moyens qu'il p�t s'imaginer, il en trouva un qui lui r�ussit. Il se d�guisa en _aguador_, c'est-�-dire en porteur d'eau. Ces sortes de gens chargent un �ne de plusieurs grandes cruches, et les portent par la ville. Ils sont v�tus d'une grosse bure; leurs jambes sont nues avec des souliers d�coup�s, ou bien ils ont de simples semelles attach�es avec des cordes. Notre amant ainsi d�guis� se tenait tout le long du jour appuy� sur le bord d'une fontaine, dont il grossissait les eaux par l'abondance de ses larmes; car cette fontaine �tait devant la maison o� il avait vu si souvent sa ch�re et belle Clara, et c'�tait l� que demeurait l'inhumain Henriquez. Comme le comte avait les yeux attach�s sur cette maison, il en aper�ut une des fen�tres entr'ouverte, et il vit en m�me temps que son ennemi s'en approchait. Il tenait un miroir dans sa main et s'y regardait. Aussit�t le fin aguador lui jeta des noyaux de cerises, comme en riant, et quelques-uns l'ayant frapp� au visage, Don Henriquez, offens� de l'insolence d'un homme qui ne lui paraissait qu'un mis�rable aguador, emport� du premier mouvement de sa col�re, descendit seul pour le ch�tier. Mais � peine fut-il dans la rue, que le comte, se faisant conna�tre et tirant une �p�e qu'il tenait cach�e pour ce dessein: Tra�tre, lui cria-t-il, songe � d�fendre ta vie. La surprise et l'effroi surprirent � tel point Don Henriquez, qu'il ne se trouva en �tat que de lui demander quartier; mais il ne put en obtenir de cet amant irrit�, qui vengea la mort de sa ma�tresse sur celui qui l'avait si cruellement fait p�rir. Le comte aurait eu bien de la peine � se sauver, venant de faire un tel coup devant la maison d'un homme de nom, et qui avait un grand nombre de domestiques. Mais dans les moments que tous les gens de Don Henriquez sortaient sur le comte, il fut si heureux que le duc d'Uzeda passa avec trois de ses amis. Ils sortirent aussit�t de leur carrosse et le secoururent si � propos, qu'il s'est sauv� sans que nous sachions encore o� il est. Je m'y int�resse parce que je le connais, et que c'est un tr�s-honn�te homme. Il est assez ordinaire, en ce pays-ci, d'assassiner pour plusieurs sujets qui sont m�me autoris�s par la coutume, et l'on n'en a point d'affaire f�cheuse. Par exemple, lorsqu'on prouve qu'un homme a donn� un soufflet � un autre, ou un coup de chapeau dans le visage, ou du mouchoir, ou du gant, ou qu'il l'a injuri�, soit en l'appelant ivrogne, ou en certains termes qui int�ressent la vertu de son �pouse; ces choses-l� ne se vengent que par l'assassinat. Ils disent pour raison, qu'apr�s de telles insultes, il n'y aurait pas de justice de hasarder sa vie dans un combat singulier avec des armes �gales, o� l'offens� pourrait p�rir de la main de l'agresseur. Ils vous garderont vingt ans une vengeance, s'ils ne peuvent trouver, avant ce temps-l�, l'occasion de l'ex�cuter. S'ils viennent � mourir avant de s'�tre veng�s, il laissent leurs enfants h�ritiers de leur ressentiment comme de leurs biens; et le plus court, pour un homme qui a fait affront � un autre, c'est de quitter le pays pour le reste de sa vie. L'on m'a racont�, il y a peu, qu'un homme de condition, apr�s avoir �t� vingt-cinq ans aux Indes, pour �viter le mauvais tour qu'un autre qu'il avait offens�, lui voulait faire, ayant appris sa mort, et m�me celle de son fils, crut �tre en s�ret�. Il revint � Madrid, apr�s avoir pris la pr�caution de changer son nom, pour n'�tre pas reconnu; mais tout cela ne le put garantir; et le petit-fils de celui qu'il avait maltrait� le fit assassiner peu apr�s son retour, bien qu'il n'e�t encore que douze ans. Pour faire ces mauvaises actions, l'on fait d'ordinaire venir des hommes de Valence. C'est une ville d'Espagne, dont le peuple est de la derni�re m�chancet�. Il n'y a pas de crimes dans lesquels ils ne s'engagent d�termin�ment pour de l'argent. Ils portent des stylets et des armes qui tirent sans faire aucun bruit. Il y a deux sortes de stylets. Les uns de la longueur d'un petit poignard, qui sont moins gros qu'une grosse aiguille, et d'un acier tr�s-fin, carr� et tranchant par les quarts. Avec cela ils font des blessures mortelles, parce qu'allant fort avant, et ne faisant qu'une ouverture aussi petite que le pourrait faire une piq�re d'aiguille, il ne sort point de sang; � peine peut-on voir l'endroit o� vous avez �t� frapp�. Il est impossible de se faire panser, et l'on en meurt presque toujours. Les autres stylets sont plus longs, et de la grosseur du petit doigt, si fermes que j'en ai vu du premier coup percer une grosse table de noyer. Il est d�fendu de porter de ces sortes d'armes en Espagne, comme il l'est en France de porter des ba�onnettes. Il n'est pas permis non plus d'avoir de ces petits pistolets qui tirent sans bruit. Mais, malgr� la d�fense, beaucoup de personnes s'en servent. On m'a dit qu'un homme de qualit�, croyant avoir sujet de faire p�rir un de ses ennemis, s'adressa � un _bandolero_ de Valence; il lui donna de l'argent pour l'assassiner. Mais ensuite il s'accommoda avec son ennemi, et voulant en user avec bonne foi, le premier de ses soins fut d'avertir le bandolero de ce qui se passait, afin qu'il se gard�t bien de tuer cet homme. Le bandolero voyant que l'on n'avait plus besoin de lui, offrit de rendre la somme qu'il avait re�ue, et celui qui la lui avait donn�e le pria de la garder. Eh bien! dit-il, j'ai de l'honneur, je garderai l'argent et je tuerai votre homme. L'autre le pria instamment de n'en rien faire, attendu leur r�conciliation. Tout ce que je puis faire, lui dit-il, c'est de vous donner le choix, que ce soit ou vous, ou lui; car il faut n�cessairement que pour gagner en conscience l'argent que vous m'avez donn�, je tue quelqu'un. Quelques pri�res que l'autre lui p�t faire, il persista dans son dessein et l'ex�cuta. On aurait bien pu le faire prendre, mais il y a trop de danger; car ils sont tant de bandoleros ensemble, que la mort de celui qu'on ex�cuterait serait bient�t veng�e. Ces mis�rables ont toujours une liste de meurtres et de m�chantes actions qu'ils ont commis, dont ils se font honneur; et lorsqu'on les emploie, ils vous la montrent et demandent si l'on veut qu'ils portent des coups qui fassent languir, ou qu'ils tuent tout d'un coup. Ce sont les plus pernicieuses gens de l'univers. En v�rit�, si je voulais vous dire tous les �v�nements tragiques que j'apprends chaque jour, vous conviendriez que ce pays-ci est le th��tre des plus terribles sc�nes du monde[125]. L'amour en donne souvent le sujet. Pour le satisfaire ou pour le punir, il n'y a rien que les Espagnols ne puissent entreprendre; rien n'est au-dessus de leur courage et de leur tendresse. On dit que la jalousie est leur passion dominante; on pr�tend qu'il y entre moins d'amour que de ressentiment et de gloire; qu'ils ne peuvent supporter de voir donner la pr�f�rence � un autre, et que tout ce qui va � leur faire un affront les d�sesp�re: quoi qu'il en soit, et de quelques sentiments qu'ils soient anim�s, il est constant que c'est une nation furieuse et barbare sur ce chapitre. Les femmes ne voient point d'hommes. Il est vrai qu'elles savent fort bien �crire pour les rendez-vous qu'elles veulent donner, quoique le p�ril soit grand pour elles, pour leurs amants et pour le messager. Mais malgr� le p�ril, par leur esprit et par leur argent, elles viennent � bout de tromper les plus fins Argus. Il est difficile de comprendre que des hommes qui mettent tout en usage pour satisfaire leur vengeance, et qui commettent les plus mauvaise actions, soient superstitieux jusqu'� la faiblesse, dans le temps qu'ils vont poignarder leur ennemi. Ils font faire des neuvaines aux �mes du Purgatoire, et portent sur eux des reliques qu'ils baisent souvent, et auxquelles ils se recommandent pour ne pas succomber dans leur entreprise[126]. Je ne pr�tends pas attribuer ce caract�re � toute la nation. On peut dire qu'il y a d'aussi honn�tes gens qu'en lieu du monde, et qu'ils ont beaucoup de grandeur d'�me. Je vais vous en citer quelques exemples que vous regarderez peut-�tre comme des folies, car chaque chose a un bon et un mauvais c�t�. Le conn�table de Castille est, en v�rit�, un des plus riches seigneurs de la cour en fonds de terre; mais comme il a la m�me n�gligence que tous ses semblables, qui est de ne prendre connaissances d'aucuns de ses int�r�ts, cela est cause qu'il ne l'est pas en argent comptant. Les pensions que le Roi lui fait, pour �tre doyen du conseil d'�tat, conn�table de Castille et grand fauconnier, sont si consid�rables, qu'elles pourraient suppl�er � ce qui lui manque; mais il est si fier qu'il ne veut rien recevoir. Il dit pour ses raisons que, lorsqu'un sujet a suffisamment de quoi vivre, il ne doit pas �tre � charge � son Prince; qu'il doit le servir et s'en estimer heureux; que de se faire payer comme un mercenaire, c'est devenir esclave. Le duc d'Arcos, autrement d'Ave�ro, a bien une autre opini�tret�. Il pr�tend que le Roi de Portugal a usurp� la couronne sur ceux de sa maison, et par cette raison, lorsqu'il en parle, il ne le nomme que le duc de Bragance[127]. Il a cependant quarante mille �cus de rentes au Portugal, dont il ne jouit pas, parce qu'il ne veut pas se soumettre � baiser la main de ce Roi, ni lui faire hommage. Le Roi de Portugal lui a fait dire qu'il le dispensait d'y venir lui-m�me, pourvu qu'il envoy�t � sa place un de ses fils, soit l'a�n� ou le cadet, � son choix; qu'il lui laisserait recevoir son revenu et lui en payerait les arr�rages qui montent � des sommes immenses. Le duc d'Ave�ro n'en veut pas seulement entendre parler. Il dit qu'apr�s avoir perdu la couronne, il serait honteux de se soumettre � l'usurpateur pour quarante mille �cus de rente; que les grands maux emp�chent de ressentir les petits, et que le Roi tirerait plus de gloire de son hommage qu'il ne tire de profit de son revenu; qu'il aurait � se reprocher de lui avoir fait un honneur qu'il ne lui doit pas. Celui que je vous garde pour le dernier, c'est le prince de Stigliano. Il a des charges et des commissions � donner � la Contratacion de S�ville, pour quatre-vingt mille livres de rente. Il aime mieux les perdre que de signer de sa main les exp�ditions n�cessaires, disant qu'il n'est pas de la g�n�rosit� d'un cavalier comme lui de se donner la peine de signer son nom pour si peu de chose, car ces quatre-vingt mille livres de rente ne sont pas en un seul article; il y en a plus de trente; et lorsque son secr�taire lui pr�sente une exp�dition de charge � signer de quatre ou cinq mille livres, il le refuse, et all�gue sa qualit�, disant toujours: _esto es una ni�eria_: c'est une bagatelle. Le Roi n'est pas l�-dessus si difficile, car c'est lui qui y pourvoit � la place du prince et qui en tire le profit. Vous m'allez dire que les Espagnols sont fous avec leur chim�rique grandeur. Peut-�tre que vous direz vrai; mais pour moi qui crois les conna�tre assez, je n'en juge pas de cette mani�re. Je demeure d'accord, n�anmoins, que la diff�rence que l'on peut mettre entre les Espagnols et les Fran�ais, est tout � notre avantage. Il semble que je ne devrais pas me m�ler de d�cider l�-dessus, et que j'y suis trop int�ress�e pour en parler sans passion. Mais je suis persuad�e qu'il n'y a gu�re de personnes raisonnables qui n'en jugent ainsi. Les �trangers viennent moins � Madrid qu'en lieu du monde, et ils ont raison; car s'ils ne trouvent quelqu'un qui leur procure un appartement chez des particuliers, ils courent risque d'�tre fort mal log�s, et les Espagnols ne se pressent pas trop d'offrir leurs maisons � personne � cause de leurs femmes, dont ils sont extr�mement jaloux. Je ne sais dans toute cette ville que deux auberges, dont il y en a une o� l'on mange � la fran�aise; mais d�s qu'elles sont pleines (et elles le sont bient�t, car elles sont fort petites), l'on ne sait que devenir. Ajoutez � cela qu'on ne trouve point de voitures commod�ment. Les carrosses de louage y sont assez rares; pour les chaises, on en a autant que l'on veut, mais ce n'est gu�re la coutume ici que les hommes se fassent porter en chaise, � moins qu'ils ne soient fort vieux ou fort incommod�s. Enfin pourquoi les �trangers viendraient-ils � Madrid? ce qui est de plus beau et de plus aimable est toujours cach�. Je veux parler des dames. Ils ne sauraient avoir de commerce avec elles, et celles que l'on peut voir sont des femmes si dangereuses pour la sant�, qu'il faut avoir une grande curiosit� pour se r�soudre de la satisfaire avec de pareils risques. Malgr� cela, le seul plaisir et l'unique occupation des Espagnols, c'est d'avoir un attachement. De jeunes enfants de qualit� qui ont de l'argent, commencent d�s l'�ge de douze � treize ans � prendre une _amancebade_, c'est-�-dire une ma�tresse concubine pour laquelle ils n�gligent leurs �tudes, et prennent dans la maison paternelle tout ce qu'ils peuvent attraper. Ils ne voient pas longtemps ces cr�atures sans se trouver en �tat de se repentir de leur mauvaise conduite. Ce qui est effroyable, c'est qu'il y a peu de personnes en ce pays, soit de l'un ou l'autre sexe, et m�me des plus distingu�es, qui soient exemptes de cette maligne influence. Les enfants apportent le mal du ventre de leur m�re, ou le prennent en tetant leur nourrice. Une vierge en est peut-�tre soup�onn�e, et � peine veulent-ils se faire gu�rir, tant ils ont de certitude de retomber dans les m�mes accidents. Mais il faut qu'ils ne soient pas si dangereux en Espagne qu'ailleurs, car ils y conservent de fort beaux cheveux et de fort belles dents. On s'entretient de cette maladie chez le Roi et parmi les femmes de la premi�re qualit�, comme de la fi�vre ou de la migraine, et tous prennent leur mal en patience, sans s'en embarrasser un moment. Dans le doute o� l'on est que la femme la plus vertueuse ou le petit enfant n'en aient leur part, l'on ne saigne jamais au bras, c'est toujours au pied. Un enfant de trois semaines sera saign� au pied, et c'est m�me une coutume si bien �tablie, que les chirurgiens, qui ne sont pas fort habiles, ne savent point saigner au bras. J'ai �t� incommod�e; il a fallu me servir du valet de chambre de M. l'ambassadeur de France pour me saigner au bras. Il est ais� de juger par tout ce que je vous ai dit que c'est le pr�sent de noces qu'un Espagnol fait � sa femme; et bien que l'on se marie, l'on ne quitte point sa ma�tresse, quelque dangereuse qu'elle puisse �tre. Toutes les fois que ces ma�tresses se font saigner, leur amant est oblig� de leur donner un habit neuf complet, et il faut remarquer qu'elles portent jusqu'� neuf et dix jupes � la fois; de mani�re que ce n'est pas une m�diocre d�pense. Le marquis de Liche[128], ayant su que sa ma�tresse venait d'�tre saign�e et ne pouvant attendre que le tailleur e�t fait l'habit qu'il voulait lui donner, lui en envoya un qu'on venait d'apporter � la marquise de Liche, qui est extr�mement belle. Il dit ordinairement que pour �tre le plus heureux de tous les hommes, il ne souhaiterait qu'une ma�tresse aussi aimable qu'est sa femme. Les grands seigneurs, qui reviennent fort riches de leurs gouvernements o� ils vont la plupart fort pauvres et o� ils pillent le plus qu'ils peuvent, parce qu'ils n'y demeurent au plus que cinq ans, n'emploient pas � leur retour leur argent � acheter des terres. Ils le gardent dans leurs coffres, et tant qu'il dure, ils font belle d�pense, car ils tiennent au-dessous d'eux de faire profiter cet argent. Il est difficile, de cette mani�re, que les plus grands tr�sors ne s'�puisent; mais l'avenir ne les inqui�te pas trop, car chacun d'eux esp�re quelque vice-royaut� ou quelque autre poste qui r�tablit tout d'un coup les affaires les plus n�glig�es. On doit convenir que le Roi d'Espagne est bien en �tat de satisfaire l'ambition de ses sujets et de r�compenser leurs services. Beaucoup de ses sujets, en effet, remplissent la place de plusieurs souverains qui ont �t� les premiers hommes de leur si�cle. La diff�rence est notable entre ces souverains des temps jadis et les Espagnols du temps pr�sent. Elle est moindre du c�t� de la naissance que de celui du m�rite; car les maisons des grands seigneurs sont tr�s-illustres. On en voit beaucoup qui descendent des rois de Castille, de Navarre, d'Aragon et de Portugal. Cela n'emp�che pas que plusieurs (car j'y mets une exception) ne d�mentent la vertu de leurs anc�tres. Mais aussi, de quelle mani�re les �l�ve-t-on? Ils n'�tudient point; on n�glige de leur donner d'habiles pr�cepteurs. D�s qu'on les destine � l'�p�e, on ne se soucie plus qu'ils apprennent le latin ni l'histoire. On devrait au moins leur enseigner ce qui est de leur m�tier: les math�matiques, � faire des armes et � monter � cheval. Ils n'y pensent seulement pas. Il n'y a point ici d'acad�mie ni de ma�tres qui montrent ces sortes de choses. Les jeunes hommes passent le temps qu'ils devraient employer � s'instruire dans une oisivet� pitoyable, soit � la promenade ou � faire leur cour aux dames. Et malgr� tout cela, ils sont persuad�s qu'il n'y a pas de gens au monde plus dignes qu'eux de l'admiration publique. Ils croient que Madrid est le centre de la gloire, des sciences et des plaisirs; ils souhaitent en mourant � leurs enfants le paradis et puis Madrid. Et par l�, ils mettent cette ville au-dessus m�me du paradis, tant ils y vivent satisfaits. C'est ce qui les emp�che aussi d'aller chercher dans les autres cours une politesse qu'ils n'ont pas parmi eux et qu'ils ne connaissent point. C'est ce qui les oblige encore de presser leur retour � Madrid, en quelque lieu que le Roi les envoie, quelque rang qu'ils y tiennent, quelques honneurs qu'ils y re�oivent, quelques richesses qu'ils y amassent; l'amour de la patrie et la pr�vention pour elle a un tel empire sur eux, qu'ils renoncent � tout, et ils aiment mieux mener une vie fort commune et que personne ne remarque, sans train, sans faste et sans distinction, pourvu que ce soit � Madrid. Il est tr�s-rare qu'un p�re fasse voyager son fils; il le garde aupr�s de lui et lui laisse prendre les habitudes qu'il veut. Vous pouvez croire que ce ne sont pas d'ordinaire les meilleures, car il y a un certain �ge o� l'on n'a pas d'autre but que de go�ter les plaisirs. Ils s'y entra�nent les uns les autres, et ce qui devrait �tre s�v�rement repris est tol�r� par l'exemple de ceux de qui ils d�pendent. Ajoutez � tout cela qu'on les marie, pour ainsi dire, au sortir du berceau. L'on �tablit � seize ou dix-sept ans un petit homme dans son m�nage, avec une petite femme qui n'est qu'un enfant. Cela fait que ce jeune homme apprend encore moins ce qu'il devrait savoir, et qu'il devient plus d�bauch�, parce qu'il est le ma�tre de sa conduite. De sorte qu'il passe sa vie au coin de son feu, comme un vieillard dans sa caducit�, et parce que ce noble fain�ant est d'une illustre maison, il sera choisi pour aller gouverner des peuples qui p�tissent de son ignorance. Ce qui est encore plus pitoyable, c'est qu'un tel homme se croit un grand personnage, et ne se gouverne que par sa propre suffisance et sans prendre conseil de personne; aussi fait-il tout de travers. Sa femme n'aura gu�re plus de g�nie et d'habilet�; une gloire insupportable, dont elle s'applaudit, fera son plus grand m�rite, et souvent des gens d'une capacit� consomm�e seront soumis � ces deux animaux qu'on leur donne pour sup�rieurs[129]. Mais, d'un autre c�t�, rendons � C�sar ce qui appartient � C�sar. Il faut convenir que quand un Espagnol a �t� assez favorablement regard� du ciel pour avoir une bonne �ducation, qu'il voyage et qu'il voit le monde, il en profite mieux que personne. La nature leur a �t� moins avare qu'ils ne le sont � eux-m�mes. Ils sont niais avec plus d'esprit que les autres; ils ont une grande vivacit� avec un grand flegme; ils parlent et s'�noncent facilement; ils ont beaucoup de m�moire, �crivent d'une mani�re nette et concise; ils comprennent fort vite. Il leur est ais� d'apprendre tout ce qu'ils veulent; ils entendent parfaitement la politique; ils sont sobres et laborieux lorsqu'il le faut. On peut sans doute trouver de grandes qualit�s parmi eux, de la g�n�rosit�, du secret, de l'amiti�, de la bravoure, en un mot, ces beaux sentiments de l'�me qui font le parfait honn�te homme. Il me semble que voici un endroit assez propre pour finir ma lettre, et pour vous inspirer de l'estime pour eux. Je ne serais pas f�ch�e de leur procurer cet avantage, car je ne m'accommode point si mal de leurs mani�res, que beaucoup d'autres qui crient contre eux, et qui les condamnent d'abord sans les examiner et sans les conna�tre � fond. Pour moi, je dis qu'il y a du bon et du mauvais ici, comme dans tous les autres endroits du monde. De Madrid, ce 27 juin 1679. DOUZI�ME LETTRE. Tout est ici dans la joie depuis l'arriv�e du secr�taire du marquis de Los Balbaz�s, qui apporta, le 13 de ce mois, les assurances que le Roi Tr�s-Chr�tien a accord� Mademoiselle au Roi d'Espagne. Il attendait cette nouvelle si impatiemment, qu'il demandait � toute heure si l'on ne voyait point arriver le courrier, et aussit�t qu'il l'eut re�ue, il alla entendre le _Te Deum_ � Notre-Dame d'Atocha. Comme les dames ne vont point l�, elles se contentent de se parer beaucoup et de se mettre aux fen�tres. J'avais pris ce parti, et je pensai �touffer et perdre les yeux, tant la poudre �tait grande. Je vis le Roi dans son carrosse de toile cir�e verte � porti�res, comme nous en avions autrefois en France. Il y avait peu de suite; une vingtaine de hallebardiers v�tus de jaune avec des chausses retrouss�es, semblables � celles des pages, marchaient devant et derri�re. Les carrosses de suite �taient en tel nombre, � cause des personnes de la cour qui l'accompagnaient, que l'on ne pouvait les compter. Le peuple, �pars de tous les c�t�s, jusque sur les toits des maisons, criait: _Viva el Rey, Dios le bendiga,_ et plusieurs ajout�rent: _Viva al Reina, nuestra se�ora._ Il n'y avait point de maisons particuli�res ni de rues, o� il n'y e�t des tables pour manger; chacun avait un oignon, de l'ail et des ciboules � la main, dont l'air qu'on respirait �tait tout parfum�, et l'on faisait d�bauche d'eau pour boire � la sant� de Leurs Majest�s. Car, je vous l'ai d�j� mand�, ma ch�re cousine, et il me semble que je puis encore vous le r�p�ter, il n'y a jamais eu de gens si sobres que ceux-ci, particuli�rement sur le vin, et ils ont une si grande horreur pour ceux qui rompent cette temp�rance, qu'il est port� par les lois, que lorsqu'on produit en justice un homme pour rendre t�moignage, il est r�cus� pour t�moin si l'on prouve qu'il se soit enivr� seulement une fois, et il est renvoy� apr�s avoir �t� r�primand� en pleine chambre. Quand il arrive aussi que l'on appelle un homme _borracho_, cette injure se venge par l'assassinat. Le m�me soir que le Roi fut � Atocha, nous �clair�mes toutes nos maisons avec de gros flambeaux de cire blanche que l'on nomme _hachas_. Ils sont plus longs que ceux dont on se sert � Paris pour �clairer le soir devant les carrosses, mais ils sont aussi bien plus chers, parce qu'on apporte la cire � grands frais de hors du royaume, et que l'on en fait une consommation prodigieuse en Espagne. On ne se contente pas, lorsqu'on fait des illuminations, de mettre quatre ou six flambeaux, on en attache deux � chaque balcon, et deux � chaque fen�tre, jusqu'aux �tages les plus �lev�s. Il y a telles maisons auxquelles il en faut quatre ou cinq cents. On fit des feux partout, et nous all�mes au palais pour voir la mascarade de cent cinquante seigneurs qui devaient y venir. Je ne sais pourquoi on nomme ainsi ces divertissements, car ils ne sont point masqu�s. On choisit d'ordinaire la nuit la plus obscure. Tous les hommes de la cour montent sur leurs plus beaux chevaux. Ces chevaux �taient tout couverts de gaze d'argent et de housses en broderies d'or et de perles. Les cavaliers �taient v�tus de noir, avec des manches de satin de couleur, brod�es de soie et de jais. Ils avaient des petits chapeaux noirs retrouss�s avec des diamants, des plumes sur le c�t� du chapeau, des �charpes magnifiques et beaucoup de pierreries; avec cela pourtant le manteau noir et la laide golille qui les d�figure toujours. Ils vont � cheval comme les Turcs et les Maures, c'est-�-dire � la gineta. Les �triers sont si courts, que leurs jambes sont lev�es et appuy�es sur les �paules de leurs chevaux. Je ne saurais accoutumer mes yeux � cette mode. Ils disent que, quand ils sont ainsi, ils en ont plus de force pour donner un coup, et qu'ils peuvent s'�lever et s'avancer contre celui qu'ils attaquent. Mais pour revenir � la mascarade, ils s'assembl�rent tous dans un lieu marqu� (c'est ordinairement � quelqu'une des portes de la ville). Les rues par o� ils devaient passer �taient sabl�es, et des deux c�t�s, il y avait des perches avec des r�chauds, qui faisaient des illuminations, sans compter les flambeaux de cire blanche. On mit des lanternes transparentes et toutes peintes aux fen�tres des maisons, ce qui faisait un tr�s-bon effet. Chaque cavalier avait un grand nombre de laquais, qui �taient v�tus de toile d'or et d'argent. Ils marchaient � c�t� de leurs ma�tres avec des flambeaux. Les ma�tres allaient quatre � quatre au petit pas, tenant aussi chacun un flambeau. Ils travers�rent toute la ville avec des trompettes, des timbales, des musettes et des fifres. Quand ils furent arriv�s au palais, qui �tait tout illumin�, et dont la cour �tait sabl�e, ils firent plusieurs tours, coururent les uns contre les autres, et s'entre-pouss�rent pour t�cher de se faire choir[130]. Le prince Alexandre de Parme, qui est prodigieusement gros, tomba de cette mani�re. Il fit autant de bruit qu'une petite montagne qui tomberait d'un lieu �lev�. L'on eut beaucoup de peine � l'emporter, car il �tait tout froiss� de sa chute. Il y en avait plusieurs avec leurs grandes lunettes, mais particuli�rement le marquis d'Astorga, qui ne les porte pas seulement pour la gravit�; il est vieux et il en a besoin; malgr� cela, il est toujours galant. Il sera _Mayordomo mayor_ de la jeune Reine. Il est grand d'Espagne. A propos de grand d'Espagne, Don Fernand de Tol�de me disait l'autre jour une chose assez plaisante. Son beau p�re, qui se nomme le marquis de Palacios, fait des d�penses effroyables; car il est un des galants de profession des dames du palais; et pour y parvenir, il faut avoir de l'esprit et beaucoup de magnificence. Je dis une certaine sorte d'esprit toute particuli�re; une d�licatesse, des termes choisis, des modes singuli�res. Il faut savoir �crire en prose et en vers, et le savoir mieux qu'un autre. Enfin, l'on parle et l'on agit dans cette galanterie du palais autrement qu'� la ville. Pour en revenir au marquis de Palacios, il y avait une f�te ordonn�e dont le Roi l'avait mis; il n'avait pas le sou pour y para�tre. Il a plusieurs villes � lui; il s'avisa d'y aller en poste, et d�s qu'il fut arriv� dans la premi�re, il fit afficher que tous ceux qui voudraient �tre faits grands vinssent le trouver. Il n'y eut ni juges, ni bourgeois, ni marchands qui ne se sentissent press�s d'un d�sir d'ambition pour le grandat. La maison se trouva remplie de toutes sortes de gens; il fit march� avec chacun en particulier; il en tira le plus qu'il put, et ensuite, il les fit tous couvrir devant lui, comme fait le Roi quand il accorde le grandat, et leur en donna des patentes en forme. Cela lui r�ussit trop bien dans la premi�re ville pour manquer de faire la m�me tentative dans les autres. Il y trouva de semblables dispositions pour lui donner de l'argent et pour obtenir, par son moyen, le grandat. Il amassa ainsi une somme consid�rable, et vint faire une grosse d�pense � la cour. Mais comme l'on a toujours des ennemis, il y eut quelques personnes qui voulurent lui faire une affaire, aupr�s du Roi, de cette plaisanterie. Il en fut averti, et il se justifia ais�ment, en disant que tous ceux � qui il avait accord� la permission de se couvrir devant lui, �tant n�s ses vassaux, lui devaient trop de respect pour prendre cette libert� sans son consentement; qu'ainsi il les avait faits grands � son �gard. Apr�s cela on tourna la chose en raillerie. Ce marquis vient souvent nous voir, et comme il �tait de la vieille cour, il me disait hier qu'un fameux astrologue �tant un jour avec le feu Roi sur la terrasse du palais, le Roi lui demanda la hauteur de cet endroit. Il regarda le ciel et dit une hauteur fixe. Le Roi donna ordre secr�tement que l'on hauss�t le pav� de la terrasse de trois ou quatre doigts, et l'on y travailla toute la nuit. Le lendemain matin, il fit appeler l'astrologue, et, l'ayant men� sur la terrasse, il lui dit: Je parlais, hier au soir, de ce que vous m'avez dit sur la hauteur de ce lieu, mais l'on m'a soutenu que vous vous trompez. Sire, dit-il, j'ose croire que je ne me suis point tromp�. Consid�rez, dit le Roi, et puis nous en ferons la honte � ceux qui se vantent d'�tre plus habiles que vous. Il recommen�a aussit�t de faire ses sp�culations. Le Roi le voyait changer de couleur, et il paraissait fort embarrass�. Enfin il s'approcha et lui dit: Ce que j'avan�ai hier � Votre Majest� �tait v�ritable, mais je trouve aujourd'hui que la terrasse est un peu hauss�e ou que le ciel est un peu baiss�. Le Roi sourit et lui dit la pi�ce qu'il lui avait faite. Pour vous parler d'autre chose, je vous dirai que le Roi a trois personnes dans sa maison, que l'on nomme particuli�rement les grands officiers. C'est le _Mayordomo major_, le _Sumiller_ du corps et le Grand �cuyer. Ces trois charges sont distingu�es en ce que le mayordomo commande dans le palais, que le sumiller du corps a le pas dans la chambre du Roi, et que le grand �cuyer ordonne lorsque le Roi est ailleurs qu'au palais. Les charges de gentilshommes de la chambre du Roi sont apr�s celles-l�. Ils portent, pour marque de leur dignit�, une clef dor�e pendue � leur ceinture. Il y a trois sortes de ces clefs. La premi�re donne l'exercice de gentilhomme de la chambre; la seconde, l'entr�e sans l'exercice; et la troisi�me est appel�e la _llave capona_, qui ne donne l'entr�e que dans l'antichambre[131]. Le nombre de ces gentilshommes est grand. Il y en a quarante d'exercice, qui servent tour � tour chacun un jour, et ils sont, pour la plupart, des grands d'Espagne. Les _mayordomos_, qui veulent dire ma�tres d'h�tel ordinaire, ont les m�mes entr�es que les gentilshommes de la chambre. Les personnes de la premi�re qualit� remplissent ces charges. Ce sont, pour la plupart, les seconds fils des grands. Ils servent par semaine, et, lorsque le grand ma�tre est absent, ils sont rev�tus de son pouvoir. Ils servent aussi d'introducteurs aux ministres �trangers quand ils vont � l'audience. Il y en a huit. Quelquefois le nombre en augmente, mais il ne diminue pas. Le Roi a trois compagnies sous sa garde, qui n'ont rien de commun les unes avec les autres. Le marquis de Falces commande la garde flamande ou bourguignonne. Elle est de cent hallebardiers; et, quoiqu'on les nomme ici archers de la garde, on peut les appeler gardes du corps. La garde allemande est de pareil nombre. Don Pedro d'Aragon en est capitaine. La garde espagnole est aussi de cent hallebardiers, sous le commandement du comte de Los Arcos. Il est encore capitaine d'une autre compagnie de cent Espagnols appel�s les gardes de la _Lancilla_, et celle-l� ne para�t qu'aux grandes c�r�monies et aux enterrements des Rois[132]. Les affaires de l'�tat sont gouvern�es par un premier ministre que l'on nomme _Privado_. Il a sous lui un secr�taire d'�tat, dont le bureau est dans le palais. Les affaires qui viennent au Roi et au ministre doivent d'abord passer par ses mains; et, comme il exp�die aussi tout ce que le Roi a ordonn�, on l'appelle _Secretario del Despacho universal_. Le conseil d'�tat et plusieurs autres conseils examinent les affaires, et le Roi ou le premier ministre en d�cident ensuite. Il y a un grand nombre de conseils. Voici le nom de ceux qui entrent � pr�sent dans le conseil d'�tat: Le conn�table de Castille, de la maison de Velasco, en est le doyen. Le duc d'Albe. Le duc de Medinaceli. Don Pedro d'Aragon. L'amirante de Castille. Le marquis d'Astorga. Le prince de Stigliano. Le duc d'Ossone. Le comte de Chinchon. Don Vincente Gonzaga, prince de Guastalla. Don Louis Portocarrero, cardinal-archev�que de Tol�de. Le marquis de Liche. Le marquis de Los Balbazes. Don Diego Sarmiento. Don Melchior Navarro. Le marquis de Los Velez. Le marquis de Mansera. Le duc d'Albuquerque. Outre ce conseil, qui est le principal, il y a ceux de l'Inquisition, de la Guerre, des ordres d'Aragon, des Indes, d'Italie, de la Hazienda, de la Croisade et de Flandre. Il y a aussi la chambre de Castille, des Alcaldes de Corte, de la Contaduria, del Aposento, de Los Bosques Reales, de Los Milliones et de Competencias. Mais ne pensez pas, ma ch�re parente, que les appointements et les profits soient m�diocres. Par exemple, les conseillers du conseil des Indes retirent dix-huit � vingt mille �cus de rente de leur charge. A propos de charges, on croit qu'elles ne se vendent point ici, et cela est au moins en apparence. Il semble que l'on accorde tout au m�rite ou � la naissance; cependant on fait sous mains des pr�sents si consid�rables, que, pour avoir de certaines vice-royaut�s, l'on donne jusqu'� cinq mille pistoles et quelquefois davantage. Ce qui s'appelle acheter ailleurs, s'appelle � Madrid faire un _regalo_, c'est-�-dire un pr�sent, et l'un vaut l'autre, avec cette diff�rence qu'une charge qu'on ach�te, ou un gouvernement est � vous tant que vous vivez, et passe quelquefois en h�ritage � vos enfants, par le droit naturel ou par commission du prince. Mais en Espagne on ne jouit que trois ans, cinq ans au plus, d'un poste que l'on a pay� bien cher. Il est ais� de juger que ceux qui font de telles avances savent bien o� se rembourser de l'int�r�t et du principal. Le peuple en souffre horriblement; il se voit toujours sur les bras un nouveau vice-roi ou un nouveau gouverneur, qui vient de s'�puiser pour donner � la cour tout ce qu'il avait d'argent comptant et quelquefois celui de ses amis. Il arrive affam�; il faut l'enrichir en peu de temps; et ce pauvre peuple est pill� � toutes mains, sans que des plaintes aient lieu. C'est bien autre chose dans les Indes, o� l'or est si commun, et o� l'on est encore plus �loign� du Roi et des ministres. Il est certain qu'on en rapporte des sommes immenses, comme je vous l'ai d�j� mand�. Il n'est pas jusqu'aux religieux qui vont y pr�cher qui n'en reviennent avec quarante et cinquante mille �cus qu'ils amassent en trois ou quatre ans; de sorte que, malgr� leur voeu de pauvret�, ils trouvent le secret de s'enrichir; et pendant leur vie on les laisse jouir du fruit de leur mission. Les couvents ont encore une autre adresse qui leur r�ussit ordinairement, c'est que, lorsqu'un religieux devient fils unique, si son p�re a du bien, on lui persuade de le laisser au monast�re o� son fils a pris l'habit, � condition qu'il en touchera le revenu pendant sa vie, et qu'apr�s sa mort le couvent en h�ritera et priera Dieu pour le p�re et pour le fils. De sorte qu'il y a de simples religieux qui ont trente mille livres de rente � leur disposition. Cette abondance, dans un pays o� la raison n'a gu�re d'empire sur le coeur, ne sert pas toujours � les sanctifier; et s'il y en a quelques-uns qui en font un bon usage, il y en a beaucoup qui en abusent. On remarque qu'il vient des Indes, tous les deux ans, plus de cent millions de livres, sans que le quart entre dans les coffres du roi d'Espagne. Ces tr�sors se r�pandent dans toute l'Europe; les Fran�ais, les Anglais, les Hollandais et les G�nois en tirent la meilleure partie. Il semble qu'il n'est pas d'une politique aussi raffin�e que celle des Espagnols de consommer leurs propres sujets � tirer l'or des mines, pour en laisser profiter des nations avec lesquelles ils sont bien souvent en guerre. Mais la paresse naturelle, qui les emp�che de travailler et d'avoir chez eux des manufactures, les oblige d'avoir recours � ceux qui peuvent fournir des marchandises pour ce pays-l�. Comme les �trangers n'osent hasarder d'y aller, parce qu'il n'y va pas de moins que d'�tre pendu, ils mettent leurs effets sous le nom des marchands espagnols, avec lesquels on trouve beaucoup de fid�lit�; et quand le Roi le voudrait, il ne pourrait emp�cher que les �trangers ne re�ussent leurs lots, car les Espagnols, dans cette rencontre, aimeraient mieux perdre le leur, que de voir faire tort aux autres. Une chose singuli�re, c'est que, lorsque la flotte vient mouiller � Cadix, il se trouve l� des gens qui font profession publique d'aider � frauder les droits du Roi sur les entr�es de l'argent et des marchandises. C'est leur n�goce, comme � un banquier de tenir sa banque. On les nomme _metadors_, et, quelque fripons qu'ils soient � l'�gard du Roi, il faut convenir qu'ils ne le sont pas avec les particuliers qui font un trait� avec eux, par lequel, moyenant une certaine remise, ils leur garantissent tout leur argent dans la ville o� ils veulent. C'est un commerce si s�r, qu'on n'en voit point qui manquent de parole. On pourrait punir ces gens-l� des friponneries qu'ils font au Roi, mais il en na�trait des inconv�nients pour le commerce, qui nuiraient peut-�tre plus que cette punition n'apporterait de profit. De mani�re que le gouvernement et les juges n'entrent point en connaissance de ce qui se passe. Il y aurait un rem�de assez ais� pour emp�cher que le Roi perd�t tout en cette occasion; ce serait de diminuer une partie des droits, qui sont fort hauts, et ce qui se donne � ces metadors se payerait � la contratacion, et m�me davantage, parce que naturellement les marchands n'aiment pas la fraude, et qu'ils craignent toujours de payer tout d'un coup, ce qu'ils �vitent en dix voyages. Mais les Espagnols veulent tout ou rien, et bien souvent ils n'ont rien. Quant � Madrid, il n'y faut pas chercher de plus grands voleurs que les gens de justice. Ce sont eux qui s'approprient impun�ment les droits du Roi, et qui le pillent d'une telle mani�re qu'il ne faut pas s'�tonner s'il manque si souvent d'argent. Ils ne se contentent pas de faire tort � leur souverain, ils n'�pargnent pas le peuple; et bien que les lois du pays soient tr�s-bonnes et m�me tr�s-�quitables, personne ne s'en ressent. Ceux qui les ont en main, et qui sont pr�pos�s pour les ex�cuter, sont les premiers qui les corrompent. En donnant quelque argent � un alcalde ou � un alguazil, on fera arr�ter la personne du monde la plus innocente; on la fera jeter dans un cachot et p�rir de faim, sans nulle proc�dure, sans ordre, sans d�cret; et quand on sort de prison, il ne faut pas seulement penser � prendre � partie cet indigne officier de la justice. Les gens de cette esp�ce sont ordinairement fort int�ress�s partout; mais ici, c'est une chose outr�e, et les bons juges sont plus rares en ce pays qu'ailleurs. Les voleurs, les assassins, les empoisonneurs, et les personnes capables des plus grands crimes, demeurent tranquillement � Madrid, pourvu qu'ils n'aient pas du bien, car, s'ils en ont, on les inqui�te pour le tirer[133]. On ne fait justice que deux ou trois fois l'ann�e. Ils ont la derni�re peine de se r�soudre � faire mourir un criminel qui est, disent-ils, un homme comme eux, leur compatriote et sujet du Roi. Ils les envoient presque tous aux mines ou aux gal�res, et quand ils font pendre quelque mis�rable, on le m�ne sur un �ne, la t�te tourn�e vers la queue. Il est habill� de noir; on lui tend un �chafaud o� il monte pour haranguer le peuple, qui est � genoux tout en larmes, et qui se donne de grands coups dans la poitrine. Apr�s avoir employ� le temps qu'il veut � parler, on l'exp�die gravement; et comme ces exemples de justice sont rares, ils font beaucoup d'impression sur ceux qui les voient. Quelques richesses qu'aient les grands seigneurs, quelque grande que soit leur fiert� ou leur pr�somption, ils ob�issent aux moindres ordres du Roi avec une exactitude et un respect que l'on ne peut assez louer. Sur le premier ordre ils partent, ils reviennent, ils vont en prison ou en exil, sans se plaindre. Il ne se peut trouver une soumission et une ob�issance plus parfaites, ni un amour plus sinc�re que celui des Espagnols pour leur Roi. Ce nom leur est sacr�, et pour r�duire le peuple � tout ce que l'on souhaite, il suffit de dire, le Roi le veut. C'est sous son nom que l'on accable ces pauvres gens d'imp�ts dans les deux Castilles. A l'�gard des autres royaumes ou provinces, ils n'en ont pas tant; ils se vantent, la plupart, d'�tre libres et de ne payer que ce qu'ils veulent. Je vous ai d�j� marqu�, ma ch�re cousine, que l'on suit exactement en toutes choses la politique de Charles-Quint; sans se souvenir que la succession des temps change beaucoup aux �v�nements, quoiqu'ils paraissent semblables et dans les m�mes circonstances, et que ce qu'on pouvait entreprendre il y a six-vingts ans, sans t�m�rit�, sous un r�gne florissant, serait une imprudence sous un r�gne qui l'est beaucoup moins. Cependant leur vanit� naturelle les emp�che d'examiner que la Providence permet quelquefois que les empires, comme les maisons particuli�res, aient � proportion leurs r�volutions. Pour les Espagnols, ils se croient toujours les m�mes; mais, sans avoir connu leurs a�eux, j'ose dire qu'ils se trompent. Pour quitter des r�flexions peut-�tre trop s�rieuses et trop �lev�es pour moi, je vais vous dire que c'est une r�jouissance g�n�rale � Madrid, dans le temps que la flotte des Indes arrive. Comme on n'y est pas d'humeur � th�sauriser, cette abondance d'argent, qui vient tout d'un coup, se r�pand sur tout le monde. Il semble que ces sommes immenses ne co�tent rien, et que c'est un argent que le hasard leur envoie. De sorte que les grands seigneurs assignent l�-dessus leurs cr�anciers, et qu'ils les payent avec une profusion qui, sans contredit, a quelque chose de noble et de g�n�reux; car on trouve en peu de pays une lib�ralit� aussi naturelle qu'en celui-ci; et je dois y ajouter qu'ils ont une patience digne d'admiration. On les a vus soutenir des si�ges tr�s-longs et tr�s-p�nibles, o�, malgr� les fatigues de la guerre, ils ne se nourrissaient que de pain fait avec du bl� g�t�, et ne buvaient que de l'eau corrompue, bien qu'il n'y ait pas d'hommes au monde plus d�licats qu'eux sur la bonne eau. On les a vus, dis-je, expos�s � l'injure des temps, demi-nus, couch�s sur la dure, et malgr� cela plus braves et plus fiers que dans l'opulence et la prosp�rit�. Il est vrai que la temp�rance qui leur est naturelle leur est d'un grand secours pour endurer la faim quand ils y sont r�duits. Ils mangent fort peu, et � peine veulent-ils boire du vin. La coutume qu'ils ont d'�tre toujours seuls � table contribue � les entretenir dans leur frugalit�. En effet, leurs femmes ni leurs filles ne mangent pas avec eux. Le ma�tre a sa table, et la ma�tresse est par terre sur un tapis avec ses enfants, � la mode des Turcs et des Maures. Ils ne convient presque jamais leurs amis pour se r�galer ensemble; de sorte qu'ils ne font aucun exc�s. Aussi disent-ils qu'ils ne mangent que pour vivre, au lieu qu'il y a des peuples qui ne vivent que pour manger. N�anmoins, bien des personnes raisonnables trouvent cette affectation trop grande, et, comme il n'entre aucune familiarit� dans leur commerce, ils sont toujours en c�r�monie les uns avec les autres, sans jouir de cette libert� qui fait la v�ritable union et qui produit l'ouverture du coeur. Cette grande retraite les livre � mille visions, qu'ils appellent philosophie; ils sont particuliers, sombres, r�veurs, chagrins, jaloux, au lieu que s'ils tenaient une autre conduite, ils se rendraient capables de tout, puisqu'ils ont une vivacit� d'esprit admirable, de la m�moire, du bon go�t, du jugement et de la patience. Il n'en faut pas davantage pour se rendre savant, pour se perfectionner, pour �tre agr�able dans la conversation, et pour se distinguer parmi les nations les plus polies. Mais bien loin de vouloir �tre ce qu'ils seraient naturellement, pour peu qu'ils le voulussent, ils affectent une indolence qu'ils nomment grandeur d'�me; ils n�gligent leurs affaires les plus s�rieuses et l'avancement de leur fortune. Le soin de l'avenir ne leur donne aucune inqui�tude. Le seul point o� ils ne sont pas indiff�rents, c'est sur la jalousie, ils la portent jusqu'o� elle peut aller. Le simple soup�on suffit pour poignarder sa femme ou sa ma�tresse. Leur amour est toujours un amour furieux, et cependant les femmes y trouvent des agr�ments. Elles disent qu'au hasard de tout ce qui leur peut arriver de plus f�cheux, elles ne voudraient pas les voir moins sensibles � une infid�lit�; que leur d�sespoir est une preuve certaine de leur passion; et elles ne sont pas plus mod�r�es qu'eux quand elles aiment. Elles mettent tout en usage pour se venger de leurs amants, s'ils les quittent sans sujet. De sorte que les grands attachements finissent d'ordinaire par quelque catastrophe funeste. Par exemple, il y a peu qu'une femme de qualit�, ayant lieu de se plaindre de son amant, trouva le moment de le faire venir dans une maison dont elle �tait la ma�tresse, et apr�s lui avoir fait de grands reproches, dont il se d�fendit faiblement, parce qu'il les m�ritait, elle lui pr�senta un poignard et une tasse de chocolat empoisonn�, lui laissant seulement la libert� de choisir le genre de mort. Il n'employa pas un moment pour la toucher de piti�. Il vit bien qu'elle �tait la plus forte en ce lieu, de sorte qu'il prit froidement le chocolat, et n'en laissa pas une goutte. Apr�s l'avoir bu, il lui dit: Il aurait �t� meilleur si vous y aviez mis plus de sucre, car le poison le rend fort amer; souvenez-vous-en pour le premier que vous accommoderez. Les convulsions le prirent presque aussit�t. C'�tait un poison tr�s-violent, et il ne demeura pas une heure � mourir. Cette dame, qui l'aimait encore passionn�ment, eut la barbarie de ne le point quitter qu'il ne f�t mort. L'ambassadeur de Venise, qui est fort poli, �tait chez lui ces jours pass�s; on vint lui dire qu'une dame couverte d'une mante voulait lui parler, et qu'elle se cachait si bien qu'on n'avait pu la voir. Elle avait deux �cuyers et assez de train. Il la fit entrer dans sa chambre d'audience; elle le pria de faire sortir tout le monde. Quand elle fut seule, elle se d�voila et elle lui parut parfaitement belle. Je suis d'une illustre maison, lui dit-elle, je me nomme Do�a Blanca de Gusman. J'ai pass� par-dessus tout ce que la biens�ance me prescrit, en faveur de la passion que j'ai pour vous; je viens vous le d�clarer, seigneur, et vous dire que je veux rester ici cette nuit. A des paroles si impudentes, l'ambassadeur ne put douter que ce ne f�t quelque friponne qui avait emprunt� un nom de qualit�, pour le faire donner dans le panneau. Il lui dit cependant avec honn�tet�, qu'il ne s'�tait jamais cru malheureux de servir la R�publique, que dans ce moment il aurait souhait� n'�tre point ambassadeur, pour profiter de la gr�ce qu'elle voulait lui faire, mais que l'�tant, il n'y avait point d'apparence qu'il f�t demeurer chez lui une personne si distingu�e; que cela lui attirerait des affaires, et qu'il la priait de vouloir bien se retirer. Cette femme aussit�t devint comme une furieuse, et, apr�s l'avoir charg� d'injures et de reproches, elle tira un stylet et elle se jeta sur lui pour le frapper. Il l'en emp�cha sans peine, et ayant appel� un de ses gentilshommes, il lui dit de donner cinq ou six pistoles � cette femme. Elle m�ritait si peu cette g�n�rosit� et elle en fut tellement apais�e, qu'elle lui avoua de bonne foi qu'elle �tait une cr�ature telle qu'il l'avait soup�onn�e, et que ce qui l'avait fait entrer dans un si grand d�sespoir, c'est que les �cuyers qui l'attendaient en bas �taient ses amants, qui l'auraient assomm�e de coups si elle n'avait rien rapport� de sa qu�te; qu'il aurait fallu encore qu'elle pay�t � ses d�pens l'�quipage qui �tait lou� pour cette unique c�r�monie, et qu'elle aurait autant aim� mourir que d'essuyer tous ces chagrins. L'ambassadeur trouva qu'elle se confessait si plaisamment qu'il lui fit donner encore dix pistoles; car, lui dit-il, puisque vous avez � partager avec tant d'honn�tes gens, votre part serait trop petite. Elle r�ussit si bien en ce lieu-l�, que, du m�me pas, elle fut chez l'ambassadeur de France; mais on ne l'y re�ut point avec une pareille courtoisie. Peu s'en fallut qu'au premier emportement qu'elle marqua, on ne la r�gal�t des �trivi�res, elle et son cort�ge. Il ne lui donna pas un sol, trop heureuse d'en sortir comme elle y �tait entr�e, parce que tout lui �tait contraire. Nous �tions arr�t�es ce matin dans la Plaza Mayor, pour attendre la r�ponse d'un gentilhomme que ma parente avait envoy� proche de l�. C'est en ce lieu que l'on vend du poisson, et il y avait une femme qui vendait quelques petits morceaux de saumon qu'elle disait �tre frais. Elle faisait un bruit d�sesp�r� avec son saumon; elle appelait tous les passants pour que l'on v�nt le lui acheter. Enfin il est venu un cordonnier, que j'ai connu tel, parce qu'elle l'a nomm� Senor _Capatero_. Il lui a demand� une livre de saumon. (Vous remarquerez qu'ici l'on ach�te tout � la livre jusqu'au bois et au charbon.) Vous n'h�sitez point sur le march�, lui a-t-elle dit, parce que vous croyez qu'il est � bon prix, mais vous vous trompez, il vaut un �cu la livre. Le cordonnier, indign� du doute o� elle �tait, lui a dit d'un ton de col�re: S'il avait �t� � bon march�, il ne m'en aurait fallu qu'une livre; puisqu'il est cher, j'en veux trois. Aussit�t il lui donna trois �cus, et enfon�ant son petit chapeau (car les gens de m�tier les portent aussi petits que les gens de qualit� les portent grands), apr�s avoir relev� sa moustache par rodomontade, il a lev� aussi la pointe de sa formidable �p�e jusqu'� son �paule, et nous a regard�es fi�rement, voyant bien que nous �coutions son colloque et que nous �tions �trang�res. La beaut� de la chose, c'est que peut-�tre cet homme si glorieux n'a rien au monde que ces trois �cus-l�, que c'est le gain de toute sa semaine, et que demain, lui, sa femme et ses petits enfants je�neront plus rigoureusement qu'au pain et � l'eau; mais telle est l'humeur de ces gens-ci; il y en a m�me plusieurs qui prennent les pieds d'un chapon, et les font pendre par-dessous leur manteau, comme s'ils avaient effectivement un chapon; cependant ils n'en ont que les pieds. On ne voit pas un menuisier, un sellier, ou quelque autre homme de boutique, qui ne soit habill� de velours et de satin, comme le roi, ayant sa grande �p�e, le poignard et la guitare attach�e dans sa boutique. Ils ne travaillent que le moins qu'ils peuvent, et je vous ai d�j� dit plus d'une fois qu'ils sont naturellement paresseux. En effet, il n'y a que l'extr�me n�cessit� qui les oblige de faire quelque chose; alors ils travaillent les dimanches et les f�tes, sans fa�on, tout comme les autres jours, et puis ils vont porter leur marchandise. Si c'est un cordonnier et qu'il ait deux apprentis, il les m�ne tous deux avec lui, et donne � chacun un soulier � porter; s'il en a trois, il les m�ne tous trois, et ce n'est qu'avec peine qu'il se rabaisse � vous essayer sa besogne. Quand elle est livr�e, il va s'asseoir au soleil (que l'on nomme le feu des Espagnols) avec une troupe de fain�ants comme lui, et l�, d'une autorit� souveraine, ils d�cident des affaires d'�tat et r�glent les int�r�ts des princes. Souvent ils se querellent l�-dessus. Quelque grand politique, qui se croit plus habile que les autres, veut que l'on c�de � son avis, et quelques autres, aussi opini�tres que lui, n'en veulent rien faire. De sorte qu'ils se battent sans quartier. J'�tais, il y a deux jours, chez l'ambassadrice du Danemark, lorsqu'on y apporta un malheureux qui venait d'�tre bless� dans la rue. C'�tait un fruitier; il avait soutenu que le Grand Seigneur serait un malhabile homme s'il ne faisait point �trangler son fr�re. Un autre, � qui ce jeune prince n'�tait pas si d�sagr�able, voulut prendre son parti; et l�-dessus ils s'�taient battus. Mais il faut remarquer que tous ces gens-l� parlent des affaires de la politique avec assez de connaissance pour appuyer ce qu'ils disent de bonnes raisons. Il y a dans la ville plusieurs maisons qui sont comme des acad�mies, o� chacun s'assemble: les uns pour jouer et les autres pour la conversation. L'on y joue fort fid�lement, et quelque somme que l'on perde sur sa parole, les vingt-quatre heures ne passent jamais que l'on ne paye. Si l'on y manquait, on serait perdu d'honneur et de r�putation. Il n'y a aucune raison qui puisse surmonter cette n�cessit� de payer dans les vingt-quatre heures. L'on y joue fort grand jeu et tr�s-honn�tement, sans bruit et sans faire para�tre aucun chagrin. Quand on gagne, c'est la coutume de donner le _barato_. Il me semble que cela se pratique aussi en Italie. C'est-�-dire que vous donnez de l'argent � quelques-uns de ceux qui sont pr�sents, aux uns plus, aux autres moins; soit que vous les connaissiez ou non. Celui � qui l'on a pr�sent� le _barato_ ne doit jamais le refuser, f�t-il cent fois plus riche et plus de qualit� que celui qui le lui donne. L'on peut aussi le demander � un joueur qui gagne, et il ne manque pas de le donner. Il y a des gens qui ne subsistent que par ce moyen-l�. Cependant cette coutume est d�sagr�able, parce que celui qui gagne n'emporte quelquefois rien de son gain, et s'il recommence � jouer, il perd bien souvent le sien. Au reste, si l'on connaissait qu'un homme e�t filout�, il pourrait de bonne heure renoncer � la soci�t� civile, car il n'y aurait pas d'honn�tes gens qui voulussent avoir commerce avec lui, et si on le surprenait en filoutant, il serait heureux d'en �tre quitte pour des _cuchillades_, c'est-�-dire des coups du tranchant de l'�p�e, et non pas de la pointe. A l'�gard des conversations que l'on fait dans ces acad�mies, il y en a de fort spirituelles, et il s'y trouve bien des personnes savantes. Car, enfin, il y en a ici tout comme ailleurs, et l'on y �crit de fort jolies choses. Ce qu'ils appellent des nouvelles me semble d'un caract�re charmant. Ils y gardent toujours la vraisemblance, et leur sujet est si bien conduit, leur narration si concise et si simple, sans �tre ni basse ni rampante, que l'on doit convenir qu'ils ont un g�nie sup�rieur pour ces sortes d'ouvrages. Je t�cherai d'en recouvrer quelqu'un de ce genre, je le traduirai et je vous l'enverrai, pour que vous jugiez par vous-m�me. Comme je ne suis pas capable de parler des choses qui traitent de mati�res plus relev�es, je ne vous en dirai rien, jusqu'� ce que je sache l�-dessus le sentiment des connaisseurs, et que, tout au plus, je puisse leur servir d'�cho. Il est vrai, cependant, que je les trouve outr�s dans leurs louanges et qu'ils n'y gardent pas assez de vraisemblance. Leur imagination, qui est fort vive, fait quelquefois trop de chemin. Je lisais l'autre jour dans un livre, qu'en parlant de Philippe IV, l'auteur disait que ses vertus et ses grandes qualit�s �taient si �tendues, que, pour les �crire, il n'y avait pas suffisamment de papier dans l'univers, et qu'une plume ordinaire n'�tait pas digne de tracer des choses si divines; qu'ainsi il fallait que le soleil les �criv�t avec ses rayons sur la surface des cieux[134]. Vous m'avouerez que c'est se perdre dans les nues, et qu'� force de vouloir �lever le h�ros, le pauvre auteur tombe et se casse le cou. Leurs livres sont tr�s-mal imprim�s, le papier en est gris; ils sont fort mal reli�s, couverts pour la plupart d'un m�chant parchemin ou de basane[135]. Je ne veux pas omettre de vous dire comme une chose essentielle, que la politique des Espagnols les oblige de hasarder la r�compense d'un cent de faux avis, plut�t que de n�gliger l'occasion d'en recevoir un bon. Ni le pays d'o� l'on est, ni les gens qui agissent ne leur sont point suspects; ils veulent tout savoir et payent lib�ralement ceux qui les servent. Ils n'attendent pas m�me que le service soit re�u pour avancer la r�compense. Vous ne sauriez croire combien cette maxime leur a valu. Ils ont �t� quelquefois pris pour dupes, cela ne les a point rebut�s, et dans la suite ils y trouvent toujours leur compte. Il est encore vrai que pour peu de pr�texte que l'on ait de demander une gr�ce au Roi, pourvu que l'on ne se rebute point et que l'on suive son premier dessein avec pers�v�rance, t�t ou tard vous obtenez une partie de ce que vous souhaitez. Les ministres sont persuad�s qu'il ne serait pas de la grandeur d'un si puissant monarque de refuser peu de chose, et bien qu'il n'y ait pas de justice � pr�tendre une faveur que l'on n'a point m�rit�e par ses services, cependant on l'obtient quand on la demande sans rel�che. J'en avais des exemples tous les jours. Je ne vous ai pas encore dit, ma ch�re cousine, que lorsque j'arrivai ici, toutes les dames me firent l'honneur de me venir voir les premi�res. C'est l'usage de pr�venir les �trang�res, quand on est inform� de leur qualit� et de leur conduite. Elles regardent fort � l'une et � l'autre. Quand je fus leur rendre visite, chacune me fit un petit pr�sent, et dans une seule maison j'en recevais quelquefois une douzaine; car jusqu'aux enfants de quatre ans veulent vous r�galer. On m'a donn� de grandes corbeilles de vermeil dor�, enrichies de corail, qui forme des fleurs tr�s-d�licatement travaill�es. Cela se fait � Naples et � Milan. J'ai eu des bo�tes d'ambre garnies d'or �maill�, pleines de pastilles. Plusieurs m'ont donn� des gants, des bas de soie et des jarreti�res en quantit�. Mais ces gants ont cela de particulier, qu'ils sont aussi courts que ceux des hommes, parce que les femmes attachent leurs manches au poignet. Il n'y a que les doigts qui sont d'une longueur ridicule. Pour les bas, ils les font de _pelo_, c'est de la soie �crue. On les fait si courts et si petits par le pied, que j'ai vu bien des poup�es � qui ils ne pourraient �tre propres. Les jarreti�res sont d'un ruban large, fort l�ger et travaill� tr�s-clair, semblable � celui dont les paysans se servent � leurs noces. Ces jarreti�res sont garnies aux deux bouts de dentelle d'Angleterre de fil. On m'a aussi donn� de fort belles coupes de terre sigill�e et mille autre choses de cette mani�re. Si jamais je pars d'ici et que j'y fasse un second voyage, ce sera � moi de leur faire des pr�sents. Mais tout les contente; des aiguilles, des �pingles, quelques rubans et surtout des pierreries du Temple les ravissent. Elles, qui en ont tant de fines et qui sont si belles, ne laissent pas d'en porter d'effroyables. Ce sont proprement des morceaux de verre que l'on a mis en oeuvre, tout semblables � ceux que nos ramoneurs vendent � nos provinciales qui n'ont jamais vu que leur cur� et leurs brebis. Les plus grandes dames sont charg�es de ces verrines, qu'elles ach�tent fort cher. Lorsque je leur ai demand� pourquoi elles aiment tant les diamants faux, elles m'ont dit que c'est � cause que l'on en trouve d'aussi gros que l'on en veut. En effet, elles en portent � leurs pendants d'oreilles de la grosseur d'un oeuf, et tout cela leur vient de France ou d'Italie; car, comme je vous l'ai dit, on ne fait gu�re de choses � Madrid; on y est trop paresseux. Il n'y a point de bons peintres dans cette ville, la plupart de ceux qui y travaillent ne sont pas du pays; ce sont des Flamands, des Italiens ou des Fran�ais qui viennent s'y �tablir et qui n'y font pourtant pas grande fortune, car l'argent ne roule pas et n'entre point dans le commerce. Pour moi, je vous avoue que je n'en ai jamais moins vu. Ma parente re�oit d'assez grosses sommes tout en _quartos_, c'est de la monnaie de cuivre, aussi sale que des doubles, et toute vilaine qu'elle est, elle sort du tr�sor royal. On les donne au poids (car quel moyen de compter cette gueuserie-l�). Des hommes les apportent dans de grandes corbeilles de natte qu'ils attachent sur leur dos; et quand ces payements arrivent, toute la maison passe huit jours � compter les quartos. Sur dix mille francs, il n'y a pas cent pistoles en or ou en argent[136]. On a ici un grand nombre d'esclaves qui s'ach�tent et se vendent fort cher. Ce sont des Maures et des Turcs. Il y en a qui valent jusqu'� quatre et cinq cents �cus. Autrefois, on avait droit de vie et de mort sur eux. Un patron pouvait tuer son esclave comme il aurait pu tuer un chien; mais on a trouv� que cette barbarie ne s'accordait pas avec les maximes de la religion chr�tienne, et c'est � pr�sent une chose d�fendue. Cependant ils les battent jusqu'� leur casser quelquefois les os, sans en �tre recherch�s. Il est vrai qu'il n'y a gu�re de ma�tres qui se portent � ces sortes d'extr�mit�s; et lorsqu'un homme aime son esclave et qu'elle consent � ce qu'il veut, elle devient aussit�t libre. A l'�gard des autres domestiques, il serait dangereux de les maltraiter; ils pr�tendent, la plupart, d'�tre d'aussi bonne maison que le ma�tre qu'ils servent, et s'ils en �taient outrag�s, ils seraient capables, pour se venger, de le tuer en trahison ou de l'empoisonner. On en a vu plusieurs exemples. Ils disent qu'il ne faut pas insulter � leur mauvaise fortune; que pour �tre r�duits � servir, ils ne renoncent pas � l'honneur, et qu'ils le perdraient s'ils souffraient des coups de qui que ce p�t �tre. Les pauvres m�me ont de la gloire, et quand ils demandent l'aum�ne, c'est d'un air imp�rieux et dominant. Si on les refuse, il faut que ce soit avec civilit�, en leur disant: _Cavallero perdone usted, no tenga moneda_; cela veut dire: Cavalier, pardonnez-moi, je n'ai point de monnaie. Si on les rebute, ils se fondent en raisons, et veulent vous prouver que vous ne m�ritez pas la gr�ce que Dieu vous fait de vous donner du bien, et ils ne vous laissent pas un moment en repos. Mais aussit�t qu'on leur parle avec honn�tet�, ils semblent satisfaits et se retirent. Les Espagnols sont naturellement assez doux, ils marient leurs esclaves, et quand c'est avec une autre esclave, les enfants qu'ils ont ne sont pas libres, et sont soumis au patron comme leurs parents; mais si ces enfants se marient, leurs enfants ne sont plus esclaves. Il en est de m�me si une femme esclave �pouse un homme libre, ses enfants suivent la condition de leur p�re. L'on est fort bien servi de ces malheureux; ils ont une assiduit� et une soumission que les autres n'ont pas. Il y en a peu qui veulent changer de religion. J'en ai une qui n'a que neuf ans, elle est plus noire que l'�b�ne, et ce devait �tre un miracle de beaut� dans son pays, car son nez est tout plat, ses l�vres prodigieusement grosses, l'�mail de ses yeux blanc, m�l� de couleur de feu, et ses dents admirables, aussi bien en Europe qu'en Afrique. Elle ne sait un mot d'autre langue que la sienne. Elle se nomme Zayde. Nous l'avons fait baptiser. Cette petite chr�tienne avait �t� si bien accoutum�e, lorsqu'on la voulait vendre, de quitter son manteau blanc et de se d�pouiller toute nue, que j'ai eu beaucoup de peine � l'emp�cher de le faire; et l'autre jour que nous avions grande compagnie, mademoiselle Zayde, que j'envoyai querir, prit la peine de para�tre tout d'un coup avec son petit corps noir aussi nu que lorsqu'elle vint au monde. J'ai r�solu de la faire fouetter pour lui faire comprendre que cette sorte d'habitude ne me pla�t point. Je ne puis le lui faire entendre que par ce moyen. Ceux qui me l'ont vendue disent qu'elle est fille de condition; et la pauvre enfant, bien souvent, vient se mettre � genoux devant moi, joint les mains, pleure et me montre le c�t� de son pays. Je l'y renverrais volontiers et m'en ferais m�me un grand plaisir, si elle y pouvait �tre chr�tienne. Mais cette impossibilit� m'oblige de la garder. Je voudrais bien l'entendre, car je crois qu'elle a de l'esprit, et toutes ses actions en marquent. Elle danse � sa mode, et c'est d'une mani�re si plaisante, qu'elle nous r�jouit beaucoup. Je lui mets des mouches de taffetas blanc qui l'enchantent. Elle a un habit comme on les porte au Maroc. C'est une jupe courte et presque sans plis, de grandes manches de chemise de toile tr�s-fine, ray�e de diff�rentes couleurs, semblables � celles de nos boh�miennes; un corps qui n'est qu'une bande de velours cramoisi � fond d'or, rattach� au c�t� par des boucles d'argent avec des boutons de m�me; et un manteau blanc d'�toffe de laine tr�s-fine, fort ample et fort long, dont elle s'enveloppe et dont elle se couvre la t�te d'un des bouts. Cet habit est assez beau. Ses petits cheveux, qui ressemblent � de la laine, sont coup�s en plusieurs endroits; ils forment des croissants aux c�t�s, un rond au milieu et comme un coeur au devant. Elle m'a co�t� vingt pistoles. Ma fille lui a donn� son sagouin � gouverner; c'est ce petit singe dont M. l'archev�que de Burgos lui fit pr�sent. Je vous assure que Zayde et le sagouin sont faits l'un pour l'autre, et qu'ils s'entendent fort bien. Pour vous parler d'autre chose, il est arriv� ici un homme que l'on est all� chercher jusqu'au fond de la Galice. C'est un saint qui, � ce que l'on pr�tend, a fait des miracles. La marquise de Los Velez, autrefois gouvernante du Roi, a pens� mourir, et elle l'envoya querir promptement; mais l'on a �t� si longtemps � faire ce voyage, qu'elle a recouvr� la sant� sans lui. L'on savait le jour qu'il devait arriver, et elle l'attendait, lorsque Don Fernand de Tol�de, qui est son neveu, et qui n'avait pu la voir depuis son retour de Flandre, � cause de la maladie qu'elle avait eue, sachant qu'elle �tait beaucoup mieux, se rendit chez elle, � l'heure � peu pr�s que le saint de Galice y devait venir. Les gens de la marquise le voyant et ne le connaissant point (car il �tait absent depuis plusieurs ann�es), sans examiner qu'il n'y a gu�re d'hommes de son �ge et de son air assez heureux pour faire des miracles, crurent, d�s qu'il parut, que c'�tait le saint; ils ouvrirent la grande porte, sonn�rent une cloche pour servir de signal, comme la marquise le leur avait ordonn�. Toutes les due�as et les filles vinrent le recevoir avec chacune un cierge � la main; il y en avait plusieurs qui se jetaient � genoux, et ne voulaient pas le laisser passer qu'il ne leur e�t donn� sa b�n�diction. Il pensa devenir fou d'une telle r�ception. Il ne savait s'il dormait ou s'il �tait enchant�, et, quoi qu'il p�t s'imaginer, il n'�tait point au fait; il avait beau parler, on ne l'�coutait pas, tant le bruit et la presse �taient grands. On lui faisait toucher des chapelets, et celles qui �taient �loign�es les lui jetaient � la t�te avec des centaines de m�dailles. Les plus z�l�es commenc�rent � lui couper son manteau et son habit. Ce fut alors qu'il eut la peur enti�re que pour multiplier ses reliques on le taill�t par morceaux. La marquise de Los Velez, que l'on portait � quatre dans un grand fauteuil, vint au-devant du saint homme. Il est vrai que lorsqu'elle aper�ut la m�prise, et qu'elle vit son neveu, elle fit de si grands et de si longs �clats de rire, qu'ils passaient de beaucoup les forces qu'on lui croyait. En sortant de chez elle, il vint nous voir encore tout d�chir� par ces d�votes personnes. Je dois vous dire, ma ch�re cousine, que tout est fort retir� dans cette cour; et voici comme l'on vit chez les particuliers. Le matin, en se levant, on prend de l'eau glac�e, et incontinent apr�s le chocolat. Quand l'heure du d�ner est venue, le ma�tre se met � table; sa femme et ses enfants, comme je vous l'ai marqu�, mangent par terre, aupr�s de la table; ce n'est pas respect, c'est parce que la ma�tresse ne saurait �tre assise sur une chaise, elle n'y est point accoutum�e, et il y a de vieilles Espagnoles qui ne s'y sont peut-�tre jamais mises. Le repas est l�ger, car on mange peu de viande. Ce qu'ils ont de meilleur, ce sont des pigeons, des gelinottes, et leur oille qui est excellente. Mais on ne servira au plus grand seigneur que deux pigeons et quelque rago�t tr�s-m�chant, plein d'ail et de poivre, ensuite du fenouil et un peu de fruit. Quand ce petit d�ner est fait, chacun se d�shabille dans la maison et se jette sur son lit, o� l'on �tend des peaux de maroquin bien pass�es pour avoir plus frais. A cette heure, vous ne trouverez pas une �me dans les rues. Les boutiques sont ferm�es, le commerce est cess�, et il semble que tout est mort. A deux heures l'hiver, � quatre l'�t�, on commence � se rhabiller, l'on mange des confitures, l'on prend du chocolat ou des eaux glac�es, et chacun va o� il juge � propos. Enfin l'on se retire � onze heures ou minuit. Je vous parle au moins des gens r�gl�s. Alors le mari et la femme se couchent, l'on apporte une grande nappe qui couvre tout le lit, et chacun se l'attache au col. Les nains et les naines servent le souper, qui est aussi frugal que le d�ner; car c'est une gelinotte en rago�t ou quelque p�tisserie qui br�le la bouche, tant elle est poivr�e. Madame boit de l'eau tout son so�l, monsieur ne boit gu�re de vin; et le souper fini, chacun dort comme il peut[137]. Ceux qui ne sont pas mari�s, ou qui ne gardent gu�re de mesure avec leurs femmes, apr�s qu'ils ont �t� � la promenade du Prado, o� ils sont l'�t� � demi d�shabill�s dans leurs carrosses (j'entends lorsqu'il est fort tard), font un bon repas, montent � cheval, et prennent un laquais en trousse derri�re eux. Ils en usent ainsi pour ne le pas perdre; car allant par la plus obscure nuit dans les rues et marchant vite, quel moyen qu'un laquais puisse toujours d�m�ler et suivre son ma�tre? Il y en peut avoir quelques-uns qui le feraient, mais la plupart prendraient la fuite en pareil cas, car ils ne sont pas braves. Cette cavalcade nocturne se fait en l'honneur des dames. C'est pour les aller voir, et ils ne manqueraient pas cette heure-l� pour un empire; ils leur parlent au travers de la jalousie; ils entrent quelquefois dans le jardin, et montent, quand ils le peuvent, � la chambre. Leur passion est si forte, qu'il n'y a point de p�rils qu'ils n'affrontent; ils vont jusque dans le lieu o� l'�poux dort; et j'ai ou� dire qu'ils se voient des ann�es de suite, sans oser prononcer une parole, de peur d'�tre entendus. On n'a jamais su aimer en France comme on pr�tend que ces gens-ci aiment; et sans compter les soins, les empressements, la d�licatesse, le d�vouement m�me � la mort (car le mari et les parents ne font point de quartier), ce que je trouve de charmant, c'est la fid�lit� et le secret. On ne verra jamais un cavalier se vanter d'avoir re�u des faveurs d'une dame. Ils parlent de leurs ma�tresses avec tant de respect et de consid�ration, qu'il semble que ce soit leurs souveraines. Aussi ces dames n'ont point envie de vouloir plaire � d'autres qu'� leurs amants. Elles en sont tout occup�es et, bien qu'elles ne le voient pas le jour, elles trouvent le moyen d'employer plusieurs heures � son intention, soit en lui �crivant, ou en parlant de lui avec une amie qui est du secret, ou demeurant une journ�e enti�re � regarder au travers d'une jalousie pour le voir passer. En un mot, sur toutes les choses que l'on m'a dites, je croirais ais�ment que l'amour est n� en Espagne. Pendant que les cavaliers sont avec leurs ma�tresses, les laquais gardent leurs chevaux � quelque distance de la maison. Mais il leur arrive tr�s-souvent une aventure fort d�sagr�able. C'est que les maisons n'ayant pas de certains endroits commodes, on jette toute la nuit, par les fen�tres, ce que je n'ose vous nommer. De sorte que l'amoureux espagnol, qui passe � petit bruit dans la rue, est quelquefois inond� depuis la t�te jusqu'aux pieds, et bien qu'il se soit parfum� avant de sortir de chez lui, il est contraint d'y retourner au plus vite pour changer d'habits. C'est une des plus grandes incommodit�s de la ville, et qui la rend si puante et si sale, que l'on n'y peut marcher le matin. Je dis le matin, parce que l'air est si vif et a tant de force, que toute cette vilenie est consum�e avant midi. Quand il meurt un cheval, ou quelque autre animal, on le laisse dans la rue o� il est, f�t-ce devant la porte du palais, et le lendemain il est en poudre. L'on est persuad� que si l'on ne jetait pas ainsi ces ordures dans les rues, la peste ne serait pas longtemps sans �tre � Madrid, et elle n'y est jamais[138]. Sans compter que les amants voient leurs ma�tresses par les moyens que je vous ai dits, ils en ont encore d'autres; car les dames se visitent fort, et rien ne leur est plus ais� que de prendre une mante, d'entrer dans une chaise par la porte de derri�re et de se faire porter o� elles veulent. Cela est d'autant plus facile que toutes les femmes se gardent un secret inviolable; quelques querelles qui pussent arriver entre elles, et quelque col�re qu'elles aient les unes contre les autres, elles n'ouvrent jamais la bouche pour se d�celer. Leur discr�tion ne saurait �tre assez lou�e. Il est vrai que les cons�quences en seraient bien plus dangereuses qu'ailleurs, puisque l'on assassine ici sur de simples soup�ons. Voici comme se passent les visites que les dames se rendent les unes aux autres. On ne va point chez son amie quand on en a envie, il faut attendre qu'elle vous envoie prier d'y venir; et la dame qui veut recevoir compagnie chez elle �crit un billet le matin, par lequel elle vous invite. Vous sortez dans votre chaise; on les fait extr�mement grandes et larges, et, pour qu'elles soient moins lourdes, elles ne sont que de simple �toffe tendue sur un ch�ssis de bois. Ces �toffes sont toujours m�l�es d'or et d'argent et fort magnifiques. Il y a trois grandes glaces, et le dessus est d'un cuir tr�s-mince, couvert comme le reste; il se l�ve pour que la dame entre et sorte plus commod�ment. L'on a quatre porteurs qui se relayent; un laquais porte le chapeau du porteur de devant, car, quelque mauvais temps qu'il fasse, il ne faut pas qu'il soit couvert devant sa ma�tresse. La dame est ench�ss�e dans sa chaise comme un diamant dans son chaton. Elle n'a point de mante, ou, si elle en porte, c'est avec une grande dentelle noire d'Angleterre, de la hauteur d'une demi-aune, faite � dents comme les r�seaux du temps pass�, fort riche et fort ch�re. Cela sied bien. Il y a un carrosse � quatre mules, avec ses longs traits, dont je vous ai parl�, qui suit la chaise au petit pas. Il est, d'ordinaire, rempli de deux vieux �cuyers et de cinq ou six pages; car elles en ont toutes, et la femme de mon banquier en a deux. Les dames ne m�nent jamais aucune de leurs femmes et, bien qu'elles se trouvent plusieurs ensemble qui vont au m�me endroit, elles montent chacune dans leur chaise, sans se mettre les unes avec les autres dans leur carrosse. Je me trouvai l'autre jour dans un embarras et je vis passer cinquante chaises et cinquante carrosses � la file. On sortait de chez la duchesse de Frias, et l'on allait chez la duchesse d'Uzeda. Je vous dirai pourquoi elles y allaient, quand je vous aurai dit que, la dame �tant arriv�e chez celle qu'elle va voir, ses porteurs la portent jusque dans l'antichambre. Les degr�s sont faits expr�s fort larges et fort bas pour qu'on les puisse monter avec plus de facilit�. Aussit�t qu'elles sont entr�es, elles renvoient tous leurs gens et leurs carrosses. Elles marquent l'heure o� on viendra les querir; c'est, d'ordinaire, entre dix et onze heures du soir, car leurs visites sont d'une longueur � faire perdre patience. Il n'entre jamais d'hommes o� elles sont. Un mari jaloux aurait beau venir chercher sa femme, l'on s'en moquerait et l'on ne se donnerait pas m�me la peine de lui r�pondre: elle y est ou elle n'y est pas. Elles sont fines, les bonnes dames, et cette libert� ne les sert pas mal; car vous observerez qu'il n'y a pas une maison qui n'ait sa porte de derri�re par o� elles peuvent sortir sans �tre vues. Ajoutez � cela qu'un fr�re demeure chez sa soeur, un fils chez sa m�re, un neveu chez sa tante, et c'est encore un moyen de se voir. L'amour est ing�nieux en ce pays-ci. L'on n'�pargne rien pour satisfaire sa passion, et l'on est fid�le � sa ma�tresse. Il y a des intrigues qui durent aussi longtemps que la vie, bien que l'on n'ait pas perdu une heure pour les conclure. L'on met tous les moments � profit; et, d�s qu'on se voit et qu'on se pla�t, il n'en faut pas davantage. J'�tais, il y a peu de jours, chez la marquise d'Alca�izas, c'est une des plus grandes et des vertueuses dames de cette cour; elle nous disait � toutes en parlant de cela: Je vous l'avoue, si un cavalier avait �t� t�te � t�te avec moi une demi-heure, sans me demander tout ce que l'on peut demander, j'en aurais un ressentiment si vif que je le poignarderais si je pouvais. Et lui accorderiez-vous toutes les faveurs qu'il pourrait vous demander? interrompit la marquise de Liche, qui est jeune et belle. Ce n'est pas une cons�quence, dit madame d'Alca�izas, j'ai m�me lieu de croire que je ne lui accorderais rien du tout; mais, au moins, je n'aurais aucun reproche � lui faire; au lieu que, s'il me laissait si fort en paix, je le prendrais pour un t�moignage de son m�pris. Il n'y en a gu�re qui n'aient de pareils sentiments l�-dessus[139]. Une chose que je trouve fort singuli�re et qui ne convient point, ce me semble, dans un royaume catholique, c'est la tol�rance que l'on a pour les hommes qui ont des ma�tresses si d�clar�es, que c'est absolument une chose sans myst�re. Il est bien vrai que les lois le d�fendent: mais ils n�gligent les lois et ne suivent que leur inclination; personne ne se m�le de les reprendre de leur faute. Ces ma�tresses se nomment _amancebadas_. Bien que l'on soit mari�, l'on ne laisse pas d'en avoir de cette mani�re; et souvent les enfants naturels sont �lev�s avec les l�gitimes, au vu et au su d'une pauvre femme qui souffre tout cela et qui n'en dit pas le mot. Il est m�me tr�s-rare de voir des brouilleries entre le mari et la femme, et beaucoup plus rare qu'ils se s�parent comme on fait en France. D'un nombre infini de personnes que je connais ici, je n'ai vu que la princesse Della Rocca qui n'est pas avec son mari et qui vit dans un couvent. La justice n'est point �tourdie des d�m�l�s domestiques. Il me para�t extraordinaire qu'une dame, dont un cavalier est amoureux et aim�, ne soit point jalouse de son amancebada. Elle la regarde comme une seconde femme, elle croit que cela ne peut entrer en comparaison avec elle. De sorte qu'un homme a sa femme, son amancebada et sa ma�tresse. Cette derni�re est presque toujours une personne de qualit�; c'est elle que l'on va trouver la nuit et pour qui l'on hasarde sa vie. Il arrive quelquefois qu'une dame couverte de sa grande mante unie, ne montrant, de tout son visage, que la moiti� d'un oeil, v�tue fort simplement pour n'�tre pas connue, et ne voulant point se servir d'une chaise, va � pied au lieu du rendez-vous. Le peu d'habitude qu'elle a de marcher, ou bien souvent son air, la fait distinguer. Un cavalier se met � la suivre et � lui parler; incommod�e d'une telle escorte dont il ne lui est pas ais� de se d�faire, elle s'adresse � quelque autre qui passe, et, sans se faire autrement conna�tre: Je vous conjure, lui dit-elle, emp�chez que cet importun ne me suive davantage; sa curiosit� pourrait nuire � mes affaires. Cette pri�re tient lieu d'un commandement au galant espagnol; il demande � celui dont on se plaint, pourquoi il veut fatiguer une dame malgr� elle; il lui conseille de la laisser en repos; et, s'il trouve un opini�tre, il faut tirer l'�p�e, et quelquefois on s'entre-tue sans savoir pour qui l'on s'est expos�. Cependant la belle gagne au pied, les laisse aux mains, et va o� elle est attendue. Mais le meilleur, c'est que bien souvent c'est le mari ou le fr�re qui prend ainsi l'affirmative, qui d�fend la dame des poursuites du curieux, et qui lui donne lieu de se rendre entre les bras de son amant. Il y a quelques jours qu'une jeune dame qui aimait ch�rement son mari, �tant inform�e qu'il �tait assez d�r�gl� dans sa conduite, se d�guisa, prit sa mante, et s'�tant arr�t�e dans une rue o� il passait souvent, elle lui donna lieu de lui parler. Apr�s qu'il l'eut abord�e, elle le tutoya, et c'est d'ordinaire par cette mani�re famili�re que les femmes, en ce pays, font conna�tre leurs sentiments. Il lui proposa un parti qu'elle accepta sous les conditions qu'il n'aurait pas la curiosit� de la voir ni de la conna�tre. Il lui en donna sa parole, et il la mena chez un de ses amis. Lorsqu'ils se s�par�rent, il l'assura qu'il s'estimait le plus heureux de tous les hommes et qu'il n'avait jamais eu une si bonne fortune. Il lui donna une fort belle bague, et il la pria de la garder pour se souvenir de lui. Je la garderai ch�rement, et je reviendrai ici quand tu voudras, lui dit-elle, car il vaut autant que j'aie tes pierreries qu'une autre. En achevant ces paroles, elle ouvrit sa mante, et le mari, voyant sa femme, resta dans la derni�re confusion de son aventure. Mais il pensa que, puisqu'elle avait bien trouv� le moyen de sortir de chez elle pour l'attendre, elle trouverait ais�ment celui de lui jouer quelque autre tour moins agr�able, et pour s'en garantir, il mit deux due�as aupr�s d'elle qui ne la quit�rent plus. Il arrive aussi quelquefois qu'un homme qui n'a pas sa maison proche du quartier o� le hasard lui fait rencontrer sa ma�tresse, entre sans fa�on dans celle d'un autre. Soit qu'il le connaisse on non, il le prie civilement de vouloir bien sortir de sa chambre, parce qu'il trouve l'occasion d'entretenir une dame, et que s'il la perd, il ne la reverra de longtemps. Cela suffit pour que le ma�tre de la maison la laisse au pouvoir de l'amant et de sa ma�tresse, et quelquefois je vous assure que c'est la femme du sot qui s'en va si bonnement. Enfin l'on est d'une t�m�rit� surprenante, pour avoir le moyen de se voir seulement un quart d'heure. Il me souvient d'une dame fran�aise qui, parlant d'un homme � une de ses amies, disait: Rends-le amoureux, je te le rends ruin�. Cette maxime est �tablie ici plus qu'en lieu du monde. Un amant n'a rien � lui, il n'est pas n�cessaire de lui faire entrevoir, non pas de vrais besoins, mais seulement de l�g�res envies d'avoir quelque chose. Ils n'omettent jamais rien l�-dessus; et la mani�re dont ils s'en acquittent rel�ve beaucoup le prix de leurs lib�ralit�s. Je les trouve bien moins aimables que nos Fran�ais, mais on dit qu'ils savent mieux aimer. Leur proc�d� est aussi mille fois plus respectueux. Cela va m�me si loin, que lorsqu'un homme, de quelque qualit� qu'il soit, pr�sente un bijou ou une lettre � une dame, il met un genou en terre, et il en fait de m�me quand il re�oit quelque chose de sa main. Je vous ai dit que je vous apprendrais pourquoi tant de dames allaient chez la duchesse d'Uzeda. Elle est fort aimable, et fille du duc d'Ossone. Son mari a eu querelle avec le prince Stigliano, pour une dame qu'ils aimaient. Ils ont tir� l'�p�e, c'est une assez grande affaire. Le Roi les a mis en arr�t; ce n'est pas � dire qu'on les ait mis prisonniers, mais il leur est d�fendu de sortir de leur maison, si ce n'est la nuit, qu'ils en sortent secr�tement pour aller � leurs galanteries ordinaires. Et, ce qu'il y a de rare, c'est que la pauvre �pouse ne met pas les pieds dehors tant que son mari est en arr�t, quoique ce soit toujours pour quelque infid�lit� qu'il lui a faite. Il en est de m�me lorsqu'ils sont exil�s ou rel�gu�s dans quelques-unes de leurs terres, ce qui arrive fort souvent. Dans le temps de leur absence, leurs femmes restent chez elles, sans sortir une seule fois. On m'a dit que la duchesse d'Ossone a �t� plus de deux ans prisonni�re de cette sorte; c'est la coutume, et cette coutume est cause qu'elles s'ennuient fort. Ce ne sont pas seulement les dames espagnoles qui s'ennuient ici, les Fran�aises s'y divertissent assez mal. Nous devons aller dans peu de jours � Aranjuez et � Tol�de baiser la main de la Reine m�re. Je vous �crirai, ma ch�re cousine, le d�tail de mon petit voyage, et je voudrais �tre en �tat de vous donner des marques plus essentielles de ma tendresse. De Madrid, ce 25 juillet 1679. TREIZI�ME LETTRE. Je vous mandai par ma derni�re lettre, ma ch�re cousine, que nous irions saluer la Reine m�re; j'ai eu cet honneur. Mais, avant de vous conduire chez elle, il vous faut parler d'autres choses. Je ne voulais pas sortir de Madrid que je n'eusse vu l'entr�e du marquis de Villars. Il la fit � cheval, c'est la coutume en ce pays-ci, et quand un homme est bien fait, cela lui est avantageux. Lorsque l'ambassadeur de Venise fit la sienne, il fut heureux de n'�tre pas dans son carrosse. Il en avait un qui valait 12,000 �cus, qui versa en sortant de chez lui; mais comme c'�tait l'hiver, la mar�e (c'est cette vilaine boue noire qui fait des ruisseaux dans les rues, o� un cheval entre jusqu'aux sangles), la mar�e, dis-je, g�ta si fort le velours � fond d'or, la belle broderie dont il �tait relev�, qu'il n'a jamais pu servir depuis. Je demeurai surprise que, pour une chose aussi commune que ces sortes d'entr�es, toutes les dames fussent sur leurs balcons, avec des habits magnifiques, et le m�me empressement qu'elles auraient pour le plus grand roi du monde. Mais elles ont si peu de libert�, qu'elles profitent avec joie de toutes les occasions de se montrer. Et comme leurs amants ne leur parlent presque jamais, ils ne manquent pas de se mettre dans leurs carrosses, proche du balcon de leurs ma�tresses, o� elles les entretiennent des yeux et des doigts. C'est un usage d'un grand secours pour se faire entendre plus promptement que s'ils se servaient de leurs voix. Ce langage muet me para�t assez difficile, � moins que d'y avoir beaucoup d'habitude. Mais ils l'ont aussi, et il n'y a que deux jours que je voyais une petite fille de six ans et un petit gar�on � peu pr�s du m�me �ge, qui savaient d�j� se dire mille jolies choses de cette mani�re. Don Fr�d�ric de Cardone, qui les voyait comme moi, et qui les entendait bien mieux, m'expliquait tout; et, s'il n'a rien ajout� du sien � la conversation de ces deux enfants, il faut avouer qu'ils sont n�s ici pour la galanterie[140]. La marquise de Palacios, m�re de Don Fernand de Tol�de, est une des meilleures amies de ma parente. Elle a une belle maison appel�e _Igari�a_, aux bords du _Xarama_. Et, bien que cette dame soit d�j� vieille, elle n'y avait jamais �t�, quoique ce ne soit qu'� huit lieues de Madrid. Elles croient, en ce pays-ci, que ce n'est pas de la grandeur de se donner la peine d'aller dans leurs terres, � moins que ce ne soient des principaut�s ou des villes, et pour lors elles les nomment leurs �tats. Je fis un peu la guerre � cette dame de sa paresse, et ma parente l'engagea d'�tre du voyage avec sa fille Do�a Mariquita, qui est une petite personne blanche, grasse et blonde. Ces trois qualit�s sont �galement rares ici, et elle y est admir�e de tous ceux qui la voient. La jeune marquise de la Rosa voulut �tre de la partie. Son �poux y vint � cheval avec Don Fernand de Tol�de, Don Sanche Sarmiento et Don Est�ve de Carvajal. Don Fr�d�ric de Cardone n'y aurait pas manqu�, mais l'archev�que de Burgos lui avait �crit de venir le trouver en diligence. Lorsqu'il me le dit, je le priai d'aller voir la belle marquise de Los Rios � las Huelgas. Je lui donnai une lettre pour elle, par laquelle je lui reprochais son silence et je lui demandais de ses nouvelles un peu particuli�rement. Nous part�mes dans deux carrosses le 16 ao�t, sur les dix heures du soir, par le plus beau temps du monde. Les chaleurs �taient si excessives, qu'� moins que d'exposer sa vie, il serait impossible de marcher le jour; mais les nuits sont fra�ches, et les carrosses sont, l'�t�, tout ouverts, les mantelets lev�s autour, avec de grands rideaux de toile de Hollande fort fine, garnie de belle dentelle d'Angleterre, avec des noeuds de ruban de couleur. Comme on les fait changer souvent, cela est fort propre. Nous allions si vite, que je mourrais de peur qu'il se romp�t quelque chose � notre carrosse, car il est constant que nous aurions �t� mille fois tu�es, avant que le cocher e�t pu s'en apercevoir. Je crois que l'on ne court ainsi que pour s'indemniser de la lenteur avec laquelle on va dans Madrid. Car, au petit pas des mules, c'est encore trop � cause du mauvais pav�, des trous, des boues en hiver et de la poudre en �t�, dont les rues sont pleines. La marquise de Palacios avait un petit chapeau sur sa t�te, garni de plumes, selon la coutume des dames espagnoles, quand elles vont � la campagne; et la marquise de la Rosa �tait fort jolie avec son justaucorps court, ses manches �troites, et le reste de son ajustement, sur lequel nous nous �cri�mes que nous la trouvions _muy bizarra et muy de gala_, c'est-�-dire fort galante et fort magnifique. Je trouvai assez plaisant que ces dames nous obligeassent de descendre en trois endroits sur le chemin, pour entendre jouer de la guitare par deux gentilshommes du marquis de la Rosa qu'il avait amen�s expr�s, et qui galopaient, leurs guitares attach�es d'un cordon et pass�es derri�re le dos. Cette petite musique, mal concert�e, ne laissa pas de ravir la compagnie qui se r�criait fort sur les agr�ments de la campagne pendant une belle nuit. Je n'ai jamais vu de femmes si satisfaites. Nous arriv�mes � Aranjuez � cinq heures du matin; je demeurai surprise de sa merveilleuse situation. Nous pass�mes, � une demi-lieue en de�� du Tage, sur un pont de bois qui ferme, et nous entr�mes ensuite dans des avenues d'ormes et de tilleuls si hauts, si verts et si frais, que le soleil ne les p�n�tre point. C'est une chose bien extraordinaire que l'on trouve si proche de Madrid des arbres si parfaits en leur qualit�, car le terrain est ingrat et il n'y en vient point. Cependant l'on n'a pas lieu de s'apercevoir � Aranjuez de ce que je dis, parce que l'on a fait le long des all�es et proche des arbres, un petit foss� dans lequel l'eau du Tage coule et humecte leurs racines. Ces avenues sont si longues que, lorsqu'on est au milieu, l'on n'en peut voir le bout. Plusieurs all�es se joignent � celle-ci et forment des �toiles de tous c�t�s. On se prom�ne au bord du Tage et du Xarama. Ce sont deux fameuses rivi�res qui entourent l'�le dans laquelle Aranjuez est b�ti, et qui lui fournissent des eaux qui contribuent fort � son embellissement. En effet, je n'ai pas vu de lieu plus agr�able. Il est vrai que les jardins sont trop serr�s, et que l'on y trouve plusieurs all�es �troites; mais les promenades y sont ravissantes, et lorsque nous y arriv�mes, je croyais �tre dans quelque palais enchant�. La matin�e �tait fra�che, les oiseaux chantaient de tous c�t�s, les eaux faisaient un doux murmure, les espaliers charg�s de fruits excellents, les parterres de fleurs odorif�rantes, et je me trouvais en fort bonne compagnie. Nous avions un ordre de Don Juan pour �tre log�s dans le ch�teau, de mani�re que l'alcayde nous re�ut avec beaucoup de civilit�, et nous fit voir soigneusement tout ce qu'il y avait de plus remarquable. Les fontaines sont de ce nombre. On en trouve une si grande quantit�, qu'il est impossible de passer dans une all�e, dans un cabinet, dans un parterre, ou sur une terrasse, sans en rencontrer partout cinq ou six avec des statues de bronze et des bassins de marbre. Les jets d'eau s'�l�vent tr�s-haut, ils ne sont pas d'eau vive, ils viennent tous du Tage. Je vous parlerai entre autres de la fontaine de Diane. Elle est