The Project Gutenberg EBook of L'Abbesse de Castro, by Stendhal This eBook is for the use of anyone anywhere at no cost and with almost no restrictions whatsoever. You may copy it, give it away or re-use it under the terms of the Project Gutenberg License included with this eBook or online at www.gutenberg.org/license Title: L'Abbesse de Castro Author: Stendhal Posting Date: October 5, 2013 [EBook #797] Release Date: January, 1997 Language: French Character set encoding: ISO-8859-1 *** START OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ABBESSE DE CASTRO *** Produced by Tokuya Matsumoto and ebooksgratuits.com Stendhal L'ABBESSE DE CASTRO Chroniques italiennes (1839) I Le m�lodrame nous a montr� si souvent les brigands italiens du seizi�me si�cle, et tant de gens en ont parl� sans les conna�tre, que nous en avons maintenant les id�es les plus fausses. On peut dire en g�n�ral que ces brigands furent l'opposition contre les gouvernements atroces qui, en Italie, succ�d�rent aux r�publiques du moyen �ge. Le nouveau tyran fut d'ordinaire le citoyen le plus riche de la d�funte r�publique, et, pour s�duire le bas peuple, il ornait la ville d'�glises magnifiques et de beaux tableaux. Tels furent les Polentini de Ravenne, les Manfredi de Faenza, les Riario d'Imola, les Cane de V�rone, les Bentivoglio de Bologne, les Visconti de Milan, et enfin, les moins belliqueux et les plus hypocrites de tous, les M�dicis de Florence. Parmi les historiens de ces petits �tats, aucun n'a os� raconter les empoisonnements et assassinats sans nombre ordonn�s par la peur qui tourmentait ces petits tyrans; ces graves historiens �taient � leur solde. Consid�rez que chacun de ces tyrans connaissait personnellement chacun des r�publicains dont il savait �tre ex�cr� (le grand duc de Toscane C�me, par exemple, connaissait Strozzi), que plusieurs de ces tyrans p�rirent par l'assassinat, et vous comprendrez les haines profondes, les m�fiances �ternelles qui donn�rent tant d'esprit et de courage aux Italiens du seizi�me si�cle, et tant de g�nie � leurs artistes. Vous verrez ces passions profondes emp�cher la naissance de ce pr�jug� assez ridicule qu'on appelait l'honneur, du temps de madame de S�vign�, et qui consiste surtout � sacrifier sa vie pour servir le ma�tre dont on est n� le sujet et pour plaire aux dames. Au seizi�me si�cle, l'activit� d'un homme et son m�rite r�el ne pouvaient se montrer en France et conqu�rir l'admiration que par la bravoure sur le champ de bataille ou dans les duels; et, comme les femmes aiment la bravoure et surtout l'audace, elles devinrent les juges supr�mes du m�rite d'un homme. Alors naquit l'esprit de galanterie, qui pr�para l'an�antissement successif de toutes les passions et m�me de l'amour, au profit de ce tyran cruel auquel nous ob�issons tous: la vanit�. Les rois prot�g�rent la vanit� et avec grande raison: de l� l'empire des rubans. En Italie, un homme se distinguait par tous les genres de m�rite, par les grands coups d'�p�e comme par les d�couvertes dans les anciens manuscrits: voyez P�trarque, l'idole de son temps; et une femme du seizi�me si�cle aimait un homme savant en grec autant et plus qu'elle n'e�t aim� un homme c�l�bre par la bravoure militaire. Alors on vit des passions, et non pas l'habitude de la galanterie. Voil� la grande diff�rence entre l'Italie et la France, voil� pourquoi l'Italie a vu na�tre les Rapha�l, les Giorgion, les Titien, les Corr�ge, tandis que la France produisait tous ces braves capitaines du seizi�me si�cle, si inconnus aujourd'hui et dont chacun avait tu� un si grand nombre d'ennemis. Je demande pardon pour ces rudes v�rit�s. Quoi qu'il en soit, les vengeances atroces et n�cessaires des petits tyrans italiens du moyen �ne concili�rent aux brigands le coeur des peuples. On ha�ssait les brigands quand ils volaient des chevaux, du bl�, de l'argent, en un mot, tout ce qui leur �tait n�cessaire pour vivre; mais au fond le coeur des peuples �tait pour eux; et les filles du village pr�f�raient � tous les autres le jeune gar�on qui, une fois dans la vie, avait �t� forc� d'andar alla macchia, c'est-�-dire de fuir dans les bois et de prendre refuge aupr�s des brigands � la suite de quelque action trop imprudente. De nos jours encore tout le monde assur�ment redoute la rencontre des brigands: mais subissent-ils des ch�timents, chacun les plaint. C'est que ce peuple si fin, si moqueur, qui rit de tous les �crits publi�s sous la censure de ses ma�tres, fait sa lecture habituelle de petits po�mes qui racontent avec chaleur la vie des brigands les plus renomm�s. Ce qu'il trouve d'h�ro�que dans ces histoires ravit la fibre artiste qui vit toujours dans les basses classes, et, d'ailleurs, il est tellement las des louanges officielles donn�es � certaines gens, que tout ce qui n'est pas officiel en ce genre va droit � son coeur. Il faut savoir que le bas peuple, en Italie souffre de certaines choses que le voyageur n'apercevrait jamais, v�c�t-il dix ans dans le pays. Par exemple, il y a quinze ans, avant que la sagesse des gouvernements n'e�t supprim� les brigands[1], il n'�tait pas rare de voir certains de leurs exploits punir les iniquit�s des gouverneurs de petites villes. Ces gouverneurs, magistrats absolus dont la paye ne s'�l�ve pas � plus de vingt �cus par mois, sont naturellement aux ordres de la famille la plus consid�rable du pays, qui, par ce moyen bien simple, opprime ses ennemis. Si les brigands ne r�ussissaient pas toujours � punir ces petits gouverneurs despotes, du moins ils se moquaient d'eux et les bravaient, ce qui n'est pas peu de chose aux yeux de ce peuple spirituel. Un sonnet satirique le console de tous ses maux, et jamais il n'oublia une offense. Voil� une autre des diff�rences capitales entre l'Italien et le Fran�ais. [1] Gasparone, le dernier brigand, traita avec le gouvernement en 1826; il est enferm� dans la citadelle de Civita-Vecchia avec trente-deux de ses hommes. Ce fut le manque d'eau sur les sommets des Apennins, o� il s'�tait r�fugi�, qui l'obligea � traiter. C'est un homme d'esprit, d'une figure assez avenante. Au seizi�me si�cle, le gouverneur d'un bourg avait-il condamn� � mort un pauvre habitant en butte � la haine de la famille pr�pond�rante, souvent on voyait les brigands attaquer la prison et essayer de d�livrer l'opprim�. De son c�t�, la famille puissante ne se fiant pas trop aux huit ou dix soldats du gouvernement charg�s de garder la prison, levait � ses frais une troupe de soldats temporaires. Ceux-ci, qu'on appelait des bravi, bivouaquaient dans les alentours de la prison, et se chargeaient d'escorter jusqu'au lieu du supplice le pauvre diable dont la mort avait �t� achet�e. Si cette famille puissante comptait un jeune homme dans son sein, il se mettait � la t�te de ces soldats improvis�s. Cet �tat de la civilisation fait g�mir la morale, j'en conviens; de nos jours on a le duel, l'ennui, et les juges ne se vendent pas; mais ces usages du seizi�me si�cle �taient merveilleusement propres � cr�er des hommes dignes de ce nom. Beaucoup d'historiens, lou�s encore aujourd'hui par la litt�rature routini�re des acad�mies, ont cherch� � dissimuler cet �tat de choses, qui, vers 1550, forma de si grands caract�res. De leur temps, leurs prudents mensonges furent r�compens�s par tous les honneurs dont pouvaient disposer les M�dicis de Florence, les d'Este de Ferrare, les vice-rois de Naples, etc. Un pauvre historien, nomm� Giannone, a voulu soulever un coin du voile; mais, comme il n'a os� dire qu'une tr�s petite partie de la v�rit�, et encore en employant des formes dubitatives et obscures, il est rest� fort ennuyeux, ce qui ne l'a pas emp�ch� de mourir en prison � quatre-vingt-deux ans, le 7 mars 1758. La premi�re chose � faire, lorsque l'on veut conna�tre l'histoire d'Italie, c'est donc de ne point lire les auteurs g�n�ralement approuv�s; nulle part, on n'a mieux connu le prix du mensonge, nulle part, il ne fut mieux pay�[2]. [2] Paul Jove, �v�que de C�me, l'Ar�tin et cent autres moins amusants, et que l'ennui qu'ils distribuent a sauv� de l'infamie, Robertson, Roscoe, sont remplis de mensonges. Guichardin se vendit � C�me Ier, qui se moqua de lui. De nos jours, Coletta et Pignotti ont dit la v�rit�, ce dernier avec la peur constante d'�tre destitu�, quoique ne voulant �tre imprim� qu'apr�s sa mort. Les premi�res histoires qu'on ait �crites en Italie, apr�s la grande barbarie du neuvi�me si�cle, font d�j� mention des brigands, et en parlent comme s'ils eussent exist� de temps imm�morial (voyez le recueil de Muratori). Lorsque, par malheur pour la f�licit� publique, pour la justice, pour le bon gouvernement, mais par bonheur pour les arts, les r�publiques du moyen �ge furent opprim�es, les r�publicains les plus �nergiques, ceux qui aimaient la libert� plus que la majorit� de leurs concitoyens, se r�fugi�rent dans les bois. Naturellement le peuple vex� par les Baglioni, par les Malatesti, par les Bentivoglio, par les M�dicis, etc., aimait et respectait leurs ennemis. Les cruaut�s des petits tyrans qui succ�d�rent aux premiers usurpateurs, par exemple, les cruaut�s de C�me, premier grand-duc de Florence, qui faisait assassiner les r�publicains r�fugi�s jusque dans Venise, jusque dans Paris, envoy�rent des recrues � ces brigands. Pour ne parler que des temps voisins de ceux o� v�cut notre h�ro�ne, vers l'an 1550, Alphonse Piccolomini, duc de Monte Mariano, et Marco Sciarra dirig�rent avec succ�s des bandes arm�es qui, dans les environs d'Albano, bravaient les soldats du pape alors fort braves. La ligne d'op�ration de ces fameux chefs que le peuple admire encore s'�tendait depuis le P� et les marais de Ravenne jusqu'aux bois qui alors couvraient le V�suve. La for�t de la Faggiola, si c�l�bre par leurs exploits, situ�e � cinq lieues de Rome, sur la route de Naples, �tait le quartier g�n�ral de Sciarra, qui, sous le pontificat de Gr�goire XIII, r�unit quelquefois plusieurs milliers de soldats. L'histoire d�taill�e de cet illustre brigand serait incroyable aux yeux de la g�n�ration pr�sente, en ce sens que jamais on ne voudrait comprendre les motifs de ses actes. Il ne fut vaincu qu'en 1592. Lorsqu'il vit ses affaires dans un �tat d�sesp�r�, il traita avec la r�publique de Venise et passa � son service avec ses soldats les plus d�vou�s ou les plus coupables, comme on voudra. Sur les r�clamations du gouvernement romain, Venise, qui avait sign� un trait� avec Sciarra, le fit assassiner, et envoya ses braves soldats d�fendre l'�le de Candie contre les Turcs. Mais la sagesse v�nitienne savait bien qu'une peste meurtri�re r�gnait � Candie, et en quelques jours les cinq cents soldats que Sciarra avait amen�s au service de la r�publique furent r�duits � soixante-sept. Cette for�t de la Faggiola, dont les arbres gigantesques couvrent un ancien volcan, fut le dernier th��tre des exploits de Marco Sciarra. Tous les voyageurs vous diront que c'est le site le plus magnifique de cette admirable campagne de Rome, dont l'aspect sombre semble fait pour la trag�die. Elle couronne de sa noire verdure les sommets du mont Albano. C'est � une certaine �ruption volcanique ant�rieure de bien des si�cles � la fondation de Rome que nous devons cette magnifique montagne. � une �poque qui a pr�c�d� toutes les histoires, elle surgit au milieu de la vaste plaine qui s'�tendait jadis entre les Apennins et la mer. Le Monte Cavi, qui s'�l�ve entour� par les sombres ombrages de la Faggiola, en est le point culminant; on l'aper�oit de partout, de Terracine et d'Ostie comme de Rome et de Tivoli, et c'est la montagne d'Albano, maintenant couverte de palais, qui, vers le midi, termine cet horizon de Rome si c�l�bre parmi les voyageurs. Un couvent de moines noirs a remplac�, au sommet du Monte Cavi, le temple de Jupiter F�r�trien, o� les peuples latins venaient sacrifier en commun et resserrer les liens d'une sorte de f�d�ration religieuse. Prot�g� par l'ombrage de ch�taigniers magnifiques, le voyageur parvient, en quelques heures, aux blocs �normes que pr�sentent les ruines du temple de Jupiter; mais sous ces ombrages sombres, si d�licieux dans ce climat, m�me aujourd'hui, le voyageur regarde avec inqui�tude au fond de la for�t; il a peur des brigands. Arriv� au sommet du Monte Cavi, on allume du feu dans les ruines du temple pour pr�parer les aliments. De ce point, qui domine toute la campagne de Rome, on aper�oit, au couchant, la mer, qui semble � deux pas, quoique � trois ou quatre lieues; on distingue les moindres bateaux; avec la plus faible lunette, on compte les hommes qui passent � Naples sur le bateau � vapeur. De tous les autres c�t�s, la vue s'�tend sur une plaine magnifique qui se termine, au levant, par l'Apennin, au-dessus de Palestrine, et, au nord, par Saint-Pierre et les autres grands �difices de Rome. Le Monte Cavi n'�tant pas trop �lev�, l'oeil distingue les moindres d�tails de ce pays sublime qui pourrait se passer d'illustration historique, et cependant chaque bouquet de bois, chaque pan de mur en ruine, aper�u dans la plaine ou sur les pentes de la montagne, rappelle une de ces batailles si admirables par le patriotisme et la bravoure que raconte Tite-Live. Encore de nos jours l'on peut suivre, pour arriver aux blocs �normes, restes du temple de Jupiter F�r�trien, et qui servent de mur au jardin des moines noirs, la route triomphale parcourue jadis par les premiers rois de Rome. Elle est pav�e de pierres taill�es fort r�guli�rement; et, au milieu de la for�t de la Faggiola, on en trouve de longs fragments. Au bord du crat�re �teint qui, rempli maintenant d'une eau limpide, est devenu le joli lac d'Albano de cinq � six milles de tour, si profond�ment encaiss� dans le rocher de lave, �tait situ�e Albe, la m�re de Rome, et que la politique romaine d�truisit d�s le temps des premiers rois. Toutefois ses ruines existent encore. Quelques si�cles plus tard, � un quart de lieue d'Albe, sur le versant de la montagne qui regarde la mer, s'est �lev�e Albano, la ville moderne; mais elle est s�par�e du lac par un rideau de rochers qui cachent le lac � la ville et la ville au lac. Lorsqu'on l'aper�oit de la plaine, ses �difices blancs se d�tachent sur la verdure noire et profonde de la for�t si ch�re aux brigands et si souvent nomm�e, qui couronne de toutes parts la montagne volcanique. Albano, qui compte aujourd'hui cinq ou six mille habitants, n'en avait pas trois mille en 1540, lorsque florissait, dans les premiers rangs de la noblesse, la puissante famille Campireali, dont nous allons raconter les malheurs. Je traduis cette histoire de deux manuscrits volumineux, l'un romain, et l'autre de Florence. A mon grand p�ril, j'ai os� reproduire leur style, qui est presque celui de nos vieilles l�gendes. Le style si fin et si mesur� de l'�poque actuelle e�t �t�, ce me semble, trop peu d'accord avec les actions racont�es et surtout avec les r�flexions des auteurs. Ils �crivaient vers l'an 1598. Je sollicite l'indulgence du lecteur et pour eux et pour moi. II �Apr�s avoir �crit tant d'histoires tragiques, dit l'auteur du manuscrit florentin, je finirai par celle de toutes qui me fait le plus de peine � raconter. Je vais parler de cette fameuse abbesse du couvent de la Visitation � Castro, H�l�ne de Campireali, dont le proc�s et la mort donn�rent tant � parler � la haute soci�t� de Rome et de l'Italie. D�j�, vers 1555, les brigands r�gnaient dans les environs de Rome, les magistrats �taient vendus aux familles puissantes. En l'ann�e 1572, qui fut celle du proc�s, Gr�goire XIII, Buoncompagni, monta sur le tr�ne de saint Pierre. Ce saint pontife r�unissait toutes les vertus apostoliques; mais on a pu reprocher quelque faiblesse � son gouvernement civil; il ne sut ni choisir des juges honn�tes, ni r�primer les brigands; il s'affligeait des crimes et ne savait pas les punir. Il lui semblait qu'en infligeant la peine de mort il prenait sur lui une responsabilit� terrible. Le r�sultat de cette mani�re de voir fut de peupler d'un nombre presque infini de brigands les routes qui conduisent � la ville �ternelle. Pour voyager avec quelque s�ret�, il fallait �tre ami des brigands. La for�t de la Faggiola, � cheval sur la route de Naples par Albano, �tait depuis longtemps le quartier g�n�ral d'un gouvernement ennemi de celui de Sa Saintet�, et plusieurs fois Rome fut oblig�e de traiter, comme de puissance � puissance, avec Marco Sciarra, l'un des rois de la for�t. Ce qui faisait la force de ces brigands, c'est qu'ils �taient aim�s des paysans leurs voisins. �Cette jolie ville d'Albano, si voisine du quartier g�n�ral des brigands, vit na�tre, en 1542, H�l�ne de Campireali. Son p�re passait pour le patricien le plus riche du pays, et, en cette qualit�, il avait �pous� Victoire Carafa, qui poss�dait de grandes terres dans le royaume de Naples. Je pourrais citer quelques vieillards qui vivent encore, et ont fort bien connu Victoire Carafa et sa fille. Victoire fut un mod�le de prudence et d'esprit; mais, malgr� tout son g�nie, elle ne put pr�venir la ruine de sa famille. Chose singuli�re! Les malheurs affreux qui vont former le triste sujet de mon r�cit ne peuvent, ce me semble, �tre attribu�s, en particulier, � aucun des acteurs que je vais pr�senter au lecteur: je vois des malheureux, mais, en v�rit�, je ne puis trouver des coupables. L'extr�me beaut� et l'�me si tendre de la jeune H�l�ne �taient deux grands p�rils pour elle, et font l'excuse de Jules Branciforte, son amant, tout comme le manque absolu d'esprit de monsignor Cittadini, �v�que de Castro, peut aussi l'excuser jusqu'� un certain point. Il avait d� son avancement rapide dans la carri�re des honneurs eccl�siastiques � l'honn�tet� de sa conduite, et surtout � la mine la plus noble et � la figure la plus r�guli�rement belle que l'on p�t rencontrer. Je trouve �crit de lui qu'on ne pouvait le voir sans l'aimer. �Comme je ne veux flatter personne, je ne dissimulerai point qu'un saint moine du couvent de Monte Cavi, qui souvent avait �t� surpris, dans sa cellule, �lev� � plusieurs pieds au-dessus du sol, comme saint Paul, sans que rien autre que la gr�ce divine p�t le soutenir dans cette position extraordinaire[3], avait pr�dit au seigneur de Campireali que sa famille s'�teindrait avec lui, et qu'il n'aurait que deux enfants, qui tous deux p�riraient de mort violente. Ce fut � cause de cette pr�diction qu'il ne put trouver � se marier dans le pays et qu'il alla chercher fortune � Naples, o� il eut le bonheur de trouver de grands biens et une femme capable, par son g�nie, de changer sa mauvaise destin�e, si toutefois une telle chose e�t �t� possible. Ce seigneur de Campireali passait pour fort honn�te homme et faisait de grandes charit�s; mais il n'avait nul esprit, ce qui fit que peu � peu il se retira du s�jour de Rome, et finit par passer presque toute l'ann�e dans son palais d'Albano. Il s'adonnait � la culture de ses terres, situ�es dans cette plaine si riche qui s'�tend entre la ville et la mer. Par les conseils de sa femme, il fit donner l'�ducation la plus magnifique � son fils Fabio, jeune homme tr�s fier de sa naissance, et � sa fille H�l�ne, qui fut un miracle de beaut�, ainsi qu'on peut le voir encore par son portrait, qui existe dans la collection Farn�se. Depuis que j'ai commenc� � �crire son histoire, je suis all� au palais Farn�se pour consid�rer l'enveloppe mortelle que le ciel avait donn�e � cette femme, dont la fatale destin�e fit tant de bruit de son temps, et occupe m�me encore la m�moire des hommes. La forme de la t�te est un ovale allong�, le front est tr�s grand, les cheveux sont d'un blond fonc�. L'air de sa physionomie est plut�t gai; elle avait de grands yeux d'une expression profonde, et des sourcils ch�tains formant un arc parfaitement dessin�. Les l�vres sont fort minces, et l'on dirait que les contours de la bouche ont �t� dessin�s par le fameux peintre Corr�ge. Consid�r�e au milieu des portraits qui l'entourent � la galerie Farn�se, elle a l'air d'une reine. Il est bien rare que l'air gai soit joint � la majest�. [3] Encore aujourd'hui, cette position singuli�re est regard�e, par le peuple de la campagne de Rome, comme un signe certain de saintet�. Vers l'an 1826, un moine d'Albano fut aper�u plusieurs fois soulev� de terre par la gr�ce divine. On lui attribua de nombreux miracles; on accourait de vingt lieues � la ronde pour recevoir sa b�n�diction; des femmes, appartenant aux premi�res classes de la soci�t�, l'avaient vu se tenant, dans sa cellule, � trois pieds de terre. Tout � coup il disparut. �Apr�s avoir pass� huit ann�es enti�res, comme pensionnaire au couvent de la Visitation de la ville de Castro, maintenant d�truite, o� l'on envoyait, dans ce temps-l�, les filles de la plupart des princes romains, H�l�ne revint dans sa patrie, mais ne quitta point le couvent sans faire offrande d'un calice magnifique au grand autel de l'�glise. A peine de retour dans Albano, son p�re fit venir de Rome, moyennant une pension consid�rable, le c�l�bre po�te Cechino, alors fort �g�; il orna la m�moire d'H�l�ne des plus beaux vers du divin Virgile, de P�trarque, de l'Arioste et du Dante, ses fameux �l�ves.� Ici le traducteur est oblig� de passer une longue dissertation sur les diverses parts de gloire que le seizi�me si�cle faisait � ces grands po�tes. Il para�trait qu'H�l�ne savait le latin. Les vers qu'on lui faisait apprendre parlaient d'amour, et d'un amour qui nous semblerait bien ridicule, si nous le rencontrions en 1839; je veux dire l'amour passionn� qui se nourrit de grands sacrifices, ne peut subsister qu'environn� de myst�re, et se trouve toujours voisin des plus affreux malheurs. Tel �tait l'amour que sut inspirer � H�l�ne, � peine �g�e de dix-sept ans, Jules Branciforte. C'�tait un de ses voisins, fort pauvre; il habitait une ch�tive maison b�tie dans la montagne, � un quart de lieue de la ville, au milieu des ruines d'Albe et sur les bords du pr�cipice de cent cinquante pieds, tapiss� de verdure, qui entoure le lac. Cette maison, qui touchait aux sombres et magnifiques ombrages de la for�t de la Faggiola, a depuis �t� d�molie, lorsqu'on a b�ti le couvent de Palazzuola. Ce pauvre jeune homme n'avait pour lui que son air vif et leste, et l'insouciance non jou�e avec laquelle il supportait sa mauvaise fortune. Tout ce que l'on pouvait dire de mieux en sa faveur, c'est que sa figure �tait expressive sans �tre belle. Mais il passait pour avoir bravement combattu sous les ordres du prince Colonne et parmi ses bravi, dans deux ou trois entreprises fort dangereuses. Malgr� sa pauvret�, malgr� l'absence de beaut�, il n'en poss�dait pas moins, aux yeux de toutes les jeunes filles d'Albano, le coeur qu'il e�t �t� le plus flatteur de conqu�rir. Bien accueilli partout, Jules Branciforte n'avait eu que des amours faciles, jusqu'au moment o� H�l�ne revint du couvent de Castro. �Lorsque, peu apr�s, le grand po�te Cechino se transporta de Rome au palais Campireali, pour enseigner les belles lettres � cette jeune fille, Jules, qui le connaissait, lui adressa une pi�ce de vers latins sur le bonheur qu'avait sa vieillesse de voir de si beaux yeux s'attacher sur les siens, et une �me si pure �tre parfaitement heureuse quand il daignait approuver ses pens�es. La jalousie et le d�pit des jeunes filles auxquelles Jules faisait attention avant le retour d'H�l�ne rendirent bient�t inutiles toutes les pr�cautions qu'il employait pour cacher une passion naissante, et j'avouerai que cet amour entre un jeune homme de vingt-deux ans et une fille de dix-sept fut conduit d'abord d'une fa�on que la prudence ne saurait approuver. Trois mois ne s'�taient pas �coul�s lorsque le seigneur de Campireali s'aper�ut que Jules Branciforte passait trop souvent sous les fen�tres de son palais (que l'on voit encore vers le milieu de la grande rue qui monte vers le lac).� La franchise et la rudesse, suites naturelles de la libert� que souffrent les r�publiques, et l'habitude des passions franches, non encore r�prim�es par les moeurs de la monarchie, se montrent � d�couvert dans la premi�re d�marche du seigneur de Campireali. Le jour m�me o� il fut choqu� des fr�quentes apparitions du jeune Branciforte, il l'apostropha en ces termes: �Comment oses-tu bien passer ainsi sans cesse devant ma maison, et lancer des regards impertinents sur les fen�tres de ma fille, toi qui n'as pas m�me d'habits pour te couvrir? Si je ne craignais que ma d�marche ne f�t mal interpr�t�e des voisins, je te donnerais trois sequins d'or, et tu irais � Rome acheter une tunique plus convenable. Au moins ma vue et celle de ma fille ne seraient plus si souvent offens�es par l'aspect de tes haillons.� Le p�re d'H�l�ne exag�rait sans doute: les habits du jeune Branciforte n'�taient point des haillons, ils �taient faits avec des mat�riaux fort simples; mais, quoique fort propres et souvent bross�s, il faut avouer que leur aspect annon�ait un long usage. Jules eut l'�me si profond�ment navr�e par les reproches du seigneur de Campireali, qu'il ne parut plus de jour devant sa maison. Comme nous l'avons dit, les deux arcades, d�bris d'un aqueduc antique, qui servaient de murs principaux � la maison b�tie par le p�re de Branciforte, et par lui laiss�e � son fils, n'�taient qu'� cinq ou six cents pas d'Albano. Pour descendre de ce lieu �lev� � la ville moderne, Jules �tait oblig� de passer devant le palais Campireali; H�l�ne remarqua bient�t l'absence de ce jeune homme singulier, qui, au dire de ses amies, avait abandonn� toute autre relation pour se consacrer en entier au bonheur qu'il semblait trouver � la regarder. Un soir d'�t�, vers minuit, la fen�tre d'H�l�ne �tait ouverte, la jeune fille respirait la brise de mer qui se fait fort bien sentir sur la colline d'Albano, quoique cette ville soit s�par�e de la mer par une plaine de trois lieues. La nuit �tait sombre, le silence profond; on e�t entendu tomber une feuille. H�l�ne, appuy�e sur sa fen�tre, pensait peut-�tre � Jules, lorsqu'elle entrevit quelque chose comme l'aile silencieuse d'un oiseau de nuit qui passait doucement tout contre sa fen�tre. Elle se retira effray�e. L'id�e ne lui vint point que cet objet p�t �tre pr�sent� par quelque passant: le second �tage du palais o� se trouvait sa fen�tre �tait � plus de cinquante pieds de terre. Tout � coup, elle crut reconna�tre un bouquet dans cette chose singuli�re qui, au milieu d'un profond silence, passait et repassait devant la fen�tre sur laquelle elle �tait appuy�e; son coeur battit avec violence. Ce bouquet lui sembla fix� � l'extr�mit� de deux ou trois de ces cannes, esp�ce de grands joncs, assez semblables au bambou, qui croissent dans la campagne de Rome, et donnent des tiges de vingt � trente pieds. La faiblesse des cannes et la brise assez forte faisaient que Jules avait quelque difficult� � maintenir son bouquet exactement vis-�-vis la fen�tre o� il supposait qu'H�l�ne pouvait se trouver, et d'ailleurs, la nuit �tait tellement sombre, que de la rue l'on ne pouvait rien apercevoir � une telle hauteur. Immobile devant sa fen�tre, H�l�ne �tait profond�ment agit�e. Prendre ce bouquet, n'�tait-ce pas un aveu? Elle n'�prouvait d'ailleurs aucun des sentiments qu'une aventure de ce genre ferait na�tre, de nos jours, chez une jeune fille de la haute soci�t�, pr�par�e � la vie par une belle �ducation. Comme son p�re et son fr�re Fabio �taient dans la maison, sa premi�re pens�e fut que le moindre bruit serait suivi d'un coup d'arquebuse dirig� sur Jules; elle eut piti� du danger que courait ce pauvre jeune homme. Sa seconde pens�e fut que, quoiqu'elle le conn�t encore bien peu, il �tait pourtant l'�tre au monde qu'elle aimait le mieux apr�s sa famille. Enfin, apr�s quelques minutes d'h�sitation, elle prit le bouquet, et, en touchant les fleurs dans l'obscurit� profonde, elle sentit qu'un billet �tait attach� � la tige d'une fleur; elle courut sur le grand escalier pour lire ce billet � la lueur de la lampe qui veillait devant l'image de la Madone. �Imprudente! se dit-elle lorsque les premi�res lignes l'eurent fait rougir de bonheur, si l'on me voit, je suis perdue, et ma famille pers�cutera � jamais ce pauvre jeune homme.� Elle revint dans sa chambre et alluma sa lampe. Ce moment fut d�licieux pour Jules, qui, honteux de sa d�marche et comme pour se cacher m�me dans la profonde nuit, s'�tait coll� au tronc �norme d'un de ces ch�nes verts aux formes bizarres qui existent encore aujourd'hui vis-�-vis le palais Campireali. Dans sa lettre, Jules racontait avec la plus parfaite simplicit� la r�primande hurlante qui lui avait �t� adress�e par le p�re d'H�l�ne. �Je suis pauvre, il est vrai, continuait-il, et vous vous figurerez difficilement tout l'exc�s de ma pauvret�. Je n'ai que ma maison que vous avez peut-�tre remarqu�e sous les ruines de l'aqueduc d'Albe; autour de la maison se trouve un jardin que je cultive moi-m�me, et dont les herbes me nourrissent. Je poss�de encore une vigne qui est afferm�e trente �cus par an. Je ne sais, en v�rit�, pourquoi je vous aime; certainement je ne puis pas vous proposer de venir partager ma mis�re. Et cependant, si vous ne m'aimez point, la vie n'a plus aucun prix pour moi; il est inutile de vous dire que je la donnerais mille fois pour vous. Et cependant, avant votre retour du couvent, cette vie n'�tait point infortun�e: au contraire, elle �tait remplie des r�veries les plus brillantes. Ainsi je puis dire que la vue du bonheur m'a rendu malheureux. Certes, alors personne au monde n'e�t os� m'adresser les propos dont votre p�re m'a fl�tri; mon poignard m'e�t fait prompte justice. Alors, avec mon courage et mes armes, je m'estimais l'�gal de tout le monde; rien ne me manquait. Maintenant tout est bien chang�: je connais la crainte. C'est trop �crire; peut-�tre me m�prisez-vous. Si, au contraire, vous avez quelque piti� de moi, malgr� les pauvres habits qui me couvrent, vous remarquerez que tous les soirs, lorsque minuit sonne au couvent des Capucins au sommet de la colline, je suis cach� sous le grand ch�ne, vis-�-vis la fen�tre que je regarde sans cesse, parce que je suppose qu'elle est celle de votre chambre. Si vous ne me m�prisez pas comme le fait votre p�re, jetez-moi une des fleurs du bouquet, mais prenez garde qu'elle ne soit entra�n�e sur une des corniches ou sur un des balcons de votre palais.� Cette lettre fut lue plusieurs fois; peu � peu les yeux d'H�l�ne se remplirent de larmes; elle consid�rait avec attendrissement ce magnifique bouquet dont les fleurs �taient li�es avec un fil de soie tr�s fort. Elle essaya d'arracher une fleur mais ne put en venir � bout; puis elle fut saisie d'un remords. Parmi les jeunes filles de Rome, arracher une fleur, mutiler d'une fa�on quelconque un bouquet donn� par l'amour, c'est s'exposer � faire mourir cet amour. Elle craignait que Jules ne s'impatient�t, elle courut � sa fen�tre; mais, en y arrivant, elle songea tout � coup qu'elle �tait trop bien vue, la lampe remplissait la chambre de lumi�re. H�l�ne ne savait plus quel signe elle pouvait se permettre; il lui semblait qu'il n'en �tait aucun qui ne d�t beaucoup trop. Honteuse, elle rentra dans sa chambre en courant. Mais le temps se passait; tout � coup, il lui vint une id�e qui la jeta dans un trouble inexprimable: Jules allait croire que, comme son p�re, elle m�prisait sa pauvret�! Elle vit un petit �chantillon de marbre pr�cieux d�pos� sur la table, elle le noua dans son mouchoir, et jeta ce mouchoir au pied du ch�ne vis-�-vis sa fen�tre. Ensuite, elle fit signe qu'on s'�loign�t; elle entendit Jules lui ob�ir; car, en s'en allant, il ne cherchait plus � d�rober le bruit de ses pas. Quand il eut atteint le sommet de la ceinture de rochers qui s�pare le lac des derni�res maisons d'Albano, elle l'entendit chanter des paroles d'amour; elle lui fit des signes d'adieu, cette fois moins timides, puis se mit � relire sa lettre. Le lendemain et les jours suivants, il y eut des lettres et des entrevues semblables; mais, comme tout se remarque dans un village italien, et qu'H�l�ne �tait de bien loin le parti le plus riche du pays, le seigneur de Campireali fut averti que tous les soirs, apr�s minuit, on apercevait de la lumi�re dans la chambre de sa fille; et, chose bien autrement extraordinaire, la fen�tre �tait ouverte, et m�me H�l�ne s'y tenait comme si elle n'e�t �prouv� aucune crainte des zinzare (sorte de cousins, extr�mement incommodes et qui g�tent fort les belles soir�es de la campagne de Rome. Ici je dois de nouveau solliciter l'indulgence du lecteur. Lorsque l'on est tent� de conna�tre les usages des pays �trangers, il faut s'attendre � des id�es bien saugrenues, bien diff�rentes des n�tres). Le seigneur de Campireali pr�para son arquebuse et celle de son fils. Le soir, comme onze heures trois quarts sonnaient, il avertit Fabio, et tous les deux se gliss�rent, en faisant le moins de bruit possible, sur un grand balcon de pierre qui se trouvait au premier �tage du palais, pr�cis�ment sous la fen�tre d'H�l�ne. Les piliers massifs de la balustrade en pierre les mettaient � couvert jusqu'� la ceinture des coups d'arquebuse qu'on pourrait leur tirer du dehors. Minuit sonna: le p�re et le fils entendirent bien quelque bruit sous les arbres qui bordaient la rue vis-�-vis leur palais; mais, ce qui les remplit d'�tonnement, il ne parut pas de lumi�re � la fen�tre d'H�l�ne. Cette fille, si simple jusqu'ici et qui semblait un enfant � la vivacit� de ses mouvements, avait chang� de caract�re depuis qu'elle aimait. Elle savait que la moindre imprudence compromettrait la vie de son amant; si un seigneur de l'importance de son p�re tuait un pauvre homme tel que Jules Branciforte, il en serait quitte pour dispara�tre pendant trois mois, qu'il irait passer � Naples; pendant ce temps, ses amis de Rome arrangeraient l'affaire, et tout se terminerait par l'offrande d'une lampe d'argent de quelques centaines d'�cus � l'autel de la Madone alors � la mode. Le matin, au d�jeuner, H�l�ne avait vu � la physionomie de son p�re qu'il avait un grand sujet de col�re, et, � l'air dont il la regardait quand il croyait n'�tre pas remarqu�, elle pensa qu'elle entrait pour beaucoup dans cette col�re. Aussit�t, elle alla jeter un peu de poussi�re sur les bois des cinq arquebuses magnifiques que son p�re tenait suspendues aupr�s de son lit. Elle couvrit �galement d'une l�g�re couche de poussi�re ses poignards et ses �p�es. Toute la journ�e elle fut d'une gaiet� folle, elle parcourait sans cesse la maison du haut en bas; � chaque instant, elle s'approchait des fen�tres, bien r�solue de faire � Jules un signe n�gatif, si elle avait le bonheur de l'apercevoir. Mais elle n'avait garde: le pauvre gar�on avait �t� si profond�ment humili� par l'apostrophe du riche seigneur de Campireali, que de jour il ne paraissait jamais dans Albano; le devoir seul l'y amenait le dimanche pour la messe de la paroisse. La m�re d'H�l�ne, qui l'adorait et ne savait lui rien refuser, sortit trois fois avec elle ce jour-l�, mais ce fut en vain: H�l�ne n'aper�ut point Jules. Elle �tait au d�sespoir. Que devint-elle lorsque, allant visiter sur le soir les armes de son p�re, elle vit que deux arquebuses avaient �t� charg�es, et que presque tous les poignards et �p�es avaient �t� mani�s! Elle ne fut distraite de sa mortelle inqui�tude que par l'extr�me attention qu'elle donnait au soin de para�tre ne se douter de rien. En se retirant � dix heures du soir, elle ferma � clef la porte de sa chambre, qui donnait dans l'antichambre de sa m�re, puis elle se tint coll�e � sa fen�tre et couch�e sur le sol, de fa�on � ne pouvoir pas �tre per�ue du dehors. Qu'on juge de l'anxi�t� avec laquelle elle entendit sonner les heures; il n'�tait plus question des reproches qu'elle se faisait souvent sur la rapidit� avec laquelle elle s'�tait attach�e � Jules, ce qui pouvait la rendre moins digne d'amour � ses yeux. Cette journ�e-l� avan�a plus les affaires du jeune homme que six mois de constance et de protestations. �� quoi bon mentir? se disait H�l�ne. Est-ce que je ne l'aime pas de toute mon �me?� A onze heures et demie, elle vit fort bien son p�re et son fr�re se placer en embuscade sur le grand balcon de pierre au-dessous de sa fen�tre. Deux minutes apr�s que minuit eut sonn� au couvent des Capucins, elle entendit fort bien aussi les pas de son amant, qui s'arr�ta sous le grand ch�ne; elle remarqua avec joie que son p�re et son fr�re semblaient n'avoir rien entendu: il fallait l'anxi�t� de l'amour pour distinguer un bruit aussi l�ger. �Maintenant, se dit-elle, ils vont me tuer, mais il faut � tout prix qu'ils ne surprennent pas la lettre de ce soir; ils pers�cuteraient � jamais ce pauvre Jules.� Elle fit un signe de croix et, se retenant d'une main au balcon de fer de sa fen�tre, elle se pencha au dehors, s'avan�ant autant que possible dans la rue. Un quart de minute ne s'�tait pas �coul� lorsque le bouquet, attach� comme de coutume � la longue canne, vint frapper sur son bras. Elle saisit le bouquet; mais, en l'arrachant vivement � la canne sur l'extr�mit� de laquelle il �tait fix�, elle fit frapper cette canne contre le balcon en pierre. A l'instant partirent deux coups d'arquebuse suivis d'un silence parfait. Son fr�re Fabio, ne sachant pas trop, dans l'obscurit�, si ce qui frappait violemment le balcon n'�tait pas une corde � l'aide de laquelle Jules descendait de chez sa soeur, avait fait feu sur son balcon; le lendemain, elle trouva la marque de la balle, qui s'�tait aplatie sur le fer. Le seigneur de Campireali avait tir� dans la rue, au bas du balcon de pierre, car Jules avait fait quelque bruit en retenant la canne pr�te � tomber. Jules, de son c�t�, entendant du bruit au-dessus de sa t�te, avait devin� ce qui allait suivre et s'�tait mis � l'abri sous la saillie du balcon. Fabio rechargea rapidement son arquebuse, et, quoi que son p�re p�t lui dire, courut au jardin de la maison, ouvrit sans bruit une petite porte qui donnait sur une rue voisine, et ensuite s'en vint, � pas de loup, examiner un peu les gens qui se promenaient sous le balcon du palais. A ce moment, Jules, qui ce soir-l� �tait bien accompagn�, se trouvait � vingt pas de lui, coll� contre un arbre. H�l�ne, pench�e sur son balcon et tremblante pour son amant, entama aussit�t une conversation � tr�s haute voix avec son fr�re, qu'elle entendait dans la rue; elle lui demanda s'il avait tu� les voleurs. --Ne croyez pas que je sois dupe de votre ruse sc�l�rate! lui cria celui-ci de la rue, qu'il arpentait en tous sens, mais pr�parez vos larmes, je vais tuer l'insolent qui ose s'attaquer � votre fen�tre. Ces paroles �taient � peine prononc�es qu'H�l�ne entendit sa m�re frapper � la porte de sa chambre. H�l�ne se h�ta d'ouvrir, en disant qu'elle ne concevait pas comment cette porte se trouvait ferm�e. --Pas de com�die avec moi, mon cher ange, lui dit sa m�re, ton p�re est furieux et te tuera peut-�tre: viens te placer avec moi dans mon lit; et, si tu as une lettre, donne-la-moi, je la cacherai. H�l�ne lui dit: --Voil� le bouquet, la lettre est cach�e entre les fleurs. A peine la m�re et la fille �taient-elles au lit, que le seigneur Campireali rentra dans la chambre de sa femme, il revenait de son oratoire, qu'il �tait all� visiter, et o� il avait tout renvers�. Ce qui frappa H�l�ne, c'est que son p�re, p�le comme un spectre, agissait avec lenteur et comme un homme qui a parfaitement pris son parti. �Je suis morte!� se dit H�l�ne. --Nous nous r�jouissons d'avoir des enfants, dit son p�re en passant pr�s du lit de sa femme pour aller � la chambre de sa fille, tremblant de fureur, mais affectant un sang-froid parfait; nous nous r�jouissons d'avoir des enfants, nous devrions r�pandre des larmes de sang plut�t quand ces enfants sont des filles. Grand Dieu! Est-il bien possible! Leur l�g�ret� peut enlever l'honneur � tel homme qui, depuis soixante ans, n'a pas donn� la moindre prise sur lui. En disant ces mots, il passa dans la chambre de sa fille. --Je suis perdue, dit H�l�ne � sa m�re, les lettres sont sous le pi�destal du crucifix, � c�t� de la fen�tre. Aussit�t, la m�re sauta hors du lit, et courut apr�s son mari: elle se mit � lui crier les plus mauvaises raisons possibles, afin de faire �clater sa col�re: elle y r�ussit compl�tement. Le vieillard devint furieux, il brisait tout dans la chambre de sa fille; mais la m�re put enlever les lettres sans �tre aper�ue. Une heure apr�s, quand le seigneur de Campireali fut rentr� dans sa chambre � c�t� de celle de sa femme, et tout �tant tranquille dans la maison, la m�re dit � sa fille:--Voil� tes lettres, je ne veux pas les lire, tu vois ce qu'elles ont failli nous co�ter! A ta place, je les br�lerais. Adieu, embrasse-moi. H�l�ne rentra dans sa chambre, fondant en larmes; il lui semblait que, depuis ces paroles de sa m�re, elle n'aimait plus Jules. Puis elle se pr�para � br�ler ses lettres; mais, avant de les an�antir, elle ne put s'emp�cher de les relire. Elle les relut tant et si bien, que le soleil �tait d�j� haut dans le ciel quand enfin elle se d�termina � suivre un conseil salutaire. Le lendemain, qui �tait un dimanche, H�l�ne s'achemina vers la paroisse avec sa m�re; par bonheur, son p�re ne les suivit pas. La premi�re personne qu'elle aper�ut dans l'�glise, ce fut Jules Branciforte. D'un regard elle s'assura qu'il n'�tait point bless�. Son bonheur fut au comble; les �v�nements de la nuit �taient � mille lieues de sa m�moire. Elle avait pr�par� cinq ou six petits billets trac�s sur des chiffons de vieux papier souill�s avec de la terre d�tremp�e d'eau, et tels qu'on peut en trouver sur les dalles d'une �glise; ces billets contenaient tous le m�me avertissement: �Ils avaient tout d�couvert, except� son nom. Qu'il ne reparaisse plus dans la rue; on viendra ici souvent.� H�l�ne laissa tomber un de ces lambeaux de papier; un regard avertit Jules, qui ramassa et disparut. En rentrant chez elle, une heure apr�s, elle trouva sur le grand escalier du palais un fragment de papier qui attira ses regards par sa ressemblance exacte avec ceux dont elle s'�tait servie le matin. Elle s'en empara, sans que sa m�re elle-m�me s'aper��t de rien; elle y lut: �Dans trois jours il reviendra de Rome, o� il est forc� d'aller. On chantera en plein jour, les jours de march�, au milieu du tapage des paysans, vers dix heures.� Ce d�part pour Rome parut singulier � H�l�ne. �Est-ce qu'il craint les coups d'arquebuse de mon fr�re?� se disait-elle tristement. L'amour pardonne tout, except� l'absence volontaire; c'est qu'elle est le pire des supplices. Au lieu de se passer dans une douce r�verie et d'�tre tout occup�e � peser les raisons qu'on a d'aimer son amant, la vie est agit�e par des doutes cruels. �Mais, apr�s tout, puis-je croire qu'il ne m'aime plus?� se disait H�l�ne pendant les trois longues journ�es que dura l'absence de Branciforte. Tout � coup ses chagrins furent remplac�s par une joie folle: le troisi�me jour, elle le vit para�tre en plein midi, se promenant dans la rue devant le palais de son p�re. Il avait des habillements neufs et presque magnifiques. Jamais la noblesse de sa d�marche et la na�vet� gaie et courageuse de sa physionomie n'avaient �clat� avec plus d'avantage; jamais aussi, avant ce jour-l�, on n'avait parl� si souvent dans Albano de la pauvret� de Jules. C'�taient les hommes et surtout les jeunes gens qui r�p�taient ce mot cruel; les femmes et surtout les jeunes filles ne tarissaient pas en �loges de sa bonne mine. Jules passa toute la journ�e � se promener par la ville; il semblait se d�dommager des mois de r�clusion auxquels sa pauvret� l'avait condamn�. Comme il convient � un homme amoureux, Jules �tait bien arm� sous sa tunique neuve. Outre sa dague et son poignard, il avait mis son giacco (sorte de gilet long en mailles de fil de fer, fort incommode � porter, mais qui gu�rissait ces coeurs italiens d'une triste maladie, dont en ce si�cle-l� on �prouvait sans cesse les atteintes poignantes, je veux parler de la crainte d'�tre tu� au d�tour de la rue par un des ennemis qu'on se connaissait). Ce jour-l�, Jules esp�rait entrevoir H�l�ne, et, d'ailleurs, il avait quelque r�pugnance � se trouver seul avec lui-m�me dans sa maison solitaire: voici pourquoi. Ranuce, un ancien soldat de son p�re, apr�s avoir fait dix campagnes avec lui dans les troupes de divers condottieri, et, en dernier lieu, dans celles de Marco Sciarra, avait suivi son capitaine lorsque ses blessures forc�rent celui-ci � se retirer. Le capitaine Branciforte avait des raisons pour ne pas vivre � Rome: il �tait expos� � y rencontrer les fils d'hommes qu'il avait tu�s; m�me dans Albano, il ne se souciait pas de se mettre tout � fait � la merci de l'autorit� r�guli�re. Au lieu d'acheter ou de louer une maison dans la ville, il aima mieux en b�tir une situ�e de fa�on � voir venir de loin les visiteurs. Il trouva dans les ruines d'Albe une position admirable: on pouvait sans �tre aper�u par les visiteurs indiscrets, se r�fugier dans la for�t o� r�gnait son ancien ami et patron, le prince Fabrice Colonna. Le capitaine Branciforte se moquait fort de l'avenir de son fils. Lorsqu'il se retira du service, �g� de cinquante ans seulement, mais cribl� de blessures, il calcula qu'il pourrait vivre encore quelque dix ans, et, sa maison b�tie, d�pensa chaque ann�e le dixi�me de ce qu'il avait amass� dans les pillages des villes et villages auxquels il avait eu l'honneur d'assister. Il acheta la vigne qui rendait trente �cus de rente � son fils, pour r�pondre � la mauvaise plaisanterie d'un bourgeois d'Albano, qui lui avait dit, un jour qu'il disputait avec emportement sur les int�r�ts et l'honneur de la ville, qu'il appartenait, en effet, � un aussi riche propri�taire que lui de donner des conseils aux anciens d'Albano. Le capitaine acheta la vigne, et annon�a qu'il en ach�terait bien d'autres puis, rencontrant le mauvais plaisant dans un lieu solitaire, il le tua d'un coup de pistolet. Apr�s huit ann�es de ce genre de vie, le capitaine mourut; son aide de camp Ranuce adorait Jules; toutefois, fatigu� de l'oisivet�, il reprit du service dans la troupe du prince Colonna. Souvent il venait voir son fils Jules, c'�tait le nom qu'il lui donnait, et, � la veille d'un assaut p�rilleux que le prince devait soutenir dans sa forteresse de la Petrella, il avait emmen� Jules combattre avec lui. Le voyant fort brave: --Il faut que tu sois fou, lui dit-il, et de plus bien dupe, pour vivre aupr�s d'Albano comme le dernier et le plus pauvre de ses habitants, tandis qu'avec ce que je te vois faire et le nom de ton p�re tu pourrais �tre parmi nous un brillant soldat d'aventure, et de plus faire ta fortune. Jules fut tourment� par ces paroles; il savait le latin montr� par un pr�tre; mais son p�re s'�tant toujours moqu� de tout ce que disait le pr�tre au del� du latin, il n'avait absolument aucune instruction. En revanche, m�pris� pour sa pauvret�, isol� dans sa maison solitaire, il s'�tait fait un certain bon sens qui, par sa hardiesse, aurait �tonn� les savants. Par exemple, avant d'aimer H�l�ne, et sans savoir pourquoi, il adorait la guerre, mais il avait de la r�pugnance pour le pillage, qui, aux yeux de son p�re le capitaine et de Ranuce, �tait comme la petite pi�ce destin�e � faire rire, qui suit la noble trag�die. Depuis qu'il aimait H�l�ne, ce bon sens acquis par ses r�flexions solitaires faisait le supplice de Jules. Cette �me, si insouciante jadis, n'osait consulter personne sur ses doutes, elle �tait remplie de passion et de mis�re. Que ne dirait pas le seigneur de Campireali s'il le savait soldat d'aventure? Ce serait pour le coup qu'il lui adresserait des reproches fond�s! Jules avait toujours compt� sur le m�tier de soldat, comme sur une ressource assur�e pour le temps o� il aurait d�pens� le prix des cha�nes d'or et autres bijoux qu'il avait trouv�s dans la caisse de fer de son p�re. Si Jules n'avait aucun scrupule � enlever, lui si pauvre, la fille du riche seigneur de Campireali, c'est qu'en ce temps-l� les p�res disposaient de leurs biens apr�s eux comme bon leur semblait, et le seigneur de Campireali pouvait fort bien laisser mille �cus � sa fille pour toute fortune. Un autre probl�me tenait l'imagination de Jules profond�ment occup�e: 1� dans quelle ville �tablirait-il la jeune H�l�ne apr�s l'avoir �pous�e et enlev�e � son p�re? 2� Avec quel argent la ferait-il vivre? Lorsque le seigneur de Campireali lui adressa le reproche sanglant auquel il avait �t� tellement sensible, Jules fut pendant deux jours en proie � la rage et � la douleur la plus vive: il ne pouvait se r�soudre ni � tuer le vieillard insolent, ni � le laisser vivre. Il passait les nuits enti�res � pleurer; enfin il r�solut de consulter Ranuce, le seul ami qu'il e�t au monde; mais cet ami le comprendrait-il? Ce fut en vain qu'il chercha Ranuce dans toute la for�t de la Faggiola, il fut oblig� d'aller sur la route de Naples, au del� de Velletri, o� Ranuce commandait une embuscade: il y attendait, en nombreuse compagnie, Ruiz d'Avalos, g�n�ral espagnol, qui se rendait � Rome par terre, sans se rappeler que nagu�re, en nombreuse compagnie, il avait parl� avec m�pris des soldats d'aventure de la compagnie Colonna. Son aum�nier lui rappela fort � propos cette petite circonstance, et Ruiz d'Avalos prit le parti de faire armer une barque et de venir � Rome par mer. D�s que le capitaine Ranuce eut entendu le r�cit de Jules: --D�cris-moi exactement, lui dit-il, la personne de ce seigneur de Campireali, afin que son imprudence ne co�te pas la vie � quelque bon habitant d'Albano. D�s que l'affaire qui nous retient ici sera termin�e par oui ou par non, tu te rendras � Rome, o� tu auras soin de te montrer dans les h�telleries et autres lieux publics, � toutes les heures de la journ�e; il ne faut pas que