sur une �minence qui la fait d�couvrir d'assez loin. La d�esse est au milieu, entour�e de cerfs, de biches et de chiens qui jettent tous de l'eau. On a m�nag� un peu plus bas, un rond de myrtes que l'on a taill�s de plusieurs mani�res diff�rentes, et de petits Amours sont � moiti� cach�s dedans, qui jettent de l'eau contre les animaux dont la fontaine est bord�e. Le mont Parnasse s'�l�ve au milieu d'un grand �tang avec Apollon, les Muses, le cheval P�gase et une chute d'eau qui tombe et repr�sente le fleuve H�licon. Il sort de ce rocher mille jets d'eau diff�rents, dont les uns s'�lancent, les autres serpentent sur la surface de l'�tang; les autres coulent sans efforts, les autres forment des fleurs en l'air, ou une pluie. La fontaine de Ganym�de a ses beaut�s. Ce bel enfant, assis sur l'aigle de Jupiter, semble alarm� de son vol; l'oiseau est en haut d'une colonne, les ailes d�ploy�es; il jette l'eau par le bec et par les serres. La fontaine de Marsen est tout proche. Celle des Harpies est belle: elles sont sur des colonnes de marbre fort hautes; aux quatre coins, elles jettent l'eau de tous c�t�s, et il semble qu'elles ont envie d'inonder un bel adolescent qui est assis au milieu de la fontaine et qui cherche une �pine dans son pied. Mais la fontaine d'Amour est la plus agr�able. Ce petit dieu y para�t �lev� avec son carquois plein de fl�ches, et de chacune il sort un jet d'eau. Les trois Gr�ces sont assises aux pieds de l'Amour; et ce qui est de plus singulier, c'est ce qu'il tombe du haut de quatre grands arbres des fontaines, dont le bruit pla�t beaucoup et surprend, car il n'est point naturel que l'eau vienne de l�[141]. Je craindrais de vous ennuyer, si j'entreprenais de vous dire le nombre de cascades, de chutes d'eau et de fontaines que je vis. Je puis vous assurer, en g�n�ral, que c'est un lieu digne de la curiosit� et de l'attention de tout le monde. Le soleil commen�ait d'�tre trop fort � huit heures; nous entr�mes dans la maison, mais il s'en faut bien qu'elle soit aussi belle qu'elle devrait l'�tre, pour r�pondre dignement � tout le reste. Lorsque le Roi y va, ceux qui l'accompagnent sont si mal log�s, qu'il faut se contenter d'y aller � toute bride faire un peu sa cour, ou de passer jusqu'� Tol�de, car il n'y a que deux m�chantes h�telleries et quelques maisons de particuliers en fort petit nombre. Si nous n'avions pas eu la pr�caution de porter jusqu'� du pain, je suis bien certaine que nous n'en aurions point eu, � moins que l'alcayde ne nous e�t donn� le sien. Je vous marquerai en passant de ne pas confondre alcayde avec alcalde. Le premier signifie gouverneur d'un ch�teau ou d'une place, et l'autre, un sergent. Bien que les tableaux les plus exquis soient � l'Escurial, je ne laissai pas d'en trouver de tr�s-bons � Aranjuez, dans l'appartement du Roi. Il est meubl� selon la saison o� nous sommes, c'est-�-dire avec les murailles toutes blanches, et une tapisserie de jonc tr�s-fin, de la hauteur de trois pieds. Il y a au-dessus des miroirs ou des peintures. On trouve dans ce b�timent plusieurs petites cours qui en diminuent la beaut�. Nous d�jeun�mes tous ensemble, et l'on voulut me persuader de manger d'un certain fruit nomm� _pimento_, qui est long comme le doigt, et si violemment poivr�, que si peu qu'on en mette dans la bouche elle est tout en feu. On laisse tremper longtemps le piment dans du sel et du vinaigre pour en �ter la force. Ce fruit vient en Espagne sur une plante, et je n'en ai point vu dans les autres pays o� j'ai �t�. Nous avions une oille, des rago�ts de perdrix froides avec de l'huile, et du vin de Canarie; des poulardes, des pigeons qui sont excellents ici, et des fruits d'une beaut� extraordinaire. Ce repas, qui valait un fort bon d�ner, �tant fini, nous nous couch�mes et nous n'all�mes � la promenade que sur les sept heures du soir. Les beaut�s de ce lieu me parurent aussi nouvelles que si je ne les avais pas vues le matin, particuli�rement cette situation toute charmante que j'admirais toujours de quelque c�t� que je tournasse les yeux. Le Roi y est en s�ret� avec une demi-douzaine de gardes, parce que l'on ne saurait y arriver que par des ponts qui ferment tous; et le Harama, qui grossit en cet endroit les eaux du Tage, fortifie Aranjuez. Apr�s nous �tre promen�s jusqu'� dix heures du soir, nous rev�nmes dans un grand salon pav� de marbre et soutenu par des colonnes semblables. Nous le trouv�mes �clair� de plusieurs lustres, et Don Est�ve de Carvajal y avait fait venir, sans nous en rien dire, des musiciens qui nous surprirent agr�ablement; du moins les dames espagnoles et ma parente en demeur�rent tr�s-satisfaites. Pour moi, je trouvai qu'ils chantaient trop de la gorge, et que leurs passages �taient si longs, qu'ils en devenaient ennuyeux. Ce n'est pas qu'ils n'eussent la voix belle, mais leur mani�re de chanter n'est pas bonne, et commun�ment tout le monde ne chante pas en Espagne comme l'on fait en France et en Italie. Le souper �tant fini, nous all�mes au grand canal o� il y avait un petit galion peint et dor�. Nous entr�mes dedans et nous y demeur�mes jusqu'� deux heures apr�s minuit, que nous en sort�mes pour prendre le chemin de Tol�de. Je remarquai qu'en sortant d'Aranjuez nous ne trouv�mes que des bruy�res. L'air ne laisse pas d'�tre parfum� du thym et du serpolet dont ces plaines sont couvertes. On me dit qu'il y avait l� une grande quantit� de lapins, de cerfs, de biches et de daims, mais ce n'�tait pas l'heure de les voir. La conversation ayant �t� quelque temps g�n�rale, j'�tais d�j� � deux lieues d'Aranjuez, que je n'avais pas encore parl� � Don Fernand qui �tait aupr�s de moi. Mais voulant profiter du temps pour m'instruire � fond des particularit�s de cette redoutable Inquisition dont il m'avait promis de m'entretenir, je le priai de m'en dire quelque chose. L'Inquisition, me dit-il, n'a �t� connue dans l'Europe qu'au commencement du treizi�me si�cle. Avant ce temps-l�, les �v�ques et les magistrats s�culiers faisaient la recherche des h�r�tiques qu'ils condamnaient au bannissement, � la perte de leurs biens ou � d'autres peines qui n'allaient presque jamais � la mort. Mais le grand nombre d'h�r�sies qui s'�lev�rent vers la fin du douzi�me si�cle, furent la cause de l'�tablissement de ce tribunal. Les papes envoy�rent des religieux vers les princes catholiques et vers les �v�ques, pour les exhorter de travailler avec un soin extraordinaire � l'extirpation des h�r�sies et � faire punir les h�r�tiques opini�tres, ce qui continua, de cette mani�re, jusqu'� l'ann�e 1250. En l'ann�e 1251, Innocent IV donna pouvoir aux Dominicains de conna�tre de ces sortes de crimes avec l'assistance des �v�ques. Cl�ment IV confirma ces tribunaux en 1265. Il y en eut ensuite plusieurs qui furent �rig�s dans l'Italie et dans les royaumes d�pendant de la couronne d'Aragon, jusqu'au r�gne de Ferdinand et d'Isabelle, que l'Inquisition fut �tablie dans les royaumes de Castille, et puis en Portugal par le roi Jean III, en l'ann�e 1536. Les inquisiteurs avaient eu, jusqu'alors, une puissance born�e et souvent contest�e par les �v�ques, � qui la connaissance des crimes d'h�r�sie appartenait. Selon les canons, il �tait contre les r�gles de l'�glise que les pr�tres condamnassent les criminels � mort, et m�me pour des crimes que souvent les lois civiles punissaient par des peines moins rigoureuses. Mais le droit ancien c�dant au droit nouveau, les religieux de Saint-Dominique s'�taient mis, depuis deux si�cles, en possession de cette justice extraordinaire par les bulles des papes; et, les �v�ques ayant �t� enti�rement exclus, il ne manquait aux inquisiteurs que l'autorit� du prince pour l'ex�cution de leurs jugements. Avant qu'Isabelle de Castille parv�nt � la couronne, le Dominicain Jean Torquemada, son confesseur et qui, depuis, fut cardinal, lui avait fait promettre de pers�cuter les infid�les et les h�r�tiques lorsqu'elle serait en pouvoir de le faire. Elle obligea Ferdinand, son mari, d'obtenir, en 1483, des bulles du pape Sixte IV, pour l'�tablissement d'une charge d'inquisiteur g�n�ral dans les royaumes d'Aragon et de Valence; car ces deux royaumes �taient � lui de son chef, et il est � remarquer que Ferdinand donnait les charges dans ses �tats, et Isabelle dans les siens. Mais la Reine procura cette charge � Torquemada. Les papes �tendirent ensuite sa juridiction sur tous les �tats catholiques, et Ferdinand et Isabelle �tablirent un conseil supr�me de l'Inquisition dont ils le firent pr�sident. Il est compos� de l'inquisiteur g�n�ral, qui est nomm� par le Roi d'Espagne et confirm� par le Pape; de cinq conseillers, dont l'un doit �tre dominicain, par un privil�ge de Philippe III accord� � cet ordre en 1616; d'un procureur fiscal, d'un secr�taire de la Chambre du Roi, de deux secr�taires du conseil, d'un alguazil mayor, d'un receveur, de deux rapporteurs et de deux qualificateurs et consulteurs[142]. Le nombre des _Familiares_ et des menus officiers de l'Inquisition, n'�tant justiciables que de ce tribunal, se mettent, par ce moyen, � couvert de la justice ordinaire. Le conseil sup�rieur a une enti�re autorit� sur les autres inquisitions, qui ne peuvent faire d'_auto_ ou ex�cution, sans la permission du grand inquisiteur. Les inquisitions particuli�res sont celles de S�ville, de Tol�de, de Grenade, de Cordoue, de Cuen�a, de Valladolid, de Murcie, de Llerena, de Logro�o, de Saint-Jacques, de Saragosse, de Valence, de Barcelone, de Majorque, de Sardaigne, de Palerme, des Canaries, de Mexico, de Carthag�ne et de Lima. Chacune de ces inquisitions est compos�e de trois inquisiteurs, de trois secr�taires, d'un alguazil mayor et de trois receveurs, qualificateurs et consulteurs. Tous ceux qui entrent dans ces charges sont oblig�s de faire preuve de _casa limpia_, c'est-�-dire de n'avoir dans leur famille aucune tache de juda�sme ni d'h�r�sie, et d'�tre catholique d'origine. Les proc�dures de ce tribunal sont fort extraordinaires. Un homme �tant arr�t� demeure dans les prisons sans savoir le crime dont on l'accuse, ni les t�moins qui d�posent contre lui. Il ne peut en sortir qu'en avouant une faute, dont souvent il n'est pas coupable, et que le d�sir de la libert� lui fait avouer, parce qu'on ne fait pas mourir l'accus� la premi�re fois, quoique la famille soit tax�e d'infamie, et que ce premier jugement rende les personnes incapables de toutes charges. Il n'y a aucune confrontation de t�moins, ni aucun moyen de se d�fendre, parce que ce tribunal affecte sur toutes choses un secret inviolable. Il proc�de contre les h�r�tiques, et particuli�rement contre les chr�tiens juda�sants et les Maranes ou Mahom�tans secrets, dont l'expulsion des Juifs et des Maures, par Ferdinand et Isabelle, a rempli l'Espagne. La rigueur de cette justice fut telle, que l'inquisiteur Torquemada fit le proc�s � plus de cent mille personnes, dont six mille furent condamn�es au feu, dans l'espace de quatorze ans[143]. Le spectacle de plusieurs criminels condamn�s au dernier supplice, sans avoir �gard � leur sexe, ni � leur qualit�, confirme, � ce que l'on pr�tend, les peuples dans la religion catholique, et l'Inquisition seule a emp�ch� les derni�res h�r�sies de se r�pandre en Espagne dans le temps qu'elles ont infest� toute l'Europe. C'est pourquoi les Rois ont donn� une autorit� excessive � ce tribunal, que l'on appelle le tribunal du Saint-Office. Les actes g�n�raux de l'Inquisition en Espagne, qui sont consid�r�s dans la plus grande partie de l'Europe comme une simple ex�cution de criminels, passent parmi les Espagnols pour une c�r�monie religieuse, dans laquelle le Roi-Catholique donne des preuves publiques de son z�le pour la religion. C'est pourquoi on les appelle _auto-da-fe_, ou actes de foi. Ils les font ordinairement � l'av�nement des Rois � la couronne, ou � leur majorit�, afin qu'ils soient plus authentiques. Le dernier se fit en 1632, et l'on en pr�pare un pour le mariage du Roi. Comme il ne s'en est pas fait depuis longtemps, on fait de grands pr�paratifs pour rendre celui-ci fort solennel et aussi magnifique que peuvent �tre ces sortes de c�r�monies[144]. Un des conseillers de l'Inquisition en a d�j� fait un projet qu'il m'a montr�. Voici ce qu'il porte: On dressera dans la grande place de Madrid un th��tre de cinquante pieds de long. Il sera �lev� � la hauteur du balcon destin� pour le Roi, sous lequel il finira. A l'extr�mit� et sur toute la longueur de ce th��tre, il s'�l�vera, � la droite du balcon du Roi, un amphith��tre de vingt-cinq ou trente degr�s, destin� pour le conseil de l'Inquisition et pour les autres conseils d'Espagne, au-dessous desquels sera, sous un dais, la chaire du grand inquisiteur, beaucoup plus �lev�e que le balcon du Roi. A la gauche du th��tre et du balcon, on verra un second amphith��tre de m�me grandeur que le premier, et o� les criminels seront plac�s. Au milieu du grand th��tre, il y en aura un autre fort petit, qui soutiendra deux cages o� l'on mettra les criminels pendant la lecture de leur sentence. On verra encore sur le grand th��tre trois chaires pr�par�es pour les lecteurs des jugements et pour le pr�dicateur, devant lequel il y aura un autel dress�. Les places de Leurs Majest�s Catholiques seront dispos�es de sorte que la Reine sera � la gauche du Roi et � la droite de la Reine m�re. Toutes les dames des Reines occuperont le reste de la longueur du m�me balcon de part et d'autre. Il y aura d'autres balcons pr�par�s pour les ambassadeurs et pour les seigneurs et les dames de la cour, et des �chafauds pour le peuple. La c�r�monie commencera par une procession qui partira de l'�glise de Sainte-Marie. Cent charbonniers arm�s de piques et de mousquets marcheront les premiers, parce qu'ils fournissent le bois qui sert au supplice de ceux qui sont condamn�s au feu. Ensuite viendront les Dominicains, pr�c�d�s d'une croix blanche. Le duc de Medinaceli portera l'�tendard de l'Inquisition, selon le privil�ge h�r�ditaire de sa famille. Cet �tendard est de damas rouge. Sur l'un des c�t�s est repr�sent�e une �p�e nue dans une couronne de laurier, et sur l'autre les armes d'Espagne. Ensuite on portera une croix verte entour�e d'un cr�pe noir. Plusieurs grands et d'autres personnes de qualit� de l'Inquisition marcheront apr�s, couverts de manteaux orn�s de croix blanches et noires bord�es de fils d'or. La marche sera ferm�e par cinquante hallebardiers ou gardes de l'Inquisition, v�tus de noir et de blanc, command�s par le marquis de Pobar, protecteur h�r�ditaire du royaume de Tol�de. La procession, apr�s avoir pass� en cet ordre devant le palais, se rendra � la place. L'�tendard et la croix verte seront plant�s sur l'autel, et les Dominicains seuls resteront sur le th��tre et passeront une partie de la nuit � psalmodier, et d�s la pointe du jour, ils c�l�breront sur l'autel plusieurs messes. Le Roi, la Reine, la Reine m�re et toutes les dames para�tront sur les balcons vers les sept heures du matin; � huit, la marche de la procession commencera comme le jour pr�c�dent, par la compagnie des charbonniers, qui se placeront � la gauche du balcon du Roi; la droite sera occup�e par ses gardes. Plusieurs hommes porteront ensuite des effigies de carton grandes comme nature. Les unes repr�senteront ceux qui sont morts dans la prison, dont les os seront aussi port�s dans des coffres avec des flammes peintes � l'entour, et les autres figures repr�senteront ceux qui se sont �chapp�s et qui auront �t� jug�s par contumace. On placera ces figures dans une des extr�mit�s du th��tre. On lira ensuite leur sentence, et ils seront ex�cut�s. Mais je dois vous dire, ajouta-t-il, que le conseil supr�me de l'Inquisition est plus absolu que tous les autres. On est persuad� que le Roi m�me n'aurait pas le pouvoir d'en retirer ceux qui seraient d�nonc�s, parce que ce tribunal ne reconna�t que le Pape au-dessus de lui, et qu'il y a eu des temps et des occasions o� la puissance du Roi s'est trouv�e plus faible que celle de l'Inquisition. Don Di�go Sarmiento est inquisiteur g�n�ral. C'est un grand homme de bien; il peut avoir soixante ans. Le Roi nomme le pr�sident de l'Inquisition et Sa Saintet� le confirme; mais � l'�gard des inquisiteurs, le pr�sident les propose au Roi, et apr�s avoir eu son approbation, il les pourvoit de leur charge. Le tribunal conna�t tout ce qui regarde la foi, et il est absolument rev�tu de l'autorit� du Pape et de celle du Roi. Ses arr�ts sont sans appel, et les vingt-deux tribunaux de l'Inquisition qui sont dans tous les �tats d'Espagne, et qui d�pendent de celui de Madrid, lui rendent compte tous les mois de leurs finances, et tous les ans des causes et des criminels. Mais ceux des Indes et des autres lieux �loign�s ne rendent compte qu'� la fin de chaque ann�e. A l'�gard des charges de ces tribunaux inf�rieurs, elles sont remplies par l'inquisiteur g�n�ral, avec l'approbation des conseillers. Il serait assez difficile de pouvoir dire pr�cis�ment le nombre d'officiers qui d�pendent de l'Inquisition, car dans l'Espagne seule il y a plus de vingt-deux mille familiares du Saint-Office. On les nomme ainsi, parce que ce sont comme des espions r�pandus partout, qui donnent sans cesse � l'Inquisition des avis vrais ou faux, sur lesquels on prend ceux qu'ils accusent[145]. Dans le temps que j'�coutais Don Fernand avec le plus d'attention, la marquise de Palacios nous interrompit, pour nous dire que nous �tions proche de Tol�de, et que les restes antiques d'un vieux ch�teau que nous voyions � gauche, sur une petite montagne, �taient ceux d'un palais enchant�. Nous voici encore, dis-je tout bas � Don Fernand, aux ch�teaux de Guebare et de Nios. Nous en sommes � tout ce qu'il vous plaira, dit-il, mais il est certain que c'est une tradition tr�s-ancienne dans ce pays-ci. On pr�tend qu'il y avait une cave ferm�e, et une proph�tie mena�ait l'Espagne des derniers malheurs lorsqu'on ouvrirait cette cave; chacun, effray� de ces menaces, ne voulait point en attirer les effets sur soi. Ce lieu demeura donc ferm� pendant des si�cles. Mais le Roi Don Rodrigue, moins cr�dule, ou plus curieux, fit ouvrir la cave, et ce ne fut pas sans entendre des bruits �pouvantables. Il semblait que tous les �l�ments allaient se confondre, et que la temp�te ne pouvait �tre plus grande. Cela ne l'emp�cha pas d'y descendre, et il vit, � la clart� de plusieurs flambeaux, des figures d'hommes dont l'habillement et les armes �taient extraordinaires. Il y en avait un qui tenait une lame de cuivre, sur laquelle on trouva �crit en arabe, que le temps approchait de la d�solation de l'Espagne, et que ceux dont les statues �taient en ce lieu ne seraient pas longtemps sans arriver. Je n'ai jamais �t� en aucun endroit, dis-je en riant, o� l'on fasse plus de cas des contes fabuleux qu'en Espagne. Dites plut�t, reprit-il, qu'il n'y a jamais eu de dame moins cr�dule que vous, et je n'ai pas entrepris de vous faire changer de sentiment en vous disant cette histoire. Mais autant qu'on peut assurer des choses sur la foi des auteurs, celle-ci doit �tre recevable. Le jour �tait assez grand pour bien remarquer tous les charmes de la campagne. Nous pass�mes le Tage sur un beau et grand pont, dont on m'avait parl�, et ensuite je d�couvris Tol�de tout environn�e de montagnes et de rochers qui la commandent. On trouve l� des maisons tr�s-belles, que l'on a b�ties dans les montagnes pour jouir d'une agr�able solitude. L'archev�que de Tol�de y en a une o� il va souvent. La ville est �lev�e sur le roc, dont l'in�galit� en plusieurs endroits contribue � la rendre haute et basse. Les rues sont �troites, mal pav�es et difficiles; ce qui fait que toutes les personnes de qualit� y vont en chaise ou en liti�re. Et comme nous �tions en carrosse, nous all�mes demeurer proche de la Plaza Mayor, parce que c'est le seul quartier o� l'on puisse passer en voiture. Nous descend�mes, en arrivant, � l'h�pital de Foira, qui est dans le faubourg et dont le b�timent entoure de trois c�t�s une tr�s-grande cour carr�e. L'�glise contient le quatri�me; nous y entend�mes la messe. Cet h�pital a �t� b�ti par un archev�que de Tol�de, dont le tombeau et la statue en marbre sont au milieu de la nef. Les murailles de la ville ont �t� reb�ties par les Maures; elles sont bord�es d'une grande quantit� de petites tours qui servaient autrefois � les d�fendre, et la place serait bonne, �tant presque tout entour�e du Tage, et ayant des foss�s extr�mement profonds, si les montagnes voisines ne la commandaient pas; car on peut ais�ment la battre de ces lieux-l�. Il n'�tait pas huit heures quand nous arriv�mes. Nous voul�mes employer le reste de la matin�e � voir l'�glise, qui est, � ce que l'on dit, une des plus belles de l'Europe. Les Espagnols l'appellent Sainte, soit � cause des reliques que l'on y voit, ou par quelque autre raison que l'on ne m'a pas expliqu�e. Si elle �tait aussi longue et aussi haute qu'elle est large, elle n'en serait que mieux. Elle est orn�e de plusieurs chapelles aussi grandes que des �glises. Elles sont tout �clatantes d'or et de peintures. Les principales sont celles de la Vierge, de saint Jacques, de saint Martin, du cardinal de Sandoval, et du conn�table de Luna. Je vis une niche dans le choeur, d'o� l'on pr�tend qu'il sortit une source d'eau plusieurs jours de suite, et qui servit � d�salt�rer les soldats et les citoyens, dans le temps qu'ils soutenaient le si�ge contre les Maures, et qu'ils �taient demi-morts de soif. Car, sans m'�loigner de mon discours, je dois dire qu'il n'y a pas une fontaine dans la ville, et qu'il faut descendre jusqu'au Tage pour en apporter l'eau; ce qui est une chose si incommode, que je ne puis comprendre comment Tol�de est aussi peupl�. On trouve, proche de l'entr�e de l'�glise, un pilier de marbre que l'on y r�v�re, parce que la Sainte Vierge apparut dessus � saint Alphonse. Il est enferm� dans une grille de fer, et on le baise par une petite fen�tre, au-dessus de laquelle il est �crit: _Adorabimus in loco ubi steterunt pedes ejus_. Entre chaque si�ge des chanoines, il y a une colonne de marbre, et la sculpture de toute l'�glise est fort d�licate et bien travaill�e. Je vis le tr�sor avec admiration. Il faut trente hommes pour porter le tabernacle le jour de la F�te-Dieu. Il est de vermeil dor�, il finit en plusieurs pointes de clocher, d'un travail exquis, couvert d'anges et de ch�rubins. Il y en a encore un autre au dedans, lequel est d'or massif, avec une quantit� de pierreries si consid�rable, que l'on n'en peut dire la juste valeur. Les pat�nes, les calices et les ciboires ne sont pas moins beaux. Tout y brille de gros diamants et de perles orientales. Le soleil o� l'on met le Saint-Sacrement, les couronnes de la Vierge et ses robes sont les choses les plus magnifiques que j'aie vues de mes jours. Mais, en v�rit�, cet archev�ch� est si riche, qu'il est bien juste que tout y r�ponde. Je vous ai mand�, ma ch�re cousine, que l'archev�que de Burgos me dit que celui de Tol�de avait trois cent cinquante mille �cus de rente. Ajoutez � cela que la fabrique en a cent. Quarante chanoines, chacun mille. Le grand archidiacre, quarante mille. Trois archidiacon�s, dont le premier vaut quinze mille �cus; le second, douze mille; le troisi�me, dix mille. Le doyenn�, dix mille. Il y a, de plus, un nombre infini de chapelains, de clercs de chapelle et de personnes qui re�oivent la distribution des rations. Il y a le chapelain mayor de la chapelle de los Reis, qui jouit de douze mille �cus de revenu, et six autres sous lui, qui ont chacun mille �cus. Apr�s avoir pass� beaucoup de temps � consid�rer les beaut�s dont cette cath�drale est remplie, dans le moment que nous allions en sortir pour retourner dans l'h�tellerie o� nous avions laiss� notre carrosse, nous trouv�mes un aum�nier et un gentilhomme du cardinal Porto-Carrero, qui vinrent de sa part nous faire un compliment, et nous assurer qu'il ne souffrirait pas que nous fussions demeurer ailleurs qu'� l'archev�ch�. Ils s'adress�rent particuli�rement � la marquise de Palacios, qui est sa proche parente et qui nous pressa fort d'y aller. Nous nous en d�fend�mes sur le d�sordre o� nous �tions, ayant pass� la nuit sans dormir, et n'�tant qu'en d�shabill�. Elle dit � son fils d'aller trouver M. le cardinal et de le prier d'agr�er nos excuses. Don Fernand revint au bout d'un moment, suivi d'un grand nombre de pages, dont quelques-uns portaient des parasols de brocart d'or et d'argent. Il nous dit que Son �minence souhaitait fort que nous allassions chez lui, et qu'il lui avait t�moign� tant de chagrin du refus que nous en faisions, qu'il lui avait promis de nous y mener; que l�-dessus il avait command� que l'on pr�t des parasols pour nous garantir du soleil, et que l'on arros�t la place que nous avions � traverser pour aller de l'�glise � l'archev�ch�. Nous aper��mes aussit�t deux mules qui tra�naient une petite charrette, sur laquelle il y avait un poin�on plein d'eau. On nous dit que c'�tait la coutume, toutes les fois que le cardinal devait venir � l'�glise, d'arroser ainsi le chemin. Le palais archi�piscopal est fort ancien et fort grand, tr�s-bien meubl�, et digne de celui qui l'occupe. On nous conduisit dans un bel appartement, o� l'on nous apporta d'abord du chocolat, et ensuite toutes sortes de fruits, de vins, d'eaux glac�es et de liqueurs. Nous �tions si endormis, qu'apr�s avoir un peu mang�, nous pri�mes la marquise de Palacios de voir M. le cardinal, et de nous excuser aupr�s de lui si nous diff�rions � nous donner cet honneur, mais que nous ne pouvions plus nous passer de dormir. En effet, la jeune marquise de la Rosa, ma parente, nos enfants et moi, nous pr�mes le parti de nous coucher, et, sur le soir, nous nous habill�mes pour aller chez la Reine m�re. La marquise de Palacios, qui lui avait toujours �t� fort d�vou�e, �tait all�e � l'Alcazar (c'est ainsi que l'on nomme le ch�teau), et elle l'avait vue pendant que nous dormions. De mani�re qu'elle lui dit qu'elle nous donnerait audience sur les huit heures du soir; et pour la premi�re fois je me mis � l'espagnole. Je ne comprends gu�re d'habit plus g�nant. Il faut avoir les �paules si serr�es, qu'elles en font mal, on ne saurait lever le bras, et � peine peut-il entrer dans les manches du corps. On me mit un guard-infant d'une grandeur effroyable (car il faut en avoir chez la Reine). Je ne savais que devenir avec cette �trange machine. On ne peut s'asseoir, et je crois que je le porterais toute ma vie sans m'y pouvoir accoutumer. On me coiffa � la _Melene_, c'est-�-dire les cheveux tout �pars sur le cou, et nou�s par le bout d'une nonpareille. Cela �chauffe bien plus qu'une palatine. De sorte qu'il est ais� de juger comme je passais mon temps au mois d'ao�t en Espagne. Mais c'est une coiffure de c�r�monie, et il ne fallait manquer � rien en telle occasion. Enfin je mis des chapins, plut�t pour me casser le cou que pour marcher avec. Quand nous f�mes toutes en �tat de para�tre, car ma parente et ma fille allaient aussi � l'espagnole, on nous fit entrer dans une chambre de parade, o� M. le cardinal nous vint voir. Il se nomme Don Luis Porto-Carrero, il peut avoir quarante-deux ans; il est fort civil, son esprit est doux et complaisant. Il a pris assez les mani�res polies de la cour de Rome. Il demeura une heure avec nous; on nous servit ensuite le plus grand repas qui se pouvait faire, mais tout �tait si ambr�, que je n'ai jamais go�t� � des sauces plus extraordinaires et moins bonnes[146]. J'�tais � cette table comme un Tantale mourant de faim, sans pouvoir manger. Il n'y avait point de milieu entre des viandes toutes parfum�es ou toutes pleines de safran, d'ail, d'oignon, de poivre et d'�pices. A force de chercher, je trouvai de la gel�e et du blanc-manger admirable, avec quoi je me d�dommageai. On y servit aussi un jambon qui venait de la fronti�re du Portugal, et qui �tait meilleur que ceux de mouton que l'on vante si fort � Bayonne, et que ceux de Mayence. Mais il �tait couvert d'une certaine drag�e que nous nommons en France de la nonpareille, et dont le sucre se fondit dans la graisse. Il �tait tout lard� d'�corce de citron, ce qui diminuait bien de sa bont�[147]. Pour le fruit, c'�tait la meilleure et m�me la plus divertissante chose que l'on p�t voir, car on avait glac� dans le sucre, � la mode d'Italie, des petits arbres tout entiers: vous jugez bien au moins que les arbres �taient fort petits. Il y avait des orangers confits de cette mani�re, avec des petits oiseaux contrefaits attach�s dessus. Des cerisiers, des framboisiers, des groseilliers, et d'autres encore, chacun dans une petite caisse d'argent. Nous sort�mes promptement de table, parce que l'heure d'aller chez la Reine approchait. Nous y f�mes en chaise, quoiqu'il y ait loin et particuli�rement beaucoup � monter, car l'Alcazar est b�ti sur un rocher d'une prodigieuse hauteur, et la vue en est merveilleuse. Il y a devant la porte une tr�s-grande place; l'on entre ensuite dans une cour de cent soixante pieds de long et de cent trente de large, orn�e de deux rangs de portiques, et dans la longueur de dix rangs de colonnes, chacune d'une seule pierre. Il y en a huit rangs dans la largeur, et cela fait un bel effet. Mais ce qui pla�t beaucoup davantage, c'est l'escalier qui est au fond de la cour, et qui contient les cent trente pieds qu'elle a de largeur. Apr�s que l'on a mont� quelques marches, il se s�pare en deux, et l'on doit dire en v�rit� que c'est un des plus beaux de l'Europe. Nous travers�mes une grande galerie et des appartements si vastes, et dans lesquels il y avait si peu de monde, qu'il ne paraissait pas que l'on y d�t trouver la Reine m�re d'Espagne. Elle �tait dans un salon, dont toutes les fen�tres �taient ouvertes et donnaient sur la plaine et la rivi�re. La tapisserie, les carreaux, les tapis et le dais �taient de drap gris. La Reine �tait debout, appuy�e sur un balcon, tenant dans sa main un grand chapelet. Lorsqu'elle nous vit, elle se tourna vers nous, et nous re�ut d'un air assez riant. Nous e�mes l'honneur de lui baiser la main, qu'elle a petite, maigre et blanche. Elle est fort p�le, le teint fin, le visage un peu long et plat, les yeux doux, la physionomie agr�able, et la taille d'une m�diocre grandeur. Elle �tait v�tue comme toutes les veuves le sont en Espagne, c'est-�-dire en religieuse, sans qu'il paraisse un seul cheveu, et il y en a beaucoup (mais elle n'est pas du nombre) qui se les font couper lorsqu'elles perdent leur mari, pour t�moigner davantage leur douleur. Je remarquai qu'il y avait des troussis autour de sa jupe pour la rallonger quand elle est us�e. Je ne dis pas pour cela qu'on la rallonge, mais c'est la mode en ce pays-ci. Elle me demanda combien il y avait que j'�tais partie de France, je lui en rendis compte. Elle s'informa si en ce temps-l� on parlait du mariage du Roi son fils avec Mademoiselle d'Orl�ans; je lui dis que non. Elle ajouta qu'elle voulait me faire voir son portrait, que l'on avait tir� sur celui que le Roi son fils avait, et elle dit � une de ses dames, qui �tait une vieille due�a bien laide, de l'apporter. Il �tait peint en miniature de la grandeur de la main, dans une bo�te de satin noir dessus et de velours vert dedans. Trouvez-vous, dit-elle, qu'elle lui ressemble? Je l'assurai que je n'y reconnaissais aucun de ses traits. En effet, elle paraissait louche, le visage de c�t�, et rien ne pouvait �tre moins ressemblant � une princesse aussi parfaite que l'est Mademoiselle. Elle me demanda si elle �tait plus ou moins belle que ce portrait. Je lui dis qu'elle �tait sans comparaison plus belle. Le Roi mon fils sera donc agr�ablement tromp�, reprit-elle, car il croit que ce portrait est tout comme elle, et l'on ne peut en �tre plus content qu'il est. A mon �gard, ses yeux de travers me faisaient de la peine, mais pour me consoler, je pensais qu'elle avait de l'esprit et bien d'autres bonnes qualit�s. Ne vous souvenez-vous pas, ajouta-t-elle en parlant � la marquise de Palacios, d'avoir vu mon portrait dans la chambre du feu Roi? Oui, Madame, reprit la marquise, et je me souviens aussi qu'en voyant Votre Majest� nous demeur�mes fort �tonn�es que la peinture lui e�t fait tant de tort. C'est ce que je voulais vous dire, reprit-elle; et lorsque je fus arriv�e, et que je jetai les yeux sur ce portrait que l'on me dit �tre le mien, j'essayai inutilement de le croire, je ne pus y r�ussir. Une petite naine grosse comme un tonneau, et plus courte qu'un potiron, toute v�tue de brocart or et argent, avec de longs cheveux qui lui descendaient presque jusqu'aux pieds, entra et se vint mettre � genoux devant la Reine, pour lui demander s'il lui plaisait de souper. Nous voul�mes nous retirer; elle nous dit que nous pouvions la suivre, et elle passa dans une salle toute de marbre, o� il y avait plusieurs belons sur des escaparates. Elle se mit seule � table, et nous �tions toutes debout autour d'elle. Ses filles d'honneur vinrent la servir, avec la camarera mayor, qui avait l'air bien chagrin. Je vis quelques-unes de ces filles qui me sembl�rent fort jolies. Elles parl�rent � la marquise de Palacios, et elles lui dirent qu'elles s'ennuyaient horriblement, et qu'elles �taient � Tol�de comme on est dans un d�sert. Celles-ci se nomment _Damas de palacio_, et elles mettent des chapins; mais, pour les petites menines, elles ont leurs souliers tout plats. Les menins sont des enfants de la premi�re qualit� qui ne portent ni manteau ni �p�e. On servit plusieurs plats devant la Reine: les premiers furent des melons � la glace, des salades et du lait, dont elle mangea beaucoup avant de manger de la viande, qui avait assez mauvaise gr�ce. Elle ne manque pas d'app�tit, et elle but un peu de vin pur, disant que c'�tait pour cuire le fruit. Lorsqu'elle demandait � boire, le premier menin apportait sa coupe sur une soucoupe couverte; il se mettait � genoux en la pr�sentant � la camarera, qui s'y mettait aussi lorsque la Reine la prenait de ses mains. De l'autre c�t�, une dame du palais pr�sentait � genoux la serviette � la Reine pour s'essuyer la bouche. Elle donna des confitures s�ches � Do�a Mariquita de Palacios et � ma fille, en leur disant qu'il n'en fallait gu�re manger, que cela g�tait les dents aux petites filles. Elle me demanda plusieurs fois comment se portait la Reine Tr�s-Chr�tienne, et � quoi elle se divertissait. Elle dit qu'elle lui avait envoy� depuis peu des bo�tes de pastilles d'ambre, des gants et du chocolat. Elle demeura plus d'une heure et demie � table, parlant peu, mais paraissant assez gaie. Nous lui demand�mes ses ordres pour Madrid; elle nous fit une honn�tet� l�-dessus, et ensuite nous pr�mes cong� d'elle. On ne peut pas disconvenir que cette Reine n'ait bien de l'esprit, et beaucoup de courage et de vertu, de prendre, comme elle fait, un exil si d�sagr�able. Je ne veux pas oublier de vous dire que le premier des menins porte les chapins de la Reine, et les lui met. C'est un si grand honneur en ce pays, qu'il ne le changerait pas avec les plus belles charges de la couronne. Quand les dames du palais se marient, et que c'est avec l'agr�ment de la Reine, elle augmente leur dot de cinquante mille �cus, et d'ordinaire on donne un gouvernement ou une vice-royaut� � ceux qui les �pousent. Lorsque nous f�mes de retour chez M. le cardinal, nous trouv�mes un th��tre dress� dans une grande et vaste salle, o� il y avait beaucoup de dames d'un c�t� et de cavaliers de l'autre. Ce qui me parut singulier, c'est qu'il y avait un rideau de damas qui contenait toute la longueur de la salle jusqu'au th��tre et qui emp�chait que les hommes et les femmes se pussent voir. On n'attendait plus que nous pour commencer la com�die de _Pyrame et Thisb�e_! Cette pi�ce �tait nouvelle et plus mauvaise qu'aucune que j'eusse encore vue en Espagne. Les com�diens dans�rent ensuite fort bien, et le divertissement n'�tait pas fini � deux heures apr�s minuit. On servit un repas magnifique dans un salon o� il y avait plusieurs tables, et M. le cardinal nous y ayant fait prendre place, alla retrouver les cavaliers, qui, de leur c�t�, �taient servis comme nous. Il y eut une musique italienne excellente; car Son �minence avait amen� des musiciens de Rome, auxquels il donnait de grosses pensions. Nous ne p�mes nous retirer dans notre appartement qu'� six heures du matin; et comme nous avions encore bien des choses � voir, au lieu de nous coucher, nous all�mes � la Plaza Mayor, que l'on appelle _Socodebet_. Les maisons dont elle est entour�e sont de briques, et toutes semblables, avec des balcons. Sa forme est ronde; il y a des portiques sous lesquels on se prom�ne, et cette place est fort belle. Nous retourn�mes au ch�teau pour le voir mieux, avec plus de loisir. Le b�timent en est gothique et tr�s-ancien; mais il y a quelque chose de si grand, que je ne suis pas surprise de ce que Charles-Quint aimait mieux y demeurer qu'en aucune ville de son ob�issance. Il consiste en un carr� de quatre gros corps de logis, avec des ailes et des pavillons. Il y a de quoi loger commod�ment toute la cour d'un grand roi. On nous montra une machine qui �tait merveilleuse avant qu'elle f�t rompue; elle servait � puiser de l'eau dans le Tage, et la faisait monter jusque dans le haut de l'Alcazar. Le b�timent en est encore tout entier, bien qu'il y ait plusieurs si�cles qu'il soit fait. On descend plus de cinq cents degr�s jusqu'� l'a rivi�re. Lorsque l'eau �tait entr�e dans le r�servoir, elle coulait par des canaux dans tous les endroits de la ville o� il y avait des fontaines. Cela �tait d'une extr�me commodit�, car il faut � pr�sent descendre environ trente toises pour aller querir de l'eau. Nous v�nmes entendre la messe dans l'�glise de Los Reys. Elle est belle et grande, et toute pleine d'orangers, de grenadiers, de jasmins et de myrtes fort hauts, qui forment des all�es dans des caisses jusqu'au grand autel, dont les ornements sont extraordinairement riches. De sorte qu'au travers de toutes ces branches vertes, et de toutes ces fleurs de diff�rentes couleurs, voyant briller l'or, l'argent, la broderie et les cierges allum�s dont l'autel est par�, il semble que ce soient les rayons du soleil qui vous frappent les yeux. Il y a aussi des cages peintes et dor�es remplies de rossignols, de serins et d'autres oiseaux, qui font un concert charmant. Je voudrais bien que l'on pr�t, en France, la coutume d'orner nos �glises comme elles le sont en Espagne. Les murailles de celles-ci sont toutes couvertes en dehors de cha�nes et de fers des captifs que l'on va racheter en Barbarie. Je remarquai en ce quartier-l� que, sur la porte de la plupart des maisons, il y a un carreau de _fayence_ sur lequel est la salutation ang�lique avec ces mots: _Maria sue concebida sin pecado original_. On me dit que ces maisons appartenaient � l'archev�que, et qu'il n'y demeure que des ouvriers en soie, qui sont nombreux � Tol�de. Les deux ponts de pierre qui traversent la rivi�re sont fort hauts, fort larges et fort longs. Si l'on voulait un peu travailler dans le Tage, les bateaux viendraient jusqu'� la ville, ce serait une commodit� consid�rable; mais on est naturellement trop paresseux pour consid�rer l'utilit� du travail pr�f�rablement � la peine de l'entreprendre. Nous v�mes encore l'h�pital de _Los Ni�os_, c'est-�-dire des Enfants trouv�s, et la maison de ville, qui est proche de la cath�drale. Enfin, notre curiosit� �tant satisfaite, nous rev�nmes au palais archi�piscopal, et nous nous m�mes au lit jusqu'au soir, que nous f�mes encore un festin aussi splendide que ceux qui l'avaient pr�c�d�. Son �minence mangea avec nous, et apr�s l'avoir remerci�e autant que nous le devions, nous part�mes pour nous rendre au ch�teau d'Igari�a. Le marquis de Los Palacios nous y attendait avec le reste de sa famille, de mani�re que nous y f�mes re�ues si obligeamment, qu'il ne se peut rien ajouter � la bonne ch�re et aux plaisirs que l'on nous procura pendant six jours, soit � la p�che sur la rivi�re du Xarama, soit � la chasse, � la promenade ou dans les conversations g�n�rales. Chacun faisait para�tre sa bonne humeur � l'envi l'un de l'autre, et l'on peut dire que lorsque les Espagnols font tant que de quitter leur gravit�, qu'ils vous connaissent et qu'ils vous aiment, on trouve de grandes ressources avec eux du c�t� de l'esprit. Ils deviennent sociables, obligeants, empress�s pour vous plaire et de la meilleure compagnie du monde. C'est ce que j'ai �prouv� dans la partie que nous venons de faire et dont je ne vous aurais pas rendu un compte si exact si je n'�tais persuad�e, ma ch�re cousine, que vous le voulez ainsi, et que vous me tenez quelque compte de ma complaisance. A Madrid, ce 30 ao�t 1679. QUATORZI�ME LETTRE. La c�r�monie se fit ici le dernier du mois d'ao�t, de jurer la paix conclue � Nim�gue entre les couronnes de France et d'Espagne. J'avais beaucoup d'envie de voir ce qui s'y passerait, et comme les femmes n'y vont point, le conn�table de Castille nous promit de nous faire entrer dans la chambre du Roi, aussit�t qu'il serait entr� dans le salon. Madame Gueux, ambassadrice de Danemark, et madame de Chais, femme de l'envoy� de Hollande, y vinrent aussi. Nous pass�mes par un degr� d�rob� o� un gentilhomme du conn�table nous attendait, et nous demeur�mes quelque temps dans un fort beau cabinet rempli de livres espagnols bien reli�s et tr�s-divertissants. J'y trouvai, entre autres, l'histoire de Don Quichotte, ce fameux chevalier de la Manche, dans laquelle la na�vet� et la finesse des expressions, la force des proverbes et ce que les Espagnols appellent _el pico_, c'est-�-dire la pointe et la d�licatesse de la langue, paraissent tout autrement que les traductions que nous en voyons en notre langue. Je prenais tant de plaisir � le lire, que je ne pensais presque plus � voir la c�r�monie. Elle commen�a aussit�t que le marquis de Villars fut arriv�, et l'on ouvrit une fen�tre ferm�e d'une jalousie par laquelle nous regardions ce qui se passait. Le Roi se pla�a au bout du grand salon dor�, qui est un des plus magnifiques qui soient dans le palais. L'estrade �tait couverte d'un tapis merveilleux. Le tr�ne et le dais �taient brod�s de perles, de diamants, de rubis, d'�meraudes et d'autres pierreries pr�cieuses. Le cardinal Porto Carrero �tait assis dans un fauteuil au bas de l'estrade, � la droite du tr�ne; le conn�table de Castille �tait sur un tabouret. L'ambassadeur de France s'assit � la gauche du tr�ne, sur un banc couvert de velours, et les grands �taient proche du cardinal. Lorsque chacun se fut plac� selon son rang, le Roi entra, et quand il fut assis dans son tr�ne, le cardinal, l'ambassadeur et les grands s'assirent et se couvrirent. Un secr�taire d'�tat lut tout haut le pouvoir que le Roi Tr�s-Chr�tien avait envoy� � son ambassadeur. On apporta ensuite une petite table devant le Roi, avec un Crucifix et le livre des �vangiles, et pendant qu'il tenait la main dessus, le cardinal lut le serment par lequel il jurait de garder la paix avec la France. Il se passa encore quelques c�r�monies, auxquelles je ne fis pas assez attention pour pouvoir vous en rendre compte. Le Roi rentra peu apr�s dans son appartement, et nous en sort�mes auparavant. Nous rest�mes dans le m�me cabinet o� nous nous �tions arr�t�es d'abord. Il �tait si pr�s de la chambre, que nous entendions le Roi qui disait qu'il n'avait jamais eu si chaud et qu'il allait quitter sa golille. Il est vrai que le soleil est bien ardent en ce pays. Les premiers jours que j'y ai �t�, j'�tais accabl�e d'une migraine extraordinaire dont je ne pouvais trouver la raison; mais ma parente me dit que c'�tait de me couvrir trop la t�te, et que si je n'y prenais garde, j'en pourrais perdre les yeux. Je ne tardai pas � quitter mon bonnet et mes cornettes, et, depuis ce temps-l�, je n'ai point eu de mal de t�te. Pour moi, je ne saurais croire qu'en aucun lieu du monde, il y ait un plus beau ciel qu'ici. Il est si pur, qu'on n'y aper�oit pas un seul nuage, et l'on m'assure que les jours d'hiver sont semblables aux plus beaux jours qu'on voit ailleurs. Ce qu'il y a de dangereux, c'est un certain vent de Gallego, qui vient du c�t� des montagnes de Galice; il n'est point violent, mais il p�n�tre jusqu'aux os, et quelquefois il estropie d'un bras, d'une jambe ou de la moiti� du corps pour toute la vie. Il est plus fr�quent en �t� qu'en hiver. Les �trangers le prennent pour le z�phyr et sont ravis de le sentir; mais � l'�preuve, ils connaissent sa malignit�. Les saisons sont bien plus commodes en Espagne qu'en France, en Angleterre, en Hollande et en Allemagne; car, sans compter cette puret� du ciel, que l'on ne peut s'imaginer aussi beau qu'il est, depuis le mois de septembre jusqu'au mois de juin, il ne fait pas de froid que l'on ne puisse souffrir sans feu. C'est ce qui fait qu'il n'y a point de chemin�e dans aucun appartement, et que l'on ne se sert que de brasiers. Mais c'est quelque chose d'heureux que, manquant de bois comme on fait dans ce pays, on n'en ait pas besoin. Il ne g�le jamais plus de l'�paisseur de deux �cus et il tombe fort peu de neige. Les montagnes voisines en fournissent � Madrid pendant toute l'ann�e. Pour les mois de juin, juillet et ao�t, ils sont d'une chaleur excessive. J'�tais, il y a quelques jours, dans une compagnie o� toutes les dames �taient bien effray�es. Il y en avait une qui disait qu'on lui avait �crit de Barcelone qu'une certaine cloche dont on ne se sert que dans les calamit�s publiques, ou pour les affaires de la derni�re importance, avait sonn� toute seule plusieurs coups. Cette dame est de Barcelone, et elle me fit entendre que lorsqu'il doit arriver quelque