l'on puisse te soup�onner � cause de ton amour pour la fille. Jules eut beaucoup de peine � calmer la col�re de l'ancien compagnon de son p�re. Il fut oblig� de se f�cher. --Crois-tu que je demande ton �p�e? Lui dit-il enfin. Apparemment que, moi aussi, j'ai une �p�e! Je te demande un conseil sage. Ranuce finissait tous ses discours par ces paroles: --Tu es jeune, tu n'as pas de blessures; l'insulte a �t� publique: or, un homme d�shonor� est m�pris� m�me des femmes. Jules lui dit qu'il d�sirait r�fl�chir encore sur ce que voulait son coeur, et, malgr� les instances de Ranuce, qui pr�tendait absolument qu'il pr�t part � l'attaque de l'escorte du g�n�ral espagnol, o�, disait-il, il y aurait de l'honneur � acqu�rir, sans compter les doublons, Jules revint seul � sa petite maison. C'est l� que la veille du jour o� le seigneur de Campireali lui tira un coup d'arquebuse, il avait re�u Ranuce et son caporal, de retour des environs de Velletri. Ranuce employa la force pour voir la petite caisse de fer o� son patron, le capitaine Branciforte, enfermait jadis les cha�nes d'or et autres bijoux dont il ne jugeait pas � propos de d�penser la valeur aussit�t apr�s une exp�dition. Ranuce y trouva deux �cus. --Je te conseille de te faire moine, dit-il � Jules, tu en as toutes les vertus: l'amour de la pauvret�, en voici la preuve; l'humilit�, tu te laisses vilipender en pleine rue par un richard d'Albano; il ne te manque plus que l'hypocrisie et la gourmandise. Ranuce mit de force cinquante doublons dans la cassette de fer. --Je te donne ma parole, dit-il � Jules, que si d'ici � un mois le seigneur Campireali n'est pas enterr� avec tous les honneurs dus � sa noblesse et � son opulence, mon caporal ici pr�sent viendra avec trente hommes d�molir ta petite maison et br�ler tes pauvres meubles. Il ne faut pas que le fils du capitaine Branciforte fasse une mauvaise figure en ce monde, sous pr�texte d'amour. Lorsque le seigneur de Campireali et son fils tir�rent les deux coups d'arquebuse, Ranuce et le caporal avaient pris position sous le balcon de pierre, et Jules eut toutes les peines du monde � les emp�cher de tuer Fabio, ou du moins de l'enlever, lorsque celui-ci fit une sortie imprudente en passant par le jardin, comme nous l'avons racont� en son lieu. La raison qui calma Ranuce fut celle-ci: il ne faut pas tuer un jeune homme qui peut devenir quelque chose et se rendre utile, tandis qu'il y a un vieux p�cheur plus coupable que lui, et qui n'est plus bon qu'� enterrer. Le lendemain de cette aventure, Ranuce s'enfon�a dans la for�t, et Jules partit pour Rome. La joie qu'il eut d'acheter de beaux habits avec les doublons que Ranuce lui avait donn�s �tait cruellement alt�r�e par cette id�e bien extraordinaire pour son si�cle, et qui annon�ait les hautes destin�es auxquelles il parvint dans la suite; il se disait: Il faut qu'H�l�ne connaisse qui je suis. Tout autre homme de son �ge et de son temps n'e�t song� qu'� jouir de son amour et � enlever H�l�ne, sans penser en aucune fa�on � ce qu'elle deviendrait six mois apr�s, pas plus qu'� l'opinion qu'elle pourrait garder de lui. De retour dans Albano, et l'apr�s-midi m�me du jour o� Jules �talait � tous les yeux les beaux habits qu'il avait rapport�s de Rome, il sut par le vieux Scotti, son ami, que Fabio �tait sorti de la ville � cheval, pour aller � trois lieues de l� � une terre que son p�re poss�dait dans la plaine, sur le bord de la mer. Plus tard, il vit le seigneur Campireali prendre, en compagnie de deux pr�tres, le chemin de la magnifique all�e de ch�nes verts qui couronne le bord du crat�re au fond duquel s'�tend le lac d'Albano. Dix minutes apr�s, une vieille femme s'introduisait hardiment dans le palais de Campireali, sous pr�texte de vendre de beaux fruits; la premi�re personne qu'elle rencontra fut la petite cam�riste Marietta, confidente intime de sa ma�tresse H�l�ne, laquelle rougit jusqu'au blanc des yeux en recevant un beau bouquet. La lettre que cachait le bouquet �tait d'une longueur d�mesur�e: Jules racontait tout ce qu'il avait �prouv� depuis la nuit des coups d'arquebuse; mais, par une pudeur bien singuli�re, il n'osait pas avouer ce dont tout autre jeune homme de son temps e�t �t� si fier, savoir: qu'il �tait fils d'un capitaine c�l�bre par ses aventures, et que lui-m�me avait d�j� marqu� par sa bravoure dans plus d'un combat. Il croyait toujours entendre les r�flexions que ces faits inspireraient au vieux Campireali. Il faut savoir qu'au seizi�me si�cle les jeunes filles, plus voisines du bon sens r�publicain, estimaient beaucoup plus un homme pour ce qu'il avait fait lui-m�me que pour les richesses amass�es par ses p�res ou pour les actions c�l�bres de ceux-ci. Mais c'�taient surtout les jeunes filles du peuple qui avaient ces pens�es. Celles qui appartenaient � la classe riche ou noble avaient peur des brigands, et, comme il est naturel, tenaient en grande estime la noblesse et l'opulence. Jules finissait sa lettre par ces mots: �Je ne sais si les habits convenables que j'ai rapport�s de Rome vous auront fait oublier la cruelle injure qu'une personne que vous respectez m'adressa nagu�re, � l'occasion de ma ch�tive apparence; j'ai pu me venger, je l'aurais d�, mon honneur le commandait; je ne l'ai point fait en consid�ration des larmes que ma vengeance aurait co�t� � des yeux que j'adore. Ceci peut vous prouver, si, pour mon malheur, vous en doutiez encore, qu'on peut �tre tr�s pauvre et avoir des sentiments nobles. Au reste, j'ai � vous r�v�ler un secret terrible; je n'aurais assur�ment aucune peine � le dire � toute autre femme; mais je ne sais pourquoi je fr�mis en pensant � vous l'apprendre. Il peut d�truire, en un instant, l'amour que vous avez pour moi; aucune protestation ne me satisferait de votre part. Je veux lire dans vos yeux l'effet que produira cet aveu. Un de ces jours, � la tomb�e de la nuit, je vous verrai dans le jardin situ� derri�re le palais. Ce jour-l�, Fabio et votre p�re seront absents: lorsque j'aurai acquis la certitude que, malgr� leur m�pris pour un pauvre jeune homme mal v�tu, ils ne pourront nous enlever trois quarts d'heure ou une heure d'entretien, un homme para�tra sous les fen�tres de votre palais, qui fera voir aux enfants du pays un renard apprivois�. Plus tard, lorsque l'Ave Maria sonnera, vous entendrez tirer un coup d'arquebuse dans le lointain; � ce moment approchez-vous du mur de votre jardin, et, si vous n'�tes pas seule, chantez. S'il y a du silence, votre esclave para�tra tout tremblant � vos pieds, et vous racontera des choses qui peut-�tre vous feront horreur. En attendant ce jour d�cisif et terrible pour moi, je ne me hasarderai plus � vous pr�senter de bouquet � minuit; mais vers les deux heures de nuit je passerai en chantant, et peut-�tre, plac�e au grand balcon de pierre, vous laisserez tomber une fleur cueillie par vous dans votre jardin. Ce sont peut-�tre les derni�res marques d'affection que vous donnerez au malheureux Jules.� Trois jours apr�s, le p�re et le fr�re d'H�l�ne �taient all�s � cheval � la terre qu'ils poss�daient sur le bord de la mer; ils devaient en partir un peu avant le coucher du soleil, de fa�on � �tre de retour chez eux vers les deux heures de nuit. Mais, au moment de se mettre en route, non seulement leurs deux chevaux, mais tous ceux qui �taient dans la ferme, avaient disparu. Fort �tonn�s de ce vol audacieux, ils cherch�rent leurs chevaux, qu'on ne retrouva que le lendemain dans la for�t de haute futaie qui borde la mer. Les deux Campireali, p�re et fils, furent oblig�s de regagner Albano dans une voiture champ�tre tir�e par des boeufs. Ce soir-l�, lorsque Jules fut aux genoux d'H�l�ne, il �tait presque tout � fait nuit, et la pauvre fille fut bien heureuse de cette obscurit�; elle paraissait pour la premi�re fois devant cet homme qu'elle aimait tendrement, qui le savait fort bien, mais enfin auquel elle n'avait jamais parl�. Une remarque qu'elle fit lui rendit un peu de courage; Jules �tait plus p�le et plus tremblant qu'elle. Elle le voyait � ses genoux: �En v�rit�, je suis hors d'�tat de parler�, lui dit-il. Il y eut quelques instants apparemment fort heureux; ils se regardaient, mais sans pouvoir articuler un mot, immobiles comme un groupe de marbre assez expressif. Jules �tait � genoux, tenant une main d'H�l�ne; celle-ci la t�te pench�e, le consid�rait avec attention. Jules savait bien que, suivant les conseils de ses amis, les jeunes d�bauch�s de Rome, il aurait d� tenter quelque chose; mais il eut horreur de cette id�e. Il fut r�veill� de cet �tat d'extase et peut-�tre du plus vif bonheur que puisse donner l'amour, par cette id�e: le temps s'envole rapidement; les Campireali s'approchent de leur palais. Il comprit qu'avec une �me scrupuleuse comme la sienne il ne pouvait trouver de bonheur durable, tant qu'il n'aurait fait � sa ma�tresse cet aveu terrible qui e�t sembl� une si lourde sottise � ses amis de Rome. --Je vous ai parl� d'un aveu que peut-�tre je ne devrais pas vous faire, dit-il enfin � H�l�ne. Jules devint fort p�le; il ajouta avec peine et comme si la respiration lui manquait: --Peut-�tre je vais voir dispara�tre ces sentiments dont l'esp�rance fait ma vie. Vous me croyez pauvre; ce n'est pas tout: je suis brigand et fils de brigand. A ces mots, H�l�ne, fille d'un homme riche et qui avait toutes les peurs de sa caste, sentit qu'elle allait se trouver mal; elle craignit de tomber. �Quel chagrin ne sera-ce pas pour ce pauvre Jules! pensait-elle: il se croira m�pris�.� Il �tait � ses genoux. Pour ne pas tomber, elle s'appuya sur lui, et, peu apr�s, tomba dans ses bras, comme sans connaissance. Comme on voit, au seizi�me si�cle, on aimait l'exactitude dans les histoires d'amour. C'est que l'esprit ne jugeait pas ces histoires-l�, l'imagination les sentait, et la passion du lecteur s'identifiait avec celle des h�ros. Les deux manuscrits que nous suivons, et surtout celui qui pr�sente quelques tournures de phrases particuli�res au dialecte florentin, donnent dans le plus grand d�tail l'histoire de tous les rendez-vous qui suivirent celui-ci. Le p�ril �tait les remords � la jeune fille. Souvent les p�rils furent extr�mes; mais ils ne firent qu'enflammer ces deux coeurs pour qui toutes les sensations provenant de leur amour �taient du bonheur. Plusieurs fois Fabio et son p�re furent sur le point de les surprendre. Ils �taient furieux, se croyant brav�s: le bruit public leur apprenait que Jules �tait l'amant d'H�l�ne, et cependant ils ne pouvaient rien voir. Fabio, jeune homme imp�tueux et fier de sa naissance, proposait � son p�re de faire tuer Jules. --Tant qu'il sera dans ce monde, lui disait-il, les jours de ma soeur courent les plus grands dangers. Qui nous dit qu'au premier moment notre honneur ne nous obligera pas � tremper les mains dans le sang de cette obstin�e? Elle est arriv�e � ce point d'audace, qu'elle ne nie plus son amour; vous l'avez vue ne r�pondre � vos reproches que par un silence morne; eh bien! Ce silence est l'arr�t de mort de Jules Branciforte. --Songez quel a �t� son p�re, r�pondait le seigneur de Campireali. Assur�ment il ne nous est pas difficile d'aller passer six mois � Rome, et, pendant ce temps, ce Branciforte dispara�tra. Mais qui nous dit que son p�re qui, au milieu de tous ses crimes, fut brave et g�n�reux, g�n�reux au point d'enrichir plusieurs de ses soldats et de rester pauvre lui-m�me, qui nous dit que son p�re n'a pas encore des amis, soit dans la compagnie du duc de Monte Mariano, soit dans la compagnie Colonna, qui occupe souvent les bois de la Faggiola, � une demi-lieue de chez nous? En ce cas, nous sommes tous massacr�s sans r�mission, vous, moi, et peut-�tre aussi votre malheureuse m�re. Ces entretiens du p�re et du fils, souvent renouvel�s, n'�taient cach�s qu'en partie � Victoire Carafa, m�re d'H�l�ne, et la mettaient au d�sespoir. Le r�sultat des discussions entre Fabio et son p�re fut qu'il �tait inconvenant pour leur honneur de souffrir paisiblement la continuation des bruits qui r�gnaient dans Albano. Puisqu'il n'�tait pas prudent de faire dispara�tre ce jeune Branciforte qui, tous les jours, paraissait plus insolent, et, de plus, maintenant rev�tu d'habits magnifiques, poussait la suffisance jusqu'� adresser la parole dans les lieux publics, soit � Fabio, soit au seigneur de Campireali lui-m�me, il y avait lieu de prendre l'un des deux partis suivants, ou peut-�tre m�me tous les deux: il fallait que la famille enti�re rev�nt habiter Rome, il fallait ramener H�l�ne au couvent de la Visitation de Castro, o� elle resterait jusqu'� ce que on lui e�t trouv� un parti convenable. Jamais H�l�ne n'avait avou� son amour � sa m�re: la fille et la m�re s'aimaient tendrement, elles passaient leur vie ensemble, et pourtant jamais un seul mot sur ce sujet, qui les int�ressait presque �galement toutes les deux, n'avait �t� prononc�. Pour la premi�re fois le sujet presque unique de leurs pens�es se trahit par des paroles, lorsque la m�re fit entendre � sa fille qu'il �tait question de transporter � Rome l'�tablissement de la famille, et peut-�tre m�me de la renvoyer passer quelques ann�es au couvent de Castro. Cette conversation �tait imprudente de la part de Victoire Carafa, et ne peut �tre excus�e que par la tendresse folle qu'elle avait pour sa fille. H�l�ne, �perdue d'amour, voulut prouver � son amant qu'elle n'avait pas honte de sa pauvret� et que sa confiance en son honneur �tait sans bornes. �Qui le croirait? s'�crie l'auteur florentin, apr�s tant de rendez-vous hardis et voisins d'une mort horrible, donn�s dans le jardin et m�me une fois ou deux dans sa propre chambre, H�l�ne �tait pure! Forte de sa vertu, elle proposa � son amant de sortir du palais, vers minuit, par le jardin, et d'aller passer le reste de la nuit dans sa petite maison construite sur les ruines d'Albe, � plus d'un quart de lieue de l�. Ils se d�guis�rent en moines de saint Fran�ois. H�l�ne �tait d'une taille �lanc�e, et, ainsi v�tue, semblait un jeune fr�re novice de dix-huit ou vingt ans. Ce qui est incroyable, et marque bien le doigt de Dieu, c'est que, dans l'�troit chemin taill� dans le roc, et qui passe encore contre le mur du couvent des Capucins, Jules et sa ma�tresse, d�guis�s en moines, rencontr�rent le seigneur de Campireali et son fils Fabio, qui, suivis de quatre domestiques bien arm�s, et pr�c�d�s d'un page portant une torche allum�e, revenaient de Castel Gandolfo, bourg situ� sur les bords du lac assez pr�s de l�. Pour laisser passer les deux amants, les Campireali et leurs domestiques se plac�rent � droite et � gauche de ce chemin taill� dans le roc et qui peut avoir huit pieds de large. Combien n'e�t-il pas �t� plus heureux pour H�l�ne d'�tre reconnue en ce moment! Elle e�t �t� tu�e d'un coup de pistolet par son p�re ou son fr�re, et son supplice n'e�t dur� qu'un instant: mais le ciel en avait ordonn� autrement (superis aliter visum). �On ajoute encore une circonstance sur cette singuli�re rencontre, et que la signora de Campireali, parvenue � une extr�me vieillesse et presque centenaire, racontait encore quelquefois � Rome devant des personnages graves qui, bien vieux eux-m�mes, me l'ont redite lorsque mon insatiable curiosit� les interrogeait sur ce sujet-l� et sur bien d'autres. �Fabio de Campireali, qui �tait un jeune homme fier de son courage et plein de hauteur, remarquant que le moine le plus �g� ne saluait ni son p�re, ni lui, en passant si pr�s d'eux, s'�cria: �Voil� un fripon de moine bien fier! Dieu sait ce qu'il va faire hors du couvent, lui et son compagnon, � cette heure indue! Je ne sais ce qui me tient de lever leurs capuchons; nous verrions leurs mines.� �A ces mots, Jules saisit sa dague sous sa robe de moine, et se pla�a entre Fabio et H�l�ne. En ce moment il n'�tait pas � plus d'un pied de distance de Fabio; mais le ciel en ordonna autrement, et calma par un miracle la fureur de ces deux jeunes gens, qui bient�t devaient se voir de si pr�s.� Dans le proc�s que par la suite on intenta � H�l�ne de Campireali, on voulut pr�senter cette promenade nocturne comme une preuve de corruption. C'�tait le d�lire d'un jeune coeur enflamm� d'un fol amour, mais ce coeur �tait pur. III Il faut savoir que les Orsini, �ternels rivaux des Colonna, et tout-puissants alors dans les villages les plus voisins de Rome, avaient fait condamner � mort, depuis peu, par les tribunaux du gouvernement, un riche cultivateur nomm� Balthazar Bandini, n� � la Petrella. Il serait trop long de rapporter ici les diverses actions que l'on reprochait � Bandini: la plupart seraient des crimes aujourd'hui, mais ne pouvaient �tre consid�r�es d'une fa�on aussi s�v�re en 1559. Bandini �tait en prison dans un ch�teau appartenant aux Orsini, et situ� dans la montagne du c�t� de Valmontone, � six lieues d'Albano. Le barigel de Rome, suivi de cent cinquante de ses sbires, passa une nuit sur la grande route; il venait chercher Bandini pour le conduire � Rome dans les prisons de Tordinona; Bandini avait appel� � Rome de la sentence qui le condamnait � mort. Mais, comme nous l'avons dit, il �tait natif de la Petrella, forteresse appartenant aux Colonna, la femme de Bandini vint dire publiquement � Fabrice Colonna, qui se trouvait � la Petrella. --Laisserez-vous mourir un de vos fid�les serviteurs? Colonna r�pondit: --A Dieu ne plaise que je m'�carte jamais du respect que je dois aux d�cisions des tribunaux du pape mon seigneur! Aussit�t ses soldats re�urent des ordres, et il fit donner avis de se tenir pr�ts � tous ses partisans. Le rendez-vous �tait indiqu� dans les environs de Valmontone, petite ville b�tie au sommet d'un rocher peu �lev�, mais qui a cour rempart un pr�cipice continu et presque vertical de soixante � quatre-vingts pieds de haut. C'est dans cette ville appartenant au pape que les partisans des Orsini et les sbires du gouvernement avaient r�ussi � transporter Bandini. Parmi les partisans les plus z�l�s du pouvoir, on comptait le seigneur de Campireali et Fabio, son fils, d'ailleurs un peu parents des Orsini. De tout temps, aucontraire, Jules Branciforte et son p�re avaient �t� attach�s aux Colonna. Dans les circonstances o� il ne convenait pas aux Colonna d'agir ouvertement, ils avaient recours � une pr�caution fort simple: la plupart des riches paysans romains, alors comme aujourd'hui, faisaient partie de quelque compagnie de p�nitents. Les p�nitents ne paraissent jamais en public que la t�te couverte d'un morceau de toile qui cache leur figures et se trouve perc� de deux trous vis-�-vis les yeux. Quand les Colonna ne voulaient pas avouer une entreprise, ils invitaient leurs partisans � prendre leur habit de p�nitent pour venir les joindre. Apr�s de longs pr�paratifs, la translation de Bandini, qui depuis quinze jours faisait la nouvelle du pays, fut indiqu�e pour un dimanche. Ce jour-l�, � deux heures du matin, le gouverneur de Valmontone fit sonner le tocsin dans tous les villages de la for�t de la Faggiola. On vit des paysans sortir en assez grand nombre de chaque village. (Les moeurs des r�publiques du moyen �ge, du temps desquelles on se battait pour obtenir une certaine chose que l'on d�sirait, avaient conserv� beaucoup de bravoure dans le coeur des paysans; de nos jours, personne ne bougerait.) Ce jour-l� on put remarquer une chose assez singuli�re: � mesure que la petite troupe de paysans arm�s sortie de chaque village s'enfon�ait dans la for�t, elle diminuait de moiti�; les partisans des Colonna se dirigeaient vers le lieu du rendez-vous d�sign� par Fabrice. Leurs chefs paraissaient persuad�s qu'on ne se battrait pas ce jour-l�: ils avaient eu ordre le matin de r�pandre ce bruit. Fabrice parcourait la for�t avec l'�lite de ses partisans, qu'il avait mont�s sur les jeunes chevaux � demi sauvages de son haras. Il passait une sorte de revue des divers d�tachements de paysans; mais il ne leur parlait point, toute parole pouvant compromettre. Fabrice �tait un grand homme maigre, d'une agilit� et d'une force increvables: quoique � peine �g� de quarante-cinq ans ses cheveux et sa moustache �taient d'une blancheur �clatante, ce qui le contrariait fort: � ce signe on pouvait le reconna�tre en des lieux o� il e�t mieux aim� passer incognito. A mesure que les paysans le voyaient, ils criaient: Vive Colonna! et mettaient leurs capuchons de toile. Le prince lui-m�me avait son capuchon sur la poitrine, de fa�on � pouvoir le passer d�s qu'on apercevrait l'ennemi. Celui-ci ne se fit point attendre: le soleil se levait � peine lorsqu'un millier d'hommes � peu pr�s, appartenant au parti des Orsini, et venant du c�t� de Valmontone, p�n�tr�rent dans la for�t et vinrent passer � trois cents pas environ des partisans de Fabrice Colonna, que celui-ci avait fait mettre ventre � terre. Quelques minutes apr�s que les derniers des Orsini formant cette avant-garde eurent d�fil�, le prince mit ses hommes en mouvement: il avait r�solu d'attaquer l'escorte de Bandini un quart d'heure apr�s qu'elle serait entr�e dans le bois. En cet endroit, la for�t est sem�e de petites roches hautes de quinze ou vingt pieds; ce sont des coul�es de lave plus ou moins antiques sur lesquelles les ch�taigniers viennent admirablement et interceptent presque enti�rement le jour. Comme ces coul�es, plus ou moins attaqu�es par le temps, rendent le sol fort in�gal, pour �pargner � la grande route une foule de petites mont�es et descentes inutiles, on a creus� dans la lave, et fort souvent la route est � trois ou quatre pieds en contre-bas de la for�t. Vers le lieu de l'attaque projet�e par Fabrice, se trouvait une clairi�re couverte d'herbes et travers�e � l'une de ses extr�mit�s par la grande route. Ensuite la route rentrait dans la for�t, qui, en cet endroit, remplie de ronces et d'arbustes entre les troncs des arbres, �tait tout � fait imp�n�trable. C'est � cent pas dans la for�t et sur les deux bords de la route que Fabrice pla�ait ses fantassins. A un signe du prince, chaque paysan arrangea son capuchon, et prit poste avec son arquebuse derri�re un ch�taignier; les soldats du prince se plac�rent derri�re les arbres les plus voisins de la route. Les paysans avaient l'ordre pr�cis de ne tirer qu'apr�s les soldats et ceux-ci ne devaient faire feu que lorsque l'ennemi serait � vingt pas. Fabrice fit couper � la h�te une vingtaine d'arbres, qui, pr�cipit�s avec leurs branches sur la route, assez �troite en ce lieu-l� et en contre-bas de trois pieds, l'interceptaient enti�rement. Le capitaine Ranuce, avec cinq cents hommes, suivit l'avant-garde; il avait l'ordre de ne l'attaquer que lorsqu'il entendrait les premiers coups d'arquebuse qui seraient tir�s de l'abatis qui interceptait la route. Lorsque Fabrice Colonna vit ses soldats et ses partisans bien plac�s chacun derri�re son arbre et pleins de r�solution, il partit au galop avec tous ceux des siens qui �taient mont�s, et parmi lesquels on remarquait Jules Branciforte. Le prince prit un sentier � droite de la grande route et qui le conduisait � l'extr�mit� de la clairi�re la plus �loign�e de la route. Le prince s'�tait � peine �loign� depuis quelques minutes, lorsqu'on vit venir de loin, par la route de Valmontone, une troupe nombreuse d'hommes � cheval, c'�taient les sbires et le barigel, escortant Bandini, et tous les cavaliers des Orsini. Au milieu d'eux se trouvait Balthazar Bandini, entour� de quatre bourreaux v�tus de rouge; ils avaient l'ordre d'ex�cuter la sentence des premiers juges et de mettre Bandini � mort, s'ils voyaient les partisans des Colonna sur le point de le d�livrer. La cavalerie de Colonna arrivait � peine � l'extr�mit� de la clairi�re ou prairie la plus �loign�e de la route, lorsqu'il entendit les premiers coups d'arquebuse de l'embuscade par lui plac�e sur la grande route en avant de l'abatis. Aussit�t il mit sa cavalerie au galop, et dirigea sa charge sur les quatre bourreaux v�tus de rouge qui entouraient Bandini. Nous ne suivrons point le r�cit de cette petite affaire, qui ne dura pas trois quarts d'heure; les partisans des Orsini, surpris, s'enfuirent dans tous les sens; mais, � l'avant-garde, le brave capitaine Ranuce fut tu�, �v�nement qui eut une influence funeste sur la destin�e de Branciforte. A peine celui-ci avait donn� quelques coups de sabre, toujours en se rapprochant des hommes v�tus de rouge, qu'il se trouva vis-�-vis de Fabio Campireali. Mont� sur un cheval bouillant d'ardeur et rev�tu d'un giacco dor� (cotte de mailles), Fabio s'�criait: --Quels sont ces mis�rables masqu�s? Coupons leur masque d'un coup de sabre; voyez la fa�on dont je m'y prends! Presque au m�me instant, Jules Branciforte re�ut de lui un coup de sabre horizontal sur le front. Ce coup avait �t� lanc� avec tant d'adresse, que la toile qui lui couvrait le visage tomba en m�me temps qu'il se sentit les yeux aveugl�s par le sang qui coulait de cette blessure, d'ailleurs fort peu grave. Jules �loigna son cheval pour avoir le temps de respirer et de s'essuyer le visage. Il voulait, � tout prix, ne point se battre avec le fr�re d'H�l�ne; et son cheval �tait d�j� � quatre pas de Fabio, lorsqu'il re�oit sur la poitrine un furieux coup de sabre qui ne p�n�tra point, gr�ce � son giacco, mais lui �ta la respiration pour un moment. Presque au m�me instant, il s'entendit crier aux oreilles: --Ti conosco, porco! Canaille, je te connais! C'est comme cela que tu gagnes de l'argent pour remplacer tes haillons! Jules, vivement piqu�, oublia sa premi�re r�solution et revint sur Fabio: --Ed in mal punto tu venisti![4] s'�cria-t-il. [4] Malheur � toi, tu arrives dans un moment fatal! A la suite de quelques coups de sabre pr�cipit�s, le v�tement qui couvrait leur cotte de mailles tombait de toutes parts. La cotte de mailles de Fabio �tait dor�e et magnifique, celle de Jules des plus communes. --Dans quel �gout as-tu ramass� ton giacco? lui cria Fabio. Au m�me moment, Jules trouva l'occasion qu'il cherchait depuis une demi-minute: la superbe cotte de mailles de Fabio ne serrait pas assez le cou, et Jules lui porta au cou, un peu d�couvert, un coup de pointe qui r�ussit. L'�p�e de Jules entra d'un demi-pied dans la gorge de Fabio et en fit jaillir un �norme jet de sang. --Insolent! s'�cria Jules. Et il galopa vers les hommes habill�s de rouge, dont deux �taient encore � cheval � cent pas de lui. Comme il approchait d'eux, le troisi�me tomba; mais, au moment o� Jules arrivait tout pr�s du quatri�me bourreau, celui-ci, se voyant environn� de plus de dix cavaliers, d�chargea un pistolet � bout portant sur le malheureux Balthazar Bandini, qui tomba. --Mes chers seigneurs, nous n'avons plus que faire ici! s'�cria Branciforte, sabrons ces coquins de sbires qui s'enfuient de toutes parts. Tout le monde le suivit. Lorsque, une demi-heure apr�s, Jules revint aupr�s de Fabrice Colonna, ce seigneur lui adressa la parole pour la premi�re fois de sa vie. Jules le trouva ivre de col�re; il croyait le voir transport� de joie, � cause de la victoire, qui �tait compl�te et due tout enti�re � ses bonnes dispositions; car les Orsini avaient pr�s de trois mille hommes, et Fabrice, � cette affaire, n'en avait pas r�uni plus de quinze cents. --Nous avons perdu votre brave ami Ranuce! s'�cria le prince en parlant � Jules, je viens moi-m�me de toucher son corps; il est d�j� froid. Le pauvre Balthazar Bandini est mortellement bless�. Ainsi, au fond nous n'avons pas r�ussi. Mais l'ombre du brave capitaine Ranuce para�tra bien accompagn�e devant Pluton. J'ai donn� l'ordre que l'on pende aux branches des arbres tous ces coquins de prisonniers. N'y manquez pas, messieurs! s'�cria-t-il en haussant la voix. Et il repartit au galop pour l'endroit o� avait eu lieu le combat d'avant-garde. Jules commandait � peu pr�s en second la compagnie de Ranuce, il suivit le prince, qui, arriv� pr�s du cadavre de ce brave soldat, qui gisait entour� de plus de cinquante cadavres ennemis, descendit une seconde fois de cheval pour prendre la main de Ranuce. Jules l'imita, il pleurait. --Tu es bien jeune, dit le prince � Jules, mais je te vois couvert de sang, et ton p�re fut un brave homme, qui avait re�u plus de vingt blessures au service des Colonna. Prends le commandement de ce qui reste de la compagnie de Ranuce, et conduis son cadavre � notre �glise de la Petrella; songe que tu seras peut-�tre attaqu� sur la route. Jules ne fut point attaqu�, mais il tua d'un coup d'�p�e un de ses soldats, qui lui disait qu'il �tait trop jeune pour commander. Cette imprudence r�ussit, parce que Jules �tait encore tout couvert du sang de Fabio. Tout le long de la route, il trouvait les arbres charg�s d'hommes que l'on pendait. Ce spectacle hideux, joint � la mort de Ranuce et surtout � celle de Fabio, le rendait presque fou Son seul espoir �tait qu'on ne saurait pas le nom du vainqueur de Fabio. Nous sautons les d�tails militaires. Trois jours apr�s celui du combat, il put revenir passer quelques heure � Albano; il racontait � ses connaissances qu'une fi�vre violente l'avait retenu dans Rome, o� il avait �t� oblig� de garder le lit toute la semaine. Mais on le traitait partout avec un respect marqu�; les gens les plus consid�rables de la ville le saluaient les premiers; quelques imprudents all�rent m�me jusqu'� l'appeler seigneur capitaine. Il avait pass� plusieurs fois devant le palais Campireali, qu'il trouva enti�rement ferm�, et, comme le nouveau capitaine �tait fort timide lorsqu'il s'agissait de faire certaines questions, ce ne fut qu'au milieu de la journ�e qu'il put prendre sur lui de dire � Scotti, vieillard qui l'avait toujours trait� avec bont�: --Mais o� sont donc les Campireali? je vois leur palais ferm�. --Mon ami, r�pondit Scotti avec une tristesse subite, c'est l� un nom que vous ne devez jamais prononcer. Vos amis sont bien convaincus que c'est lui qui vous a cherch�, et ils le diront partout; mais enfin, il �tait le principal obstacle � votre mariage; mais enfin sa mort laisse une soeur immens�ment riche, et qui vous aime. On peut m�me ajouter, et l'indiscr�tion devient vertu en ce moment, on peut m�me ajouter qu'elle vous aime au point d'aller vous rendre visite la nuit dans votre petite maison d'Albe. Ainsi l'on peut dire, dans votre int�r�t, que vous �tiez mari et femme avant le fatal combat des Ciampi (c'est le nom qu'on donnait dans le pays au combat que nous avons d�crit.) Le vieillard s'interrompit, parce qu'il s'aper�ut que Jules fondait en larmes. --Montons � l'auberge, dit Jules. Scotti le suivit; on leur donna une chambre o� ils s'enferm�rent � clef, et Jules demanda au vieillard la permission de lui raconter tout ce qui s'�tait pass� depuis huit jours. Ce long r�cit termin�: --Je vois bien � vos larmes, dit le vieillard, que rien n'a �t� pr�m�dit� dans votre conduite; mais la mort de Fabio n'en est pas moins un �v�nement bien cruel pour vous. Il faut absolument qu'H�l�ne d�clare � sa m�re que vous �tes son �poux depuis longtemps. Jules ne r�pondit pas, ce que le vieillard attribua � une louable discr�tion. Absorb� dans une profonde r�verie, Jules se demandait si H�l�ne, irrit�e par la mort d'un fr�re, rendrait justice � sa d�licatesse; il se repentit de ce qui s'�tait pass� autrefois. Ensuite, � sa demande, le vieillard lui parla franchement de tout ce qui avait eu lieu dans Albano le jour du combat. Fabio ayant �t� tu� sur les six heures et demie du matin, � plus de six lieues d'Albano, chose incroyable! d�s neuf heures on avait commenc� � parler de cette mort. Vers midi on avait vu le vieux Campireali, fondant en larmes et soutenu par ses domestiques, se rendre au couvent des Capucins. Peu apr�s, trois de ces bons p�res, mont�s sur les meilleurs chevaux de Campireali, et suivis de beaucoup de domestiques, avaient pris la route du village des Ciampi, pr�s duquel le combat avait eu lieu. Le vieux Campireali voulait absolument les suivre; mais on l'en avait dissuad�, par la raison que Fabrice Colonna �tait furieux (on ne savait trop pourquoi) et pourrait bien lui faire un mauvais parti s'il �tait fait prisonnier. Le soir, vers minuit, la for�t de la Faggiola avait sembl� en feu: c'�taient tous les moines et tous les pauvres d'Albano qui, portant chacun un gros cierge allum�, allaient � la rencontre du corps du jeune Fabio. --Je ne vous cacherai point, continua le vieillard en baissant la voix comme s'il e�t craint d'�tre entendu, que la route qui conduit � Valmontone et aux Ciampi. --Eh bien? dit Jules. --Eh bien, cette route passe devant votre maison, et l'on dit que lorsque le cadavre de Fabio est arriv� � ce point, le sang a jailli d'une plaie horrible qu'il avait au cou. --Quelle horreur! s'�cria Jules en se levant. --Calmez-vous, mon ami, dit le vieillard, vous voyez bien qu'il faut que vous sachiez tout. Et maintenant je puis vous dire que votre pr�sence ici aujourd'hui, a sembl� un peu pr�matur�e. Si vous me faisiez l'honneur de me consulter, j'ajouterais, capitaine, qu'il n'est pas convenable que d'ici � un mois vous paraissiez dans Albano. Je n'ai pas besoin de vous avertir qu'il ne serait point prudent de vous montrer � Rome. On ne sait point encore quel parti le Saint-P�re va prendre envers les Colonna; on pense qu'il ajoutera foi � la d�claration de Fabrice, qui pr�tend n'avoir appris le combat des Ciampi, que par la voix publique, mais le gouverneur de Rome, qui est tout Orsini, enrage et serait enchant� de faire pendre quelqu'un des braves soldats de Fabrice, ce dont celui-ci ne pourrait se plaindre raisonnablement, puisqu'il jure n'avoir point assist� au combat. J'irai plus loin, et, quoique vous ne me le demandiez pas, je prendrai la libert� de vous donner un avis militaire: vous �tes aim� dans Albano, autrement vous n'y seriez pas en s�ret�. Songez que vous vous promenez par la ville depuis plusieurs heures, que l'un des partisans des Orsini peut se croire brav�, ou tout au moins songer � la facilit� de gagner une belle r�compense. Le vieux Campireali a r�p�t� mille fois qu'il donnera sa plus belle terre � qui vous aura tu�. Vous auriez d� faire descendre dans Albano quelques-uns des soldats que vous avez dans votre maison. --Je n'ai point de soldats dans ma maison. --En ce cas, vous �tes fou, capitaine. Cette auberge a un jardin, nous allons sortir par le jardin, et nous �chapper � travers les vignes. Je vous accompagnerai; je suis vieux et sans armes; mais, si nous rencontrons des malintentionn�s, je leur parlerai, et je pourrai du moins vous faire gagner du temps. Jules eut l'�me navr�e. Oserons-nous dire quelle �tait sa folie? D�s qu'il avait appris que le palais Campireali �tait ferm� et tous ses habitants partis pour Rome, il avait form� le projet d'aller revoir ce jardin o� si souvent il avait eu des entrevues avec H�l�ne. Il esp�rait m�me revoir sa chambre, o� il avait �t� re�u quand sa m�re �tait absente. Il avait besoin de se rassurer contre sa col�re, par la vue des lieux o� il l'avait vue si tendre pour lui. Branciforte et le g�n�reux vieillard ne firent aucune mauvaise rencontre en suivant les petits sentiers qui traversent les vignes et montent vers le lac. Jules se fit raconter de nouveau les d�tails des obs�ques du jeune Fabio. Le corps de ce brave jeune homme, escort� par beaucoup de pr�tres, avait �t� conduit � Rome, et enseveli dans la chapelle de sa famille, au couvent de Saint-Onuphre, au sommet du Janicule. On avait remarqu�, comme une circonstance fort singuli�re, que, la veille de la c�r�monie, H�l�ne avait �t� reconduite par son p�re au couvent de la Visitation, � Castro; ce qui avait confirm� le bruit public qui voulait qu'elle f�t mari�e secr�tement avec le soldat d'aventure qui avait eu le malheur de tuer son fr�re. Quand il fut pr�s de sa maison, Jules trouva le caporal de sa compagnie et quatre de ses soldats; ils lui dirent que jamais leur ancien capitaine ne sortait de la for�t sans avoir aupr�s de lui quelques-uns de ses hommes. Le prince avait dit plusieurs fois, que lorsqu'on voulait se faire tuer par imprudence, il fallait auparavant donner sa d�mission, afin de ne pas lui jeter sur les bras une mort � venger. Jules Branciforte comprit la justesse de ces id�es, auxquelles jusqu'ici il avait �t� parfaitement �tranger. Il avait cru, ainsi que les peuples enfants, que la guerre ne consiste qu'� se battre avec courage. Il ob�it sur-le-champ aux intentions du prince, il ne se donna que le temps d'embrasser le sage vieillard qui avait eu la g�n�rosit� de l'accompagner jusqu'� sa maison. Mais, peu de jours apr�s Jules, � demi fou de m�lancolie, revint voir le palais Campireali. A la nuit tombante, lui et trois de ses soldats, d�guis�s en marchands napolitains, p�n�tr�rent dans Albano. Il se pr�senta seul dans la maison de Scotti; il apprit qu'H�l�ne �tait toujours rel�gu�e au couvent de Castro. Son p�re, qui la croyait mari�e � celui qu'il appelait l'assassin de son fils, avait jur� de ne jamais la revoir. Il ne l'avait pas vue m�me en la ramenant au couvent. La tendresse de sa m�re semblait, au contraire, redoubler, et souvent elle quittait Rome pour aller passer un jour ou deux avec sa fille. IV �Si je ne me justifie pas aupr�s d'H�l�ne, se dit Jules en regagnant, pendant la nuit, le quartier que sa compagnie occupait dans la for�t, elle finira par me croire un assassin. Dieu sait les histoires qu'on lui aura faites sur ce fatal combat!� Il alla prendre les ordres du prince dans son ch�teau fort de la Petrella, et lui demanda la permission d'aller � Castro. Fabrice Colonna fron�a le sourcil: --L'affaire du petit combat n'est point encore arrang�e avec Sa Saintet�. Vous devez savoir que j'ai d�clar� la v�rit�, c'est-�-dire que j'�tais rest� parfaitement �tranger � cette rencontre, dont je n'avais m�me su la nouvelle que le lendemain, ici, dans mon ch�teau de la Petrella. J'ai tout lieu de croire que Sa Saintet� finira par ajouter foi � ce r�cit sinc�re. Mais les Orsini sont puissants, mais tout le monde dit que vous vous �tes distingu� dans cette �chauffour�e. Les Orsini vont jusqu'� pr�tendre que plusieurs prisonniers ont �t� pendus aux branches des arbres. Vous savez combien ce r�cit est faux; mais on peut pr�voir des repr�sailles. Le profond �tonnement qui �clatait dans les regards na�fs du jeune capitaine amusait le prince, toutefois il jugea, � la vue de tant d'innocence, qu'il �tait utile de parler plus clairement. --Je vois en vous, continua-t-il, cette bravoure compl�te qui a fait conna�tre dans toute l'Italie le nom de Branciforte. J'esp�re que vous aurez pour ma maison cette fid�lit� qui me rendait votre p�re si cher, et que j'ai voulu r�compenser en vous. Voici le mot d'ordre de ma compagnie: Ne dire jamais la v�rit� sur rien de ce qui a rapport � moi ou � mes soldats. Si, dans le moment o� vous �tes oblig� de parler, vous ne voyez l'utilit� d'aucun mensonge, dites faux � tout hasard, et gardez-vous comme de p�ch� mortel de dire la moindre v�rit�. Vous comprenez que, r�unie � d'autres renseignements, elle peut mettre sur la voie de mes projets. Je sais, du reste, que vous avez une amourette dans le couvent de la Visitation, � Castro; vous pouvez aller perdre quinze jours dans cette petite ville, o� les Orsini ne manquent pas d'avoir des amis et m�me des agents. Passez chez mon majordome, qui vous remettra deux cents sequins. L'amiti� que j'avais pour votre p�re, ajouta le prince en riant, me donne l'envie de vous donner quelques directions sur la fa�on de mener � bien cette entreprise amoureuse et militaire. Vous et trois de vos soldats serez d�guis�s en marchands; vous ne manquerez pas de vous f�cher contre un de vos compagnons, qui fera profession d'�tre toujours ivre, et qui se fera beaucoup d'amis en payant du vin � tous les d�soeuvr�s de Castro. Du reste, ajouta le prince en changeant de ton, si vous �tes pris par les Orsini et mis � mort, n'avouez jamais votre nom v�ritable, et encore moins que vous m'appartenez. Je n'ai pas besoin de vous recommander de faire le tour de toutes les petites villes, et d'y entrer toujours par la porte oppos�e au c�t� d'o� vous venez. Jules fut attendri par ces conseils paternels, venant d'un homme ordinairement si grave. D'abord le prince sourit des larmes qu'il voyait rouler dans les yeux du jeune homme; puis sa voix � lui-m�me s'alt�ra. Il tira une des nombreuses bagues qu'il portait aux doigts; en la recevant, Jules baisa cette main c�l�bre par tant de hauts faits. --Jamais mon p�re ne m'en e�t tant dit! s'�cria le jeune homme enthousiasm�. Le surlendemain, un peu avant le point du jour, il entrait dans les murs de la petite ville de Castro, cinq soldats le suivaient, d�guis�s ainsi que lui: deux firent bande � part, et semblaient ne conna�tre ni lui ni les trois autres. Avant m�me d'entrer dans la ville, Jules aper�ut le couvent de la Visitation, vaste b�timent entour� de noires murailles, et assez semblable � une forteresse. Il courut � l'�glise; elle �tait splendide. Les religieuses, toutes nobles et la plupart appartenant � des familles riches, luttaient d'amour-propre, entre elles, � qui enrichirait cette �glise, seule partie du couvent qui f�t expos�e aux regards du public. Il �tait pass� en usage que celle de ces dames que le pape nommait abbesse, sur une liste de trois noms pr�sent�e par le cardinal protecteur de l'ordre de la Visitation, f�t une offrande consid�rable, destin�e � �terniser son nom. Celle dont l'offrande �tait inf�rieure au cadeau de l'abbesse qui l'avait pr�c�d�e �tait m�pris�e, ainsi que sa famille. Jules s'avan�a en tremblant dans cet �difice magnifique, resplendissant de marbres et de dorures. A la v�rit�, il ne songeait gu�re aux marbres et aux dorures; il lui semblait �tre sous les yeux d'H�l�ne. Le grand autel, lui dit-on, avait co�t� plus de huit cent mille francs; mais ses regards, d�daignant les richesses du grand autel, se dirigeaient sur une grille dor�e, haute de pr�s de quarante pieds, et divis�e en trois parties par deux pilastres en marbre. Cette grille, � laquelle sa masse �norme donnait quelque chose de terrible, s'�levait derri�re le grand autel, et s�parait le choeur des religieuses de l'�glise ouverte � tous les fid�les. Jules se disait que derri�re cette grille dor�e se trouvaient, durant les offices, les religieuses et les pensionnaires. Dans cette �glise int�rieure pouvait se rendre � toute heure du jour une religieuse ou une pensionnaire qui avait besoin de prier; c'est sur cette circonstance connue de tout le monde qu'�taient fond�es les esp�rances du pauvre amant. Il est vrai qu'un immense voile noir garnissait le c�t� int�rieur de la grille; mais ce voile, pensa Jules, ne doit gu�re intercepter la vue des pensionnaires regardant dans l'�glise du public, puisque moi, qui ne puis approcher qu'� une certaine distance, j'aper�ois fort bien, � travers le voile, les fen�tres qui �clairent le choeur, et que je puis distinguer jusqu'aux moindres d�tails de leur architecture. Chaque barreau de cette grille magnifiquement dor�e portait une forte pointe dirig�e contre les assistants. Jules choisit une place tr�s apparente vis-�-vis la partie gauche de la grille, dans le lieu le plus �clair�; l� il passait sa vie � entendre des messes. Comme il ne se voyait entour� que de paysans, il esp�rait �tre remarqu�, m�me � travers le voile noir qui garnissait l'int�rieur de la grille. Pour la premi�re fois de sa vie, ce jeune homme simple cherchait l'effet; sa mise �tait recherch�e; il faisait de nombreuses aum�nes en entrant dans l'�glise et en sortant. Ses gens et lui entouraient de pr�venances tous les ouvriers et petits fournisseurs qui avaient quelques relations avec le couvent. Ce ne fut toutefois que le troisi�me jour qu'enfin il eut l'espoir de faire parvenir une lettre � H�l�ne. Par ses ordres, l'on suivait exactement les deux soeurs converses charg�es d'acheter une partie des approvisionnements du couvent; l'une d'elles avait des relations avec un petit marchand. Un des soldats de Jules, qui avait �t� moine, gagna l'amiti� du marchand, et lui promit un sequin pour chaque lettre qui serait remise � la pensionnaire H�l�ne de Campireali. --Quoi! dit le marchand � la premi�re ouverture qu'on lui fit sur cette affaire, une lettre � la femme du brigand! Ce nom �tait d�j� �tabli dans Castro, et il n'y avait pas quinze jours qu'H�l�ne y �tait arriv�e: tant ce qui donne prise � l'imagination court rapidement chez ce peuple passionn� pour tous les d�tails exacts! Le petit marchand ajouta: --Au moins, celle-ci est mari�e! Mais combien de nos dames n'ont pas cette excuse, et re�oivent du dehors bien autre chose que des lettres. Dans cette premi�re lettre, Jules racontait avec des d�tails infinis tout ce qui s'�tait pass� dans la journ�e fatale marqu�e par la mort de Fabio: �Me ha�ssez-vous?� disait-il en terminant. H�l�ne r�pondit par une ligne que, sans ha�r personne, elle allait employer tout le reste de sa vie � t�cher d'oublier celui par qui son fr�re avait p�ri. Jules se h�ta de r�pondre; apr�s quelques invectives contre la destin�e, genre d'esprit imit� de Platon et alors � la mode: �Tu veux donc, continuait-il, mettre en oubli la parole de Dieu � nous transmise dans les saintes �critures? Dieu dit: La femme quittera sa famille et ses parents pour suivre son �poux. Oserais-tu pr�tendre que tu n'es pas ma femme? Rappelle-toi la nuit de la Saint-Pierre. Comme l'aube paraissait d�j� derri�re le Monte Cavi, tu te jetas � mes genoux; je voulus bien t'accorder gr�ce; tu �tais � moi, si je l'eusse voulu; tu ne pouvais r�sister � l'amour qu'alors tu avais pour moi. Tout � coup il me sembla que, comme je t'avais dit plusieurs fois que je t'avais fait depuis longtemps le sacrifice de ma vie et de tout ce que je pouvais avoir de plus cher au monde, tu pouvais me r�pondre, quoique tu ne le fisses jamais, que tous ces sacrifices, ne se marquant par aucun acte ext�rieur, pouvaient bien n'�tre qu'imaginaires. Une id�e, cruelle pour moi, mais juste au fond, m'illumina. Je pensai que ce n'�tait pas pour rien que le hasard me pr�sentait l'occasion de sacrifier � ton int�r�t la plus grande f�licit� que j'eusse jamais pu r�ver. Tu �tais d�j� dans mes bras et sans d�fense, souviens-t'en; ta bouche m�me n'osait refuser. A ce moment l'Ave Maria du matin sonna au couvent du Monte Cavi, et, par un hasard miraculeux, ce son parvint jusqu'� nous. Tu me dis: Fais ce sacrifice � la sainte Madone, cette m�re de toute puret�. J'avais d�j� depuis un instant, l'id�e de ce sacrifice supr�me, le seul r�el que j'eusse jamais eu l'occasion de te faire. Je trouvai singulier que la m�me id�e te f�t apparue. Le son lointain de cet Ave Maria me toucha, je l'avoue; je t'accordai ta demande. Le sacrifice ne fut pas en entier pour toi; je crus mettre notre union future sous la protection de la Madone. Alors je pensais que les obstacles viendraient non de toi, perfide, mais de ta riche et noble famille. S'il n'y avait pas eu quelque intervention surnaturelle, comment cet Angelus f�t-il parvenu de si loin jusqu'� nous, par-dessus les sommets des arbres d'une moiti� de la for�t, agit�s en ce moment par la brise du matin? Alors, tu t'en souviens, tu te mis � mes genoux; je me levai, je sortis de mon sein la croix que j'y porte, et tu juras sur cette croix, qui est l� devant moi, et sur ta damnation �ternelle, qu'en quelque lieu que tu pusses jamais te trouver, que quelque �v�nement qui p�t jamais arriver, aussit�t que je t'en donnerais l'ordre, tu te remettrais � ma disposition enti�re, comme tu y �tais � l'instant o� l'Ave Maria du Monte Cavi vint de si loin frapper ton oreille. Ensuite nous d�mes d�votement deux Ave et deux Pater. Eh bien! par l'amour qu'alors tu avais pour moi, et, si tu l'as oubli�, comme je le crains, par ta damnation �ternelle, je t'ordonne de me recevoir cette nuit, dans ta chambre ou dans le jardin de ce couvent de la Visitation.