grand malheur � l'Espagne, ou que quelqu'un de la maison d'Autriche est pr�s de mourir, cette cloche s'�branle; que, pendant un quart d'heure, le battant tourne dans la cloche d'une vitesse surprenante et frappe des coups en tournant. Je ne voulais pas le croire et je ne le crois pas trop encore; mais toutes les autres confirm�rent ce qu'elle disait. Si c'est un mensonge, elles sont plus de vingt qui l'ont aid�e � le faire. Elles songeaient sur quoi ou sur qui pourrait tomber le malheur dont ce signal avertissait, et comme elles sont assez superstitieuses, la belle marquise de Liche augmenta leur frayeur en venant leur apprendre que Don Juan �tait fort malade. Dans leur grand deuil, ils sont faits comme des fous, particuli�rement les premiers jours, que les laquais aussi bien que leurs ma�tres ont de longs manteaux tra�nants, et qu'ils mettent, au lieu de chapeau, un certain bonnet de carton fort haut, couvert de cr�pe. Leurs chevaux sont tout capara�onn�s de noir, avec des housses qui leur couvrent la t�te et le reste du corps. Rien n'est plus laid. Leurs carrosses sont si mal drap�s, que le drap qui couvre l'imp�riale descend jusque sur la porti�re. Il n'y a personne qui, en voyant ce lugubre �quipage, ne croie que c'est un corps mort qu'on porte en terre. Les gens de qualit� ont des manteaux d'une frise noire, fort claire et fort m�chante; la moindre chose la met en pi�ces, et c'est le bon air, pendant le deuil, d'�tre tout en guenilles. J'ai vu des cavaliers qui d�chiraient expr�s leurs habits, et je vous assure qu'il y en a � qui l'on voit m�me la peau, peau m�diocrement belle � voir; car encore que les petits enfants soient ici plus blancs que l'alb�tre et si parfaitement beaux, qu'il semble que ce soient des anges, il faut convenir qu'ils changent en grandissant d'une mani�re surprenante. Les ardeurs du soleil les r�tissent, l'air les jaunit, et il est ais� de reconna�tre un Espagnol parmi bien d'autres nations. Leurs traits sont pourtants r�guliers, mais enfin ce n'est pas notre air ni notre carnation. Tous les �coliers portent de longues robes avec un petit bord de toile au cou. Ils sont v�tus � peu pr�s comme les J�suites. Il y en a qui ont trente ans et davantage; on reconna�t � leurs habits qu'ils sont encore dans les �tudes. Je trouve que cette ville-ci a l'air d'une grande cage o� l'on engraisse des poulets. Car enfin, depuis le niveau de la rue jusqu'au quatri�me �tage, l'on ne voit partout que des jalousies dont les trous sont fort petits, et aux balcons m�me, il y en a aussi. On aper�oit toujours derri�re de pauvres femmes qui regardent les passants, et, quand elles l'osent, elles ouvrent les jalousies et se montrent avec beaucoup de plaisir. Il ne se passe pas de nuit qu'il n'y ait quatre ou cinq cents concerts que l'on donne dans tous les quartiers de la ville. Il est vrai qu'ils sont � juste prix, et qu'il suffit qu'un amant soit avec sa guitare ou sa harpe, et quelquefois avec toutes les deux ensemble, accompagn�es d'une voix bien enrou�e, pour r�veiller la plus belle endormie et pour lui donner un plaisir de reine. Quand on ne conna�t pas ce qui est de plus excellent, ou qu'on ne peut l'avoir, on se contente de ce qu'on a. Je n'ai vu ni t�orbes ni clavecins. A chaque bout de rue, � chaque coin de maison, il y a des Notre-Dame habill�es � la mode du pays, qui ont toutes un chapelet � la main et un petit cierge ou une lampe devant elles. J'en ai vu jusqu'� trois ou quatre dans l'�curie de ma parente, avec d'autres petits tableaux de d�votion; car un palefrenier a son oratoire aussi bien que son ma�tre, mais ni l'un ni l'autre n'y prient gu�re. Lorsqu'une dame va en visite chez une autre, et que c'est le soir, quatre pages viennent la recevoir avec de grands flambeaux de cire blanche, et la reconduisent de m�me; pendant qu'elle entre dans sa chaise, ils mettent d'ordinaire un genou en terre. Cela a quelque chose de plus magnifique que les bougies que l'on porte en France dans des flambeaux. Il y a des maisons destin�es pour mettre les femmes qui ont une mauvaise conduite, comme sont � Paris les Madelonnettes. On les traite avec beaucoup de rigueur, et il n'y a point de jour qu'elles n'aient le fouet plusieurs fois. Elles en sortent, au bout d'un certain temps, pires qu'elles n'y sont entr�es, et ce qu'on leur fait souffrir ne les corrige pas. Elles vivent presque toutes dans un certain quartier de la ville, o� les dames vertueuses ne vont jamais. Lorsque, par hasard, quelqu'une y passe, elles se mettent apr�s elle et lui courent sus comme � leur ennemie, et s'il arrive qu'elles soient les plus fortes, elles la maltraitent cruellement. A l'�gard des cavaliers, quand ils y passent, ils courent risque d'�tre mis en pi�ces. C'est � qui les aura. L'une les tire par le bras, une autre par les pieds, une autre par la t�te; et lorsque le cavalier se f�che, elles se mettent toutes ensemble contre lui, elles le volent et lui prennent jusqu'� ses habits. Ma parente a un page italien qui ne savait rien de la coutume de ces mis�rables filles, il passa bonnement par leur quartier; en v�rit�, elles le d�pouill�rent comme des voleurs auraient pu faire dans un bois; et il faut en demeurer l�; car, � qui s'adresser pour la restitution? La cloche de Barcelone n'a �t� que trop v�ritable dans son dernier pronostic. Don Juan se trouva si accabl� de son mal le premier de ce mois, que les m�decins en d�sesp�r�rent, et on lui fit entendre qu'il fallait se pr�parer � la mort. Il re�ut cette nouvelle avec une tranquillit� et une r�signation qui aida bien � persuader ce qu'on croyait d�j�, qu'il avait quelques secrets d�plaisirs qui le mettaient en �tat de souhaiter plut�t de mourir que de vivre. Le Roi entrait � tous moments dans sa chambre et passait plusieurs heures au chevet de son lit, quelque pri�re qu'il p�t lui faire de ne se pas exposer � gagner la fi�vre. Il re�ut le saint viatique, fit son testament, et �crivit une lettre de quelques lignes � une dame dont je n'ai pas su le nom. Il chargea Don Antoine Ortis, son premier secr�taire, de la porter avec une petite cassette ferm�e que je vis. Elle �tait de bois de ch�ne, assez l�g�re pour croire qu'il n'y avait dedans que des lettres, et peut-�tre quelques pierreries. Comme il �tait dangereusement malade, il arriva un courrier qui apporta la nouvelle du mariage du Roi avec Mademoiselle. La joie ne s'en r�pandit pas seulement dans le palais, toute la ville la partagea, de sorte qu'il y eut des feux d'artifice et des illuminations pendant trois jours dans tous les quartiers de Madrid. Le Roi, qui ne se contenait pas, courut dans la chambre de Don Juan; et, quoiqu'il f�t un peu assoupi et qu'il e�t grand besoin de repos, il l'�veilla pour lui apprendre que la Reine viendrait dans peu, et le pria de ne plus songer qu'� sa gu�rison, afin de lui aider � la bien recevoir. Ah! Sire, lui r�pondit le prince, je n'aurai jamais cette consolation; je mourrais content si j'avais eu l'honneur de la voir. Le Roi se prit � pleurer, et lui dit qu'il n'y avait au monde que l'�tat o� il le voyait qui p�t troubler son contentement. On devait faire une course de taureaux, mais la maladie du Prince la fit diff�rer, et le Roi n'aurait pas permis que l'on e�t fait des feux d'artifice dans la cour du palais sans que Don Juan l'en pri�t, bien qu'il souffr�t d'un mal de t�te horrible. Enfin, il mourut le 17 de ce mois, beaucoup regrett� des uns, et peu des autres. C'est la destin�e des princes et des favoris, aussi bien que celle des personnes ordinaires. Et comme son cr�dit �tait d�j� diminu�, et que les courtisans ne pensaient qu'au retour de la Reine m�re et � l'arriv�e de la nouvelle Reine, c'est une chose surprenante que l'indiff�rence avec laquelle on vit la maladie de Don Juan et sa mort. On n'en parlait pas m�me le lendemain; il semblait qu'il n'eut jamais �t� au monde. H�! mon Dieu, ma ch�re cousine, cela ne m�rite-t-il pas un peu de r�flexion? Il gouvernait tous les royaumes du Roi d'Espagne. On tremblait � son nom. Il avait fait �loigner la Reine m�re; il avait chass� le p�re Nitard et Valenzuela, qui �taient tous deux favoris. On lui faisait plus r�guli�rement la cour qu'au Roi. Je vis, vingt-quatre heures apr�s, plus de cinquante personnes de la premi�re qualit� en diff�rents endroits, qui ne disaient pas un mot de ce pauvre prince, et il y en avait plusieurs qui lui avaient beaucoup d'obligation. Il est vrai, de plus, qu'il avait de grandes qualit�s personnelles. Il �tait d'une taille m�diocre, bien fait de sa personne. Il avait tous les traits r�guliers, les yeux noirs et vifs, les cheveux noirs, en grande quantit� et fort longs. Il �tait poli, plein d'esprit et g�n�reux, tr�s-brave, bienfaisant et capable de grandes affaires. Il n'ignorait rien des choses convenables � sa naissance, ni de toutes les sciences et de tous les arts. Il �crivait et parlait fort bien en cinq sortes de langues, et il en entendait encore davantage. Il savait parfaitement bien l'histoire. Il n'y avait pas d'instrument qu'il ne f�t et qu'il ne touch�t comme les meilleurs ma�tres. Il travaillait au tour; il forgeait des armes; il peignait bien; il prenait un fort grand plaisir aux math�matiques; mais, ayant pris en main le gouvernement, il fut oblig� de se d�tacher de toutes ces occupations. Les choses chang�rent de face en un moment. Il avait � peine les yeux ferm�s, que le Roi, n'�coutant plus que sa tendresse pour la Reine sa m�re, courut � Tol�de pour la voir et pour la prier de revenir. Elle y consentit avec autant de joie qu'elle en eut de revoir le Roi. Ils pleur�rent assez longtemps en s'embrassant, et nous les v�mes revenir ensemble. Toutes les personnes de qualit� all�rent au-devant de Leurs Majest�s, et le peuple t�moignait beaucoup de joie. Je m'�tendrais davantage sur ce retour si je n'en parlais dans les m�moires particuliers que j'�cris. Don Juan demeura trois jours sur son lit de parade, avec les m�mes habits qu'il avait fait faire pour aller au-devant de la jeune Reine. On le porta ensuite � l'Escurial. Le convoi fun�bre n'avait rien de magnifique. Les officiers de sa maison l'accompagn�rent et quelques amis en petit nombre. On le mit dans le caveau qui est proche du Panth�on, lequel est destin� pour les princes et les princesses de la maison royale. Car il faut remarquer que l'on n'enterre que les Rois dans le Panth�on, et les Reines qui ont eu des enfants. Celles qui n'en ont point eu sont dans ce caveau particulier. Nous devons aller dans peu de jours � l'Escurial, c'est le temps que le Roi y va. Mais il est si occup� de la jeune Reine, qu'il ne songe qu'� s'avancer vers la fronti�re pour aller au-devant d'elle. Dans tous les endroits o� je vais, l'on me fait sonner bien haut qu'elle va �tre Reine de vingt-deux royaumes. Apparemment qu'il y en a onze dans les Indes, car je ne connais que la vieille et la nouvelle Castille, l'Aragon, Valence, Navarre, Murcie, Grenade, Andalousie, Galice, L�on et les �les Majorques. Il y a dans ces lieux des endroits admirables, o� il semble que le ciel veuille r�pandre ses influences les plus favorables. Il y en a d'autres si st�riles que l'on ne voit ni bl�, ni herbe, ni vignes, ni fruits, ni pr�s, ni fontaines; et l'on peut dire qu'il y en a plus de ceux-l� que des autres. Mais, g�n�ralement parlant, l'air y est bon et sain; les chaleurs excessives en certains endroits; le froid et les vents insupportables en d'autres, quoique ce soit dans la m�me saison. On y trouve plusieurs rivi�res; mais ce qui est plus singulier, c'est que les plus grosses ne sont pas navigables, particuli�rement celles du Tage, du Guadiana, du Minho, du Douro, du Guadalquivir et de l'�bre; soit les rochers, les chutes d'eau, les gouffres ou les d�tours, les bateaux ne peuvent aller dessus, et c'est une des plus grandes difficult�s du commerce, et qui emp�che davantage que l'on ne trouve les choses dont on a besoin dans les villes; car, si elles pouvaient se communiquer les unes aux autres les denr�es et les marchandises qui abondent en de certains endroits, et dont on manque dans d'autres, chacun se fournirait de tout ce dont il a besoin � bon prix, au lieu que le port et les voitures par terre sont d'un si grand co�t, qu'il faut se passer de tout ce dont on n'est pas en �tat de payer trois fois plus qu'il ne vaut. Entre plusieurs villes qui d�pendent du Roi d'Espagne, ou compte, pour la beaut� ou pour la richesse: Madrid, S�ville, Grenade, Valence, Saragosse, Tol�de, Valladolid, Cordoue, Salamanque, Cadix, Naples, Milan, Messine, Palerme, Cagliari, Bruxelles, Anvers, Gand et Mons. Il y en a quantit� d'autres qui ne laissent pas d'�tre fort consid�rables, et la plupart des bourgs sont aussi gros que de petites villes. Mais on n'y voit point cette multitude de peuple qui fait la force des Rois; plusieurs raisons en sont cause[148]. Premi�rement, lorsque le Roi Don Ferdinand chassa les Maures de l'Espagne et qu'il �tablit l'Inquisition, tant par le ch�timent que l'on a exerc� sur les Juifs que par l'exil, il est mort ou sorti de ce royaume, en peu de temps, plus de neuf cent mille personnes. Outre cela, les Indes en attirent beaucoup; les malheureux vont s'y enrichir, et quand ils sont riches, ils y demeurent pour jouir de leurs biens et de la beaut� du pays. Ou l�ve des soldats espagnols que l'on envoie en garnison dans les autres villes de l'ob�issance du Roi. Ces soldats se marient et s'�tablissent dans les lieux o� ils se trouvent, sans retourner dans celui o� on les a pris. Ajoutez � cela que les Espagnoles ont peu d'enfants. Quand elles en ont trois, c'est beaucoup. Les �trangers ne s'y viennent point �tablir comme ailleurs, parce qu'on ne les aime pas et que les Espagnols se tiennent naturellement _recatados_, c'est-�-dire particuliers et resserr�s entre eux, sans se vouloir communiquer avec les autres nations pour lesquelles ils ont de l'envie ou du m�pris. De mani�re qu'ayant examin� toutes les choses qui contribuent � d�peupler les �tats du Roi Catholique, il y a encore lieu d'�tre surpris de trouver autant de monde qu'il y en a. Il cro�t peu de bl� dans la Castille; on en fait venir de Sicile, de France et de Flandre. Et comment en pousserait-il, � moins que la terre n'en voul�t produire d'elle-m�me, comme dans le pays de promission? Les Espagnols sont trop paresseux pour se donner la peine de la cultiver; et, comme le moindre paysan est persuad� qu'il est _hidalgo_[149], c'est-�-dire gentilhomme, que dans la moindre maisonnette il y a une histoire apocryphe, compos�e depuis cent ans, qui se laisse pour tout h�ritage aux enfants et aux neveux du villageois, et que, dans cette histoire fabuleuse, ils font tous entrer de l'ancienne chevalerie et du merveilleux, disant que leurs trisa�eux, Don Pedro et Don Juan, ont rendu tels et tels services � la couronne, ils ne veulent pas d�roger � la _gravedad_ ni � la _descendencia_. Voil� comme ils parlent, et ils souffrent plus ais�ment la faim et les autres n�cessit�s de la vie, que de travailler, disent-ils, comme des mercenaires, ce qui n'appartient qu'� des esclaves. De sorte que l'orgueil, second� par la paresse, les emp�che, la plupart, d'ensemencer leurs terres, � moins qu'il ne vienne des �trangers la cultiver, ce qui arrive toujours par une conduite particuli�re de la Providence et par le gain que ces �trangers, plus laborieux et plus int�ress�s, y trouvent. De sorte qu'un paysan est assis dans sa chaise lisant un vieux roman, pendant que les autres travaillent pour lui et tirent tout son argent[150]. On n'y voit point d'avoine, le foin y est rare. Les chevaux et les mules mangent de l'orge avec de la paille hach�e. Les montagnes sont, dans les royaumes dont je vous ai parl�, d'une hauteur et d'une longueur si prodigieuses, que je ne pense pas qu'il y ait aucun lieu du monde o� il y en ait de pareilles. On en trouve de cent lieues de long, qui s'entretiennent comme une cha�ne, et qui, sans exag�ration; sont plus �lev�es que les nues. On les nomme _Sierras_, et l'on compte, entre celles-l�, les montagnes des Pyr�n�es, de Grenade, des Asturies, d'Alcantara, la Sierra Morena, celle de Tol�de, de Doua, de Molina et d'Albanera. Ces montagnes rendent les chemins si difficiles, que l'on n'y peut mener de charrette, et l'on porte tout sur des mulets dont la jambe est si s�re, qu'en deux cents lieues de chemin dans des rochers et dans des cailloux continuels, ils ne bronchent pas une seule fois. On m'a montr� des patentes exp�di�es au nom du Roi d'Espagne. Je n'ai jamais lu tant de titres; les voici: Il prend la qualit� de Roi d'Espagne, de Castille, de L�on, de Navarre, d'Aragon, de Grenade, de Tol�de, de Valence, de Galice, de S�ville, de Murcia, de Ja�n, de J�rusalem, Naples, Sicile, Majorque, Minorque et Sardaigne, des Indes orientales et occidentales, des �les et terre ferme de la mer Oc�ane, archiduc d'Autriche, duc de Bourgogne, de Brabant, de Luxembourg, de Gueldre, de Milan, comte de Habsbourg, de Flandre, de Tyrol et de Barcelone, seigneur de Biscaye et de Molina, marquis du Saint-Empire, seigneur de Frise, de Saline, d'Utrecht, de Malines, Over-Yssel, Gronenghen; Grand Seigneur de l'Asie et de l'Afrique. On m'a cont� que Fran�ois Ier s'en moqua, lorsqu'ayant re�u une lettre de Charles-Quint remplie de tous ces titres fastueux, en lui faisant r�ponse, il n'en prit pas d'autres que Bourgeois de Paris et Seigneur de Gentilly. On ne pousse pas les �tudes bien loin ici, et pour peu que l'on sache, on tire parti de tout, parce que l'esprit, joint � un ext�rieur s�rieux, les emp�che de para�tre embarrass�s de leur propre ignorance. Lorsqu'ils parlent, il semble toujours qu'ils sachent plus qu'ils ne disent; et, lorsqu'ils se taisent, il semble qu'ils soient assez savants pour r�soudre les questions les plus difficiles. Cependant il y a de fameuses universit�s en Espagne, entre autres, Saragosse, Barcelone, Salamanque, Alcala, Santiago, Grenade, S�ville, Co�mbre, Tarragone, Evora, Lisbonne, Madrid, Murcie, Majorque, Tol�de, L�rida, Valence et Occa. Il y a peu de grands pr�dicateurs. Il s'en trouve quelques-uns qui sont assez path�tiques; mais, soit que ces sermons soient bons ou mauvais, les Espagnols qui s'y trouvent se frappent la poitrine de temps en temps avec une ferveur extraordinaire, interrompant le pr�dicateur par des cris douloureux de componction. Je crois bien qu'il y en entre un peu, mais, assur�ment, beaucoup moins qu'ils n'en t�moignent. Ils ne quittent point leurs �p�es ni pour se confesser ni pour communier. Ils disent qu'ils la portent pour d�fendre la religion; et le matin, avant de la mettre, ils la baisent et font le signe de la croix avec. Ils ont une d�votion et une confiance tr�s-particuli�res � la sainte Vierge. Il n'y a presque point d'homme qui n'en porte le scapulaire ou quelque image en broderie qui aura touch� quelques-unes de celles que l'on tient miraculeuses; et, quoiqu'ils ne m�nent pas, d'ailleurs, une vie fort r�guli�re, ils ne laissent pas de la prier comme celle qui les prot�ge et les pr�serve des plus grands maux. Ils sont fort charitables, tant � cause du m�rite que l'on s'acquiert par les aum�nes, que par l'inclination naturelle qu'ils ont � donner, et la peine effective qu'ils souffrent lorsqu'ils sont oblig�s, soit par leur pauvret�, soit par quelque autre raison, de refuser ce qu'on leur demande. Ils ont la bonne qualit� de ne point abandonner leurs amis pendant qu'ils sont malades. Leurs soins et leur empressement redoublent dans un temps o� l'on a sans doute besoin de compagnie et de consolation. Des personnes qui ne se voient point quatre fois en un an, se voient tous les jours deux ou trois fois, d�s qu'elles souffrent et qu'elles se deviennent n�cessaires les unes aux autres. Mais lorsqu'on est gu�ri, on reprend la m�me forme de vie que l'on tenait avant d'�tre malade. Don Fr�d�ric de Cardone, dont je vous parle � pr�sent, ma ch�re cousine, comme d'un homme de votre connaissance, est de retour. Il m'a apport� une lettre de la belle marquise de Los Rios, qui est toujours une des plus jolies femmes du monde, et qui ne s'ennuie pas dans la retraite. Il m'a dit aussi des nouvelles de Mgr l'archev�que de Burgos, dont le m�rite est peu commun. Il ajouta qu'il �tait venu avec un gentilhomme espagnol qui lui avait cont� des choses fort extraordinaires, entre autres, que tous les Espagnols qui sont n�s le vendredi saint, lorsqu'ils passent devant un cimeti�re et que l'on y a enterr� des personnes qui ont �t� tu�es, ou bien que s'ils passent en quelque lieu o� il se soit commis un meurtre, encore que celui qu'on a tu� en ait �t� �t�, ils ne laissent pas de le voir tout sanglant, et de la m�me mani�re qu'il �tait lorsqu'il est mort, soit qu'ils l'aient connu ou non; ce qui est une chose assur�ment fort d�sagr�able pour ceux � qui cela arrive; mais, en r�compense, ils gu�rissent la peste de leur souffle, et ils ne la prennent point, quoiqu'ils soient avec des pestif�r�s. Bien des gens, disait-il, �taient surpris que Philippe Quatri�me port�t la t�te si haute et les yeux lev�s vers le ciel; c'est qu'il �tait n� le vendredi saint, et qu'�tant encore jeune, il eut plusieurs fois l'apparition de ces personnes qui avaient �t� tu�es, et qu'en ayant �t� effray�, il avait pris l'habitude de baisser tr�s-rarement la t�te. Mais, dis-je � Don Fr�d�ric, parlait-il s�rieusement, et comme d'une chose que tout le monde sait sans la mettre en doute? Don Fernand de Tol�de entra dans ma chambre, comme je disais qu'il fallait le demander � quelqu'un digne de foi; il le lui demanda, et Don Fernand m'assura qu'il en avait toujours entendu parler de cette mani�re, mais qu'il n'en voudrait pas �tre caution. On dit encore, continua-t-il, qu'il y a certaines gens qui tuent un chien enrag� en soufflant sur lui, et que ceux-l� ont la vertu de se mettre dans le feu sans br�ler. Cependant je n'en ai point vu qui aient voulu s'y fier. Ils disent pour raison qu'ils le pourraient bien faire, mais qu'il y aurait trop de vanit� � vouloir se distinguer des autres hommes par des faveurs du ciel si particuli�res. Pour moi, dis-je en riant, je crois que ces personnes-l� ont plus de prudence que d'humilit�; elles craignent, avec raison, la morsure du chien et la chaleur du brasier. Je n'en suis pas moins persuad� que vous, Madame, reprit Don Fr�d�ric. Je n'ajoute gu�re de foi aux choses surnaturelles. Je ne pr�tends pas vous les faire croire, dit Don Fernand, quoique je ne trouve rien de plus extraordinaire en ceci qu'en mille prodiges que l'on voit tous les jours. Trouvez-vous, par exemple, qu'il y ait moins lieu de s'�tonner de ce lac qui est proche de Guadalajara, en Andalousie, qui pronostique les temp�tes prochaines, par des mugissements horribles que l'on entend � plus de vingt mille pas? Que dites-vous de cet autre lac que l'on trouve sur le sommet de la montagne de Clavijo dans le comt� de Roussillon, proche de Perpignan? Il est extr�mement profond. Il y a des poissons d'une grandeur et d'une forme monstrueuses, et lorsqu'on y jette une pierre, l'on en voit sortir, avec grand bruit, des vapeurs qui s'�l�vent en l'air, qui se convertissent en nu�es, qui produisent des temp�tes horribles, avec des �clairs, des tonnerres et de la gr�le. N'est-il pas vrai encore, continua-t-il, en s'adressant � Don Fr�d�ric, que proche le ch�teau de Garcimanos, dans une caverne que l'on nomme la Jud�e, joignant le pont de Talayredas, on voit une fontaine dont l'eau se g�le en tombant, et se durcit de mani�re qu'il s'est fait une pierre dure, que l'on ne casse qu'avec beaucoup de peine, et qui sert � b�tir les plus belles maisons de ce pays-l�. Vous avez bien des exemples, dit Don Fr�d�ric, et si vous voulez, je vais vous en fournir quelques autres qui vous serviront au besoin. Souvenez-vous de la Montagne de Monrayo en Aragon: si les brebis y paissent avant que le soleil soit lev�, elles meurent; si elles sont malades et qu'elles y paissent apr�s qu'il est lev�, elles gu�rissent. N'oubliez pas non plus cette fontaine de l'�le de Cadix qui s�che lorsque la mer est haute, et qui coule quand la mer est basse. Vous ne serez pas le seul, lui dis-je en l'interrompant, qui secondera Don Fernand dans son entreprise. Je veux bien lui dire que, dans cette m�me �le de Cadix, il y a une plante qui se fane au moment o� le soleil para�t, et qui reverdit lorsque la nuit vient[151]. Ah! la jolie plante! s'�cria Don Fernand en riant, je ne veux qu'elle pour me venger de toutes les railleries que vous me faites depuis une heure. Je vous d�clare une guerre ouverte sur cette plante, et si vous ne la faites venir de Cadix, je sais bien ce que j'en croirai. L'enjouement de ce cavalier nous fit passer une fort agr�able soir�e; mais nous f�mes interrompus par ma parente, qui revenait de la ville et qui avait pass� une partie du jour chez son avocat qui �tait � l'extr�mit�. Il �tait fort vieux et tr�s-habile homme dans sa profession. Elle nous conta que tous ses enfants �taient autour de son lit, et que la seule chose qu'il leur recommand�t fut de garder la gravit�, puis en les b�nissant il leur dit: Quel plus grand bien puis-je vous souhaiter, mes chers enfants, sinon de passer votre vie � Madrid, et de ne quitter ce Paradis terrestre que pour aller au ciel? Cela peut faire voir, continua-t-elle, la pr�vention que les Espagnols ont pour Madrid, et sur la f�licit� dont on jouit dans cette Cour. Pour moi, dis-je en l'interrompant, je suis persuad�e qu'il entre beaucoup de vanit� dans le go�t qu'ils ont pour leur patrie; et, dans le fond, ils ont trop d'esprit pour ne pas conna�tre qu'il est bien des pays plus agr�ables. N'est-il pas vrai, dis-je en m'adressant � Don Fernand, que si vous ne parlez pas comme moi, vous pensez de m�me? Ce que je pense, dit-il en riant, ne porte point de cons�quence pour les autres; car depuis mon retour tout le monde me reproche que je ne suis plus Espagnol. Il est certain que l'on est si infatu� des d�lices et des charmes de Madrid que, pour n'avoir pas lieu de le quitter en aucun temps de l'ann�e, personne ne s'est avis� de faire b�tir de jolies maisons � la campagne, pour s'y retirer quelquefois, de mani�re que tous les environs de la ville, qui devraient �tre remplis de beaux jardins et de ch�teaux magnifiques, sont semblables � de petits d�serts, et cela est cause aussi que, l'�t� comme l'hiver, la ville est toujours �galement peupl�e. Ma parente dit l�-dessus qu'elle voulait me mener � l'Escurial, et que la partie �tait faite avec les marquises de Palacios et de La Rosa, pour y aller dans deux jours. Madame votre m�re vous en a mis, ajouta-t-elle, en parlant � Don Fernand, et moi j'en ai mis Don Fr�d�ric. Ils lui dirent l'un et l'autre que ce serait avec beaucoup de joie qu'ils feraient ce petit voyage. En effet, nous all�mes chez la Reine m�re lui baiser les mains, et lui demander ses ordres pour l'Escurial. C'est l'ordinaire, quand on sort de Madrid, de voir la Reine auparavant. Nous ne l'avions pas vue depuis son retour. Elle paraissait plus gaie qu'� Tol�de. Elle nous dit qu'elle ne pensait pas revenir si t�t � Madrid, et qu'il lui semblait � pr�sent qu'elle n'en n'�tait jamais sortie. On lui amena une g�ante qui venait des Indes. D�s qu'elle la vit, elle la fit retirer, parce qu'elle lui faisait peur. Ses dames voulurent faire danser ce colosse qui tenait sur chacune de ses mains, en dansant, deux naines qui jouaient des castagnettes et du tambour de basque. Tout cela �tait d'une laideur achev�e. Ma parente remarqua dans l'appartement de la Reine m�re beaucoup de choses qui venaient de Don Juan; entre autres une pendule admirable toute garnie de diamants. Il l'a faite en partie son h�riti�re, apparemment pour lui t�moigner son regret de l'avoir tant tourment�e. La partie de l'Escurial s'est faite avec tous les agr�ments possibles. L'envie de vous en entretenir m'a emp�ch�e de vous envoyer ma lettre que j'avais commenc�e avant d'y aller. Les m�mes dames qui vinrent � Aranjuez et � Tol�de ont �t� bien aises de profiter de la belle saison pour se promener un peu, et nous f�mes d'abord au _Pardo_, qui est une maison royale. Le b�timent en est assez beau, comme tous les autres d'Espagne, c'est-�-dire un carr� de quatre corps de logis, s�par�s par de grandes galeries de communication, lesquelles sont soutenues par des colonnes. Les meubles n'y sont pas magnifiques, mais il y a de bons tableaux, entre autres, ceux de tous les Rois d'Espagne habill�s d'une mani�re singuli�re. On nous montra un petit cabinet que le feu Roi appelait son favori, parce qu'il y voyait quelquefois ses ma�tresses; et ce prince si froid et si s�rieux en apparence, que l'on ne voyait jamais rire, �tait en effet le plus galant et le plus tendre de tous les hommes. Il y a l� un grand jardin assez bien entretenu, et un parc d'une �tendue consid�rable, o� le Roi va souvent � la chasse. Nous f�mes ensuite � un couvent de Capucins, qui est au sommet d'une montagne. C'est un lieu d'une grande d�votion, � cause d'un Crucifix d�tach� de sa croix qui fait souvent des miracles. Apr�s y avoir fait nos pri�res, nous descend�mes de l'autre c�t� de la montagne, dans un ermitage, o� il y avait un reclus qui ne voulut ni nous voir ni nous parler; mais il jeta un billet par sa petite grille, dans lequel nous trouv�mes �crit qu'il nous recommanderait � Dieu. Nous �tions toutes extr�mement lasses, car il avait fallu monter la montagne � pied, et il faisait tr�s-chaud. Nous aper��mes dans le fond du vallon une petite maisonnette au bord d'un ruisseau qui coulait entre des saules. Nous tourn�mes de ce c�t�-l�, et nous �tions encore assez loin, lorsque nous v�mes une femme et un homme fort propres, qui se lev�rent brusquement du pied d'un arbre o� ils �taient assis, et entr�rent dans cette maison, dont ils ferm�rent la porte avec la m�me diligence que s'ils nous avaient pris pour des voleurs. Mais c'�tait sans doute la crainte d'�tre reconnus qui leur faisait prendre cette pr�caution. Nous v�nmes dans le lieu qu'ils venaient de quitter, et, nous �tant assis sur l'herbe, nous mange�mes des fruits que nous avions fait apporter. C'�tait si proche de la petite maison que l'on pouvait nous voir des fen�tres. Il en sortit une paysanne fort jolie, qui vint � nous, tenant une corbeille de jonc marin; elle se mit � genoux devant nous et nous demanda des fruits de notre collation, pour une personne qui �tait grosse et qui mourrait si nous lui en refusions. Aussit�t nous lui envoy�mes les plus beaux. Un moment apr�s, la jeune fille revint avec une tabati�re d'or, et nous dit que la se�ora de la _casilla_, c'est-�-dire la dame de la petite maison, nous priait de prendre de son tabac, en reconnaissance de la gr�ce que nous lui avions faite. C'est la mode ici de pr�senter du tabac, quand on veut t�moigner de l'amiti�. Nous demeur�mes si longtemps au bord de l'eau, que nous f�mes r�solution de n'aller pas plus loin que la _Car�uela_, qui est encore une maison du Roi, moins belle que le Pardo, et tellement n�glig�e, que l'on n'y trouve rien de recommandable que les eaux. Nous y couch�mes assez mal, quoique ce f�t dans les lits m�mes de Sa Majest�, et nous ne f�mes jamais mieux que d'y porter tout ce qu'il fallait pour notre souper. Nous entr�mes ensuite dans les jardins qui sont en mauvais ordre. Les fontaines jettent jour et nuit. Les eaux sont si belles et si abondantes que, pour peu qu'on le voul�t, il n'y aurait pas de lieu au monde plus propre � faire un s�jour agr�able. Ce n'est pas la coutume de ce pays, depuis le Roi jusqu'aux particuliers, d'entretenir plusieurs maisons de campagne. Ils les laissent p�rir, faute d'y faire quelques petites r�parations. Nos lits �taient si mauvais, que nous n'e�mes pas de peine � les quitter le lendemain de bonne heure, afin d'aller � l'Escurial. Nous pass�mes par Monareco, o� commencent les bois, et un peu plus loin, le parc du couvent de l'Escurial; car c'en est un, en effet, que Philippe II a b�ti dans les montagnes pour y trouver plus ais�ment la pierre dont il avait besoin. Il en a fallu une quantit� si prodigieuse, que l'on ne peut le comprendre sans le voir, et c'est un des grands b�timents que nous ayons en Europe. Nous y arriv�mes par une tr�s-longue all�e d'ormes, plant�e de quatre rangs d'arbres. Le portail est magnifique, orn� de plusieurs colonnes de marbre, �lev�es les unes au-dessus des autres, jusqu'� une figure de saint Laurent qui est au haut. Les armes du Roi sont l� grav�es sur une pierre de foudre que l'on apporta d'Arabie, et il co�ta soixante mille �cus pour les faire graver dessus. Il est ais� de croire qu'ayant fait une d�pense si consid�rable pour une chose si peu n�cessaire, on n'a pas �pargn� celles qui pouvaient �tre utiles pour contribuer � la beaut� de ce lien. C'est un grand b�timent carr�; mais par del� le carr� on trouve une longueur qui sert aux b�timents de l'entr�e, et repr�sente, en cette sorte, un gril qui servit au supplice de saint Laurent, patron du monast�re. L'ordre est dorique et fort simple. Le carr� se divise par le milieu, et une des divisions qui regardent l'Orient se partage de chaque c�t� en quatre autres moins carr�es, qui sont quatre clo�tres b�tis selon l'ordre dorique; et qui en voit un, voit tous les autres. Le b�timent n'a rien de surprenant, ni dans le dessin, ni dans l'architecture. Ce qu'il y a de beau, est la masse du b�timent qui est de trois cent quatre-vingts pas d'un homme, en carr�. Car outre ces quatre clo�tres, dont j'ai parl�, l'autre partie du carr�, subdivis�e en deux, forme deux autres b�timents. L'un est le quartier du Roi, et l'autre est le coll�ge, parce qu'il y a l�-dedans quantit� de pensionnaires auxquels le Roi donne pension pour �tudier. Les religieux qui l'habitent sont Hi�ronymites. Cet ordre est inconnu en France, et il a �t� aboli en Italie, parce qu'un Hi�ronymite attenta � la vie de saint Charles Borrom�e, mais il ne le blessa point, encore qu'il e�t tir� sur lui, et que les balles eussent perc� ses habits pontificaux. Cet ordre ne laisse pas d'�tre ici en grand cr�dit. Il y a trois cents religieux dans le couvent de l'Escurial. Ils vivent � peu pr�s comme les Chartreux. Ils parlent peu, prient beaucoup, et les femmes n'entrent point dans leur �glise. Outre cela, ils doivent �tudier et pr�cher. Ce qui rend encore ce b�timent consid�rable, c'est la nature de la pierre que l'on y a employ�e. On l'a tir�e des carri�res voisines. Sa couleur est gris�tre. Elle r�siste � toutes les injures de l'air. Elle ne se salit pas, et conserve toujours la couleur qu'elle a apport�e � sa naissance. Philippe II fut vingt ans � le b�tir; il en jouit treize et il y mourut. Cet �difice lui co�ta six millions d'or. Philippe IV y ajouta le Panth�on, c'est-�-dire un mausol�e � la fa�on du Panth�on de Rome, pratiqu� sous le grand autel de l'�glise, tout de marbre, de jaspe et de porphyre, o� sont ench�ss�s dans les murailles vingt-six tombeaux magnifiques. On descend par un degr� de jaspe. Je me figurais entrer dans quelqu'un de ces lieux enchant�s, dont parlent les romans et les livres de chevalerie. Le tabernacle, l'architecture de la table d'autel, les degr�s par o� on y monte, le ciboire fait d'une seule pi�ce d'agate, sont autant de miracles. Les richesses en pierreries et en or ne sont pas croyables. Une seule armoire de reliques (car il y en a quatre, dans quatre chapelles de l'�glise) surpasse de beaucoup le tr�sor de Saint-Marc de Venise. Les ornements de l'�glise sont brod�es de perles et de pierreries. Les calices et les vases sont de pierres pr�cieuses, les chandeliers et les lampes de pur or. Il y a quarante chapelles et autant d'autels o� l'on met tous les jours quarante divers parements. Le devant du grand autel est compos� de quatre ordres de colonnes de jaspe, et l'on monte � l'autel par dix-sept marches de porphyre. Le tabernacle est enrichi de plusieurs colonnes d'agate et de plusieurs belles figures de m�tal et de cristal de roche. On ne voit au tabernacle qu'or, lapis et pierreries si transparentes, que l'on voit au travers le Saint-Sacrement. Il est dans un vaisseau d'agate. On estime ce tabernacle un million d'�cus. Il y a sept choeurs d'orgues. Les chaires du choeur sont de bois rare; il vient des Indes, admirablement bien travaill�, sur le mod�le de Saint-Dominique de Bologne. Les clo�tres du monast�re sont parfaitement beaux. Il y a au milieu un jardin de fleurs et une chapelle ouverte des quatre c�t�s, dont la vo�te est soutenue de colonnes de porphyre, entre lesquelles il y a des niches o� sont les quatre �vang�listes avec l'ange et les animaux de marbre blanc plus hauts que nature, qui jettent des torrents d'eau dans des bassins de marbre. La chapelle est vo�t�e, d'une fort belle architecture, pav�e de marbre blanc et noir. Il y a plusieurs tableaux d'un prix inestimable, et dans le chapitre, qui est tr�s-grand, outre des tableaux excellents, on y voit deux bas-reliefs d'agate, chacun d'un pied et demi, qui sont hors de prix. Pour l'�glise, elle n'a rien d'extraordinaire dans sa structure. Elle est plus grande, mais de la fa�on de celle des J�suites de la rue Saint-Antoine, except� qu'elle est, comme la maison, d'ordre dorique. Bramante, fameux architecte d'Italie, donna le dessin de l'Escurial. Les appartements du Roi et de la Reine n'ont rien de fort magnifique. Mais Philippe II regardait cette maison comme un lieu d'oraison et de retraite, et ce qu'il a voulu embellir davantage, c'est l'�glise et la biblioth�que. Le Titien, fameux peintre, et plusieurs autres encore ont �puis� leur art pour bien peindre les cinq galeries de la biblioth�que. Elles sont admirables tant par les peintures, que par cent mille volumes, sans compter les originaux manuscrits de plusieurs saints P�res et docteurs de l'�glise, qui sont tous fort bien reli�s et dor�s. Vous jugerez ais�ment de la grandeur de l'Escurial quand je vous aurai dit qu'il y a dix-sept clo�tres, vingt-deux cours, onze mille fen�tres, plus de huit cents colonnes, et un nombre infini de salles et de chambres. Peu apr�s la mort de Philippe III, on �ta aux religieux de l'Escurial une terre que le feu Roi leur avait donn�e, nomm�e _Campello_, qui vaut dix-huit mille �cus de rente, et cela en vertu de la clause de son testament, par laquelle il r�voquait les dons immenses qu'il avait faits pendant sa vie. Le duc de Bragance �tant � la cour de Philippe II, le Roi voulut qu'on le men�t � l'Escurial pour voir ce superbe �difice. Et comme celui qui avait charge de le montrer lui dit qu'il avait �t� b�ti pour accomplir le voeu qu'avait fait Philippe II � la bataille de Saint-Quentin; le duc repartit fort spirituellement: �Celui qui faisait un si grand voeu devait avoir grand peur.� En vous parlant de Philippe II, je me souviens qu'on m'a dit que Charles-Quint lui recommanda de conserver les trois clefs d'Espagne. C'�taient la Goulette en Afrique, Flessingue en Z�lande, et Cadix en Espagne. Les Turcs ont pris la Goulette; les Hollandais, Flessingue; les Anglais, Cadix. Mais le Roi d'Espagne n'a pas �t� longtemps sans recouvrer cette derni�re place. L'Escurial est b�ti sur la pente de quelques rochers, dans un lieu d�sert, st�rile, environn� de montagnes. Le village est au bas, o� il y a peu de maisons. Il y fait presque toujours froid. C'est une chose prodigieuse que l'�tendue des jardins et du parc. On y trouve des bois, des plaines, une grande maison au milieu o� logent les garde chasses. Tout y est rempli de b�tes fauves et de gibier. Apr�s avoir vu un lieu si digne de notre admiration, nous en part�mes tous ensemble, et comme nous avions pass� par les maisons royales du Pardo et de la Car�uela, nous rev�nmes par les montagnes, dont le chemin est plus court, mais plus difficile. Nous pass�mes par Colmenar, et, c�toyant la petite rivi�re de Guadarama, nous nous rend�mes par Rozas et Aravaca � Madrid, o� nous appr�mes que la maison de la Reine allait partir pour l'aller attendre sur la fronti�re. Nous f�mes aussit�t au palais pour dire adieu � la duchesse de Terranova et aux autres dames. Le Roi les avait fait monter toutes � cheval, pour voir de quelle mani�re elles seraient le jour de l'entr�e. Les portes et les jardins �taient soigneusement gard�s � cause de cela, et il ne fallait pas qu'aucun homme y entr�t. Les jeunes dames du palais avaient assez bonne gr�ce; mais, bon Dieu! quelles figures que la duchesse de Terranova et Do�a Maria d'Alarcon, gouvernante des filles de la Reine! Elles �taient chacune sur une mule toute fris�e et ferr�e d'argent, avec une grande housse de velours noir, semblable � celle que les m�decins mettent sur leurs chevaux � Paris. Ces dames, v�tues en veuves, costume dont je vous ai fait la description, fort vieilles, tr�s-laides, l'air s�v�re et imp�rieux, avaient un grand chapeau rattach� avec des cordons sous le menton, et vingt gentilshommes qui �taient � pied autour d'elles, les tenaient, de peur qu'elles ne se laissassent tomber. Elles n'eussent jamais souffert qu'ils les eussent touch�es ainsi, sans qu'elles appr�hendassent de se casser le cou. Car vous savez, ma ch�re cousine, qu'encore que les dames aient deux �cuyers et qu'ils aillent avec elles partout o� elles vont, ils ne leur donnent jamais la main. Ils marchent � leurs c�t�s et leur pr�sentent les coudes envelopp�s dans leurs manteaux, ce qui fait para�tre leurs bras monstrueusement gros. Les dames n'en approchent point. Mais bien davantage, si la Reine en marchant venait � tomber et qu'elle n'e�t pas ses dames autour d'elle pour la relever, quand il y aurait cent gentilshommes, elle prendrait la peine de se relever toute seule ou de rester par terre tout le jour, plut�t qu'on �s�t la relever[152]. Nous pass�mes une partie de l'apr�s-midi � voir ces dames. L'�quipage qu'elles ont men� est fort magnifique, mais m�diocrement bien entendu. La duchesse de Terranova seule a six liti�res de velours de diff�rentes couleurs en broderies, et quarante mulets, dont les housses sont aussi riches que j'en ai jamais vu! Vous n'aurez pas de mes nouvelles, ma ch�re cousine, que la Reine ne soit ici. Pendant que le Roi ira au-devant d'elle et que toute la Cour va s'absenter, ma parente veut aller en Andalousie, o� elle a quelques affaires. Je pourrai vous envoyer une petite relation de notre voyage, si vous m'assurez que ce soit un plaisir pour vous. Je vous embrasse de tout mon coeur. Ce 30 septembre. QUINZI�ME LETTRE. Toute la cour est de retour, et vous verrez dans mes M�moires, ma ch�re cousine, les particularit�s du voyage de la Reine. Je la vis arriver avec le Roi dans un m�me carrosse, dont les rideaux �taient tout ouverts. Elle �tait v�tue � l'espagnole, et je ne la trouvai pas moins bien dans cet habit que dans le sien � la fran�aise. Mais le Roi s'�tait habill� � la Schomberg; c'est l'habit de campagne des Espagnols, et c'est �tre v�tu presque � la fran�aise. J'ai entendu raconter la surprise de la Reine lorsqu'elle eut l'honneur de le voir la premi�re fois. Il avait un justaucorps fort court et fort large de bouracan gris, des chausses de velours, des bas de _pelo_ (c'est de la soie �crue que l'on travaille si l�che, que l'on voit la chaussette au travers). Cela est fin comme des cheveux, et le Roi veut les chausser tout d'un coup, bien qu'ils soient fort justes, de sorte qu'il en rompt quelquefois jusqu'� vingt paires. Il avait une fort belle cravate que la Reine lui avait envoy�e; mais elle �tait attach�e un peu trop l�che. Ses cheveux �taient derri�re ses oreilles, et il portait un chapeau gris blanc. Ils firent tout le voyage, qui �tait assez long, t�te � t�te dans un grand carrosse, ne pouvant gu�re se faire entendre que par quelques actions, car le Roi ne sait point du tout le fran�ais et la Reine parlait peu la langue espagnole. En arrivant � Madrid, ils all�rent entendre le _Te Deum_ � Notre-Dame d'Atocha, suivis de toutes les personnes de qualit� et de tout le peuple qui poussait de grands cris de joie. Ensuite, Leurs Majest�s furent au Buen-Retiro, parce que les appartements du palais n'�taient point pr�par�s et qu'il fallait que la Reine attend�t le temps de son entr�e pour y aller demeurer. Ce temps a d� lui para�tre bien long, car elle ne voyait personne que la camarera mayor et ses dames. On lui fait mener une vie si contrainte, qu'il faut avoir tout l'esprit et toute la douceur qu'elle a pour la supporter. Elle n'a pas m�me la libert� de voir l'ambassadeur de France; enfin, c'est une g�ne continuelle. Cependant toutes les dames espagnoles l'aiment ch�rement et la plaignent entre elles. J'�tais, il y a quelque temps, chez la comtesse de Villambrosa avec une grande compagnie. La marquise de la Fuente y vint, et comme elles sont fort superstitieuses en ce pays-ci, elle leur dit, tout effray�e, qu'elle s'�tait trouv�e chez la Reine qui, se regardant dans un grand miroir, avait appuy� sa main dessus, le touchant fort l�g�rement, et que la glace s'�tait fendue depuis le haut jusques en bas; que la Reine avait regard� cela sans s'�mouvoir et qu'elle avait m�me ri de la consternation de toutes les dames qui �taient aupr�s d'elle, leur disant qu'il y avait de la faiblesse � s'arr�ter sur les choses qui pouvaient avoir des causes naturelles. Elles raisonn�rent longtemps l�-dessus, et dirent en soupirant que la Reine ne vivrait pas longtemps. Elle nous dit aussi que la Reine avait �t� bien plus �mue de l'incivilit� de la camarera mayor qui, voyant quelques-uns de ses cheveux mal arrang�s sur son front, avait crach� dans ses mains pour les unir; sur quoi la Reine lui avait arr�t� le bras, disant, d'un air de souveraine, que la meilleure essence n'y �tait pas trop bonne; et prenant son