� L'auteur italien rapporte curieusement beaucoup de longues lettres �crites par Jules Branciforte apr�s celle-ci; mais il donne seulement des extraits des r�ponses d'H�l�ne de Campireali. Apr�s deux cent soixante-dix-huit ans �coul�s, nous sommes si loin des sentiments d'amour et de religion qui remplissent ces lettres, que j'ai craint qu'elles ne fissent longueur. Il para�t par ces lettres qu'H�l�ne ob�it enfin � l'ordre contenu dans celle que nous venons de traduire en l'abr�geant. Jules trouva le moyen de s'introduire dans le couvent; on pourrait conclure d'un mot qu'il se d�guisa en femme. H�l�ne le re�ut, mais seulement � la grille d'une fen�tre du rez-de-chauss�e donnant sur le jardin. A son inexprimable douleur, Jules trouva que cette jeune fille, si tendre et m�me si passionn�e autrefois, �tait devenue comme une �trang�re pour lui; elle le traita presque avec politesse. En l'admettant dans le jardin, elle avait c�d� presque uniquement � la religion du serment. L'entrevue fut courte: apr�s quelques instants, la fiert� de Jules, peut-�tre un peu excit�e par les �v�nements qui avaient eu lieu depuis quinze jours, parvint � l'emporter sur sa douleur profonde. --Je ne vois plus devant moi, dit-il � part soi, que le tombeau de cette H�l�ne qui, dans Albano, semblait s'�tre donn�e � moi pour la vie. Aussit�t, la grande affaire de Jules fut de cacher les larmes dont les tournures polies qu'H�l�ne prenait pour lui adresser la parole inondaient son visage. Quand elle eut fini de parler et de justifier un changement si naturel, disait-elle, apr�s la mort d'un fr�re, Jules lui dit en parlant fort lentement: --Vous n'accomplissez pas votre serment, vous ne me recevez pas dans un jardin, vous n'�tes point � genoux devant moi, comme vous l'�tiez une demi-minute apr�s que nous e�mes entendu l'Ave Maria du Monte Cavi. Oubliez votre serment si vous pouvez; quant � moi, je n'oublie rien; Dieu vous assiste! En disant ces mots, il quitta la fen�tre grill�e aupr�s de laquelle il e�t pu rester encore pr�s d'une heure. Qui lui e�t dit un instant auparavant qu'il abr�gerait volontairement cette entrevue tant d�sir�e! Ce sacrifice d�chirait son �me; mais il pensa qu'il pourrait bien m�riter le m�pris m�me d'H�l�ne s'il r�pondait � ses petitesses autrement qu'en la livrant � ses remords. Avant l'aube, il sortit du couvent. Aussit�t il monta � cheval en donnant l'ordre � ses soldats de l'attendre � Castro une semaine enti�re, puis de rentrer � la for�t; il �tait ivre de d�sespoir. D'abord il marcha vers Rome. --Quoi! je m'�loigne d'elle! se disait-il � chaque pas; quoi nous sommes devenus �trangers l'un � l'autre! O Fabio! combien tu es veng�! La vue des hommes qu'il rencontrait sur la route augmentait sa col�re; il poussa son cheval � travers champs, et dirigea sa course vers la plage d�serte et inculte qui r�gne le long de la mer. Quand il ne fut plus troubl� par la rencontre de ces paysans tranquilles dont il enviait le sort, il respira: la vue de ce lieu sauvage �tait d'accord avec son d�sespoir et diminuait sa col�re; alors il put se livrer � la contemplation de sa triste destin�e. --A mon �ge, se dit-il, j'ai une ressource: aimer une autre femme! A cette triste pens�e, il sentit redoubler son d�sespoir; il vit trop bien qu'il n'y avait pour lui qu'une femme au monde. Il se figurait le supplice qu'il souffrirait en osant prononcer le mot d'amour devant une autre qu'H�l�ne: cette id�e le d�chirait. Il fut pris d'un acc�s de rire amer. --Me voici exactement, pensa-t-il, comme ces h�ros de l'Arioste qui voyagent seuls parmi des pays d�serts, lorsqu'ils ont � oublier qu'ils viennent de trouver leur perfide ma�tresse dans les bras d'un autre chevalier. Elle n'est pourtant pas si coupable, se dit-il en fondant en larmes apr�s cet acc�s de rire fou; son infid�lit� ne va pas jusqu'� en aimer un autre. Cette �me vive et pure s'est laiss�e �garer par les r�cits atroces qu'on lui a faits de moi; sans doute on m'a repr�sent� � ses yeux comme ne prenant les armes pour cette fatale exp�dition que dans l'espoir secret de trouver l'occasion de tuer son fr�re. On sera all� plus loin: on m'aura pr�t� ce calcul sordide, qu'une fois son fr�re mort, elle devenait seule h�riti�re de biens immenses. Et moi, j'ai eu la sottise de la laisser pendant quinze jours entiers en proie aux s�ductions de mes ennemis! Il faut convenir que si je suis bien malheureux, le ciel m'a fait aussi bien d�pourvu de sens pour diriger ma vie! Je suis un �tre bien mis�rable, bien m�prisable! ma vie n'a servi � personne, et moins � moi qu'� tout autre. A ce moment, le jeune Branciforte eut une inspiration bien rare en ce si�cle-l�: son cheval marchait sur l'extr�me bord du rivage, et quelquefois avait les pieds mouill�s par l'onde; il eut l'id�e de le pousser dans la mer et de terminer ainsi le sort affreux auquel il �tait en proie. Que ferait-il d�sormais, apr�s que le seul �tre au monde qui lui e�t jamais fait sentir l'existence du bonheur venait de l'abandonner? Puis tout � coup une id�e l'arr�ta. --Que sont les peines que j'endure, se dit-il, compar�es � celles que je souffrirai dans un moment, une fois cette mis�rable vie termin�e? H�l�ne ne sera plus pour moi simplement indiff�rente comme elle l'est en r�alit�; je la verrai dans les bras d'un rival, et ce rival sera quelque jeune seigneur romain, riche et consid�r�; car, pour d�chirer mon �me, les d�mons chercheront les images les plus cruelles, comme c'est leur devoir. Ainsi je ne pourrai trouver l'oubli d'H�l�ne, m�me dans ma mort; bien plus, ma passion pour elle redoublera, parce que c'est le plus s�r moyen que pourra trouver la puissance �ternelle pour me punir de l'affreux p�ch� que j'aurai commis. Pour achever de chasser la tentation Jules se mit � r�citer d�votement des Ave Maria. C'�tait en entendant sonner l'Ave Maria du matin, pri�re consacr�e � la Madone, qu'il avait �t� s�duit autrefois, et entra�n� � une action g�n�reuse qu'il regardait maintenant comme la plus grande faute de sa vie. Mais, par respect, il n'osait aller plus loin et exprimer toute l'id�e qui s'�tait empar�e de son esprit. --Si, par l'inspiration de la Madone, je suis tomb� dans une fatale erreur, ne doit-elle pas, par effet de sa justice infinie, faire na�tre quelque circonstance qui me rende le bonheur? Cette id�e de la justice de la Madone chassa peu � peu le d�sespoir. Il leva la t�te et vit en face de lui, derri�re Albano et la for�t, ce Monte Cavi couvert de sa sombre verdure, et le saint couvent dont l'Ave Maria du matin l'avait conduit � ce qu'il appelait maintenant son inf�me duperie. L'aspect impr�vu de ce saint lieu le consola. --Non, s'�cria-t-il, il est impossible que la Madone m'abandonne. Si H�l�ne avait �t� ma femme, comme son amour le permettait et comme le voulait ma dignit� d'homme, le r�cit de la mort de son fr�re aurait trouv� dans son �me le souvenir du lien qui l'attachait � moi. Elle se f�t dit qu'elle m'appartenait longtemps avant le hasard fatal qui, sur un champ de bataille, m'a plac� vis-�-vis de Fabio. Il avait deux ans de plus que moi; il �tait plus expert dans les armes, plus hardi de toutes fa�ons, plus fort. Mille raisons fussent venues prouver � ma femme que ce n'�tait point moi qui avais cherch� ce combat. Elle se f�t rappel� que je n'avais jamais �prouv� le moindre sentiment de haine contre son fr�re, m�me lorsqu'il tira sur elle un coup d'arquebuse. Je me souviens qu'� notre premier rendez-vous apr�s mon retour de Rome, je lui disais: Que veux-tu l'honneur le voulait; je ne puis bl�mer un fr�re! Rendu � l'esp�rance par sa d�votion � la Madone, Jules poussa son cheval, et en quelques heures arriva au cantonnement de sa compagnie. Il la trouva prenant les armes: on se portait sur la route de Naples � Rome par le mont Cassin. Le jeune capitaine changea de cheval, et marcha avec ses soldats. On ne se battit point ce jour-l�. Jules ne demanda point pourquoi l'on avait march�, peu lui importait. Au moment o� il se vit � la t�te de ses soldats, une nouvelle vue de sa destin�e lui apparut. --Je suis tout simplement un sot, se dit-il, j'ai eu tort de quitter Castro; H�l�ne est probablement moins coupable que ma col�re ne se l'est figur�. Non, elle ne peut avoir cess� de m'appartenir, cette �me si na�ve et si pure, dont j'ai vu na�tre les premi�res sensations d'amour! Elle �tait p�n�tr�e pour moi d'une passion si sinc�re! Ne m'a-t-elle pas offert plus de dix fois de s'enfuir avec moi, si pauvre, et d'aller nous faire marier par un moine du Monte Cavi? A Castro, j'aurais d�, avant tout, obtenir un second rendez-vous, et lui parler raison. Vraiment la passion me donne des distractions d'enfant! Dieu! que n'ai-je un ami pour implorer un conseil! La m�me d�marche � faire me para�t ex�crable et excellente � deux minutes de distance! Le soir de cette journ�e, comme l'on quittait la grande route pour rentrer dans la for�t, Jules s'approcha du prince, et lui demanda s'il pouvait rester encore quelques jours o� il savait. --Va-t'en � tous les diables! lui cria Fabrice, crois-tu que ce soit le moment de m'occuper d'enfantillages? Une heure apr�s, Jules repartit pour Castro. Il y retrouva ses gens; mais il ne savait comment �crire � H�l�ne, apr�s la fa�on hautaine dont il l'avait quitt�e. Sa premi�re lettre ne contenait que ces mots: �Voudrait-on me recevoir la nuit prochaine?� On peut venir, fut aussi toute la r�ponse. Apr�s le d�part de Jules, H�l�ne s'�tait crue � jamais abandonn�e. Alors elle avait senti toute la port�e du raisonnement de ce pauvre jeune homme si malheureux: elle �tait sa femme avant qu'il n'e�t eu le malheur de rencontrer son fr�re sur un champ de bataille. Cette fois, Jules ne fut point accueilli avec ces tournures polies qui lui avaient sembl� si cruelles lors de la premi�re entrevue. H�l�ne ne parut � la v�rit� que retranch�e derri�re sa fen�tre grill�e; mais elle �tait tremblante, et, comme le ton de Jules �tait fort r�serv� et que ses tournures de phrases[5] �taient presque celles qu'il e�t employ�es avec une �trang�re, ce fut le tour d'H�l�ne de sentir tout ce qu'il y a de cruel dans le ton presque officiel lorsqu'il succ�de � la plus douce intimit�. Jules, qui redoutait surtout d'avoir l'�me d�chir�e par quelque mot froid s'�lan�ant du coeur d'H�l�ne, ayant pris le ton d'un avocat pour prouver qu'H�l�ne �tait sa femme bien avant le fatal combat des Ciampi. H�l�ne le laissait parler, parce qu'elle craignait d'�tre gagn�e par les larmes, si elle lui r�pondait autrement que par des mots brefs. A la fin, se voyant sur le point de se trahir, elle engagea son ami � revenir le lendemain. Cette nuit-l�, veille d'une grande f�te, les matines se chantaient de bonne heure, et leur intelligence pouvait �tre d�couverte. Jules, qui raisonnait comme un amoureux, sortit du jardin profond�ment pensif; il ne pouvait fixer ses incertitudes sur le point de savoir s'il avait �t� bien ou mal re�u; et, comme les id�es militaires, inspir�es par les conversations avec ses camarades, commen�aient � germer dans sa t�te: [5] En Italie, la fa�on d'adresser la parole par tu, par vous ou par lei marque le degr� d'intimit�. Le tu, reste du latin, a moins de port�e que parmi nous. --Un jour, se dit-il, il faudra peut-�tre en venir � enlever H�l�ne. Et il se mit � examiner les moyens de p�n�trer de vive force dans ce jardin. Comme le couvent �tait fort riche et fort bon � ran�onner, il avait � sa solde un grand nombre de domestiques la plupart anciens soldats; on les avait log�s dans une sorte de caserne dont les fen�tres grill�es donnaient sur le passage �troit qui, de la porte ext�rieure du couvent, perc�e au milieu d'un mur noir de plus de quatre-vingts pieds de haut, conduisait � la porte int�rieure gard�e par la soeur touri�re. A gauche de ce passage �troit s'�levait la caserne, � droite le mur du jardin haut de trente pieds. La fa�ade du couvent, sur la place, �tait un mur grossier noirci par le temps, et n'offrait d'ouvertures que la porte ext�rieure et une seule petite fen�tre par laquelle les soldats voyaient les dehors. On peut juger de l'air sombre qu'avait ce grand mur noir perc� uniquement d'une porte renforc�e par de larges bandes de t�le attach�es par d'�normes clous, et d'une seule petite fen�tre de quatre pieds de hauteur sur dix-huit pouces de large. Nous ne suivrons point l'auteur original dans le long r�cit des entrevues successives que Jules obtint d'H�l�ne. Le ton que les deux amants avaient ensemble �tait redevenu parfaitement intime, comme autrefois dans le jardin d'Albano; seulement H�l�ne n'avait jamais voulu consentir � descendre dans le jardin. Une nuit, Jules la trouva profond�ment pensive: sa m�re �tait arriv�e de Rome pour la voir, et venait s'�tablir pour quelques jours dans le couvent. Cette m�re �tait si tendre, elle avait toujours eu des m�nagements si d�licats pour les affections qu'elle supposait � sa fille, que celle-ci sentait un remords profond d'�tre oblig�e de la tromper; car, enfin, oserait-elle jamais lui dire qu'elle recevait l'homme qui l'avait priv�e de son fils? H�l�ne finit par avouer franchement � Jules que, si cette m�re si bonne pour elle l'interrogeait d'une certaine fa�on, jamais elle n'aurait la force de lui r�pondre par des mensonges. Jules sentit tout le danger de sa position; son sort d�pendait du hasard qui pouvait dicter un mot � la signora de Campireali. La nuit suivante il parla ainsi d'un air r�solu: --Demain je viendrai de meilleure heure, je d�tacherai une des barres de cette grille, vous descendrez dans le jardin, je vous conduirai dans une �glise de la ville, o� un pr�tre � moi d�vou� nous mariera. Avant qu'il ne soit jour, vous serez de nouveau dans ce jardin. Une fois ma femme, je n'aurai plus de crainte, et, si votre m�re l'exige comme une expiation de l'affreux malheur que nous d�plorons tous �galement, je consentirai � tout, f�t-ce m�me � passer plusieurs mois sans vous voir. Comme H�l�ne paraissait constern�e de cette proposition, Jules ajouta: --Le prince me rappelle aupr�s de lui; l'honneur et toutes sortes de raisons m'obligent � partir. Ma proposition est la seule qui puisse assurer notre avenir; si vous n'y consentez pas, s�parons-nous pour toujours, ici, dans ce moment. Je partirai avec le remords de mon imprudence. J'ai cru � votre parole d'honneur, vous �tes infid�le au serment le plus sacr�, et j'esp�re qu'� la longue le juste m�pris inspir� par votre l�g�ret� pourra me gu�rir de cet amour qui depuis trop longtemps fait le malheur de ma vie. H�l�ne fondit en larmes: --Grand Dieu! s'�criait-elle en pleurant, quelle horreur pour ma m�re! Elle consentit enfin � la proposition qui lui �tait faite. --Mais, ajouta-t-elle, on peut nous d�couvrir � l'aller ou au retour; songez au scandale qui aurait lieu, pensez � l'affreuse position o� se trouverait ma m�re; attendons son d�part, qui aura lieu dans quelques jours. --Vous �tes parvenue � me faire douter de la chose qui �tait pour moi la plus sainte et la plus sacr�e: ma confiance dans votre parole. Demain soir nous serons mari�s, ou bien nous nous voyons en ce moment pour la derni�re fois, de ce c�t�-ci du tombeau. La pauvre H�l�ne ne put r�pondre que par des larmes; elle �tait surtout d�chir�e par le ton d�cid� et cruel que prenait Jules. Avait-elle donc r�ellement m�rit� son m�pris? C'�tait donc l� cet amant autrefois si docile et si tendre! Enfin elle consentit � ce qui lui �tait ordonn�. Jules s'�loigna. De ce moment, H�l�ne attendit la nuit suivante dans les alternatives de l'anxi�t� la plus d�chirante. Si elle se f�t pr�par�e � une mort certaine, sa douleur e�t �t� moins poignante; elle e�t pu trouver quelque courage dans l'id�e de l'amour de Jules et de la tendre affection de sa m�re. Le reste de cette nuit se passa dans les changements de r�solution les plus cruels. Il y avait des moments o� elle voulait tout dire � sa m�re. Le lendemain, elle �tait tellement p�le, lorsqu'elle parut devant elle, que celle-ci, oubliant toutes ses sages r�solutions, se jeta dans les bras de sa fille en s'�criant: --Que se passe-t-il? grand Dieu! Dis-moi ce que tu as fait, ou ce que tu es sur le point de faire? Si tu prenais un poignard et me l'enfon�ais dans le coeur, tu me ferais moins souffrir que par ce silence cruel que je te vois garder avec moi. L'extr�me tendresse de sa m�re �tait si �vidente aux yeux d'H�l�ne, elle voyait si clairement qu'au lieu d'exag�rer ses sentiments, elle cherchait � en mod�rer l'expression, qu'enfin l'attendrissement la gagna; elle tomba � ses genoux. Comme sa m�re, cherchant quel pouvait �tre le secret fatal, venait de s'�crier qu'H�l�ne fuirait sa pr�sence, H�l�ne r�pondit que, le lendemain et tous les jours suivants, elle passerait sa vie aupr�s d'elle, mais qu'elle la conjurait de ne pas lui en demander davantage. Ce mot indiscret fut bient�t suivi d'un aveu complet. La signora de Campireali eut horreur de savoir si pr�s d'elle le meurtrier de son fils. Mais cette douleur fut suivie d'un �lan de joie bien vive et bien pure. Qui pourrait se figurer son ravissement lorsqu'elle apprit que sa fille n'avait jamais manqu� � ses devoirs? Aussit�t tous les desseins de cette m�re prudente chang�rent du tout au tout; elle se crut permis d'avoir recours � la ruse envers un homme qui n'�tait rien pour elle. Le coeur d'H�l�ne �tait d�chir� par les mouvements de passion les plus cruels: la sinc�rit� de ses aveux fut aussi grande que possible; cette �me bourrel�e avait besoin d'�panchement. La signora de Campireali, qui, depuis un instant, se croyait tout permis, inventa une suite de raisonnements trop longs � rapporter ici. Elle prouva sans peine � sa malheureuse fille qu'au lieu d'un mariage clandestin, qui fait toujours tache dans la vie d'une femme, elle obtiendrait un mariage public et parfaitement honorable, si elle voulait diff�rer seulement de huit jours l'acte d'ob�issance qu'elle devait � un amant si g�n�reux. Elle, la signora de Campireali, allait partir pour Rome; elle exposerait � son mari que, bien longtemps avant le fatal combat des Ciampi, H�l�ne avait �t� mari�e � Jules. La c�r�monie avait �t� accomplie la nuit m�me o�, d�guis�e sous un habit religieux, elle avait rencontr� son p�re et son fr�re sur les bords du lac, dans le chemin taill� dans le roc qui suit les murs du couvent des Capucins. La m�re se garda bien de quitter sa fille de toute cette journ�e, et enfin, sur le soir, H�l�ne �crivit � son amant une lettre na�ve et, selon nous, bien touchante, dans laquelle elle lui racontait les combats qui avaient d�chir� son coeur. Elle finissait par lui demander � genoux un d�lai de huit jours: �En t'�crivant, ajoutait-elle, cette lettre qu'un messager de ma m�re attend, il me semble que j'ai eu le plus grand tort de lui tout dire. Je crois te voir irrit�, tes yeux me regardent avec haine; mon coeur est d�chir� des remords les plus cruels. Tu diras que j'ai un caract�re bien faible, bien pusillanime, bien m�prisable; je te l'avoue, mon cher ange. Mais figure-toi ce spectacle: ma m�re, fondant en larmes, �tait presque � mes genoux. Alors il a �t� impossible pour moi de ne pas lui dire qu'une certaine raison m'emp�chait de consentir � sa demande, et, une fois que je suis tomb�e dans la faiblesse de prononcer cette parole imprudente, je ne sais ce qui s'est pass� en moi, mais il m'est devenu comme impossible de ne pas raconter tout ce qui s'�tait pass� entre nous. Autant que je puis me le rappeler, il me semble que mon �me, d�nu�e de toute force, avait besoin d'un conseil. J'esp�rais le rencontrer dans les paroles d'une m�re. J'ai trop oubli�, mon ami, que cette m�re si ch�rie avait un int�r�t contraire au tien. J'ai oubli� mon premier devoir, qui est de t'ob�ir, et apparemment que je ne suis pas capable de sentir l'amour v�ritable, que l'on dit sup�rieur � toutes les �preuves. M�prise-moi, mon Jules; mais, au nom de Dieu, ne cesse pas de m'aimer. Enl�ve-moi si tu veux, mais rends-moi cette justice que, si ma m�re ne se f�t pas trouv�e pr�sente au couvent, les dangers les plus horribles, la honte m�me, rien au monde n'aurait pu m'emp�cher d'ob�ir � tes ordres. Mais cette m�re est si bonne! Elle a tant de g�nie! elle est si g�n�reuse! Rappelle-toi ce que je t'ai racont� dans le temps; lors de la visite que mon p�re fit dans ma chambre, elle sauva tes lettres que je n'avais plus aucun moyen de cacher: puis, le p�ril pass�, elle me les rendit sans vouloir les lire et sans ajouter un seul mot de reproche! Eh bien, toute ma vie elle a �t� pour moi comme elle fut en ce moment supr�me. Tu vois si je devrais l'aimer, et pourtant, en t'�crivant (chose horrible � dire), il me semble que je la hais. Elle a d�clar� qu'� cause de la chaleur elle voulait passer la nuit sous une tente dans le jardin; j'entends les coups de marteau, on dresse cette tente en ce moment; impossible de nous voir cette nuit. Je crains m�me que le dortoir des pensionnaires ne soit ferm� � clef, ainsi que les deux portes de l'escalier tournant, chose que l'on ne fait jamais. Ces pr�cautions me mettraient dans l'impossibilit� de descendre au jardin, quand m�me je croirais une telle d�marche utile pour conjurer ta col�re. Ah! comme je me livrerais � toi dans ce moment, si j'en avais les moyens! comme je courrais � cette �glise o� l'on doit nous marier!� Cette lettre finit par deux pages de phrases folles, et dans lesquelles j'ai remarqu� des raisonnements passionn�s qui semblent imit�s de la philosophie de Platon. J'ai supprim� plusieurs �l�gances de ce genre dans la lettre que je viens de traduire. Jules Branciforte fut bien �tonn� en la recevant une heure environ avant l'Ave Maria du soir; il venait justement de terminer les arrangements avec le pr�tre. Il fut transport� de col�re. --Elle n'a pas besoin de me conseiller de l'enlever, cette cr�ature faible et pusillanime! Et il partit aussit�t pour la for�t de la Faggiola. Voici quelle �tait, de son c�t�, la position de la signora de Campireali: son mari �tait sur son lit de mort, l'impossibilit� de se venger de Branciforte le conduisait lentement au tombeau. En vain il avait fait offrir des sommes consid�rables � des bravi romains; aucun n'avait voulu s'attaquer � un des caporaux, comme ils disaient, du prince Colonna; ils �taient trop assur�s d'�tre extermin�s eux et leurs familles. Il n'y avait pas un an qu'un village entier avait �t� br�l� pour punir la mort d'un des soldats de Colonna, et tous ceux des habitants, hommes et femmes, qui cherchaient � fuir dans la campagne, avaient eu les mains et les pieds li�s par des cordes, puis on les avait lanc�s dans des maisons en flammes. La signora de Campireali avait de grandes terres dans le royaume de Naples; son mari lui avait ordonn� d'en faire venir des assassins, mais elle n'avait ob�i qu'en apparence: elle croyait sa fille irr�vocablement li�e � Jules Brancifortc. Elle pensait, dans cette supposition, que Jules devait aller faire une campagne ou deux dans les arm�es espagnoles, qui alors faisaient la guerre aux r�volt�s de Flandre. S'il n'�tait pas tu�, ce serait, pensait-elle, une marque que Dieu ne d�sapprouvait pas un mariage n�cessaire; dans ce cas, elle donnerait � sa fille les terres qu'elle poss�dait dans le royaume de Naples; Jules Branciforte prendrait le nom d'une de ces terres, et il irait avec sa femme passer quelques ann�es en Espagne. Apr�s toutes ces �preuves peut-�tre elle aurait le courage de le voir. Mais tout avait chang� d'aspect par l'aveu de sa fille: le mariage n'�tait plus une n�cessit�: bien loin de l�; et, pendant qu'H�l�ne �crivait � son amant la lettre que nous avons traduite, la signora Campireali �crivait � Pescara et � Chieti ordonnant � ses fermiers de lui envoyer � Castro des gens s�rs et capables d'un coup de main. Elle ne leur cachait point qu'il s'agissait de venger la mort de son fils Fabio, leur jeune ma�tre. Le courrier porteur de ces lettres partit avant la fin du jour. V Mais, le surlendemain, Jules �tait de retour � Castro, il amenait huit de ses soldats, qui avaient bien voulu le suivre et s'exposer � la col�re du prince, qui quelquefois avait puni de mort des entreprises du genre de celle dans laquelle ils s'engageaient. Jules avait cinq hommes � Castro, il arrivait avec huit; et toutefois quatorze soldats, quelque braves qu'ils fussent, lui paraissaient insuffisants pour son entreprise, car le couvent �tait comme un ch�teau fort. Il s'agissait de passer par force ou par adresse la premi�re porte du couvent; puis il fallait suivre un passage de plus de cinquante pas de longueur. A gauche, comme on l'a dit, s'�levaient les fen�tres grill�es d'une sorte de caserne o� les religieuses avaient plac� trente ou quarante domestiques, anciens soldats. De ces fen�tres grill�es partirait un feu bien nourri d�s que l'alarme serait donn�e. L'abbesse r�gnante, femme de t�te, avait peur des exploits des chefs Orsini, du prince Colonna, de Marco Sciarra et de tant d'autres qui r�gnaient en ma�tres dans les environs. Comment r�sister � huit cents hommes d�termin�s, occupant � l'improviste une petite ville telle que Castro, et croyant le couvent rempli d'or? D'ordinaire, la Visitation de Castro avait quinze ou vingt bravi dans la caserne � gauche du passage qui conduisait � la seconde porte du couvent; � droite de ce passage il y avait un grand mur impossible � percer; au bout du passage on trouvait une porte de fer ouvrant sur un vestibule � colonnes; apr�s ce vestibule �tait la grande cour du couvent, � droite le jardin. Cette porte en fer �tait gard�e par la touri�re. Quand Jules, suivi de ses huit hommes, se trouva � trois lieues de Castro, il s'arr�ta dans une auberge �cart�e pour laisser passer les heures de la grande chaleur. L� seulement il d�clara son projet; ensuite il dessina sur le sable de la cour le plan du couvent qu'il allait attaquer. --A neuf heures du soir, dit-il � ses hommes, nous souperons hors la ville; � minuit nous entrerons; nous trouverons vos cinq camarades qui nous attendent pr�s du couvent. L'un d'eux, qui sera � cheval, jouera le r�le d'un courrier qui arrive de Rome pour rappeler la signora de Campireali aupr�s de son mari, qui se meurt. Nous t�cherons de passer sans bruit la premi�re porte du couvent que voil� au milieu de la caserne, dit-il en leur montrant le plan sur le sable. Si nous commencions la guerre � la premi�re porte, les bravi des religieuses auraient trop de facilit� � nous tirer des coups d'arquebuse pendant que nous serions sur la petite place que voici devant le couvent, ou pendant que nous parcourrions l'�troit passage qui conduit de la premi�re porte � la seconde. Cette seconde porte est en fer, mais j'en ai la clef. Il est vrai qu'il y a d'�normes bras de fer ou valets, attach�s au mur par un bout, et qui, lorsqu'ils sont mis � leur place, emp�chent les deux vantaux de la porte de s'ouvrir. Mais, comme ces deux barres de fer sont trop pesantes pour que la soeur touri�re puisse les manoeuvrer, jamais je ne les ai vues en place; et pourtant j'ai pass� plus de dix fois cette porte de fer. Je compte bien passer encore ce soir sans encombre. Vous sentez que j'ai des intelligences dans le couvent; mon but est d'enlever une pensionnaire et non une religieuse; nous ne devons faire usage des armes qu'� la derni�re extr�mit�. Si nous commencions la guerre avant d'arriver � cette seconde porte en barreaux de fer, la touri�re ne manquerait pas d'appeler deux vieux jardiniers de soixante-dix ans, qui logent dans l'int�rieur du couvent, et les vieillards mettraient � leur place ces bras de fer dont je vous ai parl�. Si ce malheur nous arrive, il faudra, pour passer au-del� de cette porte, d�molir le mur, ce qui nous prendra dix minutes; dans tous les cas, je m'avancerai vers cette porte le premier. Un des jardiniers est pay� par moi; mais je me suis bien gard�, comme vous le pensez, de lui parler de mon projet d'enl�vement. Cette seconde porte pass�e, on tourne � droite, et l'on arrive au jardin; une fois dans ce jardin, la guerre commence, il faut faire main basse sur tout ce qui se pr�sentera. Vous ne ferez usage, bien entendu, que de vos �p�es et de vos dagues, le moindre coup d'arquebuse mettrait en rumeur toute la ville, qui pourrait nous attaquer � la sortie. Ce n'est pas qu'avec treize hommes comme vous, je ne me fisse fort de traverser cette bicoque: personne, certes, n'oserait descendre dans la rue; mais plusieurs des bourgeois ont des arquebuses, et ils tireraient des fen�tres. En ce cas, il faudrait longer les murs des maisons, ceci soit dit en passant. Une fois dans le jardin du couvent, vous direz � voix basse � tout homme qui se pr�sentera: Retirez-vous; vous tuerez � coups de dague tout ce qui n'ob�ira pas � l'instant. Je monterai dans le couvent par la petite porte du jardin avec ceux d'entre vous qui seront pr�s de moi, trois minutes plus tard je descendrai avec une ou deux femmes que nous porterons sur nos bras, sans leur permettre de marcher. Aussit�t nous sortirons rapidement du couvent et de la ville. Je laisserai deux de vous pr�s de la porte, ils tireront une vingtaine de coups d'arquebuse, de minute en minute, pour effrayer les bourgeois et les tenir � distance. Jules r�p�ta deux fois cette explication. --Avez-vous bien compris? dit-il � ses gens. Il fera nuit sous ce vestibule; � droite le jardin, � gauche la cour; il ne faudra pas se tromper. --Comptez sur nous! s'�cri�rent les soldats. Puis ils all�rent boire; le caporal ne les suivit point, et demanda la permission de parler au capitaine. --Rien de plus simple, lui dit-il, que le projet de Votre Seigneurie. J'ai d�j� forc� deux couvents en ma vie, celui-ci sera le troisi�me; mais nous sommes trop peu de monde. Si l'ennemi nous oblige � d�truire le mur qui soutient les gonds de la seconde porte, il faut songer que les bravi de la caserne ne resteront pas oisifs durant cette longue op�ration; ils vous tueront sept � huit hommes � coups d'arquebuse, et alors on peut nous enlever la femme au retour. C'est ce qui nous est arriv� dans un couvent pr�s de Bologne: on nous tua cinq hommes, nous en tu�mes huit; mais le capitaine n'eut pas la femme. Je propose � Votre Seigneurie deux choses: je connais quatre paysans des environs de cette auberge o� nous sommes, qui ont servi bravement sous Sciarra, et qui pour un sequin se battront toute la nuit comme des lions. Peut-�tre ils voleront quelque argenterie du couvent; peu vous importe, le p�ch� est pour eux; vous, vous les soldez pour avoir une femme, voil� tout. Ma seconde proposition est ceci: Ugone est un gar�on instruit et fort adroit; il �tait m�decin quand il tua son beau-fr�re, et prit la machia (la for�t). Vous pouvez l'envoyer, une heure avant la nuit, � la porte du couvent; il demandera du service, et fera si bien, qu'on l'admettra dans le corps de garde; il fera boire les domestiques des nonnes; de plus, il est bien capable de mouiller la corde � feu de leurs arquebuses. Par malheur, Jules accepta la proposition du caporal. Comme celui-ci s'en allait, il ajouta: --Nous allons attaquer un couvent, il y a excommunication majeure, et, de plus ce couvent est sous la protection imm�diate de la Madone. --Je vous entends! s'�cria Jules comme r�veill� par ce mot. Restez avec moi. Le caporal ferma la porte et revint dire le chapelet avec Jules. Cette pri�re dura une grande heure. A la nuit, on se remit en marche. Comme minuit sonnait, Jules, qui �tait entr� seul dans Castro sur les onze heures, revint prendre ses gens hors de la porte. Il entra avec ses huit soldats, auxquels s'�taient joints trois paysans bien arm�s, il les r�unit aux cinq soldats qu'il avait dans la ville, et se trouva ainsi � la t�te de seize hommes d�termin�s; deux �taient d�guis�s en domestiques, ils avaient pris une grande blouse noire pour cacher leurs giacco (cottes de mailles), et leurs bonnets n'avaient pas de plumes. A minuit et demi, Jules, qui avait pris pour lui le r�le de courrier, arriva au galop � la porte du couvent, faisant grand bruit et criant qu'on ouvr�t sans d�lai � un courrier envoy� par le cardinal. Il vit avec plaisir que les soldats qui lui r�pondaient par la petite fen�tre, � c�t� de la premi�re porte, �taient plus qu'� demi-ivres. Suivant l'usage, il donna son nom sur un morceau de papier; un soldat alla porter ce nom � la touri�re, qui avait la clef de la seconde porte, et devait r�veiller l'abbesse dans les grandes occasions. La r�ponse se fit attendre trois mortels quarts d'heures; pendant ce temps, Jules eut beaucoup de peine � maintenir sa troupe dans le silence: quelques bourgeois commen�aient m�me � ouvrir timidement leurs fen�tres, lorsqu'enfin arriva la r�ponse favorable de l'abbesse. Jules entra dans le corps de garde, au moyen d'une �chelle de cinq ou six pieds de longueur, qu'on lui tendit de la petite fen�tre, les bravi du couvent ne voulant pas se donner la peine d'ouvrir la grande porte, il monta, suivi des deux soldats d�guis�s en domestiques. En sautant de la fen�tre dans le corps de garde, il rencontra les yeux d'Ugone; tout le corps de garde �tait ivre, gr�ce � ses soins. Jules dit au chef que trois domestiques de la maison Campireali, qu'il avait fait armer comme des soldats pour lui servir d'escorte pendant sa route, avaient trouv� de bonne eau-de-vie � acheter, et demandaient � monter pour ne pas s'ennuyer tout seuls sur la place; ce qui fut accord� � l'unanimit�. Pour lui, accompagn� de ses deux hommes, il descendit par l'escalier qui, du corps de garde, conduisait dans le passage. --T�che d'ouvrir la grande porte, dit-il � Ugone. Lui-m�me arriva fort paisiblement � la porte de fer. L�, il trouva la bonne touri�re, qui lui dit que, comme il �tait minuit pass�, s'il entrait dans le couvent, l'abbesse serait oblig�e d'en �crire � l'�v�que; c'est pourquoi elle le faisait prier de remettre ses d�p�ches � une petite soeur que l'abbesse avait envoy�e pour les prendre. A quoi Jules r�pondit que, dans le d�sordre qui avait accompagn� l'agonie impr�vue du seigneur de Campireali, il n'avait qu'une simple lettre de cr�ance �crite par le m�decin, et qu'il devait donner tous les d�tails de vive voix � la femme du malade et � sa fille, si ces dames �taient encore dans le couvent, et, dans tous les cas, � madame l'abbesse. La touri�re alla porter ce message. Il ne restait aupr�s de la porte que la jeune soeur envoy�e par l'abbesse. Jules, en causant et jouant avec elle, passa les mains � travers les gros barreaux de fer de la porte, et, tout en riant, il essaya de l'ouvrir. La soeur, qui �tait fort timide, eut peur et prit fort mal la plaisanterie; alors Jules, qui voyait qu'un temps consid�rable se passait, eut l'imprudence de lui offrir une poign�e de sequins en la priant de lui ouvrir, ajoutant qu'il �tait trop fatigu� pour attendre. Il voyait bien qu'il faisait une sottise, dit l'historien: c'�tait avec le fer et non avec l'or qu'il fallait agir, mais il ne s'en sentit pas le coeur: rien de plus facile que de saisir la soeur, elle n'�tait pas � un pied de lui de l'autre c�t� de la porte. A l'offre des sequins, cette jeune fille prit l'alarme. Elle a dit depuis qu'� la fa�on dont Jules lui parlait, elle avait bien compris, que ce n'�tait pas un simple courrier: c'est l'amoureux d'une de nos religieuses, pensa-t-elle, qui vient pour avoir un rendez-vous, et elle �tait d�vote. Saisie d'horreur, elle se mit � agiter de toutes ses forces la corde d'une petite cloche qui �tait dans la grande cour, et qui fit aussit�t un tapage � r�veiller les morts. --La guerre commence, dit Jules � ses gens, garde � vous! Il prit sa clef, et, passant le bras � travers les barreaux de fer, ouvrit la porte, au grand d�sespoir de la jeune soeur qui tomba � genoux et se mit � r�citer des Ave Maria en criant au sacril�ge. Encore � ce moment, Jules devait faire taire la jeune fille, il n'en eut pas le courage: un de ses gens la saisit et lui mit la main sur la bouche. Au m�me instant, Jules entendit un coup d'arquebuse dans le passage, derri�re lui. Ugone avait ouvert la grande porte; le restant des soldats entrait sans bruit, lorsqu'un des bravi de gardes moins ivre que les autres, s'approcha d'une des fen�tres grill�es, et, dans son �tonnement de voir tant de gens dans le passage, leur d�fendit d'avancer en jurant. Il fallait ne pas r�pondre et continuer � marcher vers la porte de fer; c'est ce que firent les premiers soldats; mais celui qui marchait le dernier de tous, et qui �tait un des paysans recrut�s dans l'apr�s-midi, tira un coup de pistolet � ce domestique du couvent qui parlait par la fen�tre, et le tua. Ce coup de pistolet, au milieu de la nuit, et les cris des ivrognes en voyant tomber leur camarade, r�veill�rent les soldats du couvent qui passaient cette nuit-l� dans leurs lits, et n'avaient pas pu go�ter du vin d'Ugone. Huit ou dix des bravi du couvent saut�rent dans le passage � demi-nus, et se mirent � attaquer vertement les soldats de Branciforte. Comme nous l'avons dit, ce bruit commen�a au moment o� Jules venait d'ouvrir la porte de fer. Suivi de ses deux soldats, il se pr�cipita dans le jardin, courant vers la petite porte de l'escalier des pensionnaires; mais il fut accueilli par cinq ou six coups de pistolet. Ses deux soldats tomb�rent, lui eut une balle dans le bras droit. Ces coups de pistolet avaient �t� tir�s par les gens de la signora de Campireali, qui, d'apr�s ses ordres, passaient la nuit dans le jardin, � ce autoris�s par une permission qu'elle avait obtenue de l'�v�que. Jules courut seul vers la petite porte, de lui si bien connue, qui, du jardin, communiquait � l'escalier des pensionnaires. Il fit tout au monde pour l'�branler, mais elle �tait solidement ferm�e. Il chercha ses gens, qui n'eurent garde de r�pondre, ils mouraient; il rencontra dans l'obscurit� profonde trois domestiques de Campireali contre lesquels il se d�fendit � coups de dague. Il courut sous le vestibule, vers la porte de fer, pour appeler ses soldats; il trouva cette porte ferm�e: les deux bras de fer si lourds avaient �t� mis en place et cadenass�s par les vieux jardiniers qu'avait r�veill�s la cloche de la petite soeur. --Je suis coup�, se dit Jules. Il le dit � ses hommes; ce fut en vain qu'il essaya de forcer un des cadenas avec son �p�e: s'il eut r�ussi, il enlevait un des bras de fer et ouvrait un des vantaux de la porte. Son �p�e se cassa dans l'anneau du cadenas; au m�me irritant il fut bless� � l'�paule par un des domestiques venus du jardin: il se retourna, et, accul� contre la porte de fer, il se sentit attaqu� par plusieurs hommes. Il se d�fendait avec sa dague; par bonheur, comme l'obscurit� �tait compl�te, presque tous les coups d'�p�e portaient dans sa cotte de mailles. Il fut bless� douloureusement au genou; il s'�lan�a sur un des hommes qui s'�tait trop fendu pour lui porter ce coup d'�p�e, il le tua d'un coup de dague dans la figure, et eut le bonheur de s'emparer de son �p�e. Alors il se crut sauv�; il se pla�a au c�t� gauche de la porte, du c�t� de la cour. Ses gens qui �taient accourus tir�rent cinq ou six coups de pistolet � travers les barreaux de fer de la porte et firent fuir les domestiques. On n'y voyait sous ce vestibule qu'� la clart� produite par les coups de pistolet. --Ne tirez pas de mon c�t�! criait Jules � ses gens. --Vous voil� pris comme dans une sourici�re, lui dit le caporal d'un grand sang-froid, parlant � travers les barreaux; nous avons trois hommes tu�s. Nous allons d�molir le jambage de la porte du c�t� oppos� � celui o� vous �tes; ne vous approchez pas, les balles vont tomber sur nous; il para�t qu'il y a des ennemis dans le jardin? --Les coquins de domestiques de Campireali, dit Jules. Il parlait encore au caporal, lorsque des coups de pistolet, dirig�s sur le bruit et venant de la partie du vestibule qui conduisait au jardin, furent tir�s sur eux. Jules se r�fugia dans la loge de la touri�re, qui �tait � gauche en entrant; � sa grande joie, il y trouva une lampe presque imperceptible qui br�lait devant l'image de la Madone; il la prit avec beaucoup de pr�cautions pour ne pas l'�teindre; il s'aper�ut avec chagrin qu'il tremblait. Il regarda sa blessure au genou, qui le faisait beaucoup souffrir; le sang coulait en abondance. En jetant les yeux autour de lui, il fut bien surpris de reconna�tre, dans une femme qui �tait �vanouie sur un fauteuil de bois, la petite Marietta, la cam�riste de confiance d'H�l�ne; il la secoua vivement. --Eh quoi! seigneur Jules, s'�cria-t-elle en pleurant, est-ce que vous voulez tuer la Marietta, votre amie? --Bien loin de l�; dis � H�l�ne que je lui demande pardon d'avoir troubl� son repos et qu'elle se souvienne de l'Ave Maria du Monte Cavi. Voici un bouquet que j'ai cueilli dans son jardin d'Albano; mais il est un peu tach� de sang; lave-le avant de le lui donner. A ce moment, il entendit une d�charge de coups d'arquebuse dans le passage; les bravi des religieuses attaquaient ses gens. --Dis-moi donc o� est la clef de la petite porte? dit-il � la Marietta. --Je ne la vois pas; mais voici les clefs des cadenas des bras de fer qui maintiennent la grande porte. Vous pourrez sortir. Jules prit les clefs et s'�lan�a hors de la loge. --Ne travaillez plus � d�molir la muraille, dit-il � ses soldats, j'ai enfin la clef de la porte. Il y eut un moment de silence complet, pendant qu'il essayait d'ouvrir un cadenas avec l'une des petites clefs; il s'�tait tromp� de clef, il prit l'autre; enfin, il ouvrit le cadenas; mais, au moment o� il soulevait le bras de fer, il re�ut presque � bout portant un coup de pistolet dans le bras droit. Aussit�t il sentit que ce bras lui refusait le service. --Soulevez le valet de fer, cria-t-il � ses gens. Il n'avait pas besoin de le leur dire. A la clart� du coup de pistolet, ils avaient vu l'extr�mit� recourb�e du bras de fer � moiti� hors de l'anneau attach� � la porte. Aussit�t trois ou quatre mains vigoureuses soulev�rent le bras de fer; lorsque son extr�mit� fut hors de l'anneau, on le laissa tomber. Alors on put entr'ouvrir l'un des battants de la porte; le caporal entra, et dit � Jules en parlant fort bas: --Il n'y a plus rien � faire, nous ne sommes plus que trois ou quatre sans blessures, cinq sont morts. --J'ai perdu du sang, reprit Jules, je sens que je vais m'�vanouir; dites-leur de m'emporter. Comme Jules parlait au brave caporal, les soldats du corps de garde tir�rent trois ou quatre coups d'arquebuse, et le caporal tomba mort. Par bonheur, Ugone avait entendu l'ordre donn� par Jules, il appela par leurs noms deux soldats qui enlev�rent le capitaine. Comme il ne s'�vanouissait point, il leur ordonna de le porter au fond du jardin, � la petite porte. Cet ordre fit jurer les soldats; ils ob�irent toutefois. --Cent sequins � qui ouvre cette porte! s'�cria Jules. Mais elle r�sista aux efforts de trois hommes furieux. Un des vieux jardiniers, �tabli � une fen�tre du second �tage, leur tirait force coups de pistolet, qui servaient � �clairer leur marche. Apr�s les efforts inutiles contre la porte, Jules s'�vanouit tout � fait; Ugone dit aux soldats d'emporter le capitaine au plus vite. Pour lui, il entra dans la loge de la soeur touri�re, il jeta � la porte la petite Marietta en lui ordonnant d'une voix terrible de se sauver et de ne jamais dire qui elle avait reconnu. Il tira la paille du lit, cassa quelques chaises et mit le feu � la chambre. Quand il vit le feu bien allum�, il se sauva � toutes jambes, au milieu des coups d'arquebuse tir�s par les bravi du couvent. Ce ne fut qu'� plus de cent cinquante pas de la Visitation qu'il trouva le capitaine, enti�rement �vanoui, qu'on emportait � toute course. Quelques minutes apr�s on �tait hors de la ville, Ugone fit faire halte: il n'avait plus que quatre soldats avec lui; il en renvoya deux dans la ville, avec l'ordre de tirer des coups d'arquebuse de cinq minutes en cinq minutes. --T�chez de retrouver vos camarades bless�s, leur dit-il, sortez de la ville avant le jour; nous allons suivre le sentier de la Croce Rossa. Si vous pouvez mettre le feu quelque part, n'y manquez pas. Lorsque Jules reprit connaissance, l'on se trouvait � trois lieues de la ville, et le soleil �tait d�j� fort �lev� sur l'horizon. Ugone lui fit son rapport. --Votre troupe ne se compose plus que de cinq hommes, dont trois bless�s. Deux paysans qui ont surv�cu ont re�u deux sequins de gratification chacun et se sont enfuis; j'ai envoy� les deux hommes non bless�s au bourg voisin chercher un chirurgien. Le chirurgien, vieillard tout tremblant, arriva bient�t mont� sur un �ne magnifique; il avait fallu le menacer de mettre le feu � sa maison pour le d�cider � marcher. On eut besoin de lui faire boire de l'eau-de-vie pour le mettre en �tat d'agir, tant sa peur �tait grande. Enfin il se mit � l'oeuvre; il dit � Jules que ses blessures n'�taient d'aucune cons�quence. --Celle du genou n'est pas dangereuse, ajouta-t-il; mais elle vous fera boiter toute la vie, si vous ne gardez pas un repos absolu pendant quinze jours ou trois semaines. Le chirurgien pansa les soldats bless�s. Ugone fit un signe de l'oeil � Jules; on donna deux sequins au chirurgien, qui se confondit en actions de gr�ces; puis, sous pr�texte de le remercier, on lui fit boire une telle quantit� d'eau-de-vie, qu'il finit par s'endormir profond�ment. C'�tait ce qu'on voulait. On le transporta dans un champ voisin, on enveloppa quatre sequins dans un morceau de papier que l'on mit dans sa poche: c'�tait le prix de son �ne sur lequel on pla�a Jules et l'un des soldats bless� � la jambe. On alla passer le moment de la grande chaleur dans une ruine antique au bord d'un �tang; on marcha toute la nuit en �vitant les villages, fort peu nombreux sur cette route, et enfin le surlendemain, au lever du soleil, Jules, port� par ses hommes, se r�veilla au centre de la for�t de la Faggiola, dans la cabane de charbonnier qui �tait son quartier g�n�ral. VI Le lendemain du combat, les religieuses de la Visitation trouv�rent avec horreur neuf cadavres dans leur jardin et dans le passage qui conduisait de la porte ext�rieure � la porte en barreaux de fer; huit de leurs bravi �taient bless�s. Jamais on n'avait eu une telle peur au couvent: parfois on avait bien entendu des coups d'arquebuse tir�s sur la place, mais jamais cette quantit� de coups de feu tir�s dans le jardin, au centre des b�timents et sous les fen�tres des religieuses. L'affaire avait bien dur� une heure et demie, et, pendant ce temps, le d�sordre avait �t� � son comble dans l'int�rieur du couvent. Si Jules Branciforte avait eu la moindre intelligence avec quelqu'une des religieuses ou des pensionnaires, il e�t r�ussi: il suffisait qu'on lui ouvr�t l'une des nombreuses portes qui donnent sur le jardin; mais, transport� d'indignation et de col�re contre ce qu'il appelait le parjure de la jeune H�l�ne, Jules voulait tout emporter de vive force. Il e�t cru manquer � ce qu'il se devait s'il e�t confi� ce dessein � quelqu'un qui p�t le redire � H�l�ne. Un seul mot, cependant, � la petite Marietta e�t suffi pour le succ�s: elle e�t ouvert l'une des portes donnant sur le jardin, et un seul homme paraissant dans les dortoirs du couvent, avec ce terrible accompagnement de coups d'arquebuse entendu au dehors, e�t �t� ob�i � la lettre. Au premier coup de feu, H�l�ne avait trembl� pour les jours de son amant, et n'avait plus song� qu'� s'enfuir avec lui. Comment peindre son d�sespoir lorsque la petite Marietta lui parla de l'effroyable blessure que Jules avait re�ue au genou et dont elle avait vu couler le sang en abondance? H�l�ne d�testait sa l�chet� et sa pusillanimit�: --J'ai eu la faiblesse de dire un mot � ma m�re, et le sang de Jules a coul�; il pouvait perdre la vie dans cet assaut sublime o� son courage a tout fait. Les bravi admis au parloir avaient dit aux religieuses, avides de les �couter, que de leur vie ils n'avaient �t� t�moins d'une bravoure comparable � celle du jeune homme habill� en courrier qui dirigeait les efforts des brigands. Si toutes �coutaient ces r�cits avec le plus vif int�r�t, on peut juger de l'extr�me passion avec laquelle H�l�ne demandait � ces bravi des d�tails sur le jeune chef des brigands. A la suite des longs r�cits qu'elle se fit faire par eux et par les vieux jardiniers, t�moins fort impartiaux, il lui sembla qu'elle n'aimait plus du tout sa m�re. Il y eut m�me un moment de dialogue fort vif entre ces personnes qui s'aimaient si tendrement la veille du combat; la signora de Campireali fut choqu�e des taches de sang qu'elle apercevait sur les fleurs d'un certain bouquet dont H�l�ne ne se s�parait plus un seul instant. --Il faut jeter ces fleurs souill�es de sang. --C'est moi qui ai fait verser ce sang g�n�reux, et il a coul� parce que j'ai eu la faiblesse de vous dire un mot. --Vous aimez encore l'assassin de votre fr�re? --J'aime mon �poux, qui, pour mon �ternel malheur, a �t� attaqu� par mon fr�re. Apr�s ces mots, il n'y eut plus une seule parole �chang�e entre la signora de Campireali et sa fille pendant les trois journ�es que la signora passa encore au couvent. Le lendemain de son d�part, H�l�ne r�ussit � s'�chapper, profitant de la confusion qui r�gnait aux deux portes du couvent par suite de la pr�sence d'un grand nombre de ma�ons qu'on avait introduits dans le jardin et qui travaillaient � y �lever de nouvelles fortifications. La petite Marietta et elle s'�taient d�guis�es en ouvriers. Mais les bourgeois faisaient une garde s�v�re aux portes de la ville. L'embarras d'H�l�ne fut assez grand pour sortir. Enfin, ce m�me petit marchand qui lui avait fait parvenir les lettres de Branciforte consentit � la faire passer pour sa fille et � l'accompagner jusque dans Albano. H�l�ne y trouva une cachette chez sa nourrice, que ses bienfaits avaient mise � m�me d'ouvrir une petite boutique. A peine arriv�e, elle �crivit � Branciforte, et la nourrice trouva, non sans de grandes peines, un homme qui voulut bien se hasarder � s'enfoncer dans la for�t de la Faggiola, sans avoir le mot d'ordre des soldats de Colonna. Le messager envoy� par H�l�ne revint au bout de trois jours, tout effar�; d'abord, il lui avait �t� impossible de trouver Branciforte, et les questions qu'il ne cessait de faire sur le compte du jeune capitaine ayant fini par le rendre suspect, il avait �t� oblig� de prendre la fuite. --Il n'en faut point douter, le pauvre Jules est mort, se dit H�l�ne, et c'est moi qui l'ai tu�! Telle devait �tre la cons�quence de ma mis�rable faiblesse et de ma pusillanimit�; il aurait d� aimer une femme forte, la fille de quelqu'un des capitaines du prince Colonna. La nourrice crut qu'H�l�ne allait mourir. Elle monta au couvent des Capucins, voisin du chemin taill� dans le roc, o� jadis Fabio et son p�re avaient rencontr� les deux amants au milieu de la nuit. La nourrice parla longtemps � son confesseur, et, sous le secret du sacrement, lui avoua que la jeune H�l�ne de Campireali voulait aller rejoindre Jules Branciforte, son �poux, et qu'elle �tait dispos�e � placer dans l'�glise du couvent une lampe d'argent de la valeur de cent piastres espagnoles. --Cent piastres! r�pondit le moine irrit�. Et que deviendra notre couvent, si nous encourons la haine du seigneur de Campireali? Ce n'est pas cent piastres, mais bien mille, qu'il nous a donn�es pour �tre all�s relever le corps de son fils sur le champ de bataille des Ciampi, sans compter la cire. Il faut dire en l'honneur du couvent que deux moines �g�s, ayant eu connaissance de la position exacte de la jeune H�l�ne, descendirent dans Albano, et l'all�rent voir dans l'intention d'abord de l'amener de gr� ou de force � prendre son logement dans le palais de sa famille: ils savaient qu'ils seraient richement r�compens�s par la signora de Campireali. Tout Albano �tait rempli du