mouchoir, qu'elle s'�tait longtemps frott� les cheveux � l'endroit o� cette vieille les avait si malproprement mouill�s. Il n'est pas extraordinaire ici de se mouiller la t�te pour se polir et s'unir les cheveux. La premi�re fois que je me suis coiff�e � l'espagnole, une des femmes de ma parente entreprit ce beau chef-d'oeuvre; elle fut trois heures � me tirailler la t�te, et voyant que mes cheveux �taient toujours naturellement fris�s, sans m'en rien dire, elle trempa deux grosses �ponges dans un bassin plein d'eau, et elle me baptisa si bien, que j'en fus enrhum�e plus d'un mois. Mais, pour en revenir � la Reine, c'est une chose digne de piti� que le proc�d� qu'a cette vieille camarera avec elle. Je sais qu'elle ne souffre pas qu'elle ait un seul cheveu fris� ni qu'elle approche des fen�tres de sa chambre, ni qu'elle parle � personne. Cependant le Roi aime la Reine de tout son coeur; il mange ordinairement avec elle et sans aucune c�r�monie. De sorte que fort souvent, quand les filles d'honneur mettent le couvert, le Roi et la Reine leur aident pour se divertir. L'un apporte la nappe et l'autre les serviettes. La Reine se fait accommoder � manger � la mani�re de France, et le Roi � celle d'Espagne. C'est une cuisini�re qui appr�te tout ce qui est pour la bouche; la Reine t�che de l'accoutumer aux rago�ts qu'on lui sert, mais il n'en veut point. Ne croyez-pas, au reste, que Leurs Majest�s soient environn�es de personnes de la Cour quand elles d�nent. Il y a tout au plus quelques dames du palais, des menins, quantit� de naines et de nains. La Reine fit son entr�e le 13 de janvier. Apr�s que toutes les avenues du grand chemin qui conduit au Buen-Retiro furent ferm�es et d�fense faite aux carrosses d'y entrer, on fit construire un arc de triomphe o� �tait le portrait de la Reine. Cette porte �tait orn�e de divers festons, de peintures et d'embl�mes. Elle avait �t� mise sur le chemin par o� la Reine devait passer pour entrer � Madrid et pour y arriver. Il y avait des deux c�t�s une esp�ce de galerie avec des enfoncements dans lesquels �taient les armes des divers royaumes de la domination d'Espagne, attach�es les unes aux autres par des colonnes qui soutenaient des statues dor�es, lesquelles pr�sentaient chacune des couronnes et des inscriptions qui se rapportaient � ces royaumes. Cette galerie �tait continu�e jusqu'� la porte triomphale du grand chemin, qui �tait tr�s-riche, et orn�e de diverses statues, et quatre belles jeunes filles v�tues en nymphes y attendaient la Reine, tenant des fleurs dans des corbeilles pour en faire une jonch�e � son passage. A peine avait-on pass� cette porte, que l'on d�couvrait la seconde, et ainsi on les voyait toutes de fort loin les unes apr�s les autres. Celle-ci �tait orn�e du conseil du Roi, de celui de l'Inquisition, des conseils des Indes, d'Aragon, d'�tat, d'Italie, de Flandre et d'autres lieux, sous la figure d'autant de statues dor�es. Celle de la Justice �tait plus �lev�e que les autres. On trouvait un peu plus loin le Si�cle d'or, accompagn� de la Loi, de la R�compense, de la Protection et du Ch�timent. Le temple de la Foi �tait repr�sent� dans un tableau; l'Honneur et la Fid�lit� en ouvraient la porte, et la Joie en sortait pour aller recevoir la nouvelle Reine. On voyait encore un tableau qui repr�sentait l'accueil que fit Salomon � la reine de Saba, et D�bora dans un autre, qui donnait des lois � son peuple. Il y avait aussi les statues de C�r�s, Astr�e, l'Union, la Vertu, la Vie, la S�ret�, le Temps, la Terre, la Tranquillit�, la Paix, la Grandeur, le Repos, Th�mis et la Lib�ralit�. Parmi diverses peintures, je remarquai �n�e lorsqu'il voulut descendre aux Enfers; Cerb�re, attach� par la Sibylle; les Champs �lys�es, o� Anchise fit voir � son fils ceux qui viendraient apr�s lui de sa post�rit�. Le reste �tait rempli d'un nombre innombrable de hi�roglyphes. La Reine s'arr�ta vers la troisi�me porte, � un fort beau parterre qui �tait dans son chemin, avec des cascades, des grottes, des fontaines et des statues de marbre blanc. Rien n'�tait plus agr�able que ce jardin. C'�taient les religieux de Saint-Fran�ois de Paule qui l'avaient fait. La quatri�me porte �tait au milieu de la place appel�e _del Sol_. Elle n'�tait pas moins brillante que les autres d'or et de peinture, de statues et de devises. La rue des Pelletiers �tait remplie d'animaux, dont les peaux �taient si bien accommod�es, qu'il n'y avait personne qui n'e�t cru que c'�tait des tigres, des lions, des ours et des panth�res en vie. La cinqui�me porte, qui �tait celle de la Guadalajara, avait des beaut�s particuli�res; et ensuite la Reine entra dans la rue des Orf�vres. Elle �tait bord�e de grands anges d'argent pur. On y voyait plusieurs boucliers d'or, sur lesquels �taient les noms du Roi et de la Reine, avec leurs armes form�es de perles, de rubis, de diamants, d'�meraudes et d'autres pierreries si belles et si riches, que les connaisseurs disent qu'il y en avait pour plus de douze millions. On voyait un amphith��tre dans la Plaza Mayor, charg� de statues et orn� de peintures. La derni�re porte �tait proche de l�. Au milieu de la premi�re face du palais de la Reine m�re, on voyait Apollon, toutes les Muses, le portrait du Roi et de la Reine � cheval et plusieurs autres choses que je n'ai pas assez bien remarqu�es pour vous en parler. La cour du palais �tait entour�e de jeunes hommes et jeunes filles qui repr�sentaient les fleuves et les rivi�res d'Espagne. Ils �taient couronn�s de roseaux et de lis d'�tang, avec des vases renvers�s, et le reste de leurs habits �tait convenable. Ils vinrent complimenter la Reine en latin et en espagnol. Deux ch�teaux de feux d'artifice �taient aussi �lev�s dans cette cour. Tout le palais �tait tendu des plus belles tapisseries de la couronne, et il n'y a gu�re de lieu au monde o� l'on en voie de plus belles. Deux chars remplis de musiciens allaient devant Sa Majest�. Les magistrats de la ville �taient sortis du lieu de leur assembl�e en habits de c�r�monie. C'�taient des robes de brocart brod�es d'or, des petits chapeaux retrouss�s charg�s de plumes, et ils �taient mont�s sur de tr�s-beaux chevaux. Ils vinrent pr�senter les clefs de la ville � la Reine, et la recevoir sous un dais. Le Roi et la Reine m�re all�rent dans un carrosse tout ouvert, afin que le peuple p�t les voir, chez la comtesse d'Ognate o� ils virent arriver la Reine. Six trompettes en habits blancs et rouges, accompagn�s des timbales de la ville, mont�s sur des beaux chevaux, dont les housses �taient de velours noir, marchaient devant l'alcalde de la Cour. Les chevaliers des trois ordres militaires, qui sont Saint-Jacques, Calatrava et Alcantara, suivaient avec des manteaux tout brod�s d'or, et leurs chapeaux couverts de plumes. On voyait apr�s eux les titulados de Castille et les officiers de la maison du Roi. Ils avaient des bottes blanches, et il n'y en avait gu�re qui ne fussent grands d'Espagne. Leurs chapeaux �taient garnis de diamants et de perles, et leur magnificence paraissait en tout. Leurs chevaux �taient admirables; chacun avait un grand nombre de livr�es, et les habits des laquais �taient de brocart d'or et d'argent m�l� de couleurs, ce qui faisait un fort bel effet. La Reine �tait mont�e sur un fort beau cheval d'Andalousie que le marquis de Villa-Meyna, son premier �cuyer, conduisait par le frein. Son habit �tait si couvert de broderies, qu'on n'en voyait pas l'�toffe. Elle avait un chapeau garni de quelques plumes avec la perle appel�e la _Peregrina_, qui est aussi grosse qu'une petite poire, et d'une valeur inestimable. Les cheveux �taient �pars sur ses �paules et de travers sur son front; sa gorge un peu d�couverte et un petit vertugadin. Elle avait au doigt le grand diamant du Roi, que l'on pr�tend �tre un des plus beaux qui soient en Europe. Mais la bonne gr�ce de la Reine et ses charmes brillaient bien plus que toutes les pierreries dont elle �tait par�e. Derri�re elle et hors du dais, marchaient la duchesse de Terranova v�tue en due�a, et Dona Maria de Alarcon, gouvernante des filles de la Reine. Elles �taient chacune sur une mule. Imm�diatement apr�s elles, les filles de la Reine, au nombre de huit, toutes couvertes de diamants et de broderies, paraissaient mont�es sur de beaux chevaux, et � c�t� de chacune il y avait deux hommes de la Cour. Les carrosses de la Reine allaient ensuite, et la garde de la lancilla fermait la marche. Elle s'arr�ta devant la maison de la comtesse d'Ognate pour saluer le Roi et la Reine m�re. Elle vint descendre � Sainte-Marie, o� le cardinal Porto-Carrero, archev�que de Tol�de, l'attendait, et le _Te Deum_ commen�a aussit�t. D�s qu'il fut fini, elle remonta � cheval pour aller au palais. Elle y fut re�ue par le Roi et la Reine m�re. Le Roi lui aida � descendre de cheval, et la Reine m�re, la prenant par la main, la conduisit � son appartement, o� toutes les dames l'attendaient, et se jet�rent � ses pieds pour lui baiser respectueusement la main. Pendant que je suis sur le chapitre du palais, je dois vous dire, ma ch�re cousine, que j'ai appris qu'il y a certaines r�gles �tablies chez le Roi, que l'on suit depuis plus d'un si�cle, sans s'en �loigner en aucune mani�re. On les appelle les �tiquettes du palais. Elles portent que les reines d'Espagne se coucheront � dix heures l'�t� et � neuf l'hiver. Au commencement que la Reine fut arriv�e, elle ne faisait point de r�flexion � l'heure marqu�e, et il lui semblait que celle de son coucher devait �tre r�gl�e par l'envie qu'elle aurait de dormir; mais aussi il arrivait souvent qu'elle soupait encore que, sans lui rien dire, ses femmes commen�aient � la d�coiffer, d'autres la d�chaussaient par-dessous la table, et on la faisait coucher d'une vitesse qui la surprenait fort. Les Rois d'Espagne couchent dans leur appartement et les Reines dans le leur. Mais celui-ci aime trop la Reine pour vouloir se s�parer d'elle. Voici comment il est marqu� dans l'�tiquette que le Roi doit �tre lorsqu'il vient la nuit de sa chambre dans celle de la Reine: il a ses souliers mis en pantoufles (car on ne fait point ici de mules), son manteau noir sur ses �paules, au lieu d'une robe de chambre dont personne ne se sert � Madrid; son broquel pass� dans son bras (c'est une esp�ce de bouclier dont je vous ai d�j� parl� dans quelqu'une de mes lettres), la bouteille pass�e dans l'autre avec un cordon. Cette bouteille au moins n'est pas pour boire, elle sert � un usage tout oppos� que vous devinerez. Avec tout cela, le Roi a encore sa grande �p�e dans l'une de ses mains et la lanterne sourde dans l'autre. Il faut qu'il aille ainsi tout seul dans la chambre de la Reine[153]. Il y a une autre �tiquette, c'est qu'apr�s que le Roi a eu une ma�tresse, s'il vient � la quitter il faut qu'elle se fasse religieuse, comme je vous l'ai d�j� �crit. L'on m'a cont� que le feu Roi �tant amoureux d'une dame du palais fut un soir frapper doucement � la porte de sa chambre. Comme elle comprit que c'�tait lui, elle ne voulut pas lui ouvrir et elle se contenta de lui dire au travers de la porte: _Vaya, vaya, con Dios, non quiero per monja_; c'est-�-dire: Allez, allez, Dieu vous conduise, je n'ai pas envie d'�tre religieuse. Il est encore marqu� que le Roi donnera quatre pistoles � sa ma�tresse toutes les fois qu'il en recevra quelque faveur. Vous voyez que ce n'est pas pour ruiner l'�tat, et que la d�pense qu'il fait pour ses plaisirs est fort mod�r�e. Tout le monde sait � ce propos, que Philippe IV, p�re du Roi d'� pr�sent, ayant entendu parler de la beaut� d'une fameuse courtisane, fut la voir chez elle; mais, religieux observateur de l'�tiquette, il ne lui donna que quatre pistoles. Elle resta fort en col�re d'une r�compense si peu proportionn�e � ses m�rites, et dissimulant son chagrin, elle fut voir le Roi v�tue en cavalier, et apr�s s'�tre fait conna�tre, et avoir eu de lui une audience particuli�re, elle tira une bourse o� il y avait quatre cents pistoles, et la mettant sur la table: C'est ainsi, dit-elle, que je paye mes ma�tresses. Elle pr�tendait, dans ce moment, que le Roi �tait sa ma�tresse, puisqu'elle faisait la d�marche de l'aller trouver en habit d'homme. On sait, par l'�tiquette, le temps fixe que le Roi doit aller � ses maisons de plaisir, comme � l'Escurial, � Aranjuez et au Buen-Retiro, de mani�re que, sans attendre ses ordres, on fait partir tous les �quipages, et on va, d�s le matin, l'�veiller pour l'habiller de l'habit qui est d�crit dans l'�tiquette, selon la saison, et puis il monte dans son grand carrosse, et Sa Majest� va o� il a �t� dit, il y a plusieurs si�cles, qu'elle irait. Quand le temps marqu� de revenir est arriv�, quoique le Roi se plaise dans le lieu o� il est, il ne laisse pas d'en partir pour ne point d�roger � la coutume. On sait aussi quand il doit se confesser et faire ses d�votions. Le confesseur se pr�sente[154]. Il faut que tous les courtisans et m�me les ambassadeurs, quand ils entrent dans la chambre du Roi, aient de certaines petites manchettes de quintin qui s'attachent toutes plates sur la manche. Il y a des boutiques dans la salle des gardes o� les seigneurs vont les louer et les rendre en sortant. Il faut, de m�me, que toutes les dames, quand elles sont chez la Reine, aient des chapins. Je me souviens de vous avoir d�j� dit que ce sont des petites sandales dans lesquelles on passe le soulier; cela les hausse extr�mement. Si elles avaient paru devant la Reine sans chapins, elle le trouverait tr�s-mauvais. Les Reines d'Espagne n'ont aupr�s d'elles que des veuves ou des filles. Le palais en est si rempli, que l'on ne voit qu'elles au travers des jalousies ou sur les balcons. Et voici ce qui me para�t assez singulier, c'est qu'il est permis � un homme, quoique mari�, de se d�clarer amant d'une dame du palais et de faire pour elle toutes les folies et les d�penses qu'il peut, sans que l'on y trouve � redire. L'on voit ces galants-l� dans la cour et toutes les dames aux fen�tres qui passent les jours � s'entretenir avec les doigts. Car vous saurez que leurs mains parlent un langage tout � fait intelligible; et, comme on le pourrait deviner s'il �tait pareil, et que les m�mes signes voulussent dire toujours les m�mes choses, ils conviennent, avec leurs ma�tresses, de certains signes particuliers que les autres n'entendent point. Ces amours-l� sont publiques. Il faut avoir beaucoup de galanterie et d'esprit pour les entreprendre, et pour qu'une dame veuille vous accepter, car elles sont fort d�licates. Elles ne parlent point comme les autres. Il r�gne un certain g�nie au palais tout diff�rent de celui de la ville, et si singulier, que, pour le savoir, il le faut apprendre comme on fait un m�tier. Quand la Reine sort, toutes les dames vont avec elle, ou, du moins, la plus grande partie. Alors les amants, qui sont toujours alertes, vont � pied aupr�s de la porti�re du carrosse pour les entretenir. Il y a du plaisir � voir comme ils se crottent, car les rues sont horribles; mais aussi le plus crott� est le plus galant. Quand la Reine revient tard, il faut porter, devant le carrosse o� sont les dames, quarante ou cinquante flambeaux de cire blanche; et cela fait quelquefois une tr�s-belle illumination, car il y a plusieurs carrosses, et dans chacun plusieurs dames. Ainsi l'on voit souvent plus de mille flambeaux sans ceux de la Reine. Lorsque les dames du palais se font saigner, le chirurgien a grand soin d'avoir la bandelette ou quelque mouchoir o� soit tomb� du sang de la belle. Il ne manque pas d'en faire un pr�sent au cavalier qui l'aime; et c'est en cette grande occasion qu'il faut se ruiner effectivement. Il y en a d'assez fous pour donner la plus grande partie de leur vaisselle d'argent au chirurgien; et ne croyez pas que ce soit seulement une cuiller, une fourchette et un couteau, comme nous connaissons certaines gens qui n'en ont gu�re davantage. Non, non, cela va � des dix et douze mille livres; et c'est une coutume si fort �tablie parmi eux, qu'un homme aimerait mieux ne manger toute l'ann�e que des raves et des ciboules que de manquer � faire ce qu'il faut en ces sortes de rencontres. Il ne sort gu�re de dame du palais sans �tre fort avantageusement mari�e. Il y a aussi les menines de la Reine, qui sont si jeunes quand on les met aupr�s d'elle, qu'elle en a de six ou sept ans. Ce sont des enfants de la premi�re qualit�. J'en ai vu de plus belles que l'on ne peint l'Amour. Aux jours de c�r�monie o� les dames du palais sortent, ou quand la Reine donne audience, chaque dame peut placer deux cavaliers � c�t� d'elle, et ils mettent leurs chapeaux devant Leurs Majest�s, bien qu'ils ne soient pas grands d'Espagne. On les appelle _embevicedos_, c'est-�-dire enivr�s d'amour, et si occup�s de leur passion et du plaisir d'�tre aupr�s de leurs ma�tresses, qu'ils sont incapables de songer � autre chose. Ainsi il leur est permis de se couvrir comme � un homme qui a perdu l'esprit, de manquer aux devoirs de la biens�ance. Mais pour para�tre ainsi, il faut que leurs dames le leur permettent, autrement ils n'oseraient le faire[155]. Il n'y a point d'autres plaisirs � la cour que les com�dies; mais, pendant le carnaval, l'on vide des oeufs par un petit trou et on les emplit d'eau de senteur, on les bouche avec de la cire, et, lorsque le Roi est � la com�die, il en jette � tout le monde. Chacun, � l'imitation de Sa Majest�, s'en jette. Cette pluie parfum�e embaume l'air et ne laisse pas de bien mouiller. C'est l� un de leurs plus grands divertissements. Il n'y a gu�re de personnes qui, dans cette saison, ne porte une centaine d'oeufs avec de l'eau de Cordoue ou de naffe dedans; et, en passant en carrosse, on se les jette au visage. Le peuple, dans ce temps-l�, se fait aussi des plaisirs � sa mode. Par exemple, on casse une bouteille dont on attache l'osier avec le verre dedans � la queue d'un chien ou d'un chat, et ils sont quelquefois plus de deux mille qui courent apr�s. Je n'ai jamais rien vu de si joli que le nain du Roi qui s'appelle Louisillo[156]. Il est n� en Flandre et d'une petitesse merveilleuse, parfaitement bien proportionn�. Il a le visage beau, la t�te admirable et de l'esprit, plus qu'on ne peut se l'imaginer, mais un esprit sage et qui sait beaucoup. Quand il se va promener, il y a un palefrenier mont� sur un cheval qui porte devant lui un cheval nain qui n'est pas moins bien fait, en son esp�ce, que son ma�tre en la sienne. On porte ce petit cheval jusqu'au lieu o� Louisillo le monte, car il serait trop fatigu� s'il fallait qu'il y all�t sur ses jambes, et c'est un plaisir de voir l'adresse de ce petit animal et celle de son ma�tre, lorsqu'il lui fait faire le man�ge. Je vous assure que quand il est mont� dessus, ils ne font pas plus de trois quartiers de hauteur. Il disait l'autre jour fort s�rieusement qu'il voulait combattre les taureaux � la premi�re f�te, pour l'amour de sa ma�tresse Do�a Elvire. C'est une petite fille de sept � huit ans, d'une beaut� admirable. La Reine lui a command� d'�tre son galant. Cette enfant est tomb�e, par un grand bonheur, entre les mains de la Reine. En voici l'aventure: Les P�res de la Merci all�rent racheter un certain nombre d'esclaves qu'ils ramen�rent � Madrid. Comme ils faisaient la procession de la ville, selon la coutume, la Reine vit une des captives qui tenait deux petites filles par la main; elles paraissaient �tre soeurs, mais il y avait cette diff�rence que l'une �tait extr�mement belle et l'autre extr�mement laide. La Reine la fit approcher et lui demanda si elle �tait la m�re de ces enfants. Elle dit qu'elle ne l'�tait que de la laide. Et par quel hasard avez-vous l'autre, lui dit la Reine? Madame, r�pondit-elle, nous �tions dans un vaisseau o� il y avait une grande dame qui �tait grosse et que nous ne connaissions point; mais � son train et � la magnificence de ses habits, il �tait ais� de juger de sa qualit�. Nous f�mes pris apr�s un rude combat, la plus grande partie de ses gens furent tu�s; elle eut tant de peur qu'elle accoucha et mourut aussit�t. J'�tais aupr�s d'elle, et voyant cette pauvre petite cr�ature sans nourrice et pr�te � mourir, je r�solus de la nourrir, s'il �tait possible, avec l'enfant que j'avais. D�s que les corsaires se furent rendus ma�tres de notre b�timent, ils partag�rent le butin entre eux; ils �taient dans deux vaisseaux, et chacun prit ce qui lui �tait �chu. Ce qui restait des femmes et des autres gens de cette dame furent d'un c�t� et moi de l'autre, de sorte, Madame, que je n'ai pu savoir � qui appartenait celle que j'ai sauv�e. Je la regarde � pr�sent comme ma propre fille, et elle croit que je suis sa m�re. Une oeuvre si charitable, lui dit la Reine, ne sera pas sans r�compense. J'aurai soin de vous et je garderai la petite inconnue. La Reine, en effet, l'aime si fort, qu'elle est toujours habill�e magnifiquement. Elle la suit partout et lui parle avec tant de gr�ce et de libert�, que cela ne sent point sa mis�rable. Peut-�tre d�couvrira-t-on quelque jour qui elle est. Il n'y a point ici de ces agr�ables f�tes que l'on voit � Versailles, o� les dames ont l'honneur de manger avec Leurs Majest�s. Tout est fort retir� dans cette cour, et il n'y a, selon moi, que l'habitude que l'on se fait � toutes choses qui puisse garantir de s'y ennuyer beaucoup. Les dames qui ne demeurent pas actuellement dans le palais, ne vont faire leur cour � la Reine que lorsqu'elle les mande, et il ne lui est pas permis de les mander souvent. Elle demeure d'ordinaire avec ses femmes, et jamais vie n'a �t� plus m�lancolique que la sienne. Quand elle va � la chasse (et vous observerez qu'elle est la premi�re reine de toutes celles qui ont r�gn� en Espagne, qui ait eu cette libert�), il faut qu'au lieu du rendez-vous pour monter � cheval, elle mette les pieds sur la porti�re de son carrosse, et qu'elle se jette sur son cheval. Il n'y a pas longtemps qu'elle en avait un assez ombrageux, qui se retira comme elle s'�lan�ait dessus, et elle tomba fort rudement � terre. Quand le Roi s'y trouve, il lui aide, mais aucun autre n'ose s'approcher des Reines d'Espagne pour les toucher et les mettre � cheval. On aime mieux qu'elles exposent leur vie et qu'elles courent risque de se blesser. Il y a quatorze matelas � son lit; on ne se sert ni de sommiers de crin, ni de lits de plume; et ces matelas, qui sont de la meilleure laine du monde en Espagne, n'ont pas plus de trois doigts d'�paisseur, de sorte que son lit n'est pas plus haut que les n�tres en France. On fait les matelas minces pour les pouvoir tourner et les remuer plus ais�ment. Il est vrai que j'ai remarqu� qu'ils s'affaissent moins et ne durcissent pas plus. C'est la coutume � Madrid que le ma�tre ou la ma�tresse du logis passent toujours devant ceux qui leur rendent visite. Ils pr�tendent que c'est une civilit� d'en user ainsi, parce qu'ils laissent, disent-ils, tout ce qui est dans leur chambre au pouvoir de la personne qui y reste la derni�re. Pour les dames, elles ne se baisent point en se saluant, elles se pr�sentent seulement la main d�gant�e. Il y a une autre coutume que je trouve assez singuli�re, c'est que lorsqu'une fille veut �tre mari�e et qu'elle est majeure, si elle a d�j� fait un choix, bien que son p�re et sa m�re s'y opposent, elle n'a qu'� parler au cur� de sa paroisse et lui d�clarer son dessein. Aussit�t, il l'�te de la maison de ses parents, et il la met dans une maison religieuse, ou chez quelque dame d�vote, o� elle passe un peu de temps; ensuite, si elle pers�v�re dans sa r�solution, on oblige le p�re et la m�re � lui donner une dot proportionn�e � leur qualit� et � leur bien, et on la marie malgr� eux. Cette raison est en partie cause du soin que l'on prend de ne laisser parler personne aux filles, et de les tenir si renferm�es qu'il est difficile qu'elles puissent prendre des mesures pour conduire une intrigue. Du reste, pourvu que le cavalier soit gentilhomme, cela suffit, et il �pouse sa ma�tresse, quand bien elle serait fille d'un grand d'Espagne[157]. Depuis que je suis en ce pays, il me semble que je n'ai rien omis � vous dire. Je vais � pr�sent achever d'�crire mes M�moires de la cour d'Espagne, puisque les premiers que je vous ai envoy�s vous ont plu. Je vous les enverrai � mesure qu'il se pr�sentera des �v�nements dignes de votre curiosit�. Je vous promets aussi la relation que vous me demandez. Mais pour tant de petites choses, accordez-m'en une bien consid�rable, ma ch�re cousine, c'est la continuation de votre amiti�, dont je fais tout le cas que je dois. De Madrid, ce 28 septembre 1680. FIN DU VOYAGE D'ESPAGNE. APPENDICE. NOTE _A_. LA D�VOTION A LA CROIX. Eusebio et Julia naquirent dans une for�t, au pied d'une croix. Pendant les douleurs de l'enfantement, leur m�re implora l'assistance de la croix, dont l'image sanglante s'imprima sur la poitrine des deux enfants, comme un signe visible de la gr�ce divine. Recueilli par un berger qui l'�l�ve, Eusebio se lasse bient�t de la vie paisible qu'il m�ne chez son bienfaiteur. Il pr�f�re � sa chaumi�re l'agitation d'une vie aventureuse. Gr�ce � la croix qui le prot�ge, il �chappe au naufrage, � l'incendie, aux poursuites des brigands. Mais il finit par se faire brigand lui-m�me, et devient incestueux et assassin. Toutefois, au milieu de ses forfaits, il conserve une ardente d�votion � la croix au pied de laquelle il est n�, et dont l'image est grav�e sur sa poitrine. Il habite les for�ts et les montagnes les plus inaccessibles, et guette les voyageurs pour les d�pouiller. Lorsqu'il tue un homme, il a soin de couvrir le cadavre d'un peu de terre et de planter une croix sur le lieu de la s�pulture. Sa conscience est ainsi satisfaite, et il ne ressent plus aucun remords. Quelquefois, l'aspect subit du signe sacr� l'arr�te au moment o� il va verser le sang. Lorsqu'il a d�j� frapp� sa victime, il lui permet d'aller se confesser avant de mourir. Lizardo, le fianc� de sa soeur, auquel il vient d'accorder cette gr�ce, lui promet d'interc�der aupr�s de Dieu pour lui obtenir plus tard la m�me faveur. Un jour, il surprend, avec sa bande, un saint �v�que, nomm� Alberto, qu'il �pargne. Le pr�tre, touch� de sa g�n�rosit� pieuse, prend l'engagement de venir l'assister dans ses derniers instants. Sa soeur Julia est entr�e dans un couvent apr�s la mort de son fianc�. Eusebio vient l'en arracher; mais, en voyant l'image de la croix empreinte sur sa poitrine, il s'enfuit �perdu. Cependant Julia, d�guis�e en homme, s'�chappe de son couvent et va rejoindre Eusebio, qui la repousse avec terreur. En ce moment, des cris de mort se font entendre. Les paysans arm�s fondent sur les brigands. A leur t�te est Curcio, le p�re d'Eusebio et de Julia. Eusebio para�t sur un rocher. Les paysans l'entourent: ils vont l'atteindre. D�sesp�rant de son salut, il se pr�cipite en invoquant Lizardo et Alberto. Les paysans trouvent son corps bris�, et l'enterrent sous d'�pais branchages, car il est mort sans confession, et ne m�rite pas de reposer en terre sainte. Mais un cri sourd et plaintif a retenti dans la for�t: Alberto! En effet, le saint �v�que est revenu de Rome pour remplir sa promesse. Il entend la voix qui l'appelle et se h�te d'�carter les branchages qui couvrent Eusebio. C'est un cadavre, d�j� glac� par la mort. Il se dresse lentement et se confesse au milieu des assistants glac�s de terreur. Le pr�tre n'h�site pas � donner l'absolution � celui pour qui Dieu vient d'accomplir un miracle. Aussit�t le cadavre redevient muet et rentre dans sa tombe. Julia arrive en ce moment. Alberto lui apprend la mort d'Eusebio et le miracle dont il avait �t� t�moin. Saisie d'�pouvant�, elle embrasse la croix plant�e sur la s�pulture de son fr�re et fait voeu de retourner dans son couvent. Son p�re arrive pour la saisir, mais au m�me instant ses v�tements d'homme tombent, et on la voit agenouill�e, en habit de religieuse, devant la croix qui s'�l�ve avec elle dans les airs et l'emporte triomphante au ciel. Les nuages se partagent; Eusebio appara�t entour� d'une aur�ole radieuse, les bras �tendus vers Julia. (Weiss, t. II, page 360.) NOTE _B_. LES PRIVIL�GES DU ROYAUME D'ARAGON. Les libert�s des Aragonais existaient de toute antiquit�; cependant elles ne furent express�ment d�finies qu'en 1283, �poque o� le roi Don Pedro III signa la charte connue en Aragon sous le nom de PRIVIL�GE G�N�RAL. Cette charte formulait les droits des Cort�s, des ordres, des personnes, suivant leur condition, et r�glait, en cons�quence, l'administration de la justice. Elle �tait consid�r�e comme la base de toutes les institutions du pays. Les rois, � leur av�nement, juraient d'en respecter les clauses. Ils ne pouvaient ni conf�rer des fonctions � des �trangers, ni garder des soldats �trangers � leur solde, ni d�cr�ter des lois, ni lever des contributions, ni entreprendre des guerres sans l'assentiment des Cort�s. Les Cort�s se composaient des ricoshombres, des �v�ques et des �lus des chapitres, des d�put�s des caballeros, enfin des d�put�s des villes. Ces ordres, les quatre bras de l'�tat, �coutaient r�unis les demandes que le Roi leur adressait en personne; ils en d�lib�raient s�par�ment, formulaient leurs griefs et, le plus souvent, ne conc�daient rien au Roi avant qu'il ne leur e�t donn� satisfaction. Les moindres affaires entra�naient des discussions interminables, si fort orageuses d'ordinaire, que les partis en venaient aux mains. Il n'�tait pas facile, en effet, d'arriver � une solution dans de semblables assembl�es. L'unanimit� des votes �tait requise, et le Roi n'avait m�me pas la ressource de dissoudre les Cort�s; il devait donc s'armer de patience et s'estimer heureux s'il obtenait, en d�finitive, les subsides qu'il r�clamait. Enfin, les Cort�s se s�paraient, elles d�l�guaient alors leur autorit� � une d�putation permanente qui, dans l'intervalle, souvent fort long des sessions, veillait au maintien des droits de chacun; et ce n'�tait pas chose facile, � une �poque o� la fraude, la corruption et la violence semblaient des moyens d'action parfaitement l�gitimes. Les privil�ges qui sauvegardaient la libert� des personnes et la s�curit� des biens, �taient l'objet de contestations perp�tuelles. Les Rois s'�taient empar�s de la juridiction criminelle qui jadis appartenait aux ricoshombres et aux villes, et ils en usaient sans le moindre scrupule dans leur int�r�t. S'agissait-il pour eux de se d�barrasser d'un adversaire? ils l'impliquaient dans un proc�s criminel, et le faisaient condamner par des juges � leur d�votion. Les juges n'h�sitaient jamais, mais leurs sentences ne s'ex�cutaient pas sans opposition. Les Aragonais invoquaient leurs privil�ges et, en forme d'argument, recouraient volontiers aux armes. Enfin un accord s'�tait fait. Les Rois avaient conserv� le droit de justice, mais les parties qui se trouvaient l�s�es pouvaient en appeler au tribunal du grand-justicier. Ce personnage �tait nomm� par le Roi et par l'Assembl�e des Cort�s; il ne pouvait �tre r�voqu� que de leur consentement mutuel; en cas de violation de ses devoirs, il �tait jug� par les Cort�s, et, pour cette raison, il �tait pris, non dans la classe des ricoshombres, que leurs privil�ges mettaient � l'abri de la peine capitale, mais dans celle des simples caballeros. Assist� de ses lieutenants, le grand-justicier revisait les sentences rendues par les juridictions royales, et les cassait s'il ne les trouvait pas conformes aux lois du royaume. Il �tait lui-m�me surveill� par des inquisiteurs qui contr�laient ses actes, et en rendaient compte � la d�putation permanente. Cette d�l�gation des Cort�s faisait ex�cuter les sentences du grand-justicier et, si elle le jugeait n�cessaire, elle appelait le peuple aux armes pour la seconder. Le droit d'appel au grand-justicier �tait cher aux Aragonais. Il �tait, disaient-ils, la _manifestation_ de leurs libert�s. Les Rois catholiques n'os�rent y porter atteinte, mais il essay�rent de l'annuler � l'aide des proc�dures de l'Inquisition. En raison de son caract�re religieux, l'Inquisition semblait n'avoir rien � d�m�ler avec la politique. Les Aragonais laiss�rent donc sa juridiction s'�tendre sur leur pays; � l'origine, ils furent m�me satisfaits de voir br�ler des Juifs et des Maures, mais ils ne tard�rent pas � s'apercevoir que, sous pr�texte d'atteintes � la religion, l'Inquisition �voquait des causes qui ne lui appartenaient pas, et contestait les privil�ges que le grand-justicier �tait charg� de d�fendre. L'autorit� civile et l'autorit� religieuse entr�rent en lutte. Le grand-justicier mettait en libert� les pr�venus que l'Inquisition avait fait arr�ter; l'Inquisition excommuniait le grand-justicier, le grand-justicier en appelait � la cour de Rome, et les Cort�s votaient les sommes les plus consid�rables pour assurer le triomphe de leur cause. Cette situation se prolongea jusque vers la fin du r�gne de Philippe II. Fatigu� de l'indocilit� des Aragonais, ce prince avait renonc� � r�unir les Cort�s. Il ne leur demandait plus de subsides, et abandonnait le pays � lui-m�me. Une circonstance impr�vue le d�cida � mettre un terme � cette anarchie. Le secr�taire d'�tat Antonio Perez qu'il poursuivait de sa haine, s'�tant r�fugi� � Saragosse, le Roi voulut le faire juger par le tribunal de l'Inquisition. Antonio Perez r�clama ses privil�ges d'Aragonais; un soul�vement s'ensuivit. Le Roi fit entrer ses troupes en Aragon et s'empara de Saragosse. Apr�s avoir intimid� les mutins par le supplice du grand-justicier et d'un nombre consid�rable d'autres personnages, il r�unit les Cort�s, et se fit conc�der le droit de r�voquer le grand-justicier, de nommer aux fonctions sans distinction de nationalit�, enfin de tenir garnison � Saragosse. L'organisation des Cort�s ne fut pas essentiellement modifi�e. Le Roi se r�serva seulement de d�l�guer la pr�sidence � un personnage de son choix, de ne point appeler, s'il le jugeait � propos, la classe turbulente des caballeros, enfin d'accorder le droit de repr�sentation � des villes qui n'avaient point ce privil�ge. Il faut le reconna�tre, Philippe II usa avec mod�ration de l'ascendant que lui donnaient les circonstances. Les princes qui lui succ�d�rent eurent � le regretter. Libres d'accorder ou de refuser les imp�ts, de promulguer les lois, de gouverner en un mot le pays, les Cort�s continu�rent � tenir les Rois d'Espagne en �chec jusqu'au jour o� l'Aragon prit parti contre Philippe V, succomba dans la lutte et se vit enlever ses privil�ges. NOTE _C_. LES RICOSHOMBRES. Les ricoshombres n'�taient autres, en termes g�n�raux, que les grands barons de l'Espagne; mais si nous arrivons aux d�tails, il faut cette fois, comme toujours, distinguer entre le royaume de Castille et le royaume d'Aragon. Le r�gime des �tats qui reconnaissaient pour souverains les Rois d'Aragon �tait essentiellement f�odal. La population indig�ne �tait r�duite � la condition du servage, si ce n'est dans les villes, qui avaient chacune leurs privil�ges et les d�fendaient �nergiquement. Les seigneurs d'origine franque en Catalogne, navarraise en Aragon, formaient la race dominante. Ils s'�taient partag� le sol d'apr�s les r�gles de la hi�rarchie f�odale. Leurs fiefs relevaient � divers degr�s de la couronne. Les caballeros �taient ainsi les vassaux des ricoshombres, et les ricoshombres reconnaissaient pour leur suzerain et souverain seigneur le Roi. Ces �l�ments se modifi�rent sans doute par la suite des temps; les ricoshombres n'en demeur�rent pas moins les chefs d'une aristocratie puissante qui manifesta son ascendant jusqu'� la fin du dix-septi�me si�cle. Il en �tait autrement en Castille. Le sol avait �t� successivement reconquis et ensuite repeupl� par les Wisigoths espagnols, descendus des montagnes o� ils s'�taient r�fugi�s. Libres et fiers d'�tre libres, les Espagnols s'�taient organis�s, il est vrai, dans des conditions analogues � celles de la f�odalit�. Mais alors m�me ils avaient conserv� cet esprit d'ind�pendance germanique que Tacite a caract�ris� par une phrase c�l�bre: �_Reges ex nobilitate, duces ex virtute sumunt._� Ils devaient ainsi le service militaire � leur Roi; mais, � la diff�rence du r�gime f�odal, ils �taient libres de choisir leur chef. Ce chef �tait le plus souvent un aventurier brave et entreprenant. Sa demeure, entour�e d'�paisses murailles, lui permettait de mettre � l'abri d'une incursion de l'ennemi les vivres et les armes qui formaient ses seules richesses. Les chaudi�res qu'il faisait porter devant lui, et que nous retrouvons dans les armoiries de sa famille, attestaient qu'il �tait en mesure de pourvoir � l'entretien de ses compagnons d'armes. Sa renomm�e de vaillance attirait sous son pennon les cavaliers du voisinage. Il partageait avec eux son butin, et, si la fortune le secondait, il s'emparait de quelque forte position, d'o� il pouvait dominer la contr�e. Il engageait alors ses compagnons d'armes � se grouper autour de sa nouvelle demeure. Les terres �taient divis�es; les plus fertiles revenaient au _poblador_, elles formaient le _solar_ de sa famille; les autres �taient c�d�es en pleine propri�t� aux _diviseros_; une charte l'attestait et r�glait en m�me temps les rapports du seigneur et de ses vassaux. Le seigneur s'engageait � prot�ger ses vassaux et � respecter leurs droits. Les vassaux devaient au seigneur le service militaire, les aides dans les conditions d�finies; en reconnaissance de sa munificence, ils lui baisaient la main et t�moignaient ainsi qu'ils se d�vouaient � son service. Ils n'ali�naient pas n�anmoins leur libert�, et conservaient le droit de se d�gager en rendant leurs terres au seigneur. Ils �taient de vieux chr�tiens, et se seraient r�volt�s � l'id�e d'�tre encha�n�s � la gl�be. Entour� de ses cavaliers toujours pr�ts � quitter la charrue pour courir aux armes, le _se�or de vassalos_ occupait d�j� un rang consid�rable. Ses enfants h�ritaient-ils de sa valeur, de son heureuse chance, parvenaient-ils � accro�tre leurs domaines, leurs richesses, la voix publique les d�signait comme des _ricoshombres de tierra y solar conocido_. Le Roi les appelait d�s lors � si�ger aux Cort�s, � confirmer sa signature, � prendre ainsi part � tous les actes du gouvernement. Il leur reconnaissait le droit d'invoquer, le cas �ch�ant, les privil�ges qui garantissaient aux ricoshombres la s�curit� de leurs personnes et de leurs biens. Mais ces biens, il fallait les d�fendre � la force du bras. Nul alors ne pouvait r�pondre du pr�sent, encore moins de l'avenir. L'heure des revers arrivait; les familles d�clinaient avec leurs richesses et leur puissance; elles perdaient leur rang, finissaient par se confondre parmi les simples _infanzones_. En Castille, disait Don Juan Manuel, les lignages montent et descendent selon que tourne la roue de fortune. De simples hidalgos figuraient parfois au nombre des ricoshombres. Investis de fiefs d�tach�s du domaine de la couronne, ils avaient re�u de la main du Roi le pennon et la chaudi�re, insignes de leur dignit�; mais cette dignit� leur �tait personnelle. En d�finitive, ils �taient des vassaux, et n'avaient ainsi ni l'autorit� ni l'ind�pendance des ricoshombres de naissance, qui ne devaient rien � la faveur royale. Le plus c�l�bre des ricoshombres, le Cid Campeador, l'entendait ainsi, lorsqu'il adressait au Roi Don Fernando ces alti�res paroles: J'aimerais mieux �tre attach� au clou � vous avoir pour seigneur, et � me dire votre vassal. De ce que mon p�re vous a bais� la main, je me tiens pour affront�. La ricombria se maintint dans ces conditions pendant les guerres avec les Maures; elle en subissait les alternatives et passait de main en main, selon les chances de la fortune. Cette instabilit� restreignait sa puissance. Mais il n'en fut pas toujours ainsi. Survinrent les guerres civiles. Les princes qui se disputaient la couronne en appel�rent aux ricoshombres; ils durent r�compenser leurs services et ali�ner entre leurs mains les domaines royaux. Don Enrique de Transtamare avait, entre autres, � satisfaire les aventuriers �trangers qui l'avaient suivi en Espagne. Il leur conc�da les seigneuries qui leur revenaient pour leur part, selon les formes usit�es en France et en Angleterre. Soria fut �rig� en duch� en faveur de Don Beltran Claquin; l'Anglais Don Hugo de Carbolay fut comte de Carrion; Don Bernal de Fox y Bearne �pousa l'h�riti�re de Medina-Celi, et les domaines de sa femme furent �galement �rig�s en comt�. Les ricoshombres tinrent � s'�galer � ces �trangers. Ils se firent conc�der des titres analogues; ils en arriv�rent enfin � une innovation qui devait changer la face de la soci�t�: la cr�ation des majorats. Ces majorats, � d�faut d'hoirs m�les, se transmettant par les femmes, all�rent rapidement grossir l'avoir des grandes familles. Le marquis de Santillane, pour en citer un exemple, se trouva ainsi r�unir soixante majorats et quatre-vingt mille vassaux. Les grands d'Espagne acquirent d�s lors une puissance d�mesur�e; la royaut� se trouva compl�tement annul�e. Mais cette m�me h�r�dit� f�minine allait avoir une cons�quence � laquelle nul ne s'attendait. Do�a Isabel, h�riti�re de la couronne de Castille, �pousa Don Fernando, h�ritier de la couronne d'Aragon. Gr�ce � la r�union de leurs couronnes, les Rois Catholiques recouvr�rent une autorit� dont ils us�rent pour abaisser la grandesse. Les actes les plus importants de leur r�gne, tels que la confiscation de la grande ma�trise des ordres militaires, l'organisation des Cours de justice, de la Santa Hermandad, de l'Inquisition, furent dict�s par cette politique. Les circonstances leur vinrent en aide. Il n'y avait plus � guerroyer contre les Maures; les grands perdirent ainsi l'usage des armes; ils se born�rent � jouir de leurs immenses richesses, et s'isol�rent de leurs terres, d'o� les rois catholiques se gard�rent bien de les tirer. Leur puissance s'�vanouit; leurs privil�ges, qui allaient jusqu'� leur donner le droit de s'armer contre le souverain, s'oblit�r�rent insensiblement; mais leur orgueil n'en demeura pas moindre. Les seigneurs castillans s'�taient toujours couverts devant le Roi. C'�tait l� un ancien usage dont nul ne s'�tonnait en Espagne; il n'en �tait pas de m�me � l'�tranger. Les courtisans flamands de Philippe le Bon se d�couvraient devant leur prince, suivant l'�tiquette de la cour de Bourgogne. Ils furent choqu�s du contraste qu'offrait leur attitude avec celle des Castillans. Ils en relev�rent l'inconvenance. Le duc de Najera et Don Juan Manuel, qui tenaient � plaire � Philippe, s'interpos�rent. Ils d�cid�rent les Castillans � suivre l'exemple des Flamands; les Aragonais, au contraire, qui accompagnaient Ferdinand lors de sa rencontre avec son gendre, demeur�rent couverts. Il n'en fut rien de plus pour le moment. Les Castillans revinrent � leur ancien usage, mais l'incident se renouvela lorsque Charles-Quint arriva en Espagne. Cette fois, ce fut le duc d'Albe qui se m�la de l'affaire; il amena les Castillans � se d�couvrir devant le Roi. Charles, satisfait de cette concession, voulut en faire une de son c�t�, et il invita les seigneurs les plus qualifi�s � se couvrir, en leur adressant ces mots qui devinrent sacramentels: _Cubrios_. En d'autres circonstances, Charles-Quint en usa de m�me. Ce n'�tait encore l�, de sa part, qu'un acte de courtoisie. Philippe II, qui aimait la pompe, en fit une c�r�monie. Ses successeurs constat�rent la c�r�monie par des lettres patentes et transform�rent ainsi la grandesse en dignit�. NOTE _D_. LISTE DES ARCHEV�CH�S ET �V�CH�S, DONN�E A MADAME D'AULNOY PAR L'ARCHEV�QUE DE BURGOS[158]. Plusieurs personnes m'en ont parl� comme vous, Monseigneur, lui dis-je, mais j'esp�re m'en instruire parfaitement � Madrid. Je suis en �tat de vous �claircir au moins d'une partie de ce que vous voulez savoir, reprit-il; quelques raisons m'ont oblig� d'en faire un petit m�moire, et je pense m�me l'avoir sur moi. Il me le donna aussit�t, et, comme j'en ai gard� une copie, et qu'il me para�t curieux, je vais, ma ch�re cousine, vous le traduire ici. VICE-ROYAUT�S QUI D�PENDENT DU ROI D'ESPAGNE. Naples, Sicile, Aragon, Valence, Navarre, Sardaigne, Catalogne, et, dans la Nouvelle-Espagne, le P�rou. GOUVERNEMENTS DE ROYAUMES ET DE PROVINCES. Les �tats de Flandre, de Milan, Galice, Biscaye, les �les de Majorque et Minorque. Sept gouvernements dans les Indes occidentales, � savoir: les �les de Mad�re, le cap Vert, Mina, Saint-Thomas, Angola, Br�sil et Algarves. En Afrique: Oran, Ceuta, Mazagran. En Orient: les Philippines. �V�CH�S ET ARCHEV�CH�S DE LA NOMINATION DU ROI TR�S-CATHOLIQUE DEPUIS QUE LE PAPE ADRIAN VI C�DA LE DROIT QU'IL AVAIT D'Y NOMMER. Premi�rement, dans les deux Castilles: l'archev�ch� de Tol�de, dont l'archev�que est primat d'Espagne, grand chancelier de Castille et conseiller d'�tat. Il parle aux �tats et dans le Conseil, imm�diatement apr�s le Roi, et on le consulte ordinairement sur toutes les affaires importantes. Il a trois cent cinquante mille �cus de revenu et son clerg� quatre cent mille. L'archev�que de Braga, en Portugal, lequel est seigneur spirituel et temporel de cette ville, et qui, pour marque de son autorit�, porte la crosse � la main et l'�p�e au c�t�, pr�tend la primatie de toute l'Espagne et la dispute � l'archev�que de Tol�de, parce que cette primatie �tait autrefois � S�ville, qu'on la mit � Tol�de � cause de l'invasion des Maures, et que, Tol�de �tant tomb�e entre leurs mains, elle fut transf�r�e � Braga. De sorte que l'archev�que poss�da longtemps cette dignit�; mais, apr�s que les Espagnols eurent repris Tol�de, l'archev�que redemanda sa primatie; celui de Braga ne voulut pas consentir � la rendre, et ce diff�rend n'ayant jamais �t� termin�, ils