bruit de la fuite d'H�l�ne et du r�cit des magnifiques promesses faites par sa m�re � ceux qui pourraient lui donner des nouvelles de sa fille. Mais les deux moines furent tellement touch�s du d�sespoir de la pauvre H�l�ne, qui croyait Jules Branciforte mort, que, bien loin de la trahir en indiquant � sa m�re le lieu o� elle s'�tait retir�e, ils consentirent � lui servir d'escorte jusqu'� la forteresse de la Petrella. H�l�ne et Marietta, toujours d�guis�es en ouvriers, se rendirent � pied et de nuit � une certaine fontaine situ�e dans la for�t de la Faggiola, � une lieue d'Albano. Les moines y avaient fait conduire des mulets, et, quand le jour fut venu, l'on se mit en route pour la Petrella. Les moines que l'on savait prot�g�s par le prince, �taient salu�s avec respect par les soldats qu'ils rencontraient dans la for�t; mais il n'en fut pas de m�me des deux petits hommes qui les accompagnaient: les soldats les regardaient d'abord d'un oeil fort s�v�re et s'approchaient d'eux, puis �clataient de rire et faisaient compliment aux moines sur les gr�ces de leurs muletiers. --Taisez-vous, impies, et croyez que tout se fait par ordre du prince Colonna, r�pondaient les moines en cheminant. Mais la pauvre H�l�ne avait du malheur; le prince �tait absent de la Petrella, et quand, trois jours apr�s, � son retour, il lui accorda enfin une audience, il se montra tr�s dur. --Pourquoi venez-vous ici, mademoiselle? Que signifie cette d�marche mal avis�e? Vos bavardages de femme ont fait p�rir sept hommes des plus braves, qui fussent en Italie, et c'est ce qu'aucun homme sens� ne vous pardonnera jamais. En ce monde, il faut vouloir, ou ne pas vouloir. C'est sans doute aussi par suite de nouveaux bavardages que Jules Branciforte vient d'�tre d�clar� sacril�ge et condamn� � �tre tenaill� pendant deux heures avec des tenailles rougies au feu, et ensuite br�l� comme un juif, lui, un des meilleurs chr�tiens que je connaisse! Comment e�t-on pu, sans quelque bavardage inf�me de votre part, inventer ce mensonge horrible, savoir que Jules Branciforte �tait � Castro le jour de l'attaque du couvent? Tous mes hommes vous diront que ce jour-l� m�me on le voyait ici � la Petrella, et que, sur le soir, je l'envoyai � Velletri. --Mais est-il vivant? s'�criait pour la dixi�me fois la jeune H�l�ne fondant en larmes. --Il est mort pour vous, reprit le prince, vous ne le reverrez jamais. Je vous conseille de retourner � votre couvent de Castro; t�chez de ne plus commettre d'indiscr�tions, et je vous ordonne de quitter la Petrella d'ici � une heure. Surtout ne racontez � personne que vous m'avez vu, ou je saurai vous punir. La pauvre H�l�ne eut l'�me navr�e d'un pareil accueil de la part de ce fameux prince Colonna pour lequel Jules avait tant de respect, et qu'elle aimait parce qu'il l'aimait. Quoi qu'en voul�t dire le prince Colonna, cette d�marche d'H�l�ne n'�tait point mal avis�e. Si elle f�t venue trois jours plus t�t � la Petrella, elle y e�t trouv� Jules Branciforte; sa blessure au genou le mettait hors d'�tat de marcher, et le prince le faisait transporter au gros bourg d'Avezzano, dans le royaume de Naples. A la premi�re nouvelle du terrible arr�t achet� contre Branciforte par le seigneur de Campireali, et qui le d�clarait sacril�ge et violateur de couvent, le prince avait vu que, dans le cas o� il s'agirait de prot�ger Branciforte, il ne pouvait plus compter sur les trois quarts de ses hommes. Ceci �tait un p�ch� contre la Madone, � la protection de laquelle chacun de ces brigands croyait avoir des droits particuliers. S'il se f�t trouv� un barigel � Rome assez os� pour venir arr�ter Jules Branciforte au milieu de la for�t de la Faggiola, il aurait pu r�ussir. En arrivant � Avezzano, Jules s'appelait Fontana, et les gens qui le transportaient furent discrets. A leur retour � la Petrella, ils annonc�rent avec douleur que Jules �tait mort en route, et de ce moment chacun des soldats du prince sut qu'il y avait un coup de poignard dans le coeur pour qui prononcerait ce nom fatal. Ce fut donc en vain qu'H�l�ne, de retour dans Albano, �crivit lettres sur lettres, et d�pensa, pour les faire porter � Branciforte, tous les sequins qu'elle avait. Les deux moines �g�s, qui �taient devenus ses amis, car l'extr�me beaut�, dit le chroniqueur de Florence, ne laisse pas d'avoir quelque empire, m�me sur les coeurs endurcis par ce que l'�go�sme et l'hypocrisie ont de plus bas; les deux moines, disons-nous, avertirent la pauvre jeune fille que c'�tait en vain qu'elle cherchait � faire parvenir un mot � Branciforte: Colonna avait d�clar� qu'il �tait mort, et certes Jules ne repara�trait au monde que quand le prince le voudrait. La nourrice d'H�l�ne lui annon�a en pleurant que sa m�re venait enfin de d�couvrir sa retraite, et que les ordres les plus s�v�res �taient donn�s pour qu'elle f�t transport�e de vive force au palais Campireali, dans Albano. H�l�ne comprit qu'une fois dans ce palais sa prison pouvait �tre d'une s�v�rit� sans bornes, et que l'on parviendrait � lui interdire absolument toutes communications avec le dehors, tandis qu'au couvent de Castro elle aurait, pour recevoir et envoyer des lettres, les m�mes facilit�s que toutes les religieuses. D'ailleurs, et ce fut ce qui la d�termina, c'�tait dans le jardin de ce couvent que Jules avait r�pandu son sang pour elle: elle pourrait revoir ce fauteuil de bois de la touri�re, o� il s'�tait plac� un moment pour regarder sa blessure au genou; c'�tait l� qu'il avait donn� � Marietta ce bouquet tach� de sang, qui ne la quittait plus. Elle revint donc tristement au couvent de Castro, et l'on pourrait terminer ici son histoire: ce serait bien pour elle, et peut-�tre aussi pour le lecteur. Nous allons, en effet, assister � la longue d�gradation d'une �me noble et g�n�reuse. Les mesures prudentes et les mensonges de la civilisation, qui d�sormais vont l'obs�der de toutes parts, remplaceront les mouvements sinc�res des passions �nergiques et naturelles. Le chroniqueur romain fait ici une r�flexion pleine de na�vet�: parce qu'une femme se donne la peine de faire une belle fille, elle croit avoir le talent qu'il faut pour diriger sa vie, et, parce que lorsqu'elle avait six ans, elle lui disait avec raison: Mademoiselle, redressez votre collerette, lorsque cette fille a dix-huit ans et elle cinquante, lorsque cette fille a autant et plus d'esprit que sa m�re, celle-ci, emport�e par la manie de r�gner, se croit le droit de diriger sa vie et m�me d'employer le mensonge. Nous verrons que c'est Victoire Carafa, la m�re d'H�l�ne, qui, par une suite de moyens adroits et fort savamment combin�s, amena la mort cruelle de sa fille si ch�rie, apr�s avoir fait son malheur pendant douze ans, triste r�sultat de la manie de r�gner. Avant de mourir, le seigneur de Campireali avait eu la joie de voir publier dans Rome la sentence qui condamnait Branciforte � �tre tenaill� pendant deux heures avec des fers rouges dans les principaux carrefours de Rome, � �tre ensuite br�l� � petit feu, et ses cendres jet�es dans le Tibre. Les fresques du clo�tre de Sainte-Marie-Nouvelle, � Florence, montrent encore aujourd'hui comment on ex�cutait ces sentences cruelles envers les sacril�ges. En g�n�ral, il fallait un grand nombre de gardes pour emp�cher le peuple indign� de remplacer les bourreaux dans leur office. Chacun se croyait ami intime de la Madone. Le seigneur de Campireali s'�tait encore fait lire cette sentence peu de moments avant sa mort, et avait donn� � l'avocat qui l'avait procur�e sa belle terre situ�e entre Albano et la mer. Cet avocat n'�tait point sans m�rite. Branciforte �tait condamn� � ce supplice atroce, et cependant aucun t�moin n'avait dit l'avoir reconnu sous les habits de ce jeune homme d�guis� en courrier qui semblait diriger avec tant d'autorit� les mouvements des assaillants. La magnificence de ce don mit en �moi tous les intrigants de Rome. II y avait alors � la cour un certain fratone (moine), homme profond et capable de tout, m�me de forcer le pape � lui donner le chapeau; il prenait soin des affaires du prince Colonna, et ce client terrible lui valait beaucoup de consid�ration. Lorsque la signora de Campireali vit sa fille de retour � Castro, elle fit appeler ce fratone. --Votre r�v�rence sera magnifiquement r�compens�e, si elle veut bien aider � la r�ussite de l'affaire fort simple que je vais lui expliquer. D'ici � peu de jours, la sentence qui condamne Jules Branciforte � un supplice terrible va �tre publi�e et rendue ex�cutoire aussi dans le royaume de Naples. J'engage votre r�v�rence � lire cette lettre du vice-roi, un peu mon parent, qui daigne m'annoncer cette nouvelle. Dans quel pays Branciforte pourra-t-il chercher un asile? Je ferai remettre cinquante mille piastres au prince avec pri�re de donner le tout ou partie � Jules Branciforte, sous la condition qu'il ira servir le roi d'Espagne, mon seigneur, contre les rebelles de Flandre. Le vice-roi donnera un brevet de capitaine � Branciforte, et, afin que la sentence de sacril�ge, que j'esp�re bien aussi rendre ex�cutoire en Espagne, ne l'arr�te point dans sa carri�re, il portera le nom de baron Lizzara; c'est une petite terre que j'ai dans les Abruzzes, et dont, � l'aide de ventes simul�es, je trouverai moyen de lui faire passer la propri�t�. Je pense que votre r�v�rence n'a jamais vu une m�re traiter ainsi l'assassin de son fils. Avec cinq cents piastres, nous aurions pu depuis longtemps nous d�barrasser de cet �tre odieux; mais nous n'avons point voulu nous brouiller avec Colonna. Ainsi daignez lui faire remarquer que mon respect pour ses droits me co�te soixante ou quatre-vingt mille piastres. Je veux n'entendre jamais parler de ce Branciforte, et sur le tout pr�sentez mes respects au prince. Le fratone dit que sous trois jours il irait faire une promenade du c�t� d'Ostie, et la signora de Campireali lui remit une bague valant mille piastres. Quelques jours plus tard, le fratone reparut dans Rome, et dit � la signora de Campireali qu'il n'avait point donn� connaissance de sa proposition au prince; mais qu'avant un mois le jeune Branciforte serait embarqu� pour Barcelone, o� elle pourrait lui faire remettre par un des banquiers de cette ville la somme de cinquante mille piastres. Le prince trouva bien des difficult�s aupr�s de Jules; quelques dangers que d�sormais il d�t courir en Italie, le jeune amant ne pouvait se d�terminer � quitter ce pays. En vain le prince laissa-t-il entrevoir que la signora de Campireali pouvait mourir; en vain promit-il que dans tous les cas, au bout de trois ans, Jules pourrait revenir voir son pays, Jules r�pandait des larmes, mais ne consentait point. Le prince fut oblig� d'en venir � lui demander ce d�part comme un service personnel; Jules ne put rien refuser � l'ami de son p�re; mais, avant tout, il voulait prendre les ordres d'H�l�ne. Le prince daigna se charger d'une longue lettre; et, bien plus, permit � Jules de lui �crire de Flandre une fois tous les mois. Enfin, l'amant d�sesp�r� s'embarqua pour Barcelone. Toutes ses lettres furent br�l�es pal le prince, qui ne voulait pas que Jules rev�nt jamais en Italie. Nous avons oubli� de dire que, quoique fort �loign� par caract�re de toute fatuit�, le prince s'�tait cru oblig� de dire, pour faire r�ussir la n�gociation, que c'�tait lui qui croyait convenable d'assurer une petite fortune de cinquante mille piastres au fils unique d'un des plus fid�les serviteur de la maison Colonna. La pauvre H�l�ne �tait trait�e en princesse au couvent de Castro. La mort de son p�re l'avait mise en possession d'une fortune consid�rable, et il lui survint des h�ritages immenses. A l'occasion de la mort de son p�re, elle fit donner cinq aunes de drap noir � tous ceux des habitants de Castro ou des environs qui d�clar�rent vouloir porter le deuil du seigneur de Campireali. Elle �tait encore dans les premiers jours de son grand deuil, lorsqu'une main parfaitement inconnue lui remit une lettre de Jules. Il serait difficile de peindre les transports avec lesquels cette lettre fut ouverte, non plus que la profonde tristesse qui en suivit la lecture. C'�tait pourtant bien l'�criture de Jules; elle fut examin�e avec la plus s�v�re attention. La lettre parlait d'amour; mais quel amour, grand Dieu! La signora de Campireali, qui avait tant d'esprit, l'avait pourtant compos�e. Son dessein �tait de commencer la correspondance par sept � huit lettres d'amour passionn�; elle voulait pr�parer ainsi les suivantes, o� l'amour semblerait s'�teindre peu � peu. Nous passerons rapidement sur dix ann�es d'une vie malheureuse. H�l�ne se croyait tout � fait oubli�e, et cependant avait refus� avec hauteur les hommages des jeunes seigneurs les plus distingu�s de Rome. Pourtant elle h�sita un instant lorsqu'on lui parla du jeune Octave Colonna, fils a�n� du fameux Fabrice, qui jadis l'avait si mal re�ue � la Petrella. Il lui semblait que, devant absolument prendre un mari pour donner un protecteur aux terres qu'elle avait dans l'�tat romain et dans le royaume de Naples, il lui serait moins odieux de porter le nom d'un homme que jadis Jules avait aim�. Si elle e�t consenti � ce mariage, H�l�ne arrivait bien rapidement � la v�rit� sur Jules Branciforte. Le vieux prince Fabrice parlait souvent et avec transports des traits de bravoure surhumaine du colonel Lizzara (Jules Branciforte), qui, tout � fait semblable aux h�ros des vieux romans, cherchait � se distraire par de belles actions de l'amour malheureux qui le rendait insensible � tous les plaisirs. Il croyait H�l�ne mari�e depuis longtemps; la signora de Campireali l'avait environn�, lui aussi, de mensonges. H�l�ne s'�tait r�concili�e � demi avec cette m�re si habile. Celle-ci d�sirant passionn�ment la voir mari�e, pria son ami, le vieux cardinal Santi-Quatro, protecteur de la Visitation, et qui allait � Castro, d'annoncer en confidence aux religieuses les plus �g�es du couvent que son voyage avait �t� retard� par un acte de gr�ce. Le bon pape Gr�goire XIII, m� de piti� pour l'�me d'un brigand nomm� Jules Branciforte, qui autrefois avait tent� de violer leur monast�re, avait voulu, en apprenant sa mort, r�voquer la sentence qui le d�clarait sacril�ge, bien convaincu que, sous le poids d'une telle condamnation, il ne pourrait jamais sortir du purgatoire, si toutefois Branciforte, surpris au Mexique et massacr� par des sauvages r�volt�s, avait eu le bonheur de n'aller qu'en purgatoire. Cette nouvelle mit en agitation tout le couvent de Castro; elle parvint � H�l�ne, qui alors se livrait � toutes les folies de vanit� que peut inspirer � une personne profond�ment ennuy�e la possession d'une grande fortune. A partir de ce moment, elle ne sortit plus de sa chambre. Il faut savoir que, pour arriver � pouvoir placer sa chambre dans la petite loge de la porti�re o� Jules s'�tait r�fugi� un instant dans la nuit du combat, elle avait fait reconstruire une moiti� du couvent. Avec des peines infinies et ensuite un scandale fort difficile � apaiser, elle avait r�ussi � d�couvrir et � prendre � son service les trois bravi employ�s par Branciforte et survivant encore aux cinq qui jadis �chapp�rent au combat de Castro. Parmi eux se trouvait Ugone, maintenant vieux et cribl� de blessures. La vue de ces trois hommes avait caus� bien des murmures; mais enfin la crainte que le caract�re altier d'H�l�ne inspirait � tout le couvent l'avait emport�, et tous les jours on les voyait, rev�tus de sa livr�e, venir prendre ses ordres � la grille ext�rieure, et souvent r�pondre longuement � ses questions toujours sur le m�me sujet. Apr�s les six mois de r�clusion et de d�tachement pour toutes les choses du monde qui suivirent l'annonce de la mort de Jules, la premi�re sensation qui r�veilla cette �me d�j� bris�e par un malheur sans rem�de et un long ennui fut une sensation de vanit�. Depuis peu, l'abbesse �tait morte. Suivant l'usage, le cardinal Santi-Quatro, qui �tait encore protecteur de la Visitation malgr� son grand �ge de quatre-vingt douze ans, avait form� la liste des trois dames religieuses entre lesquelles le pape devait choisir une abbesse. Il fallait des motifs bien graves pour que Sa Saintet� l�t les deux derniers noms de la liste, elle se contentait ordinairement de passer un trait de plume sur ces noms, et la nomination �tait faite. Un jour, H�l�ne �tait � la fen�tre de l'ancienne loge de la touri�re, qui �tait devenue maintenant l'extr�mit� de l'aile des nouveaux b�timents construits par ses ordres. Cette fen�tre n'�tait pas �lev�e de plus de deux pieds au-dessus du passage arros� jadis du sang de Jules et qui maintenant faisait partie du jardin. H�l�ne avait les yeux profond�ment fix�s sur la terre. Les trois dames que l'on savait depuis quelques heures �tre port�es sur la liste du cardinal pour succ�der � la d�funte abbesse vinrent � passer devant la fen�tre d'H�l�ne. Elle ne les vit pas, et par cons�quent ne put les saluer. L'une des trois dames fut piqu�e et dit assez haut aux deux autres: --Voil� une belle fa�on pour une pensionnaire d'�taler sa chambre aux yeux du public! R�veill�e par ces paroles, H�l�ne leva les yeux et rencontra trois regards m�chants. --Eh bien, se dit-elle en fermant la fen�tre sans saluer, voici assez de temps que je suis agneau dans ce couvent, il faut �tre loup, quand ce ne serait que pour varier les amusements de messieurs les curieux de la ville. Une heure apr�s, un de ses gens, exp�di� en courrier, portait la lettre suivante � sa m�re, qui depuis dix ann�es habitait Rome et y avait su acqu�rir un grand cr�dit. �M�RE TR�S RESPECTABLE, �Tous les ans tu me donnes trois cent mille francs le jour de ma f�te; j'emploie cet argent � faire ici des folies, honorables � la v�rit�, mais qui n'en sont pas moins des folies. Quoique tu ne me le t�moignes plus depuis longtemps, je sais que j'aurais deux fa�ons de te prouver ma reconnaissance pour toutes les bonnes intentions que tu as eues � mon �gard. Je ne me marierai point, mais je deviendrais avec plaisir abbesse de ce couvent; ce qui m'a donn� cette id�e, c'est que les trois dames que notre cardinal Santi-Quatro a port�es sur la liste par lui pr�sent�e au Saint-P�re sont mes ennemies; et, quelle que soit l'�lue, je m'attends � �prouver toutes sortes de vexations. Pr�sente le bouquet de ma f�te aux personnes auxquelles il faut l'offrir; faisons d'abord retarder de six mois la nomination, ce qui rendra folle de bonheur la prieure du couvent, mon amie intime, et qui aujourd'hui tient les r�nes du gouvernement. Ce sera d�j� pour moi une source de bonheur, et c'est bien rarement que je puis employer ce mot en parlant de ta fille. Je trouve mon id�e folle; mais, si tu vois quelque chance de succ�s, dans trois jours je prendrai le voile blanc, huit ann�es de s�jour au couvent, sans d�coucher, me donnant droit � une exemption de six mois. La dispense ne se refuse pas, et co�te quarante �cus. �Je suis avec respect, ma v�n�rable m�re,� etc. Cette lettre combla de joie la signora de Campireali. Lorsqu'elle la re�ut, elle se repentait vivement d'avoir fait annoncer � sa fille la mort de Branciforte; elle ne savait comment se terminerait cette profonde m�lancolie o� elle �tait tomb�e; elle pr�voyait quelque coup de t�te, elle allait jusqu'� craindre que sa fille ne voulut aller visiter au Mexique le lieu o� l'on avait pr�tendu que Branciforte avait �t� massacr�, auquel cas il �tait tr�s possible qu'elle appr�t � Madrid le vrai nom du colonel Lizzara. D'un autre c�t�, ce que sa fille demandait par son courrier �tait la chose du monde la plus difficile et l'on peut m�me dire la plus absurde. Une jeune fille qui n'�tait pas m�me religieuse, et qui d'ailleurs n'�tait connue que par la folle passion d'un brigand, que peut-�tre elle avait partag�e, �tre mise � la t�te d'un couvent o� tous les princes romains comptaient quelques parentes! Mais, pensa la signora de Campireali, on dit que tout proc�s peut �tre plaid� et par cons�quent gagn�. Dans sa r�ponse, Victoire Carafa donna des esp�rances � sa fille, qui, en g�n�ral, n'avait que des volont�s absurdes, mais par compensation s'en d�go�tait tr�s facilement. Dans la soir�e, en prenant des informations sur tout ce qui, de pr�s ou de loin, pouvait tenir au couvent de Castro, elle apprit que depuis plusieurs mois son ami le cardinal Santi-Quatro avait beaucoup d'humeur: il voulait marier sa ni�ce � don Octave Colonna, fils a�n� du prince Fabrice, dont il a �t� parl� si souvent dans la pr�sente histoire. Le prince lui offrait son second fils don Lorenzo, parce que, pour arranger sa fortune, �trangement compromise par la guerre que le roi de Naples et le pape, enfin d'accord, faisaient aux brigands de la Faggiola, il fallait que la femme de son fils a�n� apport�t une dot de six cent mille piastres (3 210 000 francs) dans la maison Colonna. Or le cardinal Santi-Quatro, m�me en d�sh�ritant de la fa�on la plus ridicule tous ses autres parents, ne pouvait offrir qu'une fortune de trois cent quatre-vingts ou quatre cent mille �cus. Victoire Carafa passa la soir�e et une partie de la nuit � se faire confirmer ces faits par tous les amis du vieux Santi-Quatro. Le lendemain, d�s sept heures, elle se fit annoncer chez le vieux cardinal. --�minence, lui dit-elle, nous sommes bien vieux tous les deux; il est inutile de chercher � nous tromper, en donnant de beaux noms � des choses qui ne sont pas belles; je viens vous proposer une folie; tout ce que je puis dire pour elle, c'est qu'elle n'est pas odieuse; mais j'avouerai que je la trouve souverainement ridicule. Lorsqu'on traitait le mariage de don Octave Colonna avec ma fille H�l�ne, j'ai pris de l'amiti� pour ce jeune homme, et, le jour de son mariage, je vous remettrai deux cent mille piastres en terres ou en argent, que je vous prierai de lui faire tenir. Mais, pour qu'une pauvre veuve telle que moi puisse faire un sacrifice aussi �norme, il faut que ma fille H�l�ne, qui a pr�sentement vingt-sept ans, et qui depuis l'�ge de dix-neuf ans n'a pas d�couch� du couvent, soit faite abbesse de Castro; il faut pour cela retarder l'�lection de six mois, la chose est canonique. --Que dites-vous, madame? s'�cria le vieux cardinal hors de lui; Sa Saintet� elle-m�me ne pourrait pas faire ce que vous venez demander � un pauvre vieillard impotent. --Aussi ai-je dit � Votre �minence que la chose �tait ridicule: les sots la trouveront folle; mais les gens bien instruits de ce qui se passe � la cour penseront que notre excellent prince, le bon pape Gr�goire XIII, a voulu r�compenser les loyaux et longs services de Votre �minence en facilitant un mariage que tout Rome sait qu'elle d�sire. Du reste, la chose est fort possible, tout � fait canonique, j'en r�ponds; ma fille prendra le voile blanc d�s demain. --Mais la simonie, madame! s'�cria le vieillard d'une voix terrible. La signora de Campireali s'en allait. --Quel est ce papier que vous laissez? --C'est la liste des terres que je pr�senterais comme valant deux cent mille piastres si l'on ne voulait pas d'argent comptant; le changement de propri�t� de ces terres pourrait �tre tenu secret pendant fort longtemps; par exemple, la maison Colonna me ferait des proc�s que je perdrais. --Mais la simonie, madame! l'effroyable simonie! --Il faut commencer par diff�rer l'�lection de six mois, demain je viendrai prendre les ordres de Votre �minence. Je sens qu'il faut expliquer pour les lecteurs n�s au nord des Alpes le ton presque officiel de plusieurs parties de ce dialogue; je rappellerai que, dans les pays strictement catholiques, la plupart des dialogues sur les sujets scabreux finissent par arriver au confessionnal, et alors il n'est rien moins qu'indiff�rent de s'�tre servi d'un mot respectueux ou d'un terme ironique. Le lendemain dans la journ�e, Victoire Carafa sut que, par suite d'une grande erreur de fait, d�couverte dans la liste des trois dames pr�sent�es pour la place d'abbesse de Castro, cette �lection �tait diff�r�e de six mois: la seconde dame port�e sur la liste avait un ren�gat dans sa famille; un de ses grands oncles s'�tait fait protestant � Udine. La signora de Campireali crut devoir faire une d�marche aupr�s du prince Fabrice Colonna, � la maison duquel elle allait offrir une si notable augmentation de fortune. Apr�s deux jours de soins, elle parvint � obtenir une entrevue dans un village voisin de Rome, mais elle sortit tout effray�e de cette audience; elle avait trouv� le prince, ordinairement si calme, tellement pr�occup� de la gloire militaire du colonel Lizzara (Jules Branciforte), qu'elle avait jug� absolument inutile de lui demander le secret sur cet article. Le colonel �tait pour lui comme un fils, et, mieux encore, comme un �l�ve favori. Le prince passait sa vie � lire et relire certaines lettres arriv�es de Flandre. Que devenait le dessein favori auquel la signora de Campireali sacrifiait tant de choses depuis dix ans, si sa fille apprenait l'existence et la gloire du colonel Lizzara? Je crois devoir passer sous silence beaucoup de circonstances qui, � la v�rit�, peignent les moeurs de cette �poque, mais qui me semblent tristes � raconter. L'auteur du manuscrit romain s'est donn� des peines infinies pour arriver � la date exacte de ces d�tails que je supprime. Deux ans apr�s l'entrevue de la signora de Campireali avec le prince Colonna, H�l�ne �tait abbesse de Castro; mais le vieux cardinal Santi-Quatro �tait mort de douleur apr�s ce grand acte de simonie. En ce temps-l�, Castro avait pour �v�que le plus bel homme de la cour du pape, monsignor Francesco Cittadini, noble de la ville de Milan. Ce jeune homme, remarquable par ses gr�ces modestes et son ton de dignit�, eut des rapports fr�quents avec l'abbesse de la Visitation � l'occasion surtout du nouveau clo�tre dont elle entreprit d'embellir son couvent. Ce jeune �v�que Cittadini, alors �g� de vingt-neuf ans, devint amoureux fou de cette belle abbesse. Dans le proc�s qui fut dress� un an plus tard, une foule de religieuses, entendues comme t�moins, rapportent que l'�v�que multipliant le plus possible ses visites au couvent, disant souvent � leur abbesse: �Ailleurs je commande, et, je l'avoue � ma honte, j'y trouve quelque plaisir; aupr�s de vous j'ob�is comme un esclave, mais avec un plaisir qui surpasse de bien loin celui de commander ailleurs. Je me trouve sous l'influence d'un �tre sup�rieur; quand je l'essayerais, je ne pourrais avoir d'autre volont� que la sienne, et j'aimerais mieux me voir pour une �ternit� le dernier de ses esclaves que d'�tre roi loin de ses yeux.