en prennent l'un et l'autre le titre. L'archev�ch� de S�ville vaut trois cent cinquante mille ducats, et son chapitre en a plus de cent mille. Il ne se peut rien voir de plus beau que cette cath�drale. Entre plusieurs choses remarquables, il y a une tour b�tie de briques, large de soixante brasses et haute de quarante. Une autre tour s'�l�ve au-dessus, qui est si bien pratiqu�e par dedans que l'on y monte � cheval jusqu'au haut. Le dehors en est tout peint et dor�. L'archev�ch� de Saint-Jacques de Compostelle vaut soixante mille ducats, et un ducat vaut trente francs monnaie de France; son chapitre en a cent mille. L'archev�ch� de Grenade vaut quarante mille ducats. Celui de Burgos, � peu pr�s autant. L'archev�ch� de Saragosse, cinquante mille. L'�v�ch� d'Avila, vingt mille ducats de rente. L'archev�ch� de Valence, quarante mille. L'�v�ch� d'Astorga, douze mille. L'�v�ch� de Cuen�a, plus de cinquante mille. L'�v�ch� de Cordoue, environ quarante mille. L'�v�ch� de Siguenza, de m�me. L'�v�ch� de S�govie, vingt-cinq mille. L'�v�ch� de Calahorra, vingt mille. L'�v�ch� de Salamanque, un peu plus. L'�v�ch� de Plasencia, cinquante mille. L'�v�ch� de Palencia, vingt-cinq mille. L'�v�ch� de Jaca, plus de trente mille. L'�v�ch� de Malaga, quarante mille. L'�v�ch� d'Osma, vingt-deux mille. L'�v�ch� de Zamora, vingt mille. L'�v�ch� de Coria, vingt mille. L'�v�ch� de Ciudad-Rodrigo, dix mille. L'�v�ch� des �les Canaries, vingt-deux mille. L'�v�ch� de Lugo, huit mille. L'�v�ch� de Mondo�edo, dix mille. L'�v�ch� d'Ovi�do, vingt mille. L'�v�ch� de L�on, vingt-deux mille. L'�v�ch� de Pampelune, vingt-huit mille. L'�v�ch� de Cadix, douze mille. L'�v�ch� d'Orense, dix mille. L'�v�ch� d'Onguela, dix mille. L'�v�ch� d'Almeria, cinq mille. L'�v�ch� de Cadix, neuf mille. L'�v�ch� de Tuy, quatre mille. L'�v�ch� de Badajoz, dix-huit mille. L'�v�ch� de Valladolid, quinze mille. L'�v�ch� de Huesca, douze mille. L'�v�ch� de Tarazona, quatorze mille. L'�v�ch� de Balbastro, sept mille. L'�v�ch� d'Albarracin, six mille. L'�v�ch� de Teruel, douze mille. L'�v�ch� de Jaca, six mille. Je ne dois pas omettre de marquer que la cath�drale de Cordoue est extraordinairement belle; elle fut b�tie par Abderhaman, qui r�gnait sur tous les Maures d'Espagne. Elle leur servait de mosqu�e en l'an 787; mais les chr�tiens ayant pris Cordoue en 1236, ils firent une �glise de cette mosqu�e. Elle a vingt-quatre grandes portes toutes travaill�es de sculptures et d'ornements d'acier; sa longueur est de six cents pieds sur cinquante de large; il y a vingt-neuf nefs dans la longueur et dix-neuf dans la largeur; elle est parfaitement bien proportionn�e, et soutenue de huit cent-cinquante colonnes, dont la plus grande partie sont de jaspe et les autres de marbre noir d'un pied et demi de diam�tre; la vo�te est tr�s-bien peinte, et l'on peut juger par l� de l'humeur magnifique des Maures. Il est difficile de croire, apr�s ce que j'ai dit de la cath�drale de Cordoue, que celle de L�on soit plus consid�rable. Cependant rien n'est plus vrai, et c'est ce qui a donn� lieu � ce que l'on dit commun�ment, que l'�glise de L�on est la plus belle de toutes celles d'Espagne; l'�glise de Tol�de la plus riche; celle de S�ville la plus grande, et celle de Salamanque la plus forte. La cath�drale de Malaga est merveilleusement bien par�e et d'une juste grandeur; les chaises du choeur ont co�t� cent cinq mille �cus, et tout le reste r�pond � cette magnificence. PRINCIPAUT� DE CATALOGNE. L'archev�ch� de Tarragone. L'�v�ch� de Barcelone. L'�v�ch� de L�rida. L'�v�ch� d'Urgel. L'�v�ch� de Girone. L'�v�ch� de Vich. L'�v�ch� de Salsona. L'�v�ch� de Tortose. L'�v�ch� d'Elm. DANS L'ITALIE. L'archev�ch� de Brindes. L'archev�ch� de Lanciano. L'archev�ch� de Matera. L'archev�ch� d'Otrante. L'archev�ch� de Rocli. L'archev�ch� de Salerne. L'archev�ch� de Trani. L'archev�ch� de Tarente. L'�v�ch� d'Ariano. L'�v�ch� d'Acerra. L'�v�ch� d'Aguila. L'�v�ch� de Costan. L'�v�ch� de Caslellamare. AU ROYAUME DE NAPLES. L'�v�ch� de Ga�te. L'�v�ch� de Galipoli. L'�v�ch� de Giovenazzo. L'�v�ch� de Mosula. L'�v�ch� de Monopoli. L'�v�ch� de Puzol. L'�v�ch� de Potenza. L'�v�ch� de Trivento. L'�v�ch� de Tropea. L'�v�ch� d'Ugento. ROYAUME DE SICILE. L'archev�ch� de Palerme. L'archev�ch� de Montr�al. L'�v�ch� de Girgenti. L'�v�ch� de Mazzara. L'�v�ch� de Messine. L'�v�ch� de Parti. L'�v�ch� de Cefalu. L'�v�ch� de Catania. L'�v�ch� de Zaragoza. L'�v�ch� de Malte. A MILAN. L'archev�ch� de Milan. L'�v�ch� de Vigevano. ROYAUME DE MAJORQUE. L'�v�ch� de Majorque. ROYAUME DE SARDAIGNE. L'archev�ch� de Cagliari. L'archev�ch� d'Oristan. L'archev�ch� de Sacer. L'�v�ch� d'Alguerales. L'�v�ch� de Boza. L'�v�ch� d'Ampurias. EN AFRIQUE. L'�v�ch� de Tanger. L'�v�ch� de Ceuta. AUX INDES ORIENTALES. L'archev�ch� de Goa. L'�v�ch� de Mad�re. L'�v�ch� d'Angola, dans les Indes Terceres. L'�v�ch� de Cabouerde. L'�v�ch� de Saint-Thomas. L'�v�ch� de Cochin. L'�v�ch� de Malara. L'�v�ch� de Maliopor. L'�v�ch� de Macao. De tous les archev�ch�s et �v�ch�s, il ne revient rien au Pape de l'�v�que qui meurt, ni pendant que le b�n�fice est vacant. On aurait peine � rapporter le nombre d'abbayes et d'autres dignit�s auxquelles le Roi d'Espagne pr�sente. Il faut parler � pr�sent des six archev�ch�s et des trente-deux �v�ch�s de la Nouvelle-Espagne, de ses �les et du P�rou. L'archev�ch� de la ville de los-Reyes, capitale de la province du P�rou, vaut trente mille �cus de rente. L'�v�ch� d'Arequipa, seize mille. L'�v�ch� de Truxillo, quatorze mille. L'�v�ch� de Saint-Francisco de Quito, dix-huit mille. L'�v�ch� de la grande ville de Cuzco, vingt-quatre mille. L'�v�ch� de San-Jean-de-la-Victoire, huit mille. L'�v�ch� de Panama, six mille. L'�v�ch� de Chil�, cinq mille. L'�v�ch� de Notre-Dame de Chil�, quatre mille. L'archev�ch� de Bogota, du nouveau royaume de Grenade, quatorze mille. L'�v�ch� de Popayan, cinq mille. L'�v�ch� de Carthag�ne, six mille. L'�v�ch� de Sainte-Marie, dix-huit mille. L'�v�ch� de la Plata, de la province de los Charcas, soixante mille. L'archidiacre de cet �v�ch� en a cinq mille; le ma�tre des enfants de choeur, le chantre et le tr�sorier, chacun quatre mille; six chanoines, chacun trois mille. Six autres dignit�s, qui valent chacune dix-huit cents �cus, et l'on remarquera par la richesse du chapitre de la Plata, que les autres n'en ont gu�re moins. L'ARCHEV�CH� DE LA PLATA A POUR SUFFRAGANTS: L'�v�ch� de Paz. L'�v�ch� de Tucuman. L'�v�ch� de Santa-Cruz de la Sierra. L'�v�ch� de Paraguay de Buenos-Ayres. L'�v�ch� del Rio de la Plata. L'�v�ch� de Saint-Jacques, dans la province de Tucuman, vaut six mille �cus. L'�v�ch� de Saint-Laurent de las Barrancas, douze mille. L'�v�ch� de Paraguay, seize mille. L'�v�ch� de la Sainte-Trinit�, quinze mille. L'archev�ch� de Mexico, �rig� en 1518, vingt mille reales. L'�v�ch� de los Angelos, cinquante mille reales. L'�v�ch� de Valladolid, de la province de Mechoacan, quatorze mille �cus. L'�v�ch� d'Antequera, sept mille. L'�v�ch� de Guadalaxara, province de l� Nouvelle-Galice, sept mille. L'�v�ch� de Durango, quatre mille. L'�v�ch� de Merida, capitale de la province de Yucatan, huit mille. L'�v�ch� de Gantiago, de la province de Guatemala, huit mille. L'�v�ch� de Santiago de L�on, suffragant de l'archev�ch� de Lima, trois mille. L'�v�ch� de Chiapa, cinq mille. L'archev�ch� de San Domingo, des �les espagnoles, primat des Indes, trois mille. L'�v�ch� de San Juan de Porto-Rico, cinquante mille reales. L'�v�ch� de l'�le de Cuba, huit mille �cus. L'�v�ch� de Santa Anna de Coro, huit mille. L'�v�ch� de Camayagua, capitale de la province de Honduras, trois mille. L'archev�ch� m�tropolitain de Manille, capitale des �les Philippines, trois mille �cus que le Roi s'est oblig� de lui payer, par la bulle accord�e en 1595. Le Roi paye de m�me tout le chapitre. Cet archev�ch� a trois suffragants: l'un dans l'�le de Zebu, l'autre dans l'�le de Lu�on, le troisi�me � Comorin. NOTE _E_. LA CASA DE CONTRATACION. La casa de contratacion formait le rouage principal d'une machine qui t�moignait � la fois de l'ignorance et de la cupidit� des Espagnols. Leur chim�re �tait d'accumuler l'or entre leurs mains et d'en rester seuls possesseurs. Ils s'�taient r�serv�, en cons�quence, le monopole de l'Am�rique. La surveillance de ce monopole appartenait � la casa de contratacion; elle enregistrait les marchandises destin�es � ce commerce, en constatait l'origine espagnole, et les exp�diait ensuite par les galions et la flotte. Les gouverneurs du Mexique et du P�rou renvoyaient des lingots en �change. Ces lingots, une fois arriv�s en Espagne, il s'agissait de les y conserver. Rien ne semblait plus simple; il suffisait d'ordonner que les payements � l'�tranger se fissent exclusivement en monnaie de cuivre. Ce syst�me parut d'abord fort avantageux. L'or afflua en Espagne; mais, en raison m�me de son abondance, il ne tarda pas � s'avilir. Le prix de toutes les denr�es s'�leva � des taux exorbitants; les populations se plaignirent; les Cort�s adress�rent des repr�sentations au Roi. Nul ne soup�onnait la v�ritable cause de cette chert�. On l'attribua � la concurrence �trang�re; on interdit en cons�quence l'exportation des denr�es du pays. La situation ne s'am�liorant pas, on en revint � les taxer � des prix qui semblaient �quitables, si on les comparait aux taux anciens, mais qui ne l'�taient plus en r�alit�. Les producteurs, ne faisant plus leurs frais, se d�courag�rent. Le malaise g�n�ral fut encore aggrav� par les exigences du fisc. Aux prises avec la Turquie, l'Angleterre, la France, les princes d'Allemagne, les Barbaresques, les Flandres r�volt�es, les Rois d'Espagne voyaient s'�puiser les ressources dont ils disposaient. Les tr�sors de l'Am�rique ne faisaient plus que passer par leurs mains. Pour solder les d�penses de leurs arm�es, ils se trouv�rent dans la n�cessit� de recourir � des extorsions de tous genres, � des emprunts usuraires, � la banqueroute, enfin � l'alt�ration des monnaies. Au milieu de ces secousses, l'industrie d�clina rapidement. Les n�gociants espagnols, si int�ress�s qu'ils fussent au maintien de leur monopole, se virent dans la n�cessit� de recourir au commerce �tranger. La fraude devint ainsi la base de toutes les relations avec l'Am�rique. Il se forma � Cadix m�me une classe d'interm�diaires, les _metadores_, qui se charg�rent des int�r�ts de toutes les places de l'Europe. Ils exp�diaient sous leur nom les marchandises qui leur �taient confi�es, s'entendaient avec les agents de la casa de contratacion pour que l'origine n'en f�t pas constat�e, recevaient l'or en retour et rendaient compte de toutes leurs op�rations avec une probit� rigoureuse. Ils finirent par jouer ainsi un r�le immense dans le commerce de l'Europe, et contribu�rent � ruiner celui de l'Espagne, qui tomba aux mains des Fran�ais, des Anglais et surtout des Hollandais. Spectateur impuissant de cet �tat de choses, le gouvernement finit par renoncer lui-m�me � ses id�es de monopole. Il n'en conserva pas moins la casa de contratacion, mais il s'en servit uniquement pour ran�onner le commerce �tranger. Conservant ainsi le droit de confisquer les marchandises qui n'�taient pas d'origine espagnole, il ne manquait pas de le rappeler � l'�poque o� la flotte de l'Inde allait mettre � la voile. De part et d'autre, on se comprenait. Les consuls de Cadix invitaient les n�gociants � offrir au Roi une somme qui d�dommage�t la couronne du tort que lui faisait la contrebande. Chacun se taxait en raison des int�r�ts qu'il avait engag�s, versait la somme � la casa de contratacion qui fermait les yeux moyennant cette concession, connue sous le nom d'_Indult_. NOTE _F_. LISTE DES GOUVERNEMENTS D�PENDANT DE LA COURONNE D'ESPAGNE. On les donne pour cinq ans, et tous les autres emplois aussi, dont les plus consid�rables sont ceux-ci: Gouverneur, capitaine g�n�ral et pr�sident de la chancellerie royale de San-Domingo dans les �les espagnoles. Gouverneur et capitaine g�n�ral de la ville de Saint-Christophe de la Havana. Gouverneur et capitaine de guerre de la ville de Saint-Jacques de Cuba. Gouverneur et capitaine g�n�ral de la ville de Saint-Jean de Puerto-Rico. Gouverneur et capitaine g�n�ral de la ville de Saint-Augustin, province de la Floride. Gouverneur de la ville de l'Ascension, de l'�le de la Marguerite. Gouverneur et capitaine g�n�ral de la ville de Cumana, capitale de la Nouvelle-Andalousie. Vice-roi, gouverneur et capitaine g�n�ral de la Nouvelle-Espagne, un pr�sident de l'audience royale, qui r�side dans la ville de Mexique. Gouverneur et capitaine g�n�ral de la ville de Merida, capitale de la province de Yucatan. Pr�sident et gouverneur de l'audience et chancellerie royale qui r�side dans la ville de Guadalaxara, capitale du royaume de la Nouvelle-Galice. Gouverneur et capitaine g�n�ral de la ville de Guadiana, capitale du royaume de la Nouvelle-Biscaye. Gouverneur, capitaine g�n�ral et pr�sident de la chancellerie qui r�side dans la ville de Santiago, de la province de Guatemala. Gouverneur de la province de Locnusco, dans le d�troit de Guatemala. Gouverneur et capitaine g�n�ral de la ville de Cornagua, de la province de Honduras. Gouverneur de la ville Saint-Jacques de Leon, capitale de la province de la Nicaragua. Gouverneur et capitaine g�n�ral de la ville de Carthag�ne, capitale de la province de Costa-Rica. Gouverneur, capitaine g�n�ral et pr�sident de la chancellerie royale, qui r�side dans la ville de Manille aux �les Philippines. Gouverneur et lieutenant des forteresses de Ternate et gouverneur et g�n�ral de la milice du m�me pays. Vice-roi, gouverneur, capitaine g�n�ral et pr�sident de l'audience de la ville de Lima. Plus huit conseillers, quatre alcaldes, deux accusateurs, un protecteur des Indiens, quatre rapporteurs, trois portiers et un chapelain dans la m�me ville. Gouverneur de Chucuito. Gouverneur de Zico. Gouverneur d'Ica. Gouverneur de los Collaguas. Gouverneur de Guamanga. Gouverneur de Santiago de Miraflores de Zana. Gouverneur de San-Marco. Gouverneur d'Arequipa. Gouverneur de Truxillo. Vice-roi de Castra. Vice-roi de Saint-Michel y Puerto de Plata. Mestre de camp dans le d�troit de Puerto del Callao. Le pr�sident de la Plata a sous lui six conseillers, un accusateur, deux rapporteurs et deux portiers. Gouverneur de la province de Tucuman. Gouverneur de la province de Sainte-Croix. Gouverneur et capitaine g�n�ral de la province de la Plata. Gouverneur de la province de Paraguay. Gouverneur de la citadelle de la ville de la Plata et de la ville imp�riale de Potosi. Gouverneur de Saint-Philippe d'Autriche et des Mines d'or. Gouverneur de la ville de la Paix. Gouverneur principal des mines du Potosi. Gouverneur, capitaine g�n�ral et pr�sident de la ville de Sainte-Foy. Le gouverneur et capitaine g�n�ral de la province de Carthag�ne a sous lui un lieutenant, un capitaine et un mar�chal de camp. Gouverneur et lieutenant du ch�teau Saint-Mathias. Gouverneur et capitaine g�n�ral de la province de Sainte-Marthe. Gouverneur de la citadelle de Sainte-Marthe. Gouverneur de la province de Antoja. Gouverneur de la province de Papayan. Gouverneur de los Musos y Colinos. Gouverneur de la province de Merida. Gouverneur de la ville de Tunja. Gouverneur de la ville de Toca Emalbague et des peuples de la Terre Br�lante. Gouverneur de Quixos Zumoco Ecanela. Gouverneur de la ville de Jean. Gouverneur de la ville de Luenca. Gouverneur de la ville de Santiago de Quayaquil. Gouverneur de la ville de Loja Zomora et des mines de Comura. Pr�sident, gouverneur et capitaine g�n�ral de la ville de Panama. Gouverneur de Veragua, lequel a sous lui un capitaine g�n�ral, un lieutenant g�n�ral, un capitaine des compagnies d'infanterie et un capitaine d'artillerie. Gouverneur et capitaine du ch�teau de Saint-Philippe, dans la ville de Puerto-Velo. Gouverneur et capitaine g�n�ral de la province de Sainte-Marthe et de la rivi�re de la Hacha. Gouverneur de la Grande-Taxamarca. Je ne mets point ici les charges de judicature ni les b�n�fices qui sont en tr�s-grand nombre. NOTE _G_. LA SACCADE DU VICAIRE. .....Il faut savoir une coutume d'Espagne, que l'usage � tourn�e en loi, et qui est �galement folle et terrible pour toutes les familles. Lorsqu'une fille, par caprice, ou par amour ou par quelque raison que ce soit, s'est mis en t�te d'�pouser un homme, quelque disproportionn� qu'il soit d'elle, f�t-ce le palefrenier de son p�re, elle et le galant le font savoir au vicaire de la paroisse de la fille, pourvu qu'elle ait seize ans accomplis. Le vicaire se rend chez elle, fait venir son p�re, et en sa pr�sence et celle de la m�re, demande � leur fille si elle persiste � vouloir �pouser un tel. Si elle r�pond que oui, � l'instant il l'emm�ne chez lui, et il y fait venir le galant; l� il r�it�re la question � la fille devant cet homme qu'elle veut �pouser; et si elle persiste dans la m�me volont�, et que lui aussi d�clare la vouloir �pouser, le vicaire les marie sur-le-champ sans autre formalit�, et de plus sans que la fille puisse �tre d�sh�rit�e. C'est l� ce qui se peut traduire du terme espagnol, _la saccade du vicaire_, qui, pour dire la v�rit�, n'arrive comme jamais. Monteleone avait sa fille, dame du palais de la Reine, qui voulait �pouser le marquis de Mortare, homme d'une grande naissance, mais fort pauvre, � qui le duc de Monteleone ne la voulait point donner. Mortare l'enleva et en fut exil�. L�-dessus arriva la mort de Charles II. Cette aventure parut au cardinal de Portocarrero toute propre � satisfaire sa haine. Il se mit donc � presser Monteleone de faire le mariage de Mortare avec sa fille, ou de lui laisser souffrir la saccade du vicaire. Le duc tira de longue; mais enfin, serr� de pr�s avec une autorit� aiguis�e de vengeance, appuy�e de la force de l'usage tourn� en loi et du pouvoir tout-puissant du cardinal, il eut recours � Montriet, puis � Louville, � qui il exposa son embarras et sa douleur. Ce dernier n'y trouva de rem�de que de lui obtenir une permission tacite de faire enlever sa fille par d'Urse, gentilhomme des Pays-Bas, qui s'attachait fort � Louville et qui en eut depuis la compagnie des mousquetaires flamands, form�e sur le mod�le de nos deux compagnies de mousquetaires. Monteleone avait arr�t� le mariage avec le marquis de Westerloo, riche seigneur flamand de la maison de M�rode et chevalier de la Toison d'or, qui s'�tait avanc� � Bayonne, et qui, sur l'incident fait par le cardinal Portocarrero, n'avait os� aller plus loin. D'Urse y conduisit la fille de Monteleone, qui, en arrivant � Bayonne, y �pousa le marquis de Westerloo, et s'en alla tout de suite avec lui � Bruxelles, et le comte d'Urse s'en revint � Madrid. Le cardinal, qui de plus en plus serrait la mesure, tant que la fuite fut arr�t�e et ex�cut�e, le sut quand le secret fut devenu inutile, et que Monteleone compta n'avoir plus rien � craindre depuis que sa fille �tait mari�e en France, et avec son mari en chemin des Pays-Bas. Mais il ignorait encore jusqu'� quel exc�s se peut porter la passion d'un pr�tre tout-puissant qui se voit �chapper d'entre les mains une proie qu'il s'�tait d�s longtemps m�nag�e. Portocarrero en furie ne le m�nagea plus, alla trouver le Roi, lui rendit compte de cette affaire, et lui demanda la permission de la poursuivre. Le Roi, tout jeune et arrivant presque, et tout neuf encore aux coutumes d'Espagne, ne pensa jamais que cette poursuite f�t autre qu'eccl�siastique, comme dioc�sain de Madrid; et sans s'en informer, n'en put refuser le cardinal qui, � partir de l�, sans perdre un instant, fit assembler le conseil de Castille, de concert avec Arias, gouverneur de ce conseil et son ami, et avec Monterey, qui s'y livra par je ne sais quel motif; et l�, dans la m�me s�ance, en trois heures de temps, un arr�t par lequel Monteleone fut condamn� � perdre 600,000 livres de rente en Sicile, applicables aux d�penses de la guerre; � �tre, lui, appr�hend� au corps jusque dans le palais de la Reine � Tol�de, mis et li� sur un cheval, conduit ainsi dans les prisons de l'Alhambra � Grenade, o� il y avait plus de cent lieues, et par les plus grandes chaleurs; d'y demeurer prisonnier gard� � vue pendant le reste de sa vie, et de plus, de repr�senter sa fille et de la marier au marquis de Mortare; � faute de quoi � avoir la t�te coup�e et � perdre le reste de ses biens. D'Urse fut le premier qui eut avis de cet arr�t �pouvantable. La peur qu'il eut pour lui-m�me le fit courir � l'instant chez Louville. Lui, qui ne s'�cartait jamais, s'�tait avis� ce jour-l� d'aller � la promenade; et ce contre-temps pensa tout perdre, parce qu'on ne le trouva que fort tard. Louville, instruit de cet �norme arr�t, alla d'abord au Roi qui entendait une musique, et ce fut un autre contre-temps o� les moments �taient chers. D�s qu'elle fut finie, il passa avec le Roi dans son cabinet, o�, avec �motion, il lui demanda ce qu'il venait de faire. Le Roi r�pondit qu'il voyait bien ce qu'il voulait dire, mais qu'il ne voyait pas quel mal pouvait faire la permission qu'il avait donn�e au cardinal. L�-dessus, Louville lui apprit tout ce de quoi cette permission venait d'�tre suivie, et lui repr�senta, avec la libert� d'un v�ritable serviteur, combien sa jeunesse avait �t� surprise, et combien cette affaire le d�shonorait, apr�s la permission qu'il avait donn�e de l'enl�vement et du mariage de la fille; que sa bouche avait, sans savoir, souffl� le froid et le chaud, et qu'elle �tait cause du plus grand des malheurs, dont il lui fit ais�ment sentir toutes les suites. Le Roi, �mu et touch�, lui demanda quel rem�de � un si grand mal et qu'il avait si peu pr�vu, et Louville, ayant fait apporter une �critoire, dicta au Roi deux ordres bien pr�cis: l'un � un officier de partir au moment m�me, de courir en diligence � Tol�de pour emp�cher l'enl�vement du duc de Monteleone, et, en cas qu'il f�t d�j� fait, de pousser apr�s jusqu'� ce qu'il l'e�t joint, le tirer des mains de ses satellites, et le ramener � Tol�de chez lui; l'autre au cardinal, d'aller lui-m�me � l'instant au lieu o� se tient le conseil de Castille, d'arracher de ses registres la feuille de cet arr�t et de la jeter au feu, en sorte que la m�moire en f�t � jamais �teinte et abolie. L'officier courut si bien qu'il arriva � la porte de Tol�de au moment m�me que l'ex�cuteur de l'arr�t y entrait. Il lui montra l'ordre de la main du Roi, et le renvoya de la sorte, sans passer outre. Celui qui fut porter l'autre ordre du Roi au cardinal, le trouva couch�, et quoique personne n'entr�t jamais chez lui, d�s qu'il �tait retir�, au nom du Roi toutes les portes tomb�rent. Le cardinal lut l'ordre de la main du Roi, se leva et s'habilla, et fut tout de suite l'ex�cuter, sans jamais prof�rer une parole. Il n'y a au monde qu'un Espagnol capable de ce flegme apparent, dans l'extr�me fureur o� ce contre-coup le devait faire entrer. Avec la m�me gravit� et la m�me tranquillit�, il parut le lendemain matin � son ordinaire chez le Roi, qui, d�s qu'il l'aper�ut, lui demanda s'il avait ex�cut� son ordre. _Si, Se�or_, r�pondit le cardinal; et ce monosyllabe fut le seul qu'on ait ou� sortir de sa bouche sur une affaire qui lui fut si mortellement piquante, et qui lui d�robait sa vengeance et la montre de son pouvoir. (_M�moires du duc de Saint-Simon._) FIN DE L'APPENDICE. OUVRAGES CIT�S. 1 _Nouvelle collection des M�moires relatifs � l'histoire de France._ �dition Michaud. Paris, 1857. 2 _M�moires du duc de Saint-Simon._ �dition Cheruel. Paris, 1858. 3 _N�gociations relatives � la succession d'Espagne_, par MIGNET. Paris, 1835-1844. 4 _M�moires secrets sur l'�tablissement de la Maison de Bourbon en Espagne_, extraits de la correspondance du marquis DE LOUVILLE. Paris, 1818. 5 _Souvenirs de C. H. baron de Gleichen._ Paris, 1868. 6 _M�moires de la Cour d'Espagne_ (attribu�s au marquis DE VILLARS). Londres. 7 _Lettres de la marquise de Villars._ �dition Courtois. Paris, 1868. 8 _La princesse des Ursins._ �dition Combe. Paris, 1858. 9 _L'Espagne sous le r�gne de Philippe II_, par WEISS. Paris, 1844. 10 _L'Espagne sous Charles-Quint, Philippe II et Philippe III_, par RANKE. Paris, 1845. 11 _Antonio Perez et Philippe II_, par MIGNET. 12 _Voyage d'Espagne_ (attribu� � Van Aarsen DE SOMMERDYCK). Cologne, 1666. 13 _Relation de l'�tat et Gouvernement d'Espagne_ (attribu�e au sieur BERTAULT). Cologne, 1666. 14 _Journal d'un voyage en Espagne_ (attribu� au sieur BERTAULT). Paris, 1669. 15 _�tat pr�sent de l'Espagne_ (attribu� � l'abb� DE VAYRAC). Paris, 1715. 16 _Recherches g�n�alogiques sur les grandeurs d'Espagne_, par IMHOF. Amsterdam, 1707. 17 _Genealogi� viginti illustrium in Hispania familiarum._ IMHOF. Leipzig, 1712. 18 _Genealogi� viginti illustrium in Italia familiarum_, par IMHOF. Amsterdam, 1710. 19 _Historia Itali� et Hispani� genealogica_, par IMHOF. Nuremberg, 1702. _Nobiliario genealogico de los Reyes t�tulos de Espania_, par D. ALONZO LOPEZ DE HARO. Madrid, 1622. 20 LLORENTE. _Provincias Vascongadas._ Madrid, Imprenta Real, 1806-1807. 21 _M�moires du comte Miot de Melito._ Paris, 1858. PARIS.--TYPOGRAPHIE DE E. PLON ET Cie, RUE GARANCI�RE, 8. NOTES: [1] Ce nom n'est pas inconnu dans l'histoire. Un sieur de Saint-P� �tait agent politique du cardinal de Richelieu en Portugal. (Flassan, _Histoire de la diplomatie_, t. III, p. 62.) [2] Le paysan espagnol trouve inutile de graisser les moyeux des roues de sa charrette. Il en r�sulte des grincements qui s'entendent � des distances r�ellement extraordinaires. Les correspondances des arm�es, au temps de Napol�on, mentionnent cet inconv�nient, qui n'�tait pas sans gravit� lorsqu'il s'agissait de d�rober une marche � l'ennemi. [3] C'�tait l� un privil�ge particulier � ces provinces, et il �tait fond� sur l'extr�me pauvret� du pays. �Si le commerce avec la France, l'Angleterre, l'Aragon, la Navarre et le duch� de Bretagne, n'�tait pas libre, nul n'y pourrait subsister, dit l'ordonnance de 1479.� (Llorente, _Provincias vascongadas_, p. 323, 332.) [4] La langue basque, on le sait, est une langue primitive qui n'a d'analogie avec aucune autre langue connue. Elle �tait n�anmoins infiniment plus usit�e que le castillan dans cette partie de l'Espagne. Aussi, lors de la r�union des juntes, les affaires �taient-elles expos�es en castillan et discut�es en langue basque. (Weiss, t. 1er, p. 207.) [5] Ce personnage se conformait aux usages de son temps, ainsi que nous le verrons par la suite. En pareille circonstance, les Espagnols vous adressent encore ce compliment: �A la disposition de Votre Seigneurie.� Mais il serait indiscret de les prendre au mot. [6] Le conseiller Bertault, qui accompagna la mar�chal de Gramont lorsqu'il alla demander pour le roi la main de l'infante Anne d'Autriche, fait �galement mention de ces jeunes et modestes bateli�res. Il est vrai de dire qu'un de ses contemporains, le Hollandais Van Aarsens de Sommerdyck, est loin d'�tre aussi �difi� des fa�ons des dames du pays. Il raconte, avec un juste sentiment de pudeur alarm�e, que ces femmes s'abritent du soleil en relevant leurs jupes sur leurs t�tes, sans se pr�occuper le moins du monde des biens�ances. (_Voyage d'Espagne_, p. 5.) [7] Madame d'Aulnoy fait mention de patagons, de ducats, de piastres, de pi�ces de huit r�aux. Ces pi�ces avaient la m�me valeur, seulement les patagons �taient monnay�s en Flandre et en Franche-Comt� � l'effigie de l'archiduc Albert et de l'archiduchesse Isabelle. Les ducats �taient monnay�s dans le duch� de Milan; les pi�ces de huit r�aux, de m�me que les r�aux d'argent et de cuivre, en Espagne. Les rapports des pi�ces de huit r�aux avec les monnaies de France vari�rent l�g�rement pendant le cours du dix-septi�me si�cle. Elles se rapprochaient g�n�ralement de la valeur de l'�cu d'or de Henri III, soit trois livres ou soixante sols. Les rapports de ces pi�ces d'argent avec les pi�ces de cuivre nomm�es r�aux de vellon, au contraire, vari�rent �norm�ment, par la raison que la monnaie d'argent sortait de l'Espagne avec une rapidit� telle, que les paiements dans l'int�rieur du pays ne se faisaient qu'en monnaie de cuivre. Nous trouvons � cet �gard un renseignement pr�cieux dans le Journal du conseiller Bertault: �Un ducat, dit-il, est un peu moins qu'une pi�ce de cinquante-huit sols, qui vaut huit r�aux de plata (argent), mais on n'en trouve pas. Tout se compte par quartos et ochavos qui sont de cuivre et qu'ils appellent de vellon. Ainsi, un r�al de huit, qui est une pi�ce de cinquante-huit sols, vaut de douze et demi � treize r�aux de vellon (au lieu de huit r�aux d'argent). Un ducat n'est que de dix � onze (r�aux de vellon), quarante � quarante-cinq sols de France.� Cette proportion se rapporte � l'ann�e 1660. Il est bon d'observer aussi que les piastres frapp�es au Mexique �taient d'une valeur beaucoup plus consid�rable que les piastres d'Espagne, mais nous n'avons pas � nous en occuper. [8] Le roi d'Espagne n'avait droit de tenir garnison que dans ces deux villes. Le d�sarroi des finances �tait tel, que des places comme Pampelune tombaient en ruine et �taient � peine gard�es. Le Hollandais Van Aarsens en fit l'observation lorsqu'il alla visiter cette place: �Afin que nous ne la trouvassions pas si d�pourvue de monde, dit-il, on y avait fait entrer bon nombre de paysans qu'on m�la parmi les soldats. Mais il nous fut ais� de les reconna�tre, parce que, outre qu'ils n'avaient pas la mine de tra�neurs d'�p�e, la plupart n'en portaient pas et faisaient la parade avec un simple mousquet ou quelque vieille pique.� (_Voyage d'Espagne_, p. 339.) [9] Nous ne saurions dire si ce personnage est de fantaisie. Il n'�tait point assur�ment le neveu du duc d'Albe; mais le g�n�alogiste Imhof, qui cite souvent madame d'Aulnoy, pense que Don Fernand de Toledo appartenait � une branche cadette �loign�e des Toledo, ducs d'Albe. En effet, madame d'Aulnoy dit plus loin qu'il �tait beau-fils du marquis de Palacios. Or, Don Pedro Ruiz de Alarco Ledezma y Guzman, second marquis de Palacios, avait �pous� Dona Blanca de Toledo, huiti�me dame de Las Higuarez. Imhof pense que cette Dona Blanca de Toledo avait pu avoir d'un premier mariage ce fils qui, suivant l'usage assez g�n�ral des cadets en Espagne, aurait pris le nom de sa m�re. En ce qui touche les trois autres cavaliers qui vinrent rejoindre madame d'Aulnoy, nous ne saurions rien affirmer. (Imhof, _G�n�alogie de vingt familles illustres d'Espagne_.) [10] Il nous semble � propos de donner quelques explications � ce sujet. Lors de leur r�union � la couronne de Castille, les provinces basques, Alava, Viscaya et Guipuscoa, avaient express�ment stipul� le maintien de leurs privil�ges. Les Basques, n'ayant jamais subi le joug des Maures, �taient consid�r�s comme hidalgos. En cons�quence, ils ne payaient pas d'imp�ts au roi, ils ne pouvaient �tre jug�s que par les tribunaux de leur pays, avaient seuls droit aux emplois et jouissaient d'une libert� de commerce illimit�e avec leurs voisins. Chaque province �tait gouvern�e par une junte, dont l'organisation �tait � peu pr�s partout la m�me. La junte �tait �lue par tous les habitants indistinctement, pourvu qu'ils fussent d'origine basque et chr�tienne. Elle votait les lois, les r�glements de police, fixait la quotit� des imp�ts et du don gratuit qu'elle accordait au roi. Lorsqu'elle se s�parait, elle d�l�guait les pouvoirs � une commission, qui se partageait les diverses attributions du gouvernement, nommait aux emplois, administrait les fonds provinciaux, rendait la justice, pourvoyait � la d�fense du pays, et veillait surtout � ce que le roi n'empi�t�t pas sur ses privil�ges et n'amen�t pas de troupes �trang�res dans la province. Le roi, � son av�nement, se rendait en Biscaye sous l'antique ch�ne de Guernica, jurait de respecter les fueros. Les d�l�gu�s de la junte pr�taient le m�me serment en pronon�ant, la main �tendue sur le _machete vittoriano_: �Je veux que ce couteau me coupe la gorge si je ne d�fends pas les fueros.� (Llhorente, _Provincias Vascongadas_, t. II; _passim._, Weiss, t. I, p. 210.) [11] Les vivres, en effet, �taient si rares, que Gourville, se rendant � Madrid, se vit dans la n�cessit� de faire faire du biscuit pour son voyage. (_Collection des M�moires relatifs � l'histoire de France_, t. XXIX, p. 552.) [12] Madame d'Aulnoy ne tarda pas � s'apercevoir qu'elle �tait dans l'erreur. [13] Les myst�res du moyen �ge, on le voit, s'�taient perp�tu�s en Espagne. Ils �taient fort plats, parfois m�me grotesques, si nous devons en croire madame d'Aulnoy; mais nous n'acceptons pas son jugement d'une fa�on absolue. Pour appr�cier avec �quit� ce genre de repr�sentations, il faut lire les _autos sacramentales_ du dix-septi�me si�cle. La valeur litt�raire en est incontestable. Nous n'essayerons pas de le d�montrer. Nous nous bornerons � dire que les grands auteurs de cette �poque se faisaient tous honneur d'�crire des _autos_. Calderon, entre autres, du jour o� il entra dans les ordres, consacra sa plume � la sc�ne religieuse, et l'�leva � la hauteur de son g�nie. Les _autos_ qu'il nous a laiss�s peuvent �tre consid�r�s comme les mod�les du genre. Ils refl�tent dans toute leur �nergie les sentiments ardents et mystiques de la chevalerie espagnole, les qualit�s et les d�fauts de ses contemporains, leur emphase, leur morgue, leur foi et leur superstition. Le langage qu'il pr�te � ses h�ros est brillant � l'exc�s. Les situations qu'il imagine, sont souvent invraisemblables, mais toujours essentiellement dramatiques. Le lecteur en pourra juger par une esquisse du plus c�l�bre de ses _autos_: _La D�votion � la Croix_; nous la donnerons plus loin, appendice _A_. [14] Il s'agit ici des sayn�tes, interm�des comiques fort connus maintenant en France par d'heureuses imitations dues � la plume de Prosper M�rim�e. [15] Il en �tait encore ainsi en 1823. Acteurs et spectateurs s'agenouillaient, s'il leur arrivait d'entendre la sonnette qui annon�ait aux fid�les le passage du Saint-Sacrement. Les officiers de la garnison fran�aise de Barcelone s'�gay�rent de cet usage, et, comme on jouait � cette �poque le _Barbier de S�ville_, ils se procur�rent la sonnette de l'�glise voisine et la firent tinter juste au moment o� Figaro savonne le menton de son patron. Il en r�sulta une sc�ne ridicule qui fit quelque scandale dans la ville. [16] Arriv�e � la fronti�re de la Castille, madame d'Aulnoy rencontra pour la premi�re fois une ligne de douane. Ce n'est pas l� une des moindres singularit�s de son voyage. Les marchandises qui venaient de France en Biscaye n'acquittaient pas de droits; mais celles qui s'�changeaient entre la Biscaye, la Castille et la Navarre, ne jouissaient pas de cette franchise. Les deux grands royaumes de Castille et d'Aragon se trouvaient enferm�s dans leurs lignes de douanes respectives et s'effor�aient de prot�ger leur industrie � l'aide de tarifs, comme s'ils eussent �t� des pays rivaux. De plus, chaque ville avait ses p�ages et ses octrois. Les voyageurs, qui se trouvaient ainsi arr�t�s � chaque pas, s'en �tonnaient, mais � tort. L'Espagne, en effet, n'�tait qu'une agr�gation de petites souverainet�s, qui lors de leur r�union � la couronne, avaient toujours eu grand soin de stipuler leurs privil�ges. Elles tenaient au maintien des droits qu'elles imposaient aux marchandises �trang�res, non-seulement en raison de leurs vieilles rivalit�s, mais encore en raison de leurs int�r�ts mat�riels. Ces p�ages formaient une partie de leur revenu et �taient afferm�s. Les fermiers acceptaient naturellement de fort mauvaise gr�ce les passe-ports qui les frustraient de leurs b�n�fices; ils ne c�daient qu'en pr�sence d'une d�lib�ration du Conseil d'�tat, rev�tue de la signature du Roi; encore cette d�lib�ration devait-elle �tre confi�e � un alcade de la Cour, qui parfois recourait � la force. On en trouvera un exemple curieux, mais trop long � rapporter ici, dans le voyage du Hollandais Van Aarsen de Sommerdyck, pp. 256-292. [17] La licence de la soldatesque fut la cause de ce soul�vement; mais elle ne saurait expliquer � elle seule l'hostilit� persistante de la Catalogne, hostilit� qu'atteste une longue suite de r�voltes. Nous croyons devoir en signaler la cause r�elle, car elle ajoute un trait � la physionomie de l'Espagne: Les couronnes d'Aragon et de Castille se trouv�rent r�unies par le mariage de Ferdinand et d'Isabelle, mais ce fut l� un fait purement politique. Isol�s par leurs �pres montagnes, les Aragonais, les Catalans surtout, demeur�rent compl�tement �trangers aux Castillans. Ils nourrissaient contre eux les m�mes sentiments d'animosit� qui signal�rent longtemps les relations des Anglais et des �cossais apr�s l'av�nement du roi Jacques au tr�ne d'Angleterre. Bien qu'ils se gouvernassent par eux-m�mes et qu'ils n'eussent ainsi gu�re � se plaindre de l'autorit� royale, ils �taient toujours dispos�s � entrer en lutte avec elle. L'esprit qui les animait devait se r�v�ler encore une derni�re fois, lorsque Philippe V monta sur le tr�ne. Ils ne manqu�rent pas de prendre parti contre le souverain qu'ils consid�raient comme le souverain des Castillans, et nous ne serions pas �tonn� qu'on trouv�t encore chez eux des traces de cette haine. [18] Nous avons eu la curiosit� de v�rifier ce fait, qui en lui-m�me n'avait pas d'importance, mais qui pouvait nous donner la mesure de la v�racit� de madame d'Aulnoy. Il s'est trouv� parfaitement exact. En effet, Don Luis d'Aragon Cordova y Cardona, sixi�me duc de Segorbe et septi�me duc de Cardona, avait eu de son premier mariage avec Dona Maria de Sandoval y Roxas, duchesse de Lerme, une fille unique, Dona Catarina Antonia, qui �pousa le duc de Medina-Celi et lui apporta, par la suite, tous les biens de sa maison. Le duc de Cardona �pousa en secondes noces Dona Maria Teresa de Benavides, fille du comte de San Estevan, dont il n'eut point d'enfant. Dona Maria Teresa, rest�e veuve, �pousa Don Inigo Melchior de Velasco, duc de Frias, et engagea le proc�s dont il est question contre la duchesse de Medina-Celi. [19] Le duch� de Cardona comprend, en effet, le territoire de Solsona, o� se trouvent de c�l�bres carri�res de sel. [20] Lors de sa fuite en Espagne, le cardinal de Retz passa par Saragosse, o� il arriva accompagn� de cinquante mousquetaires mont�s sur des �nes. Il visita l'�glise de Notre-Dame del Pilar. Il y vit un homme qui, au su de toute la ville, n'avait jamais eu qu'une jambe et s'en �tait trouv� deux, gr�ce � l'intercession de la Vierge et � des onctions r�p�t�es faites avec de l'huile des lampes qui br�laient devant son image. On c�l�brait � cette occasion une f�te qui attirait plus de vingt mille personnes. (_Collection des M�moires relatifs � l'histoire de France_, t. XXV, p. 450.) [21] Il existe une _Vie de Maria Calderona_, imprim�e � Gen�ve en 1690. Il n'y est nullement fait mention de son aventure avec le duc de Medina-de-las-Torres. Le Roi s'en �prit du jour o� elle d�buta sur la sc�ne. Elle n'avait point de beaut�, mais infiniment de gr�ce, d'esprit et de charme dans la voix. N�anmoins, la version que donne madame d'Aulnoy �tait fort accr�dit�e en Espagne. [22] Cette fable �tait r�pandue par les partisans de Don Juan qui aspira, � ce qu'il semble, un instant � la couronne malgr� sa b�tardise. Une lettre de Louis XIV au chevalier de Gremonville t�moigne que l'opinion g�n�rale acceptait le r�cit dont parle madame d'Aulnoy. (_N�gociations relatives � la succession d'Espagne_, t. III, p. 390.) [23] Les reines d'Espagne, � la mort de leurs �poux, se retiraient dans le couvent de las Descalzas Reales et, par un usage bizarre, les ma�tresses du Roi �taient oblig�es d'en faire autant lorsqu'il venait � se s�parer d'elles. [24] A l'�ge de quatre ans, le roi Charles II pouvait � peine marcher et parler. Il �tait debout, dit l'archev�que d'Embrun, appuy� sur les genoux de la se�ora Miguel de Texada, menine qui le soutenait par les cordons de sa robe. Il porte sur sa t�te un petit bonnet � l'anglaise qu'il n'a pas la force d'�ter, ainsi qu'il l'aurait fait autrement lorsque je m'approchai de lui avec M. le marquis de Bellefond. Nous n'en p�mes tirer aucune parole, sinon celle qu'il me dit: _cubrios_, et sa gouvernante, qui �tait � la droite de la menine, fit quelques r�ponses � nos compliments. Il est extr�mement faible, le visage bl�me et la bouche tout ouverte, ce qui marque quelque indisposition de l'estomac, ainsi que les m�decins en demeurent d'accord; et quoique l'on dise qu'il marche sur ses pieds et que la menine le tient seulement par les cordons pour l'emp�cher de faire un mauvais pas, j'en douterais fort, et je vis qu'il prit la main de sa gouvernante pour s'appuyer en se retirant. Quoiqu'il en soit, les m�decins jugent mal de sa longue vie, et il semble que l'on prend ici ce fondement pour r�gle de toutes les d�lib�rations. (_N�gociations relatives � la succession d'Espagne_, t. I.) [25] Le mar�chal de Gramont fait en ces termes le portrait de la nation espagnole: Nation, dit-il, fi�re, superbe et paresseuse. La valeur lui est assez naturelle, et j'ai souvent ou� dire au grand Cond� qu'un Espagnol courageux avait encore une valeur plus fine que les autres hommes. La patience dans les travaux et la constance dans l'adversit� sont des vertus que les Espagnols poss�dent au dernier point. Les moindres soldats ne s'�tonnent que rarement des mauvais �v�nements.... Leur fid�lit� pour le Roi est extr�me et louable au dernier point. Quant � l'esprit, ou voit peu d'Espagnols qui ne l'aient vif et agr�able dans la conversation, et il s'en trouve dont les saillies (agudezas) sont merveilleuses. Leur vanit� est au del� de toute imagination, et, pour dire toute la v�rit�, ils sont insupportables � la longue � toute autre nation, n'en estimant aucune dans le monde que la leur seule.... Leur paresse et l'ignorance, non-seulement des sciences et des arts, mais quasi-g�n�ralement de tout ce qui se passe de l'Espagne, vont presque de pair et sont inconcevables. (_Collection des M�moires relatifs � l'Histoire de France_, t. XXXI, p. 524.) [26] L'incurie espagnole a perp�tu� jusqu'� nos jours un r�glement du dix-septi�me si�cle, qui avait pour but de faciliter les diverses professions. Ce r�glement s'appliquait alors avec une telle rigueur, que l'aubergiste du Hollandais Van Aarsen de Sommerdyck fut traduit en justice pour avoir engraiss� des volailles qu'il destinait � la table de ses h�tes. La police se m�lait, on le voit, des moindres d�tails. [27] Chaque �glise avait ainsi sa l�gende. Le conseiller Bertault fut invit� � faire ses oraisons devant une cage de poules merveilleuses que l'on conservait dans l'�glise de San Domingo de la Calzada, pr�s de Najera. Au dire du sacristain, un homme qui avait �t� pendu et qui, pour le bon exemple, �tait depuis plusieurs ann�es rest� accroch� � la potence, appela de toutes ses forces un passant et le pria d'aller chez le corr�gidor pour obtenir qu'il f�t d�croch� de sa potence, et qu'il p�t aller expliquer par quelle suite d'erreurs il avait �t� condamn�. Le passant trouva le corr�gidor fort incr�dule; c'�tait, � ce qu'il semble, un esprit fort frisant l'h�r�tique. Il r�pondit qu'il croirait � ce miracle si le poulet r�ti qu'on venait de lui servir venait � ressusciter. A l'instant, le poulet se dressa sur ses pattes et se mit � chanter. Le corr�gidor, touch� cette fois, courut � la potence, d�livra son homme dont l'innocence ne tarda pas � �tre �tablie. En souvenir de cette intervention de Dieu, le poulet fut pr�cieusement recueilli, plac� comme une relique dans l'�glise, et devint l'auteur de la v�n�rable famille que le conseiller Bertault avait sous les yeux. (_Journal d'un Voyage en Espagne_, p. 17.) [28] Les Velasco, ducs de Frias. [29] Le besoin du vrai, si repoussant qu'il soit, dit un de nos contemporains, est un trait caract�ristique de l'art espagnol: l'id�al et la convention ne sont pas dans le g�nie de ce peuple, d�nu� compl�tement d'esth�tique. La sculpture n'est pas suffisante pour lui; il lui faut des statues colori�es, des madones fard�es et rev�tues d'habits v�ritables. Jamais, � son gr�, l'illusion mat�rielle n'a �t� port�e assez loin, et cet amour effr�n� du r�alisme lui a fait souvent franchir le pas qui s�pare la statuaire du cabinet de figures de cire de Curtius. Le c�l�bre Christ si r�v�r� de Burgos, que l'on ne peut faire voir qu'apr�s avoir allum� des cierges, est un exemple frappant de ce go�t bizarre. Ce n'est plus de la pierre, du bois enlumin�: c'est une peau humaine (on le dit, du moins), rembourr�e avec beaucoup d'art et de soin. Les cheveux sont de v�ritables cheveux; les yeux ont des cils, la couronne d'�pines est en vraies ronces, aucun d�tail n'est oubli�. Rien n'est plus lugubre et plus inqui�tant � voir que ce long fant�me crucifi�, avec son faux air de vie et son immobilit� morte; la peau, d'un ton rance et bistr�, est ray�e de longs filets de sang si bien imit�s, qu'on croirait qu'il ruisselle effectivement. Il ne faut pas un grand effort d'imagination pour ajouter foi � la l�gende, qui raconte que ce crucifix miraculeux saigne tous les vendredis. Au lieu d'une draperie enroul�e et volante, le Christ de Burgos porte un jupon blanc brod� d'or qui lui descend de la ceinture aux genoux; cet ajustement produit un effet singulier, surtout pour nous qui ne sommes pas habitu�s � voir Notre-Seigneur ainsi costum�. Au bas de la croix sont ench�ss�s trois oeufs d'autruche, ornement symbolique dont le sens m'�chappe, � moins que ce ne soit une allusion � la Trinit�, principe et germe de tout. (Th�ophile Gautier, _Voyage en Espagne_, p. 50.) [30] Les historiens, entre autres Dunlope, attribuent la r�pression des troubles de Sicile, les uns au comte de San Estevan, les autres au marquis de Las-Navas. Il est facile de les mettre d'accord; ces deux titres appartenaient au m�me personnage, Don Francisco de Benavides de la Cueva Davila y Torella, neuvi�me comte de San Estevan del Puerto, marquis de Solera et de Las-Navas, comte de Concentaina et de Risco, capitaine g�n�ral de Sardaigne, puis de Sicile et de Naples. Revenu en Espagne en 1696, il fut nomm� conseiller d'�tat, cavallerizo mayor, puis mayordomo mayor; la m�me ann�e, il se couvrit devant le Roi. [31] Le Roi d'Espagne n'�tait repr�sent� � Messine que par le _Stradico_, dont la nomination lui �tait r�serv�e. Toutes les affaires passaient par les mains des s�nateurs �lus par la noblesse et le peuple et les jurats qui repr�sentaient les vingt m�tiers de la bourgeoisie. La ville avait des privil�ges consid�rables qu'elle pr�tendait remonter au temps d'Arcadius; entre autres, elle d�terminait ses imp�ts et exer�ait une juridiction sans appel sur tout le territoire environnant. Rest�e fid�le au Roi d'Espagne lors de l'insurrection de 1647, elle avait obtenu � cette �poque le monopole des soies de Sicile. Ce monopole souleva de telles plaintes, que le Roi Charles II se vit dans la n�cessit� de l'abolir. La ville de Messine, � son tour, envoya des d�put�s porter ses plaintes � Madrid et eut l'�trange id�e de demander pour eux le traitement accord� aux ambassadeurs des t�tes couronn�es. Charles II repoussa cette pr�tention et, de plus, il maintint sa d�cision premi�re. Il en �tait r�sult� � Messine un sentiment d'irritation qu'�taient venus aggraver des d�m�l�s avec le Stradico, Don Luis de Hojo. Ce personnage, usant de la politique habituelle aux Espagnols, mit la faction populaire des Merli aux prises avec la faction aristocratique des Malvezzi. Les Malvezzi, pouss�s � bout, appel�rent � leur aide la flotte fran�aise, qui, apr�s avoir occup� quelque temps la ville, dut s'�loigner et abandonna ainsi Messine � la vengeance du Roi d'Espagne. [32] Madame d'Aulnoy exag�re en cette circonstance les rigueurs de l'Espagne. L'amnistie accord�e par le Roi fut respect�e; mais, trois mois apr�s l'entr�e des troupes espagnoles � Messine, un complot ourdi dans le but de livrer la ville aux Turcs amena une r�pression infiniment plus violente que la premi�re. Vingt habitants furent condamn�s � mort, soixante aux gal�res, quarante au bannissement. Les biens des fugitifs furent confisqu�s et les privil�ges de la ville modifi�s, ainsi que le dit madame d'Aulnoy. [33] La situation des Vice-Rois en Espagne, il faut le dire, n'�tait pas facile. En Sicile, de m�me que dans les autres contr�es soumises � la couronne d'Espagne, ils avaient � tenir compte de privil�ges qui les arr�taient � chaque pas. Les provinces, les villes, les corporations, le clerg�, la noblesse, avaient les leurs et les d�fendaient opini�tr�ment; il �tait impossible de leur faire entendre raison. Pour se maintenir pendant quelques ann�es, les Vice-Rois �taient oblig�s de s'appuyer tour � tour sur Palerme contre Messine, ou sur Messine contre Palerme; de gagner � tout prix les magistrats influents et d'ajourner la solution des questions les plus d�licates. Les fonctionnaires r�vocables leur �taient d�vou�s; ceux qui �taient inamovibles leur faisaient subir une opposition tracassi�re, attribuant toutes les mesures utiles � leur influence personnelle, tandis qu'ils imputaient les d�cisions impopulaires au m�pris que l'on faisait de leurs conseils. Les deux partis en appelaient fr�quemment au _Conseil d'Italie_, et la lutte qui avait commenc� en Sicile se continuait � Madrid. Toujours acharn�s contre leur ennemi, les Siciliens appuyaient leurs plaintes par des pr�sents et des menaces, et ils finissaient ordinairement par obtenir une enqu�te dont le r�sultat �tait le rappel du Vice-Roi. (Weiss, t. I, p. 216.) [34] Cet usage est un vestige des moeurs arabes. Les p�lerins musulmans laissent de semblables t�moignages de leur d�votion dans les lieux saints qu'ils visitent. [35] Ainsi que nous l'avons dit, les Basques ne laissaient pas le Roi amener des troupes �trang�res dans leur pays et se chargeaient de le d�fendre eux-m�mes. [36] La marquise de Los-Rios est l'h�ro�ne de l'histoire romanesque qu'on lira plus loin. Son nom est donc imaginaire; mais les d�tails que madame d'Aulnoy mentionne � l'occasion de sa rencontre avec cette dame sont parfaitement r�els. [37] Le duc de Saint-Simon, lorsqu'il alla visiter la Reine douairi�re d'Espagne, fut frapp� de l'aspect lugubre du deuil que portait la duchesse de Li�ares. �Son habit m'effraya, dit-il; il �tait tout fait de veuve et ressemblait en tout � celui d'une religieuse.� (_M�moires_, t. XVIII, p. 258.) [38] Ce monast�re, le plus noble et le plus riche de l'Espagne, fut d�vast� par l'arm�e fran�aise en 1811. Les tombeaux furent ouverts pour y chercher des tr�sors. Les squelettes et les linceuls jonchaient le pav� de l'�glise au moment du passage de Napol�on. (_M�moires du comte Miot de Melito_, t. III, p. 22.) [39] Les Dames de Saint-Jacques se consolaient fort de leur claustration, si nous en jugeons par une bonne fortune scandaleuse que s'attribue le conseiller Bertault lors de son s�jour � Burgos. [40] Madame d'Aulnoy entre par la suite dans beaucoup de d�tails sur ce mariage, et nous nous r�servons de donner, � ce moment, les d�tails n�cessaires sur ces familles. [41] Les Omode� �taient issus d'une famille de jurisconsultes italiens. A ce double point de vue, ils ne semblaient pas en Espagne dignes des honneurs de la grandesse. N�anmoins, le marquis se couvrit devant le Roi le 20 mars 1679. [42] Les noms sont parfois tellement alt�r�s dans le texte de madame d'Aulnoy, qu'ils en deviennent m�connaissables; nous les donnons alors tels quels. [43] Tel �tait bien, d'apr�s la tradition, le sens du fuero de Sobrarbe. L'existence de ce fuero ne saurait �tre contest�e en elle-m�me, car on en retrouve des fragments dans divers documents; mais ces fragments, en r�alit�, ne disent rien de semblable; n�anmoins, personne ne r�voquait en doute une tradition qui s'accordait parfaitement avec les sentiments et les id�es des Aragonais. Nous voyons le secr�taire d'�tat, Antonio Perez, lors de ses d�m�l�s avec Philippe II, s'appuyer sur cette donn�e pour soulever les passions populaires et citer fort au hasard, mais sans rencontrer de contradicteur, la formule que madame d'Aulnoy r�p�te et que tant d'autres ont r�p�t�e apr�s elle. [44] Il nous faut ici relever une erreur. De temps imm�morial, les Ricoshombres poss�daient des privil�ges qui, selon l'expression de Don Alonzo III, les �galaient � des souverains. De l� des luttes continuelles avec les Rois d'Aragon. Don Pedro II et Don Jayme-el-Conquistador, entre autres, s'efforc�rent de restreindre la puissance de leurs barons. Appuy�s sur le clerg� et les villes, ils l'emport�rent en diverses circonstances. Mais les barons prirent leur revanche et contraignirent le Roi Don Alonzo III � signer les deux chartes connues dans l'histoire d'Aragon sous le nom de Fueros de la Union. Ces chartes r�duisaient � n�ant l'autorit� royale, en donnant aux barons le droit de revendiquer leurs privil�ges par la force des armes. Don Pedro IV, surnomm� el Ceremonioso, el Cruel, et plus souvent encore el del Punyalete, renouvela la lutte et battit les barons � Epila en 1348. Il r�unit ensuite les Cort�s � Saragosse et d�chira en leur pr�sence les chartes de la Union avec son poignard. S'�tant bless� � la main, il laissa couler son sang sur le parchemin, et pronon�a ces paroles rest�es c�l�bres: �Les chartes qui ont co�t� tant de sang doivent �tre biff�es avec le sang d'un Roi.� Cette particularit�, bien qu'elle ne soit pas mentionn�e dans les M�moires du Roi, semble av�r�e, elle lui valut le surnom bizarre de el del Punyalete. Don Pedro IV ne modifia, du reste, en aucune fa�on la constitution du royaume d'Aragon. [45] Ces d�tails ne donnent qu'une id�e vague des privil�ges des Aragonais. Nous ne saurions les compl�ter en quelques lignes et nous nous r�servons d'en parler plus loin. (Appendice _B._) [46] L'Espagne enti�re �tait infest�e de brigands organis�s par bandes. Les environs de Madrid, entre autres, �taient parcourus par trois quadrilles de voleurs, qui arr�taient souvent les courriers d'ambassade. Le d�sordre �tait tel qu'ils �taient aid�s dans leur besogne par le r�giment d'Aytona, qu'on fut oblig� d'�loigner pour ce motif; le v�ritable repaire de ces brigands �tait la r�gion montagneuse de la Catalogne et de l'Aragon. C'�tait l� que se retiraient tous ceux qui avaient maille � partir avec la justice. Ils nommaient cet exil, dit l'historien Mello, _Andar al Trabajo_ (aller au travail). Ils se divisaient en quadrilles ou escouades r�guli�rement organis�s et command�s par des chefs d�termin�s. Ces chefs s'accoutumaient ainsi � la guerre de partisans, passaient ensuite dans les arm�es et y obtenaient souvent les grades les plus �lev�s. Leurs hommes portaient en bandouill�re une courte arquebuse, point d'�p�e, point de chapeau, mais un bonnet dont la couleur indiquait l'escouade � laquelle ils appartenaient. Des espadrilles de corde � leurs pieds, une large cape de serge blanche sur leurs �paules, un pain et une gourde d'eau suspendus � leur ceinture compl�taient leur �quipement. Il y avait alors peu de Catalans qui, pour une cause ou pour une autre, n'eussent fait partie de ces escouades et n'eussent ainsi d�trouss� les voyageurs et les officiers du Roi. Nul n'y attachait la moindre honte; loin de l�, au milieu des troubles qui agitaient la province, la sympathie des populations leur �tait acquise. Cette sympathie se retrouve dans la litt�rature du temps, et les h�ros du th��tre de Calderon sont, pour la plupart, des chefs de brigands. [47] Ce ch�teau, dit le duc de Saint-Simon, est magnifique par toute sa structure, son architecture, par son �tendue, la beaut� et la suite de ses vastes appartements, la grandeur des pi�ces, le fer � cheval de son escalier. Il tient au bourg par une belle cour fort orn�e et par une magnifique avant-cour, mais fort en pente, qu'il joint, quoiqu'il soit bien plus �lev� que le haut de l'amphith��tre du bourg; le derri�re de ce ch�teau l'est encore davantage, tellement que le premier �tage est de plain-pied � un terrain qui, dans un pays o� l'on conna�trait le prix des jardins, en ferait un tr�s-beau, tr�s-�tendu, en aussi jolie vue que ce paysage en peut donner sur la campagne et sur le vallon, avec un bois tout joignant le ch�teau, au m�me plain-pied, dans lesquels on entrerait par les fen�tres ouvertes en portes. Ce bois est vaste, uni, mais clair et rabougri, presque tout de ch�nes verts, comme ils sont presque tous dans la Castille. (_M�moires_, t. XVIII, p. 344). On voit qu'en d�pit du proverbe fran�ais: Il est des ch�teaux en Espagne, il en est m�me plusieurs et magnifiques aux environs de Madrid; seulement, ils sont, en g�n�ral, b�tis au milieu d'une petite ville; d'autres sont de v�ritables forteresses, mais abandonn�s. [48] Il y a l� quelque erreur. Les noms du comte de Lemos sont exacts, mais il n'y eut pas d'alliance entre les comtes de Lemos et les ducs de Najera. Les noms et titres de ces derniers sont aussi donn�s de la mani�re la plus incorrecte. Madame d'Aulnoy parle un peu plus loin des deux filles du marquis del Carpio; or, le marquis del Carpio, comte-duc d'Olivarez, n'eut qu'une fille, Dona Catalina de Haro y Sotomayor Guzman de la Paz, qui �pousa, en 1688, le duc d'Alva. [49] Pimentel, qui est venu en France, dit le conseiller Bertault, et qui a beaucoup d'esprit, n'a pris ce nom qu'� cause que son p�re a �t� domestique de la maison des Pimentel, comtes de Benevente, et l'on n'en fait pas grand cas en Espagne, quoiqu'il soit plus habile que la plupart de ceux qui le m�prisent. (_Relation de l'�tat et gouvernement d'Espagne_, p. 48). On voit �galement, par la relation de Van Aarsens, que les esprits � Madrid �taient fort intrigu�s de l'hospitalit� fastueuse que le Roi d'Espagne accordait � la Reine Christine et de la pr�sence de Pimentel pr�s de cette princesse. Les m�moires du temps donnent la clef de cette affaire, mais elle n'a pas directement trait � la situation int�rieure de l'Espagne. [50] Le mar�chal de Bassompierre, qui se trouvait alors en Espagne, rapporte cet �v�nement � peu pr�s dans les m�mes termes. [51] Don Juan de Tassis y Peralta, deuxi�me comte de Villamediana, correo-mayor. Son p�re, Don Juan de Tassis, avait �t� envoy� par Philippe II en ambassade pr�s du Roi d'Angleterre, Jacques Ier. Il d�ploya en cette circonstance une si grande magnificence, qu'il y d�pensa deux cent mille �cus de son bien. En r�compense, Philippe II lui accorda la grande ma�trise des postes pour trois g�n�rations. Nous le voyons m�l� par cette raison � l'histoire du malheureux Infant Don Carlos, qui lui fit demander des chevaux de poste pour fuir le Roi son p�re, et se d�cela ainsi. Le comte de Villamediana, son fils, �tait un des plus brillants gentilshommes de son temps. Il avait de l'esprit, des lettres, et, ce qui ne laisse pas de surprendre en Espagne, s'int�ressait aux efforts que faisait Don Luis de Gongora pour faire triompher une forme de style analogue � celle que pr�naient en France Voiture et Benserade. Gr�ce � l'influence qu'exer�ait le comte de Villamediana, la vieille �cole, repr�sent�e par Lope de Vega, se vit abandonn�e, au grand d�triment de la litt�rature espagnole. Le comte de Villamediana fut tu�, ainsi que le dit madame d'Aulnoy, et le titre de correo-mayor passa au fils de sa soeur, le comte d'O�ate. [52] La passion romanesque du comte de Villamediana pour la Reine laissa de longs souvenirs � Madrid. Le Hollandais Van Aarsens rapporte les m�mes circonstances que madame d'Aulnoy et semble les consid�rer comme des faits que personne de son temps ne r�voquait en doute. [53] Do�a �l�onor de Tol�de, ainsi que Don Fernand de Tol�de sont vraisemblablement des personnages de fantaisie. [54] Ces assertions ne sont pas toutes parfaitement exactes. Nous consacrons � cette question une note sp�ciale qu'on trouvera plus loin. (Appendice _C_.) [55] Depuis l'an 1538, les procuradores des villes si�geaient seuls aux Cort�s de Castille. Les titulados en �taient donc r�duits � quelques distinctions honorifiques; ils n'en tiraient pas autrement consid�ration. Les Rois d'Espagne, en prodiguant les titres, les avaient fort avilis. �En Espagne comme en France, dit le duc de Saint-Simon, tout est plein de marquis et de comtes. Les uns de qualit� grande ou moindre, les autres canailles, ou peu s'en faut, pour la plupart. Ceux d'ici de pure usurpation de titre, ceux d'Espagne, de concession de titre. Mais cette concession ne les m�ne pas loin; ces titres ne donnent aucun rang, et depuis qu'il n'y a plus d'�tiquette et de distinction de pi�ces chez le Roi, pour y attendre, ces titulados ne jouissent d'aucune distinction. Les marquis et les comtes de qualit� sont honor�s et consid�r�s de tout le monde, selon leur naissance, leur �ge, leur m�rite.... Ces autres marquis et comtes en d�trempe sont m�pris�s autant et plus que s'ils ne l'�taient pas.� (_M�moires_, t. XIX, p. 22.) [56] Voici, en ce qui touche les grands d'Espagne, quelques autres d�tails d'�tiquette. �Ils ont aux chapelles un banc couvert de tapis en suite du Roi, et y sont salu�s autant de fois que le Roi. Ils sont couverts aux audiences solennelles et publiques, et toutes les fois, partout o� le Roi l'est sans qu'il le leur dise. Ils sont trait�s de cousins quand le Roi leur �crit.... Ils ont hors de Madrid, et dans les lieux o� le Roi se trouve, un tapis � l'�glise et doubles carreaux pour les coudes et les genoux. Ils ont tous les honneurs civils et militaires, la premi�re visite du vice-roi et sa main chez lui.... Pareillement � l'arm�e, une garde et la main chez le g�n�ral.... Les femmes de grands ont chez la Reine des carreaux de velours en tout temps, et leurs belles filles a�n�es de damas ou de satin; de m�me � l'�glise pour se mettre � genoux, � la com�die pour s'asseoir et maintenant des tabourets au bal, distinction d'aller par la ville � deux et � quatre mules � traits tr�s-longs.... Les grands ne c�dent � personne, except� ce que j'ai dit, au pr�sident du gouverneur de Castille, du majordome-major du Roi, et rarement des cardinaux et des ambassadeurs.... Les grands sont trait�s d'�gaux chez les �lecteurs et les autres souverains, comme les souverains d'Italie; chez le Pape et dans Rome, comme les princes de Soglio.� (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. III, p. 288 � 302.) [57] Le mot v�ritablement castillan est _guapo_. [58] La golille �tait une sorte de collet d'un aspect �trange et qui caract�risait le costume espagnol. Elle avait �t� adopt�e pour la premi�re fois par le Roi Philippe IV. Ce prince avait �t� m�me si fort satisfait de cette heureuse id�e, qu'il avait institu� une f�te destin�e � en perp�tuer le souvenir. Le Roi et la cour se rendaient processionnellement � la chapelle du pont de l'Ange Gardien, pour rendre gr�ce au Ciel. [59] Les grands d'Espagne, lorsqu'ils saluaient le Roi, faisaient encore de notre temps une r�v�rence semblable � celle des femmes. [60] Tel est bien, en castillan, le sens du mot _puerto_, que les Fran�ais traduisent par celui de port. La ville de Saint-Jean-Pied-de-Port tire ainsi son nom du port des Pyr�n�es, � l'entr�e duquel elle se trouve. Les Espagnols, de m�me que les Maures, avaient �tabli des p�ages et des douanes � ces passages de montagne. Aussi les lois fiscales font-elles mention des d�mes des ports secs, par rapport aux d�mes des ports de mer. En Andalousie, on avait conserv� les lignes de douane des cinq royaumes arabes qui avaient �t� successivement conquis. Les relations de voyage et autres documents du temps parlent souvent des entraves qui en r�sultaient pour le commerce. [61] Les contemporains de madame d'Aulnoy �taient persuad�s que Don Carlos avait p�ri victime de la jalousie de Philippe II. Louville, au dire de Saint-Simon, assista � l'ouverture du cercueil de ce prince, et s'assura ainsi par ses yeux que l'infant avait �t� d�capit�. N�anmoins, toute cette histoire doit �tre rel�gu�e au rang des fables. La v�rit� pure et simple est que Don Carlos avait h�rit� de la constitution maladive de son a�eule, Jeanne la Folle. Les acc�s de fureur auxquels il s'abandonna devinrent tels, que Philippe II se vit dans la n�cessit� de le faire enfermer. Mais ce fut dans le palais m�me et avec tous les �gards dus � son rang. Le malheureux prince ne tarda pas � succomber. Les seigneurs de sa maison assist�rent � ses derniers moments et � ses obs�ques; suivant l'usage du temps, le corps fut port� � visage d�couvert � l'Escurial. Apr�s avoir lu les savantes recherches de M. Gachard et de M. de Mouy, on est surpris de la cr�dulit� des historiens qui, sans le moindre motif, ont propag� la fable dont parle madame d'Aulnoy. [62] Il faut ajouter � ces trois ordres, l'ordre de Monteza, dans le royaume de Valence. Il �tait infiniment moins consid�rable que les autres et ne comprenait que treize commanderies, rapportant l'une dans l'autre 2,300 ducats. [63] Madame d'Aulnoy place ici la tr�s-longue liste des vice-royaut�s, gouvernements, archev�ch�s et �v�ch�s, que nous renvoyons � l'appendice _D_. [64] �En Espagne, dit Lope de Vega, tout le monde est si bien n�, que la n�cessit� de servir distingue seule le pauvre du riche.� Le propos de ce cuisinier n'a donc rien qui doive nous surprendre; il pouvait �tre parfaitement un hidalgo. Le comte de Froberg, voyageant en Espagne et cherchant un domestique, vit entrer chez lui un homme des montagnes du Santander, auquel il dit d'aller chercher ses certificats. Cet homme, ne comprenant pas ce qu'on lui demandait, rapporta les titres les plus authentiques de noblesse depuis le roi Ordono II. (Weiss, t. II, p. 257.) [65] On s'est persuad� d'�ge en �ge que l'Espagne avait �t� riche et prosp�re � une �poque ant�rieure. En r�alit�, elle a eu toujours cet aspect mis�rable qu'on lui voit de nos jours. Nous en trouvons la preuve dans le voyage du V�nitien Navagero, qui �crivait en 1526, �poque o� le P�rou n'attirait pas encore les commer�ants en Am�rique, et o� les effets si funestes de la domination des rois austro-bourguignons ne se faisaient pas encore sentir. Il nous montre la Catalogne d�peupl�e et pauvre en produits agricoles, l'Aragon d�sert et peu cultiv� partout o� ce pays n'est pas vivifi� par le cours des rivi�res. Les anciens canaux, si n�cessaires � la prosp�rit� publique, tombant en ruine dans les environs des villes peupl�es, telles que Tol�de; dans le reste de la Castille, plusieurs grandes �tendues de d�serts, dans lesquels on ne trouvait quelquefois qu'une venta ordinairement inhabit�e, ressemblant plus � un caravans�rail qu'� une auberge. (Ranke, _l'Espagne_ p. 417.) [66] Au dire du duc de Noailles, une des amulettes les plus curieuses de cette �poque, �tait la clochette que les Espagnols portaient pour se garantir des atteintes de la foudre. Surpris en route par un orage, le Roi Philippe V vit les seigneurs qui l'accompagnaient tirer leurs clochettes et les faire tinter. Le fou rire que causa au Roi ce carillon, fut consid�r� par les Espagnols comme la preuve d'une force d'�me dont ils lui firent grand honneur (_Collection des M�moires_, t. XXXIV, p. 92.) [67] La religion des Espagnols �tait fort grossi�re, leur esprit nullement enclin aux controverses; aussi l'Inquisition avait-elle plus affaire � des Juifs qu'� des h�r�tiques proprement dits. �Comme je passais � Logro�o, dit le conseiller Bertault, on me dit qu'on y avait mis depuis peu � l'Inquisition un gentilhomme de qualit� qui avait parl� et disput� un peu dessus la libert� et dessus la gr�ce. Mais il est vrai qu'ils n'y en mettent gu�re de cette nature, � cause que personne ne sait rien, et ainsi ils ne parlent gu�re de choses de religion. Ils n'y mettent gu�re souvent que ceux qui sont soup�onn�s de morisme et de juda�sme, dont ils en prennent souvent qu'ils m�nent par les rues, avec une _coroca_, qui est une esp�ce de bonnet pointu et fort haut de papier jaune et rouge, pour quoi on les appelle _encorocados_. Le conseil et les officiers de l'Inquisition marchent devant en mules, et les familiers apr�s, et les _encorocados_ sont au milieu. On les m�ne ainsi dans l'�glise des Dominicains, et on leur fait un grand sermon. Il y en a d'autres qu'on fouette quand ils sont relaps, d'autres � qui l'on ordonne _el sanbenito_. C'est une esp�ce d'�tole qu'on les oblige de porter � leur col, et on les appelle _sanbenitos_. On �crit les noms de tous ceux qui ont �t� pris ainsi en l'ann�e sur les murailles des �glises, avec des croix de Saint-Andr�, et la plupart des �glises d'Espagne en sont pleines.� (_Relation de l'�tat d'Espagne_, p. 89.) [68] En castillan, _rociar_. [69] A un grand bal de la cour, donn� par Philippe V, le duc de Saint-Simon vit encore les dames assises sur le vaste tapis qui couvrait le salon. (_M�moires_, t. VIII, p. 310.) [70] L'usage d'avoir tant de domestiques �tait une cons�quence des majorats. �Il ne faut pas oublier que les h�ritiers de ces majorats h�ritent de tous les domestiques, femmes et enfants, de ceux dont ils h�ritent, de mani�re que, par eux-m�mes et par succession, ils s'en trouvent infiniment charg�s. Outre le logement, ils leur donnent une ration par jour, et � tous ceux qui peuvent loger chez eux, deux tasses de chocolat. Du temps que j'�tais en Espagne, le duc de Medina-Celi, qui, � force de successions accumul�es dont il avait h�rit�, �tait onze fois grand, avait sept cents de ces rations � payer. C'est aussi ce qui les consume.� (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. III, p. 248.) [71] C'est uniquement � la qualit� de l'attelage que l'on reconna�t la qualit� des personnes que l'on rencontre dans les rues, et cela s'aper�oit tr�s-distinctement. Le Roi seul va � six chevaux; les grands et les titulados � quatre chevaux, avec un postillon; les personnes d'un rang inf�rieur, � quatre chevaux sans postillon; celles du commun, � deux chevaux. Rien n'est plus r�gl� que ces mani�res d'aller. Le grand nombre de personnes qui ont des postillons a peut-�tre �t� cause d'une autre sorte de distinction. C'est d'avoir des traits de corde, tr�s-vilains, pour toutes conditions, mais qui sont courts, longs, tr�s-longs, suivant le rang des personnes.... Les cochers sont d'une adresse qui me surprenait toujours � tourner court et dans les lieux les plus �troits, sans jamais emp�trer ni embarrasser les traits les plus longs. (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. III, p. 276.) [72] Le duc d'Havr� racontait une aventure � peu pr�s semblable qui lui �tait arriv�e en �migration. Fort complimenteur, ainsi qu'il �tait d'usage � Versailles, il s'avisa de louer la cha�ne d'or que portait une dame de la cour de Madrid. La dame s'empressa de l'�ter et de la lui remettre, en ajoutant le compliment usit� en pareille circonstance: �Es a la disposicion de V. M.� Le duc d'Havr� prend la cha�ne, s'extasie de nouveau sur sa beaut� et se dispose � la rendre. La dame se recule en faisant une r�v�rence et lui r�p�te ces m�mes paroles: �Es a la disposicion de V. M.� Le duc �tait fort embarrass� et ne savait que faire, lorsqu'un des assistants l'avertit qu'il ne pouvait plus s'en d�dire, qu'il devait garder la cha�ne, sauf � faire � la dame, quelque temps apr�s, un pr�sent de m�me valeur ou m�me plus consid�rable, s'il le voulait. [73] Ces nains �taient consid�r�s comme un des ornements indispensables � une grande maison. Aussi, n'en manquait-on pas � la cour. Ils y jouissaient de privil�ges singuliers, entre autres celui de monter dans les carrosses du Roi avant les gentilshommes de la chambre, et se croyaient le droit de dire tout ce qui leur passait par l'esprit. Ils profitaient du peu d'attention qu'on leur pr�tait pour observer ce qui se passait, et se faisaient fort bien payer leur espionnage. Ce ne fut pas pour Philippe V, dit le mar�chal de Noailles, une petite affaire de se d�barrasser de cette �vermine de cour�. (_Collection des M�moires relatifs � l'histoire de France_, t. XXXIV, p. 83.) [74] Le comte de Charny �tait fils naturel de Gaston, duc d'Orl�ans. La grande Mademoiselle s'�tait int�ress�e � lui, ainsi qu'on peut le voir dans ses M�moires. [75] Le duc de Saint-Simon mentionne ainsi la camarera-mayor qui, � un bal de la cour, tenait un grand chapelet d�couvert, causant et devisant sur le bal et les danses, tout en marmottant ses paten�tres qu'elle laissait tomber � mesure. (_M�moires_, t. XVIII, p. 310.) [76] Il s'agit ici du tantillo. Cet ajustement eut l'honneur de figurer dans la correspondance de France avec Louis XIV. La Reine Louise de Savoie, premi�re femme de Philippe V, avait d�sir� que les dames du palais fussent, comme elle, sans tantillo, parce qu'en le tra�nant, on soulevait beaucoup de poussi�re. C'�tait du moins la raison que donnait la princesse des Ursins. Cette innovation devint une affaire d'�tat. Quelques maris poussaient l'extravagance jusqu'� dire qu'ils aimeraient mieux voir leurs femmes mortes que de souffrir qu'on leur v�t les pieds. L'ambassadeur Bl�court �crivait gravement qu'une descente des Anglais sur toutes les c�tes d'Espagne causerait moins de trouble. N�anmoins, la Reine finit par l'emporter, et les dames se trouv�rent si bien de la mode nouvelle, qu'elles en arriv�rent par la suite � raccourcir outrageusement leurs jupes. (_M�moires du mar�chal de Noailles_, t. XXXIV, p. 118.) [77] En cette circonstance, madame d'Aulnoy ne se m�prend ni sur les familles, ni sur leurs alliances; ce qui ne lui arrive pas toujours. La duchesse de Terranova, h�riti�re des biens immenses de son bisa�eul Fernand Cortez, avait �pous� Andrea Pignatelli, septi�me duc de Monteleone. Elle en avait eu une fille, mari�e au duc d'Hijar, et un fils, le huiti�me duc de Monteleone. Ce dernier �tait mort du temps de madame d'Aulnoy et avait laiss�, entre autres enfants, une fille qui allait �pouser son grand-oncle Nicolo Pignatelli. [78] La marquise de Villars, dans une de ses lettres, raconte � peu pr�s dans les m�mes termes le c�r�monial qu'elle dut observer lorsqu'elle re�ut pour la premi�re fois des visites. Ce fut la marquise d'Assera, veuve du duc de Lerme, qui fit les honneurs de sa maison. �Je ne vous dirai pas, dit la marquise, les pas compt�s que l'on fait pour aller recevoir les dames, les unes � la premi�re estrade, les autres � la seconde ou � la troisi�me; on les conduit dans une chambre couverte de tapis de pied, un grand brasier d'argent au milieu. Toutes ces femmes causent comme des pies d�nich�es, tr�s-par�es en beaux habits et pierreries, hormis celles qui ont leurs maris en voyage. Une des plus jolies, sans comparaison, �tait v�tue de gris pour cette raison. Pendant l'absence de leurs maris, elles se vouent � quelque saint et portent avec leurs habits gris ou blancs de petites ceintures de corde ou de cuir. Nous �tions toutes assises sur nos jambes sur ces tapis; car, quoiqu'il y ait quantit� d'almohadas ou carreaux, elles n'en veulent point. D�s qu'il y a cinq ou six dames, on apporte la collation, qui recommence une infinit� de fois. (_Lettres de madame de Villars_, p. 95.) [79] Cet usage, qui ne laisse pas que de surprendre une �trang�re, s'explique par les alliances continuelles des grandes familles d'Espagne entre elles. Les Bourbons cr��rent par la suite des grandesses en faveur de personnages qui n'appartenaient pas � cette ancienne noblesse; le duc de Losada, favori de Charles IV, �tait du nombre. Les grands d'Espagne ne le tutoyaient pas, � son grand d�sappointement. [80] Madame d'Aulnoy cite ce nom fort mal � propos. L'h�riti�re du marquisat d'Alca�izas �tait mari�e au duc de Medina-de-Rioseco, amirante de Castille. [81] Le conseiller Bertault fait �galement mention de cette �trange mode. [82] Madame d'Aulnoy cite par erreur le nom du marquis de la Cueva. Ce fut le marquis de Bedmar, ambassadeur de Philippe III � Venise, le marquis de Villafranca, gouverneur de Milan, et le duc d'Osuna, Vice-Roi de Naples, qui ourdirent ce complot d'autant plus extraordinaire que le roi d'Espagne para�t n'en avoir pas �t� instruit, et que la r�publique de Venise se borna � arr�ter les agents du marquis de Bedmar et ne se plaignit pas � l'Europe de cet attentat. Cet �v�nement appartient surtout � l'histoire d'Italie. Nous nous bornons donc � la rapporter en termes g�n�raux et � faire remarquer la cr�dulit� de madame d'Aulnoy en ce qui touche les verres ardents de ces lunettes. [83] Les _bucaros_ sont des esp�ces de pots de terre rouge d'Am�rique, assez semblable � celle dont sont faites les chemin�es des pipes turques; il y en a de toutes formes, de toutes grandeurs; quelques-uns sont relev�s de filets, de dorure et sem�s de fleurs grossi�rement peintes. Comme on n'en fabrique plus en Am�rique, les bucaros commencent � devenir rares, et dans quelques ann�es seront introuvables et fabuleux comme le vieux s�vres; alors tout le monde en aura. Quand on veut se servir des bucaros, on en place sept ou huit sur le marbre des gu�ridons ou des encoignures, on les remplit d'eau et on va s'asseoir sur un canap� pour attendre qu'ils produisent leur effet et pour en savourer le plaisir avec le recueillement convenable. L'argile prend alors une teinte plus fonc�e, l'eau p�n�tre ses pores, et les bucaros ne tardent pas � entrer en sueur et � r�pandre un parfum qui ressemble � l'odeur du pl�tre mouill� ou d'une cave humide qu'on n'aurait pas ouverte depuis longtemps. Cette transpiration des bucaros est tellement abondante, qu'au bout d'une heure, la moiti� de l'eau s'est �vapor�e; celle qui reste dans le vase est froide comme la glace et a contract� un go�t de puits et de citerne assez naus�abond, mais qui est trouv� d�licieux par les aficionados. Une demi-douzaine de bucaros suffit pour impr�gner l'air d'un boudoir d'une telle humidit�, qu'elle vous saisit en entrant; c'est une esp�ce de bain de vapeur � froid. Non contentes d'en humer le parfum, d'en boire l'eau, quelques personnes m�chent de petits fragments de bucaros, les r�duisent en poudre et finissent par les avaler. (T. Gautier, _Voyage en Espagne_.) [84] Ces belons ne sont autres que des lampes romaines mont�es sur un pied plus ou moins �lev�. On en retrouve encore dans les ventas. [85] Le Roi, dit le duc de Saint-Simon, n'entreprend jamais de vrais voyages, et cela depuis un temps imm�morial, qu'il n'aille en c�r�monie faire ses pri�res devant cette image, ce qui ne s'appelle point autrement qu'aller prendre cong� de Notre-Dame d'Atocha. Les richesses de cette image en or, en pierreries, en dentelles, en �toffes somptueuses, sont prodigieuses. C'est toujours une des plus grandes et des plus riches dames qui a le titre de sa dame d'atours, et c'est un honneur fort recherch�, quoique tr�s-cher, car il lui en co�te quarante mille et quelquefois cinquante mille francs, pour la fournir de dentelles et d'�toffes qui reviennent au couvent. Je ne vis jamais moines si gros, si grands, si grossiers et si rogues. L'orgueil leur sortait par les yeux et toute leur contenance; la pr�sence de Leurs Majest�s ne l'affaiblissait point. Ce qui me surprit � n'en pas croire mes yeux, fut l'arrogance et l'effronterie avec lesquelles ces ma�tres moines poussaient leurs coudes dans le nez des dames et dans celui de la camarera-mayor comme des autres, qui toutes � ce signal baisaient leurs manches, redoublaient apr�s leurs r�v�rences, sans que le moine branl�t le moins du monde. (_M�moires du duc de Saint Simon_, t. XIX, p. 90.) [86] L'ind�votion de quelques Espagnols et leur mascarade de religion est une chose qui ne se peut comprendre, dit le mar�chal de Gramont. Rien n'est plus risible que de les voir � la messe, avec de grands chapelets pendus � leurs bras, dont ils marmottent les paten�tres en entretenant tout ce qui est autour d'eux, et songeant par cons�quent m�diocrement � Dieu et � son Saint-Sacrifice. Ils se mettent rarement � genoux � l'�l�vation; leur religion est toute des plus commodes, et ils sont exacts � observer tout ce qui ne leur donne point de peine. On punirait s�v�rement un blasph�mateur du nom de Dieu et une personne qui parlerait contre les saints et les myst�res de la foi, parce qu'il faut �tre fou, disent-ils, pour commettre un crime qui ne donne point de plaisir; mais pour ne bouger des lieux les plus inf�mes, manger de la viande tous les vendredis, entretenir publiquement une trentaine de courtisanes et les avoir jour et nuit � ses c�t�s, ce n'est pas seulement mati�re de scrupule pour eux. (_Collection des m�moires relatifs � l'histoire de France_, t. XXXI, p. 324.) [87] Il s'agit ici de la bulle de la croisade. Cette bulle fut accord�e par les Papes aux Espagnols, lors de leurs guerres contre les Arabes. Elle fut renouvel�e � diverses �poques, entre autres sous le pontificat de Pie II, en 1459. C'est m�me le premier titre que l'on en connaisse. Lorsque les Arabes furent expuls�s d'Espagne, les Papes continu�rent � accorder les m�mes indulgences, notamment celle de manger le samedi les issues des animaux. On en trouve la raison dans l'extr�me difficult� de se procurer du poisson. La dispense devait �tre achet�e par une aum�ne calcul�e sur la richesse des trois classes: des Excellences, des Illustres et des personnages du commun. Le produit total de ces aum�nes devait �tre employ� � des usages pieux, entre autres � la guerre contre les infid�les. Les Rois d'Espagne �tant toujours aux prises avec les Turcs, les papes leur conc�d�rent la moiti� des fonds provenant de la bulle. Charles-Quint organisa m�me un conseil (_Consejo de la Santa Cruzada_) pour en surveiller le recouvrement. [88] Toutes les femmes sont par�es et courent d'�glise en �glise toute la nuit, hors celles qui ont trouv� dans la premi�re o� elles ont �t� ce qu'elles y cherchaient, car il y en a plusieurs qui, de toute l'ann�e, ne parlent � leurs amants que ces trois jours-l�. (_Lettres de madame de Villars_, p. 123.) [89] Sous le r�gne de Ferdinand VII, les p�nitents se donnaient la discipline dans une crypte obscure de l'�glise de San-Blas, � Madrid. Le comte de Laporterie, vieil �migr� fran�ais, rest� au service d'Espagne, eut la malencontreuse id�e de se glisser dans cette crypte pour assister � ce spectacle. Il fut d�couvert et chass� apr�s avoir re�u bon nombre de coups de discipline. Cette mac�ration involontaire le rendit la fable de tout Madrid. [90] Il existait un duc, et non pas un marquis de Villahermosa. [91] Il n'y a l� rien d'impossible. Les Turcs en faisaient autant par simple bravade. Le Baile v�nitien, G. B. Donado, parle, dans la relation de son ambassade (1688), d'un cavalier de son escorte qui, nu jusqu'� la ceinture et couvert de sang, portait sa masse d'arme enfil�e dans la peau de son dos. Rien, au dire des Turcs, n'�galait une telle galanterie. [92] Apr�s le d�ner, dit le mar�chal de Bassompierre, je fus en une maison de la Calle-mayor que l'on m'avait pr�par�e pour voir passer la procession de las Cruces, qui est certes tr�s-belle. Il y avait plus de cinq cents p�nitents qui tra�naient de grosses croix, pieds nus, � la ressemblance de celle de Notre-Seigneur, et de vingt croix en vingt croix, il y avait, sur des th��tres portatifs, des repr�sentations diverses au naturel de la Passion. Le jeudi saint, on fit, l'apr�s-d�ner, la grande procession des p�nitents, o� il y eut plus de deux mille hommes qui se fouett�rent. J'approuvai fort qu'avec les cloches qui cessent, les carrosses cessent d'aller par la ville; on ne va plus � cheval, ni les dames en chaises. On ne porte plus d'�p�e et aucun ne s'accompagne de sa livr�e. Il se fait aussi cette nuit-l� beaucoup de d�sordres que je n'approuvai pas. (_Collection des m�moires relatifs � l'histoire de France_, t. XX, p. 156.) [93] Fran�ois Ier fut, en effet, enferm� dans une maison, au centre de Madrid. Mais soit qu'on ne l'y trouv�t pas en s�ret�, soit qu'on voul�t �branler sa constance en le resserrant plus �troitement, on le transf�ra au palais. Le duc de Saint-Simon parvint � voir sa prison. �La porte en �tait prise dans l'�paisseur de la muraille et si bien cach�e, qu'il �tait impossible de l'apercevoir. Cette porte donnait acc�s sur une esp�ce d'�chelle de pierre d'une soixantaine de marches fort hautes, au haut desquelles on trouvait un petit palier qui, du c�t� du Man�anares, avait une fort petite fen�tre bien grill�e et vitr�e; de l'autre c�t�, une petite porte � hauteur d'homme et une pi�ce assez petite, avec une chemin�e, qui pouvait contenir quelque peu de coffres et de chaises, une table et un lit. Continuant tout droit, on trouvait au bout de ce palier quatre ou cinq autres marches, aussi de pierre, et une double porte tr�s-forte, avec un passage �troit entre deux, long de l'�paisseur du mur d'une fort grosse tour. La seconde porte donnait dans la chambre de Fran�ois Ier, qui n'avait point d'autre entr�e et de sortie. Cette chambre n'�tait pas grande, mais accrue par un enfoncement sur la droite en entrant, vis-�-vis de la fen�tre assez grande pour donner du jour suffisamment, vitr�e, qui pouvait s'ouvrir pour avoir de l'air, mais � double grille de fer, bien forte et bien ferme, scell�e dans la muraille des quatre c�t�s. Elle �tait fort haute du c�t� de la chambre, donnait sur le Man�anares et sur la campagne au del�. A c�t� de la chambre, il y avait un recoin qui pouvait servir de garde-robe. De la fen�tre de cette chambre, au pied de la tour, il y a plus de cent pieds, et tant que Fran�ois Ier y fut, deux bataillons furent nuit et jour de garde, sous les armes, au pied de la tour.� (_M�moires du duc de Saint-Simon_ t. XIX, p. 207.) [94] Cette magnificence, dont il ne reste plus le moindre vestige, est attest�e par les auteurs espagnols aussi bien que par les �trangers qui visit�rent l'Espagne � cette �poque. �Il fallait aux grands, dit Navarrete, les meubles les plus somptueux, des lambris dor�s, des chemin�es en jaspe, des colonnes de porphyre, des cabinets remplis d'objets rares et co�teux, des tables d'�b�ne incrust�es de pierres pr�cieuses. Les pots de fleurs en argile furent remplac�s par des vases d'argent. Ils ne voulurent plus des tapis qui nagu�re suffisaient � des princes, ils d�daign�rent les cuirs dor�s et les taffetas d'Espagne qui �taient recherch�s dans tous les pays d'Europe. Au lieu des tentures grossi�res dont se contentaient leurs anc�tres, ils faisaient venir � grands frais des tapisseries de Bruxelles. Ils faisaient peindre � fresque les murs de leurs appartements qui n'�taient pas orn�s des tapisseries les plus pr�cieuses. La plupart de leurs v�tements �taient tir�s de l'�tranger. Ils avaient apport� des manteaux anglais, des bonnets de Lombardie, des chaussures d'Allemagne. Ils achetaient des lins de Hollande, des toiles de Florence ou de Milan.� (Weiss, t. II, p. 128). Il faut observer que Navarrette �crivait son livre de la _Conservacion_ _de la Monarquias_, vers le commencement du seizi�me si�cle. L'affluence des m�taux pr�cieux avait extraordinairement enrichi l'Espagne. Mais les tr�sors de l'Am�rique ne tard�rent pas � s'�puiser. Les d�penses prodigieuses qu'entra�nait la politique de Philippe II ruin�rent la monarchie � ce point, qu'au temps de madame d'Aulnoy, on en �tait r�duit � falsifier les monnaies. �blouie par ces restes de luxe qu'elle voyait dans les demeures de Madrid, cette personne, assez frivole, ne se doutait pas de la pauvret� r�elle qui se cachait sous ses dehors. Meilleur observateur, le marquis de Villars �crivait � la m�me �poque que les gens de qualit� vendaient � bas prix leurs effets les plus pr�cieux, ne trouvant personne qui voul�t leur avancer de l'argent. A voir, ajoute-t-il, les riches meubles qui sortent de Madrid tous les ans pour �tre transport�s en pays �tranger, on e�t dit une ville livr�e au pillage. [95] Il semble �trange qu'au milieu de leur d�tresse, les grands ne songeassent pas � fondre ces masses d'argenterie; mais le fait s'explique par cette circonstance, que les objets mobiliers tels que: argenterie, tableaux, tapisseries, et autres objets de grande valeur, �taient substitu�s et ne pouvaient pas plus �tre ali�n�s que les terres de majorats. Ces meubles �taient d�sign�s en ce cas sous le nom de _alhagas vincutadas_. Madame d'Aulnoy, du reste, n'a pas exag�r� ces masses d'argenterie, et son dire est confirm� par celui du duc de Saint-Simon. Il mentionne, entre autres, le palais du duc d'Albuquerque, l'un des plus beaux et des plus vastes de Madrid, magnifiquement meubl� avec force argenterie, et jusqu'� beaucoup de bois de meubles qui, au lieu d'�tre en bois, �taient en argent. (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. XVIII, p. 369.) [96] Il y a ici quelque m�prise. Les ducs de Frias �taient conn�tables h�r�ditaires de Castille. [97] Il n'y a nul ornement dans les appartements, dit le duc de Gramont, except� le salon o� le Roi re�oit les ambassadeurs. Mais ce qui est admirable, ce sont les tableaux dont toutes les chambres sont pleines, et les tapisseries superbes et beaucoup plus belles que celles de la couronne de France, dont Sa Majest� Catholique a huit cents tentures dans son garde-meuble; ce qui m'obligea de dire une fois � Philippe V, lorsque depuis j'�tais ambassadeur aupr�s de lui, qu'il en fallait vendre quatre cents pour payer ses troupes, et qu'il lui en resterait encore suffisamment de quoi meubler quatre palais comme les siens. (_Collection des M�moires relatifs � l'histoire de France_, t. XXXI, p. 317.) Madame de Villars, dans une de ses lettres, nous d�crit avec admiration une de ces tapisseries: Le fond en est de perles, dit-elle; ce ne sont point des personnages; on ne peut pas dire que l'or y soit massif, mais il est employ� d'une mani�re et d'une abondance extraordinaires. Il y a quelques fleurs. Ce sont des bandes de compartiment; mais il faudrait �tre plus habile que je le suis pour vous faire comprendre la beaut� que compose le corail employ� dans cet ouvrage. Ce n'est point une mati�re assez pr�cieuse pour en vanter la quantit�, mais la couleur et l'or qui para�t dans cette broderie sont assur�ment ce qu'on aurait peine � vous d�crire. (_Lettres de madame de Villars_, p. 116.) [98] De la cour du palais, on voit des portes � rez-de-chauss�e. On y descend plusieurs marches, au bas desquelles on entre en des lieux spacieux, bas, vo�t�s, dont la plupart n'ont pas de fen�tres. Ces lieux sont remplis de longues tables et d'autres petites, autour desquelles un grand nombre de commis �crivent et travaillent sans se dire un seul mot. Les petites sont pour les commis principaux, chacun travaille seul sur sa table. Ces tables ont des lumi�res d'espace en espace, assez pour �clairer dessus, mais qui laissent ces lieux fort obscurs. Au bout de ces esp�ces de caves est une mani�re de cabinet un peu orn�, qui a des fen�tres sur le Man�anarez et sur la campagne, avec un bureau pour travailler, des armoiries, quelques tables et quelques si�ges. C'est la _cavachuela_ particuli�re du secr�taire d'�tat, o� il se tient toute la journ�e et o� on le trouve toujours.... Si on proposait de mener cette vie � nos secr�taires d'�tat, m�me � leurs commis, ils seraient bien �tonn�s, et je pense m�me indign�s. (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. XIX, p. 96.) Le conseil d'�tat, de m�me que les divers conseils de l'administration, r�glaient les affaires de leur comp�tence et se tenaient �galement au palais, selon l'usage introduit par Philippe II; le Roi n'assistait, jamais aux d�lib�rations. Il �tait en mesure d'entendre tout ce qui se disait, gr�ce � une fen�tre grill�e o� il pouvait se rendre de son appartement, �ce qui tient un peu les ministres la croupe dans la volte, dit le mar�chal de Gramont, et les fait cheminer droit.� (_Collection des M�moires_, t. XXXI, p. 321.) [99] Les appartements, dit le mar�chal de Gramont, sont passablement commodes, mais mal tourn�s et de mauvais go�t, car les Espagnols n'en ont aucun pour tout ce qui s'appelle meubles, jardins et b�timents. Il y avait trois ou quatre grandes salles pleines des plus beaux tableaux du Titien et de Rapha�l, d'un prix inestimable; mais, depuis la mort de Philippe IV, la Reine, sa femme, prit en gr� de les convertir en copies et de faire passer en Allemagne tous les originaux qu'elle vendit quasi pour rien. (_Collection des M�moires relatifs � l'histoire de France_, t. III, p. 317.) [100] A la suite d'un de ces d�bordements du Man�anarez, la duchesse de la Mirandole, soeur du marquis de Los Balbazes, fut trouv�e noy�e dans son oratoire. Cette assertion du duc de Saint-Simon ne laisse pas que de surprendre, nous devons le dire, car la ville de Madrid est fort �lev�e au-dessus du lit du torrent. [101] L'�tiquette voulait, n�anmoins, que le Roi se rend�t parfois � cette promenade, et la rigueur de l'�tiquette �tait telle, que Philippe IV s'y fit porter mourant. (_N�gociations relatives � la succession d'Espagne_, t. Ier, p. 367.) [102] La galanterie de cette f�te consiste principalement en l'ajustement des femmes qui s'�tudient d'y para�tre avec �clat. Aussi mettent-elles leurs plus beaux habits, et n'oublient ni leur vermillon ni leur c�ruse. On les voit en diverses fa�ons dans les carrosses de leurs amants. Les unes ne s'y montrent qu'� demi et y sont, ou � moiti�, ou � rideaux tir�s, ou s'y montrent � d�couvert et font parade de leurs habits et de leur beaut�. Celles qui ont des galants qui ne peuvent ou ne veulent pas leur donner des carrosses, se tiennent sur les avenues du cours.... C'est ici une partie de leur libert�, de demander indiff�remment � ceux qu'il leur pla�t qu'ils leur payent des limons, des oublies, des pastilles de bouche ou autres friandises. On voit de plus, dans cette f�te, quantit� de beaux chevaux qui font parade de leurs selles et des rubans dont ce jour-l� on leur a par� le dos et le crin. (_Voyage d'Espagne_, de Van Aarsens, p. 84.) [103] �Laid � faire peur et de mauvaise gr�ce�, �crit le marquis de Villars � Louis XIV. [104] Marie de Mancini �tait une de ces folles qui semblent plus encore � plaindre qu'� bl�mer. Elle inspira, on le sait, un innocent et romanesque attachement au Roi Louis XIV, elle fut d�laiss�e, s'�loigna tout en larmes; arriv�e en Italie, se trouva consol�e, �pousa le conn�table Colonne, jeune, aimable, magnifique, fait � peindre. Elle mena � Rome une vie enchant�e. Bals, com�dies, cavalcades, parties bruyantes, le conn�table ne lui refusa rien, en d�pit des usages s�rieux de la soci�t� romaine. Mais les frasques de Marie de Mancini finirent par scandaliser; elle devint le point de mire des pasquinades; se brouilla avec son �poux, �chappa par fortune aux gal�res du conn�table et aux corsaires turcs, arriva ainsi en France; fut invit�e par le Roi � se retirer dans un couvent, en sortit pour aller en Savoie, puis aux Pays-Bas, o� elle fut arr�t�e, � la requ�te du conn�table. Elle demanda alors � �tre ramen�e � Madrid. Elle se rencontra ainsi avec madame d'Aulnoy et la marquise de Villars. Elle avait alors quarante ans, mais n'en �tait pas plus raisonnable. �Elle s'est avis�e, dit la marquise de Villars, de prendre un amant qui est horrible, et il ne se soucie pas d'elle. Elle veut me faire avouer qu'il est agr�able et qu'il a quelque chose de fin et de fripon dans les yeux.� Sur ces entrefaites, le conn�table la fit enfermer au ch�teau de S�govie. Elle s'en �chappa, se r�fugia chez sa belle-soeur, la marquise de Los Balbazes; puis, craignant d'�tre livr�e � son mari, elle alla demander un asile � l'ambassade de France, fut chapitr�e par la marquise de Villars et ramen�e chez la marquise de Los Balbazes. Elle demanda alors � entrer dans un couvent; elle en sortit, puis y rentra pour en sortir de nouveau, et finit par lasser ainsi la patience de ses meilleurs amis. Elle disparut enfin et mourut en 1715, si fort ignor�e, que le pr�sident de Brosses apprit avec surprise que cette �_sempiternelle_� avait encore v�cu de son temps. [105] Ces personnes �taient, � ce qu'il para�t, d'un caract�re fort violent. Madame d'Aulnoy, suivant la pente de son caract�re, les voit sous un jour romanesque. Le Hollandais Van Aarsens les juge tout autrement. �Elles contrefont, dit-il, et empruntent les transports d'un amour v�ritable.� Le comte de Fiesque, qui, � son arriv�e � Madrid, donna fort sur le sexe, raconte comme une galanterie un trait que lui joua une de ces bonnes pi�ces qui, en plein cours, lui sauta au poil, se plaignant de son infid�lit� et le nommant _traydor_ et _picaro_, parce qu'elle avait appris qu'il avait de nouvelles amours. M. de Mogeron, son ami, �prouva la m�me aventure. (_Voyage d'Espagne_, p. 141.) [106] Il y a deux salles qui s'appellent _corales_ � Madrid et qui sont toujours pleines de tous les marchands et artisans qui quittent leurs boutiques, s'en vont l� avec la cape, l'�p�e et le poignard, et qui s'appellent tous cavalieros, jusqu'aux savetiers, et ce sont ceux-l� qui d�cident si la com�die est bonne ou non, et, � cause qu'ils la sifflent ou qu'ils l'applaudissent, qu'ils sont d'un c�t� et d'un autre en rang, et que c'est comme une esp�ce de salve, on les appelle _mosqueteros_, et la bonne fortune des auteurs d�pend d'eux. On m'a cont� d'un qui alla trouver un de ces mosqueteros et lui offrit cent reales pour �tre favorable � sa pi�ce. Mais il r�pondit fi�rement que l'on verrait si la pi�ce serait bonne ou non, et elle fut siffl�e. (_Relation de l'�tat d'Espagne_, p. 60.) [107] Tous ceux qui ont �t� � Madrid assurent que ce sont les femmes qui ruinent la plupart des maisons. Il n'y a personne qui n'entretienne sa dame et qui ne donne dans l'amour de quelques courtisanes, et comme il n'y en a point de plus spirituelles dans l'Europe et de plus effront�es, d�s qu'il y a quelqu'un qui tombe dans leurs r�ts, elles le plument d'une belle fa�on. Il leur faut des jupes de trente pistoles, qu'on nomme des garde-pieds, des habits de prix, des pierreries, des carrosses et des meubles. Et c'est un d�faut de g�n�rosit�, parmi cette nation, de rien �pargner pour le sexe.... On a quatre f�tes ici, ou processions hors de la ville, qui sont comme autant de rendez-vous o� elles essayent de para�tre. Alors, il faut que tous leurs galants leur fassent des pr�sents, et s'ils s'y oublient, tout est perdu et ils ne sont point gens d'honneur. (_Voyage d'Espagne_, Van Aarsens, p. 50.) Les m�moires du temps font mention de l'incroyable dissolution des moeurs; de la d�pense que les grands seigneurs faisaient pour les com�diennes; de l'influence de la richesse et de la libert� de propos de ces femmes. Elles se trouvaient en foule au palais lorsque le mar�chal de Gramont vint demander la main de l'infante, et ne lui permettaient pas d'avancer. �Quant � moi, dit son fils, qui �tait fort beau, fort jeune et fort par�, et qui marchait � ses c�t�s, je fus enlev� comme un corps saint par les tapadas, lesquelles me prenaient � force apr�s m'avoir pill� tous mes rubans; peu s'en fallut qu'elles me violassent publiquement.� (_Collection des M�moires_, t. XXXI, p. 315.) [108] Les combats de taureaux sont abandonn�s maintenant � des gens qui font leur profession de ce genre d'exercice; mais alors les plus grands seigneurs se faisaient honneur de descendre dans l'ar�ne. Madame de Villars assista quelque temps apr�s � un combat de taureaux, o� figur�rent six grands ou fils de grands d'Espagne. �C'est une terrible beaut� que cette f�te, dit-elle, la bravoure des tor�adors est grande, aucuns taureaux �pouvantables �prouv�rent bien celle des plus hardis et des meilleurs. Ils crev�rent de leurs cornes plusieurs beaux chevaux, et quand les chevaux sont tu�s, il faut que les seigneurs combattent � pied, l'�p�e � la main, contre ces b�tes furieuses.... Ces seigneurs ont chacun cent hommes v�tus de leurs livr�es.� (_Lettres de madame de Villars_, p. 112.) Le duc de Saint-Simon cite parmi les tor�adors les plus renomm�s de son temps, le comte, puis duc de Los Arcos, grand �cuyer de Philippe V. [109] Les _rejones_ n'�taient autres que les _dscherids_ des Arabes, javelines qu'on lan�ait de cheval et qui �taient, � ce qu'il para�t, une arme redoutable. Les Espagnols les avaient emprunt�es aux Arabes et s'en servaient encore � la guerre, du temps de Charles-Quint. [110] Il se passait � ces combats des sc�nes grotesques, r�sultant de la libert� qu'on laissait � tous les amateurs de se pr�senter dans l'ar�ne. Le Hollandais Van Aarsens vit ainsi un paysan mont� sur un �ne, qui fut d'abord renvers� par le taureau et finit cependant par le tuer. (_Voyage d'Espagne_, p. 115.) [111] Madame d'Aulnoy ne dit rien de plus des aventures de cette int�ressante personne. Elle se proposait sans doute de les narrer; et nous devons croire qu'ayant renonc� � son id�e, elle a, par inadvertance, laiss� subsister ce passage, qui d�s lors n'a aucun sens. [112] Cette perle, de la plus belle eau qu'on a�t jamais vue, est pr�cis�ment faite et �vas�e comme ces petites poires qui sont musqu�es, qu'on appelle des sept-en-gueule et qui paraissent dans leur maturit� vers la fin des fraises. Leur nom marque leur grosseur, quoiqu'il n'y ait point de bouche qui en p�t contenir quatre � la fois, sans p�ril de s'�touffer. La perle est grosse et longue comme les moins grosses de cette esp�ce, et sans comparaison plus qu'aucune autre perle que ce soit. Aussi est-elle unique. On la dit la pareille et l'autre pendant d'oreilles de celle qu'on pr�tend que la folie de magnificence et d'amour fit dissoudre par Marc-Antoine dans du vinaigre, qu'il fit avaler � Cl�op�tre. (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. XIX, p. 197.) [113] L'abb� de Vayrac cite cette �glise de Sainte-Marie qui le frappa par une �trange repr�sentation de la Vierge et de saint Joseph. Saint Joseph �tait habill� en Arlequin, et la Vierge en m�re Gigogne. (_�tat pr�sent de l'Espagne_, p. 81.) [114] Le baron de Gleichen assista � des autos semblables vers la fin du dix-huiti�me si�cle. La premi�re de ces pi�ces, � laquelle je me suis trouv�, �tait une pi�ce all�gorique qui repr�sentait une foire. J�sus-Christ et la Sainte Vierge y tenaient boutique en rivalit� avec la Mort et le P�ch�, et les �mes y venaient faire des emplettes. La boutique de Notre-Seigneur �tait sur le devant du th��tre, au milieu de celles de ses ennemis, et avait pour enseigne une hostie et un calice environn�s de rayons transparents. Tout le jargon marchand �tait prodigu� par la Mort et le P�ch� pour s'attirer des chalands, pour les s�duire et les tromper, tandis que des morceaux de la plus belle �loquence �taient r�cit�s par J�sus-Christ et la Sainte Vierge, pour d�tourner et d�tromper ces �mes �gar�es. Mais malgr� cela ils vendaient moins que les autres, ce qui produisit � la fin de la pi�ce le sujet d'un pas de quatre qui exprimait leur jalousie et qui se termina � l'avantage de Notre-Seigneur et de sa M�re, lesquels chass�rent la Mort et le P�ch� � grands coups d'�trivi�res. Une autre pi�ce, assez plaisante et fort spirituelle, est la com�die du Pape Pie V. C'est une critique tr�s-bien faite des moeurs espagnoles. Dans la derni�re sc�ne, on voit le Pape, qui est un saint, sur un tr�ne au milieu de ses cardinaux, et deux avocats pour plaider devant ce consistoire pour et contre les belles qualit�s et les d�fauts des Espagnols; l'avocat contre finit par d�noncer le fandango comme une danse scandaleuse et licencieuse, et digne de la censure apostolique. Alors, l'avocat tire une guitare de dessous son manteau, et dit qu'il faut avant tout avoir entendu un fandango avant que de pouvoir en juger. Il le joue, et bient�t le plus jeune des cardinaux ne peut plus y tenir: il se tr�mousse, descend de son si�ge et remue les jambes; le second en fait autant; la m�me envie passe au troisi�me et les gagne l'un apr�s l'autre, jusqu'au Saint-P�re qui r�siste longtemps, mais qui, enfin, se m�le parmi eux; et tous finissent par danser et rendre justice au fandango. (_Souvenirs du baron de Gleichen_, p. 15.) [115] �Ces badineries de car�me-prenant� s'accommodaient avec la d�votion des Espagnols. Le conseiller Bertault vit aussi les moines de Valladolid c�l�brer le plus s�rieusement du monde la naissance du Christ par une mascarade. Ils avaient de faux nez et de fausses barbes, les accoutrements les plus �tranges, et simulaient ainsi l'arriv�e des Rois Mages. Ils s'avan�aient en jouant du tambourin et ex�cutaient des danses grotesques dans l'�glise, tandis que l'orgue jouait une chacone. [116] La Casa de contratacion exer�a une influence d�sastreuse sur les finances de l'Espagne. Nous nous sommes efforc�s d'en donner la raison dans la note que nous avons ins�r�e plus loin. (Appendice _E._) [117] Nous renvoyons � l'appendice _F_. la tr�s-longue et tr�s-fastidieuse liste que donne madame d'Aulnoy des vice-royaut�s et gouvernements d'Am�rique. [118] Les choses ne se passaient pas aussi simplement que semble le dire madame d'Aulnoy. Ces ventes �taient devenues un des moyens d'extorsion que les Espagnols employaient pour arracher aux Indiens leurs derni�res ressources. En effet, les marchandises espagnoles �taient remises aux corr�gidors qui en faisaient la r�partition (_repartimento_). Ces magistrats parcouraient aussit�t les districts auxquels ils �taient pr�pos�s et fixaient arbitrairement la qualit� et le prix de la marchandise que chaque Indien devait recevoir. Ils donnaient des miroirs � un sauvage dont la cabane n'avait pas de plancher, des cadenas � un autre dont la chaumi�re �tait suffisamment gard�e par une porte de jonc, des plumes et du papier � un malheureux qui ne savait pas �crire.... Cette premi�re r�partition, qui suivait r�guli�rement l'arriv�e de la flotte et des galions, ne suffisait point � l'avidit� des corr�gidors. Le plus souvent, ils revenaient au bout de quelques jours offrir aux Indiens quelques marchandises qu'ils avaient tenues en r�serve afin d'en assurer le d�bit; ils ne distribuaient la premi�re fois que des objets inutiles � ces malheureux et gardaient soigneusement pour cette nouvelle r�partition les objets de premi�re n�cessit�. (_Notizia secreta_, cit�e par Ch. Weiss, t. II, p. 213.) [119] Les galions fournissaient les march�s du P�rou et du Chili. C'�taient dix vaisseaux de guerre, dont huit portaient de quarante-quatre � cinquante-deux canons. Les deux autres �taient de simples pataches, dont la plus grande �tait arm�e de vingt-quatre canons et la plus petite de six ou huit. La flotte �tait destin�e � faire le commerce avec la Nouvelle-Espagne. Elle se composait de deux vaisseaux de cinquante-deux � cinquante-cinq canons. Les deux escadres �taient accompagn�es de vaisseaux marchands qui avaient chacun de trente � trente-quatre canons et cent vingt hommes d'�quipage. Au temps de Philippe II, soixante-dix vaisseaux de huit cents tonneaux approvisionnaient la Nouvelle-Espagne, et quarante autres le P�rou. Toute cette flotte marchande se trouvait r�duite, sous le r�gne de Charles II, � une vingtaine de vaisseaux. (Weiss, t. II, p. 209.) [120] Les chiffres donn�s par madame d'Aulnoy doivent se rapprocher de la v�rit�, car ils s'accordent avec les curieuses recherches faites par M. de Humbolt. S'appuyant sur des donn�es positives et des conjectures, ce savant d�montre que les importations de l'or d'Am�rique en Espagne eurent lieu dans la progression suivante: deux cent cinquante mille piastres (un million trois cent mille francs), ann�e moyenne, de 1492 � 1500; trois millions de piastres (quinze millions six cent mille francs), de 1500 � 1545; onze millions de piastres (cinquante-sept millions deux cent mille francs), de 1545 � 1600; seize millions (quatre-vingt-trois millions deux cent mille francs), de 1600 � 1700. (Weiss, t. II, p. 115.) Il est fort probable, du reste, que le hasard ait seul servi madame d'Aulnoy, car, quelques pages plus loin, elle donne un chiffre tout diff�rent. [121] L'impuret� du sang �tait un des griefs les plus s�rieux qu'on p�t all�guer; aussi, fallait-il prouver son origine chr�tienne pour arriver aux plus modestes fonctions. Les Espagnols avaient une v�ritable horreur des Juifs et des Maures. Ce trait de caract�re explique un grand nombre de faits de leur histoire, entre autres la popularit� de l'Inquisition, la faveur avec laquelle les contemporains virent l'expulsion des maurisques; enfin, dans les relations journali�res, le prix que l'on attachait � la puret� du sang. (_La limpieza de la sangre_, Ranke, p. 257.) [122] La raison en �tait que, par une exception rare en Espagne, les titres, dignit�s et majorats des Velasco ne se transmettaient pas par les femmes. [123] Cette derni�re assertion est invraisemblable, les majorats se transmettant par les femmes. [124] Le h�ros de cette aventure devait �tre le fils du comte de Castrillo, qui prit une part consid�rable au gouvernement sous le r�gne de Philippe IV et pendant la minorit� de Charles II. La faveur dont il jouit tenait surtout, para�t-il, � ce que sa famille �tait une branche cadette de la maison de Haro, dont le chef �tait alors Don Luis de Haro, marquis del Carpio. [125] La correspondance du marquis de Villars t�moigne de l'incroyable d�sordre qui r�gnait � Madrid. L'ambassadeur de Portugal, dit-il, a trente laquais, les meilleurs soldats qu'il ait pu trouver � Lisbonne, arm�s de toutes sortes d'armes; et quand les Espagnols ont tu� ou fait quelque insulte � sa famille, il envoie un parti de douze ou quinze valets, avec ordre de tuer cinq ou six Espagnols, suivant l'injure qu'on lui a faite. Il est aussi familier d'assassiner ici que de se d�salt�rer lorsqu'on a soif, et il n'y a jamais de ch�timent. (_N�gociations relatives � la succession d'Espagne_, t. IV, p. 168.) [126] La Reine Louise de Savoie, femme de Philippe V, racontait au cardinal d'Estr�e un exemple curieux de l'usage que les Espagnols faisaient des reliques. La duchesse d'Albe, alarm�e de l'�tat de sant� de son fils, fit demander � des moines de Madrid quelques reliques. Elle obtint un doigt de saint Isidore, le fit piler et le fit prendre � son fils, partie en potion, partie en clyst�re. (_M�moires de Louville_, t. II, p. 107.) Le duc de Saint-Simon cite de ces folies espagnoles un exemple non moins plaisant. Louville trouva, dit-il, le duc d'Albe assez malproprement entre deux draps, couch� sur le c�t� droit, o� il �tait sans avoir chang� de place ni fait faire son lit depuis plusieurs mois. Il se disait hors d'�tat de remuer, et se portait pourtant tr�s-bien. Le fait �tait qu'il entretenait une ma�tresse qui, lasse de lui, avait pris la fuite. Il en fut au d�sespoir, la fit chercher par toute l'Espagne, fit dire des messes et autres d�votions pour la retrouver, et finalement fit le voeu de demeurer au lit et sans bouger de dessus le c�t� droit, jusqu'� ce qu'il l'e�t retrouv�e. Il contait cette folie � Louville comme une chose capable de lui rendre sa ma�tresse et tout � fait raisonnable. Il recevait grand monde chez lui et la meilleure compagnie de la cour, et �tait m�me d'excellente conversation. Avec ce voeu, il ne fut de rien � la mort de Charles II, ni � l'av�nement de Philippe V, qu'il ne vit jamais. (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. IV, p. 251.) [127] La pr�tention du duc d'Arcos s'explique par cette circonstance, qu'il avait �pous� la duchesse d'Ave�ro, h�riti�re de Georges de Portugal, b�tard du roi Jean II. Or, la branche de Bragance n'�tait pas moins b�tarde que la branche des ducs d'Ave�ro. [128] Le nom castillan est Eliche. [129] L'ignorance des Espagnols scandalisait les seigneurs de la cour de France. Le duc de Gramont en cite des traits vraiment fort �tranges. Le duc d'Albe, dit-il, s'engagea par malheur � raconter une histoire de son a�eul, qui avait gouvern� les Pays-Bas. Il ne put jamais se souvenir du nom du prince d'Orange, qui servait � son propos, et en sortit en l'appelant toujours El rebelde. Un autre demandait, � propos d'un combat naval livr� par les V�nitiens aux Turcs, qui �tait vice-roi � Venise... On peut parler devant la plupart de ces messieurs-l� allemand, italien, latin, fran�ais, sans qu'ils distinguent trop quelle langue c'est. Ils n'ont nulle curiosit� de voir les pays �trangers et encore moins de s'enqu�rir de ce qui s'y passe... Le m�pris que ces messieurs font des gens qui vont � la guerre ou qui y ont �t�, n'est quasi pas imaginable. J'ai vu Don Francisco de Mennesses qui avait si valeureusement d�fendu Valenciennes contre Monsieur de Turenne, et si bien, qu'on ne put lui prendre sa contrescarpe, n'�tre pas connu � Madrid et ne pouvoir saluer le Roi ni l'amirante de Castille. (_Collection des M�moires relatifs � l'histoire de France_, t. XXXI, p. 226.) [130] Le duc de Saint-Simon, qui assista � une f�te semblable, en fait la description en ces termes: Le duc de Medinaceli, le duc del Arco et le corr�gidor de Madrid avaient chacun leur quadrille de deux cent cinquante bourgeois ou artisans de Madrid, toutes trois diversement masqu�es, c'est-�-dire magnifiquement par�es en mascarades diverses, mais � visage d�couvert, tous mont�s sur les plus beaux chevaux d'Espagne, avec de superbes harnais. Les deux ducs, couverts des plus belles pierreries, ainsi que les harnais de leurs admirables chevaux, �taient, ainsi que le corr�gidor, en habits ordinaires, mais extr�mement magnifiques. Les trois quadrilles, leurs chefs � la t�te, suivies de force gentilshommes, pages et laquais, entr�rent l'une apr�s l'autre dans la place, dont elles firent le tour, et toutes leurs comparses, dans un tr�s-bel ordre et sans la moindre confusion, au bruit de leurs fanfares, celle de Medinaceli la premi�re, celle del Arco apr�s, puis celle de la ville. Les chefs, l'un apr�s l'autre, se rendirent apr�s les comparses sous le balcon de Leurs Majest�s Catholiques, o� �taient le prince et la princesse, les infants et leurs plus grands officiers, tandis que la brigade arrivait vis-�-vis, sous le balcon o� j'�tais. De cet endroit, ils partirent deux � la fois, prenant chacun � l'entr�e de la lice un long et grand flambeau de cire blanche, bien allum�, qui leur �tait pr�sent� de chaque c�t� en m�me temps, d'o� prenant d'abord le petit galop quelques pas, ils poussaient leurs chevaux � toute bride tout du long de la lice, et les arr�taient tout � coup sur cul sous le balcon du Roi. L'adresse de cet exercice, o� pas un ne manqua, est de courir de front sans se d�passer d'une ligne ni rester d'une autre plus en arri�re, t�te contre t�te et croupe contre croupe, tenant d'une main le flambeau droit et ferme, sans pencher d'aucun c�t� et parfaitement vis-�-vis l'un de l'autre et le corps ferme et droit. La quadrille del Arco suivit dans le m�me ordre, puis celle de la ville. Chaque couple de cavaliers n'entrait en lice qu'apr�s que l'autre �tait arriv�, mais partait au m�me instant, et � mesure qu'ils arrivaient, ils prenaient leur rang en commen�ant sous le balcon du Roi, et quand chacune avait achev� de courir, force fanfares, en attendant que l'autre commen��t. Les courses de toutes trois finies, les chefs en reprirent chacun la t�te de la sienne et dans le m�me ordre, mais alors se suivant, toutes trois firent leurs comparses et le tour de la place au bruit de leurs fanfares, sortirent apr�s de la place et se retir�rent comme elles �taient venues. L'ex�cution en fut �galement magnifique, galante et parfaite, et dans un silence qui en releva beaucoup la gr�ce, l'adresse et l'�clat. (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. XIX, p. 200.) [131] Il faut remarquer que le sommelier et les gentilshommes de la chambre portent tous une grande clef qui sort par le manche de la couture de la patte de leur poche droite; le cercle de cette clef est ridiculement large et oblong. Il est dor�, et encore rattach� � la boutonni�re du coin de la poche, avec un ruban qui voltige, de couleur indiff�rente. Les valets int�rieurs, qui sont en petit nombre, la portent de m�me, � la diff�rence que ce qui para�t de leur clef n'est point dor�. Cette clef ouvre toutes les portes des appartements du Roi, de tous ses palais en Espagne. Si un d'eux vient � perdre sa clef, il est oblig� d'en avertir le sommelier qui, sur-le-champ, fait changer toutes les serrures et toutes les clefs aux d�pens de celui qui a perdu la sienne, � qui il en co�te plus de dix mille �cus. Cette clef se porte partout, comme je viens de l'expliquer, et tous les jours, m�me hors d'Espagne. Mais parmi les gentilshommes de la chambre, il y en a de deux sortes: de v�ritables clefs qui ouvrent et qui sont pour les gentilshommes de la chambre en exercice; et des clefs qui n'en ont que la figure, qui n'ouvrent rien et qui s'appellent des clefs caponnes, pour les gentilshommes sans exercice et qui n'ont que le titre et l'ext�rieur de cette distinction. (_M�moires de Saint-Simon_, t. III, p. 117.) [132] Les Rois d'Espagne, dit le marquis de Louville, n'avaient jamais eu de gardes que quelques m�chants lanciers d�guenill�s qui ne le suivaient gu�re et en petit nombre, et qui demandaient l'aum�ne � tout ce qui entrait au palais, comme de vrais gueux qu'ils �taient. [133] Cette absence de toute police ne tarda pas � entra�ner ses cons�quences vers la fin du r�gne de Charles II. Le rench�rissement du pain entra�na des s�ditions qui firent trembler le Roi jusque dans son palais. Sur cent cinquante mille habitants de Madrid, on en comptait, dit le duc de Noailles, plus de soixante mille arm�s, presque tous domestiques ou gens sans aveu, vagabonds, mendiants, � peine cinq mille qui vivaient de leur travail. Sous le dernier r�gne, l'impunit� avait enhardi la licence. Nul combat de taureaux, nulle f�te qu'on ne mit l'�p�e � la main en pr�sence du Roi. (_Collection des M�moires relatifs � l'histoire de France_, t. XXXIV, p. 82.) [134] Voici un mod�le du genre: �Apr�s que, dans le c�leste amphith��tre, le cavalier du jour, mont� sur Phl�g�ton, a vaillamment piqu� le taureau lumineux, vibrant pour javelots des rayons d'or et ayant pour applaudir � ses attaques la charmante assembl�e des �toiles, qui, pour jouir de sa taille �l�gante, s'appuient sur les balcons de l'Aurore; apr�s que, par une singuli�re m�tamorphose, avec des talons de plume et une cr�te de feu, le blond Ph�bus, devenu coq, a pr�sid� la multitude des astres brillants, poules des champs c�lestes, entre les poulets de l'oeuf de Tyndare....� (Weiss, t. II, p. 344.) [135] Les livres d'une valeur s�rieuse s'imprimaient en France ou en Hollande. Ainsi, le conseiller Bertault ayant �t� visiter le c�l�bre J�suite Escobar, apprit de lui qu'il s'�tait vu dans la n�cessit� de faire imprimer son ouvrage � Lyon; il �tait du reste fort modeste, avouait que personne ne se souciait de lui en Espagne; et fut m�me tr�s-surpris du bruit que sa doctrine faisait � l'�tranger. [136] Le comble du d�sordre �tait le d�r�glement de la monnaie, qui avait pass� si avant, que la pistole, qui ne peut valoir en Espagne que quarante-huit r�aux de vellon, c'est-�-dire de monnaie de cuivre, �tait mont�e jusqu'� cent dix, et les piastres ou patagons, qui ne devaient valoir que douze r�aux, se changeaient publiquement pour trente. (_M�moires de la cour d'Espagne_, p. 95.) Cette disette de monnaie d'or et d'argent remontait � une �poque d�j� fort ancienne, ainsi que l'attestent un grand nombre d'auteurs du dix-septi�me si�cle. C'est l� un des faits les plus curieux de cette �poque. Les ma�tres des mines du Mexique et du P�rou n'avaient que de la monnaie de cuivre. La raison, du reste, en est facile � comprendre; l'industrie espagnole �tant enti�rement ruin�e, il fallait solder avec l'or de l'Am�rique toutes les transactions � l'�tranger. [137] Voici en quels termes le duc de Saint-Simon d�crivait la vie de Madrid: �Les Espagnols ne mangeaient point, paressaient chez eux et entre eux; peu de commerce, encore moins avec les �trangers; quelques conversations par esp�ce de soci�t�s de cinq ou six chez l'un d'eux, mais � porte ouverte s'il y venait de hasard quelque autre. J'en ai trouv� quelquefois en faisant des visites. Ils demeuraient l� trois heures ensemble � causer, presque jamais � jouer. On leur apportait du chocolat, des biscuits, de la mousse de sucre, des eaux glac�es, le tout � la main. Les dames espagnoles vivaient de m�me entre elles. (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. XIX, p. 193.) [138] Ce fut Charles III qui s'avisa pour la premi�re fois de purifier la ville de Madrid. �L'infection y �tait si �pouvantable, qu'on la sentait six lieues � la ronde et qu'on la m�chait pendant six semaines avant de s'en �tre blas�. Il n'y a sorte d'oppositions et de difficult�s qu'il n'�prouv�t dans son projet. Il fallut faire venir et employer des Napolitains pour �tablir de force des latrines dans les maisons, et le corps des m�decins composa un m�moire pour repr�senter que l'air de Madrid ayant �t� fort sain, il leur paraissait dangereux de vouloir le changer. Ceci me fait souvenir de l'histoire d'un Espagnol qui �tait tomb� malade en France et dont les m�decins ne pouvaient deviner la maladie. Son valet de chambre imaginant que l'air natal pourrait lui faire du bien, et le malade ne pouvant �tre transport�, il fourra sous son lit un bassin plein d'odeurs de Madrid. L'Espagnol, apr�s des r�ves d�licieux, s'�veilla en disant: O Madrid de mi alma! et il gu�rit.� (_Souvenirs du baron de Gleichen_, p. 14.) [139] Ce n'est pas que les dames ne soient de la meilleure volont� du monde, et que bien souvent elles n'aillent chercher les hommes sans faire conna�tre ce qu'elles sont, croyant toutes que c'est une chose dont on ne saurait se passer que de se divertir.... On est si bien persuad� de cela en Espagne, que ce n'est pas �tre homme que de ne pas accoster une femme que l'on rencontre, soit dans l'�glise, soit dans la rue, pourvu qu'elle n'ait point d'homme avec elle; car, en ce cas-l�, cela est contre l'ordre.... Les femmes ne sortent point qu'emmantel�es d'une mante noire, comme le deuil des dames de France. Elles ne se d�couvrent qu'un oeil et vont cherchant et aga�ant les hommes avec tant d'effronterie, qu'elles tiennent � affront quand on ne veut pas aller plus loin que la conversation. (_Relation de l'�tat d'Espagne_, p. 53.) [140] Le marquis de Louville fait allusion � cet usage dans sa correspondance. Le duc d'Albe venait de refuser l'ambassade de France. Cet homme, dit-il, le plus triste et le plus s�rieux que j'aie jamais vu, est devenu amoureux d'une dame du palais, soeur du duc d'Ossone, aussi laide que lui. Comme il n'y voit goutte, c'est son valet qui fait de loin les signes pour lui. (_M�moires du marquis de Louville_, t. II, p. 108.) [141] Le duc de Saint-Simon donne une id�e beaucoup plus nette des jardins d'Aranjuez. �Le jardin, dit-il, est grand, avec un beau parterre et quelques belles all�es. Le reste, d�coup� de bosquets et de berceaux bas et �troits et pleins de fontaines de belle eau, d'oiseaux, d'animaux, de quelques statues, qui inondent les curieux qui s'amusent � les consid�rer. Il en sort de l'eau de dessous leurs pieds; il leur en tombe de ces oiseaux factices perch�s sur les arbres une pluie abondante et une autre qui se croise en sortant de la gueule des animaux et des statues, en sorte qu'on est noy� en un instant sans savoir o� se sauver. Tout ce jardin est dans l'ancien go�t flamand, fait par des Flamands que Charles-Quint fit venir expr�s. Il ordonna que ce jardin serait toujours entretenu par des jardiniers flamands, sous un directeur de la m�me nation, qui aurait seul le droit d'en ordonner, et cela s'est toujours observ� fid�lement depuis.� (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. XIX, p. 309.) [142] Les fonctions des autres personnages s'expliquent d'elles-m�mes; mais il nous semble � propos de donner quelques d�tails sur celles des qualificateurs et des consulteurs. C'�taient des th�ologiens charg�s d'appr�cier les points douteux des opinions religieuses �mises par les pr�venus. Les subtilit�s des questions qui leur �taient soumises leur permettaient de confondre les affaires politiques avec les affaires religieuses. Ainsi, dans le proc�s d'Antonio Perez, le qualificateur d�finit en ces termes son opinion sur un terme qui leur avait �t� rapport�. Antonio Perez avait dit ces propres paroles: Si Dieu le P�re y voulait mettre obstacle, je lui couperais le nez. Cette proposition, dit le qualificateur, est une proposition blasph�matoire, sentant l'h�r�sie des Vaudois, qui pr�tendent que Dieu est corporel et qu'il a des membres humains. (_Antonio Perez et Philippe II_, Mignet, p. 145.) [143] Au dire de Llorente, treize mille personnes furent br�l�es, et cent quatre-vingt-onze mille quatre cent treize furent condamn�es � diverses peines, de l'ann�e 1481 � l'ann�e 1518. Llorente se base sur un passage de l'historien Mariana, qui parle de deux mille personnes condamn�es � S�ville en 1481; il multiplie ce chiffre par le nombre des tribunaux de l'Inquisition en Espagne, et arrive � se cr�er ainsi une moyenne. La statistique seule peut accepter de semblables �valuations. Mariana, d'ailleurs, semble avoir parl� fort � la l�g�re. Marineo, un contemporain, dit bien que deux mille personnes furent condamn�es; mais, ajoute-t-il, dans un court espace de temps, ce qui change fort la th�se. En r�alit�, nous en sommes r�duits � des conjectures plus ou moins vagues. [144] L'id�e de c�l�brer avec pompe et magnificence l'effroyable c�r�monie de l'auto-da-fe �tait parfaitement espagnole, et madame d'Aulnoy semble s'�tre identifi�e avec le sentiment du pays, en laissant tomber ces mots de sa plume sans autre r�flexion. Il est impossible, en effet, de le m�conna�tre, le tribunal du Saint-Office �tait consid�r� comme une institution nationale et religieuse. A ce double point de vue, il �tait entour� du respect et de la faveur populaires. Nous en trouvons la raison dans le pass� de l'Espagne. Tous les souvenirs se rattachant � la lutte s�culaire que les chr�tiens avaient soutenue contre les musulmans. Or, les rigueurs de l'Inquisition s'exer�aient principalement contre les Maures et les Juifs. Il n'existait gu�re d'h�r�tiques en Espagne, ou, s'il en existait, l'opinion g�n�rale les confondait avec les Juifs. Les auto-da-f� �taient donc consid�r�s comme des repr�sailles envers les oppresseurs du nom chr�tien. Ils donnaient satisfaction au fanatisme religieux, aux haines nationales, aux instincts f�roces de la multitude; ils devenaient ainsi pour elle une f�te �mouvante, plus �mouvante que le plus sanglant combat de taureaux. L'Inquisition avait encore d'autres auxiliaires. Elle �tait, en effet, second�e par la monarchie absolue, dont elle servait les int�r�ts. Primitivement appel�e � r�primer les atteintes port�es � la foi religieuse, elle n'avait pas tard� � subir la pression de l'autorit� souveraine dont elle �manait et �tait devenue un des rouages du gouvernement. Son intervention dans le domaine politique avait puissamment aid� la royaut� � se transformer en une sorte de th�ocratie. Nul mieux que Philippe II ne comprit le parti qu'il pouvait tirer d'un tribunal � sa d�votion. Aussi, s'effor�a-t-il de l'�tablir dans tous les pays soumis � son autorit�. Mais l'Inquisition n'avait sa raison d'�tre qu'en Espagne. Les haines nationales qu'elle flattait n'existaient pas ailleurs; l'entreprise �choua, ainsi que chacun le sait. [145] Un gentilhomme, familier de l'Inquisition, peut apr�s cela faire toutes les m�chantes actions du monde, tuer, assassiner, violer, sans qu'il lui en arrive du mal; car d�s qu'on le veut faire prendre, il se r�clame tout aussit�t de l'Inquisition, o� il a ses causes commises, et il faut que toute autre juridiction c�de, car celle-ci a les mains plus longues que les autres. Les inquisiteurs entreprennent donc ce proc�s, et le familier ne manque point aussit�t de se faire �crouer prisonnier de l'Inquisition, et apr�s cela, il ne laisse pas de se promener partout, pendant qu'on fait tirer le proc�s en longueur.... Quand je passai � Cordoue, je vis un Don Diego de Cabrera y Sotomayor, chevalier del habito de Calatrava, qui me fit voir la salle de l'Inquisition; tous les coins et les prisons et le lieu o� se donne la g�ne aux accus�s, et il me dit qu'il y avait fort longtemps qu'il �tait prisonnier de l'Inquisition de cette nature. (_Relation de l'�tat d'Espagne_, p. 87.) [146] Ainsi que nous l'avons vu, les Espagnols �taient fort sobres; mais lorsqu'il s'agissait de repas de c�r�monie, ils se piquaient d'une magnificence extraordinaire. Le mar�chal, dit le duc de Gramont, fut d�ner chez l'amirante de Castille, qui lui fit un festin superbe et magnifique, � la mani�re espagnole, c'est-�-dire pernicieux et duquel personne ne put manger. J'y vis servir sept cents plats, tous aux armes de l'amirante. Tout ce qui �tait dedans �tait safran� et dor�; puis je les vis reporter comme ils �taient venus, sans que personne de tout ce qui �tait � table y p�t t�ter, et le d�ner dura plus de quatre heures. (_Collection des M�moires relatifs � l'histoire de France_, t. XXXI, p. 317.) [147] Il s'agit probablement de ces �petits jambons vermeils� sur lesquels le duc de Saint-Simon s'extasie, fort rares en Espagne m�me, qui ne se font que chez le duc d'Arcos et deux autres seigneurs, de cochons renferm�s dans des esp�ces de petits parcs remplis de halliers, o� tout fourmille de vip�res dont ces cochons se nourrissent uniquement. (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. XIX, p. 131.) [148] Les t�moignages des contemporains sont trop unanimes, pour qu'il soit possible de douter de la d�population rapide de l'Espagne au dix-septi�me si�cle. Il est difficile seulement de la formuler exactement. L'organisation sociale n'�tait pas encore assez avanc�e pour que les gouvernements eux-m�mes pussent s'en rendre compte autrement que d'une mani�re approximative. Nous nous bornerons donc � donner les chiffres suivants: Un recensement fait en 1594, �poque o� l'Am�rique avait d�j� enlev� � l'Espagne un grand nombre d'�migrants, donna un chiffre de 8,206,791 �mes. Au commencement du r�gne de Philippe IV, la totalit� de la population n'exc�dait gu�re plus de 6,000,000. Sous le r�gne de Charles III, elle �tait de 5,700,000 �mes. Enfin, nous trouvons un terme de comparaison dans le chiffre de la population, sous la domination des Bourbons. En 1726, elle s'�levait � 6,025,000; en 1768, � 9,307,000; en 1797, � 10,541,000; et en 1825, � 14,000,000. (Weiss, t. II, p. 72, 75, 383.) [149] Les gentilshommes ne demeurent pas � la campagne, comme en France et en Allemagne, de fa�on que demeurant tous dans les villes, et n'ayant aucun droit ni privil�ge de chasse par-dessus les bourgeois et n'ayant aucune justice � fief, ni vassaux, comme nos gentilshommes qui sont seigneurs de leurs paroisses, ils n'ont aucune pr�rogative par-dessus les bourgeois, si ce n'est les gentilshommes d'Aragon, dont je ne parle point, de fa�on que ce que l'on appelle hijosdalgos n'est gu�re diff�rent des simples artisans qu'ils appellent officiales, que l'on appelle aussi caballeros, encore que ce soient des cordonniers et autres artisans, qui sont tous habill�s de noir, avec des bas d'estame tir�s et la golille et l'�p�e au c�t�, comme les plus grands seigneurs. Ainsi, � bien parler, on ne sait ce que c'est que la simple noblesse qui est la plus consid�rable en France, et il n'y a de noblesse que ceux qui ont los habitos des ordres militaires et � ce que l'on appelle titulos, qui sont les comtes, marquis ou ducs. (_�tat de l'Espagne_, p. 96.) [150] Je n'eus pas de peine � d�couvrir, dit Gourville, l'extr�me paresse et en m�me temps la vanit� de ces peuples. Il y a des ouvriers pour faire des couteaux, mais il n'y en aurait pas pour les aiguiser, si une infinit� de Fran�ais, que nous appelons gagne-petit, ne se r�pandaient par toute l'Espagne. Il en est de m�me des savetiers et des porteurs d'eau de Madrid. La Guyenne et d'autres provinces de France fournissent un grand nombre d'hommes pour couper le bl� et le battre. Les Espagnols appellent ces gens-l� gavoches et les m�prisent extr�mement. (_Collection des M�moires relatifs � l'histoire de France._) Il r�sulte �galement d'une d�p�che du marquis de Villars, qu'il y avait de son temps en Espagne 67,000 Fran�ais, plus une foule consid�rable de marchands et d'ouvriers italiens, allemands et anglais. Leur concours fut jug� si n�cessaire, que Philippe IV, pour les attirer, les exempta pour six ans de l'imp�t. (Weiss, t. II, p. 146, 147, 149.) [151] On ferait un volume de toutes les superstitions des Espagnols. Nous en citerons quelques traits perdus dans les m�moires des Fran�ais qui accompagn�rent Philippe V. Ainsi le chambellan, comte de Benevente, vint, les larmes aux yeux, avertir Louville de se d�fier d'une berline attel�e qui devait �tre donn�e au Roi et qui, disait-il, �devait, par un sortil�ge, devenir caisse d'oranger, pendant que le Roi deviendrait oranger en caisse. Une autre fois, il s'agissait de la perruque du Roi, affaire d'�tat, s'il en fut, pour le mayordomo-mayor. La prudence exigeait qu'il s'inform�t � qui avaient appartenu les cheveux de cette perruque, car ils pouvaient �tre ensorcel�s. Le mar�chal de Berwick s'avance pour assi�ger Pampelune. A la vue de son arm�e, les habitants s'�tonnent, ils n'en peuvent croire leurs yeux, ils croient � quelque mal�fice, � quelque vision �manant du Diable. Le clerg� se rend sur les remparts, exorcise les �tres fantastiques qui s'approchent, et il ne reconna�t la r�alit� que lorsque les balles viennent siffler � ses oreilles. [152] Le duc de Saint-Simon en cite un exemple curieux. La Reine Louise de Savoie, chassant avec Philippe V, tomba le pied pris dans son �trier qui l'entra�nait. Le premier �cuyer, Don Alonzo Manrique, depuis duc del Arco, eut l'adresse et la l�g�ret� de se jeter � bas de son cheval et de courir assez vite pour d�gager le pied de la Reine. Aussit�t apr�s, il remonta � cheval et s'enfuit � toutes jambes jusqu'au premier couvent qu'il put trouver. C'est qu'en Espagne, toucher aux pieds de la Reine est un crime digne de mort. (_M�moires du duc de Saint-Simon_, t. XVIII, p. 370.) [153] Madame de Maintenon, �crivait la princesse des Ursins, rirait bien si elle savait tous les d�tails de ma charge. Dites-lui, je vous supplie, que c'est moi qui ai l'honneur de prendre la robe de chambre du roi d'Espagne, lorsqu'il se met au lit et de la lui donner avec ses pantoufles quand il se l�ve. Jusque-l�, je prendrais patience; mais que tous les soirs, quand le Roi entre chez la Reine pour se coucher, le comte de Benavente me charge de l'�p�e de Sa Majest�, d'un pot de chambre et d'une lampe que je renverse ordinairement sur mes habits, cela est trop grotesque. (_La Princesse des Ursins_, par Combes, p. 176.)--Paris, 1858. [154] �C'est une belle chose que l'�tiquette, �crivait le marquis de Louville. La Reine vient d'avoir l'agr�ment de ses quatorze ans accomplis. La f�te, en pareille occasion, est grande en ce pays. On l'a c�l�br�e, comme vous l'allez voir, avec un haut �clat. Il y eut baise-main g�n�ral, et Vaset entra solennellement au milieu du cercle de la cour en disant � haute voix: _La Reyna tiena sus reglas._ Je crus qu'il �tait devenu fou, mais j'�tais le seul � le croire.� (_M�moires de Louville_, t. II, p. 107.) [155] Il ne reste plus � la cour d'Espagne, dit le duc de Saint-Simon, trace aucune de cette tol�rance de la vanit� pr�text�e de la galanterie espagnole de l'ancien temps, de personnes qui s'y couvrent sans aucun droit que celui de son entretien avec la dame qu'il sert, dont l'amour le transporte au point de ne savoir ce qu'il fait, si le Roi ou la Reine sont pr�sents, et s'il est couvert ou non. (_M�moires_, t. III, p. 274.) Il est �galement fait mention dans la _Relation de l'�tat d'Espagne_, des embevecidos, si �perdus ou si attentifs � consid�rer leur dame, qu'ils ne songent pas qu'ils sont devant la Reine. [156] La marquise de Villars mentionne dans ses lettres ce nain qui, par son babil, entretenait la conversation avec le Roi. [157] Le duc de Saint-Simon donne sur cette coutume, connue sous le nom de Saccade du Vicaire, de longs d�tails que nous reproduisons dans la note G de l'appendice. [158] Nous donnons cette liste des �v�ch�s, gouvernements, telle quelle; car, bien que g�n�ralement exacte, comme nous avons pris soin de nous en assurer, madame d'Aulnoy semble poss�der des notions assez vagues et m�me fantasques sur la g�ographie. Nous d�clinons donc toute responsabilit� d'exactitude. End of the Project Gutenberg EBook of La cour et la ville de Madrid vers la fin du XVIIe si�cle, by Marie-Catherine de Berneville, c d' Aulnoy *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK LA COUR ET LA VILLE DE MADRID *** ***** This file should be named 29114-8.txt or 29114-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: https://www.gutenberg.org/2/9/1/1/29114/ Produced by Chuck Greif and the Online Distributed Proofreading Team at https://www.pgdp.net (This file was produced from images generously made available by the Biblioth�que nationale de France (BnF/Gallica) at http://gallica.bnf.fr) Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. 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