� Les t�moins rapportent qu'au milieu de ces phrases �l�gantes souvent l'abbesse lui ordonnait de se taire, et en des termes durs et qui montraient le m�pris. --A vrai dire, continue un autre t�moin, madame le traitait comme un domestique; dans ces cas-l�, le pauvre �v�que baissait les yeux, se mettait � pleurer, mais ne s'en allait point. Il trouvait tous les jours de nouveaux pr�textes pour repara�tre au couvent, ce que scandalisait fort les confesseurs des religieuses et les ennemies de l'abbesse. Mais madame l'abbesse �tait vivement d�fendue par la prieure, son amie intime, et qui, sous ses ordres imm�diats, exer�ait le gouvernement int�rieur. --Vous savez, mes nobles soeurs, disait celle-ci, que, depuis cette passion contrari�e que notre abbesse �prouva dans sa premi�re jeunesse pour un soldat d'aventures, il lui est rest� beaucoup de bizarrerie dans les id�es, mais vous savez toutes que son caract�re a ceci de remarquable, que jamais elle ne revient sur le compte des gens pour lesquels elle a montr� du m�pris. Or, dans toute sa vie peut-�tre, elle n'a pas prononc� autant de paroles outrageantes qu'elle en a adress�es en notre pr�sence au pauvre monsignor Cittadini. Tous les jours, nous voyons celui-ci subir des traitements qui nous font rougir pour sa haute dignit�. --Oui, r�pondaient les religieuses scandalis�es, mais il revient tous les jours; donc, au fond, il n'est pas si maltrait�, et, dans tous les cas, cette apparence d'intrigue nuit � la consid�ration du saint ordre de la Visitation. Le ma�tre le plus dur n'adresse pas au valet le plus inepte le quart des injures dont tous les jours l'alti�re abbesse accablait ce jeune �v�que aux fa�ons si onctueuses; mais il �tait amoureux, et avait apport� de son pays cette maxime fondamentale, qu'une fois une entreprise de ce genre commenc�e, il ne faut plus s'inqui�ter que du but, et ne pas regarder les moyens. --Au bout du compte, disait l'�v�que � son confident C�sar del Bene, le m�pris est pour l'amant qui s'est d�sist� de l'attaque avant d'y �tre contraint par des moyens de force majeure. Maintenant ma triste t�che va se borner � donner un extrait n�cessairement fort sec du proc�s � la suite duquel H�l�ne trouva la mort. Ce proc�s, que j'ai lu dans une biblioth�que dont je dois taire le nom, ne forme pas moins de huit volumes in-folio. L'interrogatoire et le raisonnement sont en langue latine, les r�ponses en italien. J'y vois qu'au mois de novembre 1572, sur les onze heures du soir, le jeune �v�que se rendit seul � la porte de l'�glise o� toute la journ�e les fid�les sont admis; l'abbesse elle-m�me lui ouvrit cette porte, et lui permit de la suivre. Elle le re�ut dans une chambre qu'elle occupait souvent et qui communiquait par une porte secr�te aux tribunes qui r�gnent sur les nefs de l'�glise. Une heure s'�tait � peine �coul�e lorsque l'�v�que fort surpris, fut renvoy� chez lui; l'abbesse elle-m�me le reconduisit � la porte de l'�glise, et lui dit ces propres paroles: --Retournez � votre palais et quittez-moi bien vite. Adieu, monseigneur, vous me faites horreur; il me semble que je me suis donn�e � un laquais. Toutefois, trois mois apr�s, arriva le temps du carnaval. Les gens de Castro �taient renomm�s par les f�tes qu'ils se donnaient entre eux � cette �poque, la ville enti�re retentissait du bruit des mascarades. Aucune ne manquait de passer devant une petite fen�tre qui donnait un jour de souffrance � une certaine �curie du couvent. L'on sent bien que trois mois avant le carnaval cette �curie �tait chang�e en salon, et qu'elle ne d�semplissait pas les jours de mascarade. Au milieu de toutes les folies du public, l'�v�que vint � passer dans son carrosse; l'abbesse lui fit un signe, et, la nuit suivante, � une heure, il ne manqua pas de se trouver � la porte de l'�glise. Il entra; mais, moins de trois quarts d'heure apr�s, il fut renvoy� avec col�re. Depuis le premier rendez-vous au mois de novembre, il continuait � venir au couvent � peu pr�s tous les huit jours. On trouvait sur sa figure un petit air de triomphe et de sottise qui n'�chappait � personne, mais qui avait le privil�ge de choquer grandement le caract�re altier de la jeune abbesse. Le lundi de P�ques, entre autres jours, elle le traita comme le dernier des hommes, et lui adressa des paroles que le plus pauvre des hommes de peine du couvent n'e�t pas support�es. Toutefois, peu de jours apr�s, elle lui fit un signe � la suite duquel le bel �v�que ne manqua pas de se trouver, � minuit, � la porte de l'�glise; elle l'avait fait venir pour lui apprendre qu'elle �tait enceinte. A cette annonce, dit le proc�s, le beau jeune homme p�lit d'horreur et devint tout � fait stupide de peur. L'abbesse eut la fi�vre; elle fit appeler le m�decin, et ne lui fit point myst�re de son �tat. Cet homme connaissait le caract�re g�n�reux de la malade, et lui promit de la tirer d'affaire. Il commen�a par la mettre en relation avec une femme du peuple jeune et jolie, qui, sans porter le titre de sage-femme, en avait les talents. Son mari �tait boulanger. H�l�ne fut contente de la conversation de cette femme, qui lui d�clara que, pour l'ex�cution des projets � l'aide desquels elle esp�rait la sauver, il �tait n�cessaire qu'elle e�t deux confidentes dans le couvent. --Une femme comme vous, � la bonne heure, mais une de mes �gales! non; sortez de ma pr�sence. La sage-femme se retira. Mais, quelques heures plus tard, H�l�ne, ne trouvant pas prudent de s'exposer aux bavardages de cette femme, fit appeler le m�decin, qui la renvoya au couvent, o� elle fut trait�e g�n�reusement. Cette femme jura que, m�me non rappel�e, elle n'e�t jamais divulgu� le secret confi�; mais elle d�clara de nouveau que, s'il n'y avait pas dans l'int�rieur du couvent deux femmes d�vou�es aux int�r�ts de l'abbesse et sachant tout, elle ne pouvait se m�ler de rien. (Sans doute elle songeait � l'accusation d'infanticide). Apr�s y avoir beaucoup r�fl�chi, l'abbesse r�solut de confier ce terrible secret � madame Victoire, prieure du couvent, de la noble famille des ducs de C, et � Madame Bernarde, fille du marquis P Elle leur fit jurer sur leurs br�viaires de ne jamais dire un mot, m�me au tribunal de la p�nitence, de ce qu'elle allait leur confier. Ces dames rest�rent glac�es de terreur. Elles avouent, dans leurs interrogatoires, que, pr�occup�es du caract�re si altier de leur abbesse, elles s'attendirent � l'aveu de quelque meurtre. L'abbesse leur dit d'un air simple et froid: --J'ai manqu� � tous mes devoirs, je suis enceinte. Madame Victoire, la prieure, profond�ment �mue et troubl�e par l'amiti� qui, depuis tant d'ann�es, l'unissait � H�l�ne, et non pouss�e par une vaine curiosit�, s'�cria les larmes aux yeux: --Quel est donc l'imprudent qui a commis ce crime? --Je ne l'ai pas dit m�me � mon confesseur; jugez si je veux le dire � vous! Ces deux dames d�lib�r�rent aussit�t sur les moyens de cacher ce fatal secret au reste du couvent. Elles d�cid�rent d'abord que le lit de l'abbesse serait transport� dans sa chambre actuelle, lieu tout � fait central, � la pharmacie que l'on venait d'�tablir dans l'endroit le plus recul� du couvent, au troisi�me �tage du grand b�timent �lev� par la g�n�rosit� d'H�l�ne. C'est dans ce lieu que l'abbesse donna le jour � un enfant m�le. Depuis trois semaines la femme du boulanger �tait cach�e dans l'appartement de la prieure. Comme cette femme marchait avec rapidit� le long du clo�tre, emportant l'enfant, celui-ci jeta des cris, et, dans sa terreur, cette femme se r�fugia dans la cave. Une heure apr�s, madame Bernarde, aid�e du m�decin, parvint � ouvrir une petite porte du jardin, la femme du boulanger sortit rapidement du couvent et bient�t apr�s de la ville. Arriv�e en rase campagne et poursuivie par une terreur panique, elle se r�fugia dans une grotte que le hasard lui fit rencontrer dans certains rochers. L'abbesse �crivit � C�sar del Bene, confident et premier valet de chambre de l'�v�que, qui courut � la grotte qu'on lui avait indiqu�e; il �tait � cheval: il prit l'enfant dans ses bras, et partit au galop pour Montefiascone. L'enfant fut baptis� dans l'�glise de Sainte-Marguerite, et re�ut le nom d'Alexandre. L'h�tesse du lieu avait procur� une nourrice � laquelle C�sar remit huit �cus: beaucoup de femmes, s'�tant rassembl�es autour de l'�glise pendant la c�r�monie du bapt�me, demand�rent � grands cris au seigneur C�sar le nom du p�re de l'enfant. --C'est un grand seigneur de Rome, leur dit-il, qui s'est permis d'abuser d'une pauvre villageoise comme vous. Et il disparut. VII Tout allait bien jusque-l� dans cet immense couvent, habit� par plus de trois cents femmes curieuses; personne n'avait rien vu, personne n'avait rien entendu. Mais l'abbesse avait remis au m�decin quelques poign�es de sequins nouvellement frapp�s � la monnaie de Rome. Le m�decin donna plusieurs de ces pi�ces � la femme du boulanger. Cette femme �tait jolie et son mari jaloux; il fouilla dans sa malle, trouva ces pi�ces d'or si brillantes, et, les croyant le prix de son d�shonneur, la for�a, le couteau sur la gorge, � dire d'o� elles provenaient. Apr�s quelques tergiversations, la femme avoua la v�rit�, et la paix fut faite. Les deux �poux en vinrent � d�lib�rer sur l'emploi d'une telle somme. La boulang�re voulait payer quelques dettes; mais le mari trouva plus beau d'acheter un mulet, ce qui fut fait. Ce mulet fit scandale dans le quartier, qui connaissait bien la pauvret� des deux �poux. Toutes les comm�res de la ville, amies et ennemies, venaient successivement demander � la femme du boulanger quel �tait l'amant g�n�reux qui l'avait mise � m�me d'acheter un mulet. Cette femme, irrit�e, r�pondait quelquefois en racontant la v�rit�. Un jour que C�sar del Bene �tait all� voir l'enfant, et revenait rendre compte de sa visite � l'abbesse, celle-ci, quoique fort indispos�e, se tra�na jusqu'� la grille, et lui fit des reproches sur le peu de discr�tion des agents employ�s par lui. De son c�t�, l'�v�que tomba malade de peur; il �crivit � ses fr�res � Milan pour leur raconter l'injuste accusation � laquelle il �tait en butte: il les engageait � venir � son secours. Quoique gravement indispos�, il prit la r�solution de quitter Castro; mais, avant de partir, il �crivit � l'abbesse: �Vous saurez d�j� que tout ce qui a �t� fait est oubli�. Ainsi, si vous prenez int�r�t � sauver non seulement ma r�putation, mais peut-�tre ma vie, et pour �viter un plus grand scandale, vous pouvez inculper Jean-Baptiste Doleri, mort depuis peu de jours; que si, par ce moyen, vous ne r�parez pas votre honneur, le mien du moins ne courra plus aucun p�ril.� L'�v�que appela don Luigi, confesseur du monast�re de Castro. --Remettez ceci, lui dit-il, dans les propres mains de madame l'abbesse. Celle-ci, apr�s avoir lu cet inf�me billet, s'�cria devant tout ce qui se trouvait dans la chambre: --Ainsi m�ritent d'�tre trait�es les vierges folles qui pr�f�rent la beaut� du corps � celle de l'�me! Le bruit de tout ce qui se passait � Castro parvint rapidement aux oreilles du terrible cardinal Farn�se (il se donnait ce caract�re depuis quelques ann�es, parce qu'il esp�rait, dans le prochain conclave, avoir l'appui des cardinaux zelanti). Aussit�t il donna l'ordre au podestat de Castro de faire arr�ter l'�v�que Cittadini. Tous les domestiques de celui-ci, craignant la question, prirent la fuite. Le seul C�sar del Bene resta fid�le � son ma�tre, et lui jura qu'il mourrait dans les tourments plut�t que de rien avouer qui p�t lui nuire. Cittadini, se voyant entour� de gardes dans son palais, �crivit de nouveau � ses fr�res, qui arriv�rent de Milan en toute h�te. Ils le trouv�rent d�tenu dans la prison de Ronciglione. Je vois dans le premier interrogatoire de l'abbesse que, tout en avouant sa faute, elle nia avoir eu des rapports avec monseigneur l'�v�que; son complice avant �t� Jean-Baptiste Doleri, avocat du couvent. Le 9 septembre 1573, Gr�goire XIII ordonna que le proc�s f�t fait en toute h�te et en toute rigueur. Un juge criminel, un fiscal et un commissaire se transport�rent � Castro et � Ronciglione. C�sar del Bene, premier valet de chambre de l'�v�que, avoue seulement avoir port� un enfant chez une nourrice. On l'interroge en pr�sence de mesdames Victoire et Bernarde. On le met � la torture deux jours de suite; il souffre horriblement; mais, fid�le � sa parole, il n'avoue que ce qu'il est impossible de nier, et le fiscal ne peut rien tirer de lui. Quand vient le tour de mesdames Victoire et Bernarde, qui avaient �t� t�moins des tortures inflig�es � C�sar, elles avouent tout ce qu'elles ont fait. Toutes les religieuses sont interrog�es sur le nom de l'auteur du crime; la plupart r�pondent avoir ou� dire que c'est monseigneur l'�v�que. Une des soeurs porti�res rapporte les paroles outrageantes que l'abbesse avait adress�es � l'�v�que en le mettant � la porte de l'�glise. Elle ajoute: �Quand on se parle sur ce ton, c'est qu'il y a bien longtemps que l'on fait l'amour ensemble. En effet, monseigneur l'�v�que, ordinairement remarquable par l'exc�s de sa suffisance, avait, en sortant de l'�glise, l'air tout penaud.� L'une des religieuses, interrog�e en pr�sence de l'instrument des tortures, r�pond que l'auteur du crime doit �tre le chat, parce que l'abbesse le tient continuellement dans ses bras et le caresse beaucoup. Une autre religieuse pr�tend que l'auteur du crime devait �tre le vent, parce que, les jours o� il fait du vent, l'abbesse est heureuse et de bonne humeur, elle s'expose � l'action du vent sur un belv�d�re qu'elle a fait construire expr�s; et, quand on va lui demander une gr�ce en ce lieu, jamais elle ne la refuse. La femme du boulanger, la nourrice, les comm�res de Montefiascone, effray�es par les tortures qu'elles avaient vu infliger � C�sar, disent la v�rit�. Le jeune �v�que �tait malade ou faisait le malade � Ronciglione, ce qui donna l'occasion � ses fr�res, soutenus par le cr�dit et par les moyens d'influence de la signora de Campireali, de se jeter plusieurs fois aux pieds du pape, et de lui demander que la proc�dure f�t suspendue jusqu'� ce que l'�v�que e�t recouvr� sa sant�. Sur quoi le terrible cardinal Farn�se augmenta le nombre des soldats qui le gardaient dans sa prison. L'�v�que ne pouvant �tre interrog�, les commissaires commen�aient toutes leurs s�ances par faire subir un nouvel interrogatoire � l'abbesse. Un jour que sa m�re lui avait fait dire d'avoir bon courage et de continuer � tout nier, elle avoua tout. --Pourquoi avez-vous d'abord inculp� Jean-Baptiste Doleri? --Par piti� pour la l�chet� de l'�v�que, et, d'ailleurs, s'il parvient � sauver sa ch�re vie, il pourra donner des soins � mon fils. Apr�s cet aveu, on enferma l'abbesse dans une chambre du couvent de Castro, dont les murs, ainsi que la vo�te, avaient huit pieds d'�paisseur; les religieuses ne parlaient de ce cachot qu'avec terreur, et il �tait connu sous le nom de la chambre des moines; l'abbesse y fut gard�e � vue par trois femmes. La sant� de l'�v�que s'�tant un peu am�lior�e, trois cents sbires ou soldats vinrent le prendre � Ronciglione, et il fut transport� � Rome en liti�re; on le d�posa � la prison appel�e Corte Savella. Peu de jours apr�s, les religieuses aussi furent amen�es � Rome; l'abbesse fut plac�e dans le monast�re de Sainte-Marthe. Quatre religieuses �taient inculp�es: mesdames Victoire et Bernarde, la soeur charg�e du tour et la porti�re qui avait entendu les paroles outrageantes adress�es � l'�v�que par l'abbesse. L'�v�que fut interrog� par l'auditeur de la chambre. L'un des premiers personnages de l'ordre judiciaire. On remit de nouveau � la torture le pauvre C�sar del Bene, qui non seulement n'avoua rien, mais dit des choses qui faisaient de la peine au minist�re public, ce qui lui valut une nouvelle s�ance de torture. Ce supplice pr�liminaire fut �galement inflig� � mesdames Victoire et Bernarde. L'�v�que niait tout avec sottise, mais avec une belle opini�tret�; il rendait compte dans le plus grand d�tail de tout ce qu'il avait fait dans les trois soir�es �videmment pass�es aupr�s de l'abbesse. Enfin, on confronta l'abbesse avec l'�v�que, et, quoiqu'elle dit constamment la v�rit�, on la soumit � la torture. Comme elle r�p�tait ce qu'elle avait toujours dit depuis son premier aveu, l'�v�que, fid�le � son r�le, lui adressa des injures. Apr�s plusieurs autres mesures raisonnables au fond, mais entach�es de cet esprit de cruaut�, qui apr�s les r�gnes de Charles-Quint et de Philippe II, pr�valait trop souvent dans les tribunaux d'Italie, l'�v�que fut condamn� � subir une prison perp�tuelle au ch�teau Saint-Ange; l'abbesse fut condamn�e � �tre d�tenue toute sa vie dans le couvent de Sainte-Marthe, o� elle se trouvait. Mais d�j� la signora de Campireali avait entrepris, pour sauver sa fille, de faire creuser un passage souterrain. Ce passage partait de l'un des �gouts laiss�s par la magnificence de l'ancienne Rome, et devait aboutir au caveau profond o� l'on pla�ait les d�pouilles mortelles des religieuses de Sainte-Marthe. Ce passage, large de deux pieds � peu pr�s, avait des parois de planches pour soutenir les terres � droite et � gauche, et on lui donnait pour vo�te, � mesure que l'on avan�ait, deux planches plac�es comme les jambages d'un A majuscule. On pratiquait ce souterrain � trente pieds de profondeur � peu pr�s. Le point important �tait de le diriger dans le sens convenable: � chaque instant, des puits et des fondements d'anciens �difices obligeaient les ouvriers � se d�tourner. Une autre grande difficult�, c'�taient les d�blais, dont on ne savait que faire, il para�t qu'on les semait pendant la nuit dans toutes les rues de Rome. On �tait �tonn� de cette quantit� de terre qui tombait, pour ainsi dire, du ciel. Quelques grosses sommes que la signora de Campireali d�pens�t pour essayer de sauver sa fille, son passage souterrain eut sans doute �t� d�couvert, mais le pape Gr�goire XIII vint � mourir en 1585, et le r�gne du d�sordre commen�a avec le si�ge vacant. H�l�ne �tait fort mal � Sainte-Marthe; on peut penser si de simples religieuses assez pauvres mettaient du z�le � vexer une abbesse fort riche et convaincue d'un tel crime. H�l�ne attendait avec empressement le r�sultat des travaux entrepris par sa m�re. Mais tout � coup son coeur �prouva d'�tranges �motions. Il y avait d�j� six mois que Fabrice Colonna, voyant l'�tat chancelant de la sant� de Gr�goire XIII, et ayant de grands projets pour l'interr�gne, avait envoy� un de ses officiers � Jules Branciforte, maintenant si connu dans les arm�es espagnoles sous le nom de colonel Lizzara. Il le rappelait en Italie; Jules br�lait de revoir son pays. Il d�barqua sous un nom suppos� � Pescara, petit port de l'Adriatique sous Chietti, dans les Abruzzes, et par les montagnes il vint jusqu'� la Petrella. La joie du prince �tonna tout le monde. Il dit � Jules qu'il l'avait fait appeler pour faire de lui son successeur et lui donner le commandement de ses soldats. A quoi Branciforte r�pondit que, militairement parlant, l'entreprise ne valait plus rien, ce qu'il prouva facilement; si jamais l'Espagne le voulait s�rieusement, en six mois et � peu de frais, elle d�truirait tous les soldats d'aventure de l'Italie. --Mais apr�s tout, ajouta le jeune Branciforte, si vous le voulez, mon prince, je suis pr�t � marcher. Vous trouverez toujours en moi le successeur du brave Ranuce tu� aux Ciampi. Avant l'arriv�e de Jules, le prince avait ordonn�, comme il savait ordonner, que personne dans la Petrella ne s'avis�t de parler de Castro et du proc�s de l'abbesse; la peine de mort, sans aucune r�mission �tait plac�e en perspective du moindre bavardage. Au milieu des transports d'amiti� avec lesquels il re�ut Branciforte, il lui demanda de ne point aller � Albano sans lui, et sa fa�on d'effectuer ce voyage fut de faire occuper la ville par mille de ses gens, et de placer une avant-garde de douze cents hommes sur la route de Rome. Qu'on juge de ce que devint le pauvre Jules, lorsque le prince, ayant fait appeler le vieux Scotti, qui vivait encore, dans la maison o� il avait plac� son quartier g�n�ral, le fit monter dans la chambre o� il se trouvait avec Branciforte. D�s que les deux amis se furent jet�s dans les bras l'un de l'autre: --Maintenant, pauvre colonel, dit-il � Jules, attends-toi � ce qu'il y a de pis. Sur quoi il souffla la chandelle et sortit en enfermant � clef les deux amis. Le lendemain, Jules, qui ne voulut pas sortir de sa chambre, envoya demander au prince la permission de retourner � la Petrella, et de ne pas le voir de quelques jours. Mais on vint lui rapporter que le prince avait disparu, ainsi que ses troupes. Dans la nuit, il avait appris la mort de Gr�goire XIII; il avait oubli� son ami Jules et courait la campagne. Il n'�tait rest� autour de Jules qu'une trentaine d'hommes appartenant � l'ancienne compagnie de Ranuce. L'on sait assez qu'en ce temps-l�, pendant le si�ge vacant, les lois �taient muettes, chacun songeait � satisfaire ses passions, et il n'y avait de force que la force; c'est pourquoi, avant la fin de la journ�e, le prince Colonna avait d�j� fait pendre plus de cinquante de ses ennemis. Quant � Jules, quoiqu'il n'e�t pas quarante hommes avec lui, il osa marcher vers Rome. Tous les domestiques de l'abbesse de Castro lui avaient �t� fid�les; ils s'�taient log�s dans les pauvres maisons voisines du couvent de Sainte-Marthe. L'agonie de Gr�goire XIII avait dur� plus d'une semaine; la signora de Campireali attendait impatiemment les journ�es de trouble qui allaient suivre sa mort pour faire attaquer les derniers cinquante pas de son souterrain. Comme il s'agissait de traverser les caves de plusieurs maisons habit�es, elle craignait fort de ne pouvoir d�rober au public la fin de son entreprise. D�s le surlendemain de l'arriv�e de Branciforte � la Petrella, les trois anciens bravi de Jules, qu'H�l�ne avait pris � son service, sembl�rent atteints de folie. Quoique tout le monde ne s�t que trop qu'elle �tait au secret le plus absolu, et gard�e par des religieuses qui la ha�ssaient, Ugone l'un des bravi vint � la porte du couvent, et fit les instances les plus �tranges pour qu'on lui perm�t de voir sa ma�tresse, et sur-le-champ. Il fut repouss� et jet� � la porte. Dans son d�sespoir, cet homme y resta, et se mit � donner un bajoc (un sou) � chacune des personnes attach�es au service de la maison qui entraient ou sortaient, en leur disant ces pr�cises paroles: R�jouissez-vous avec moi; le signor Jules Branciforte est arriv�, il est vivant: dites cela � vos amis. Les deux camarades d'Ugone pass�rent la journ�e � lui apporter des bajocs, et ils ne cess�rent d'en distribuer jour et nuit en disant toujours les m�mes paroles, que lorsqu'il ne leur en resta plus un seul. Mais les trois bravi, se relevant l'un l'autre, ne continu�rent pas moins � monter la garde � la porte du couvent de Sainte-Marthe, adressant toujours aux passants les m�mes paroles suivies de grandes salutations: Le seigneur Jules est arriv�, etc. L'id�e de ces braves gens eut du succ�s: moins de trente-six heures apr�s le premier bajoc distribu�, la pauvre H�l�ne, au secret au fond de son cachot, savait que Jules �tait vivant; ce mot la jeta dans une sorte de fr�n�sie: --O ma m�re! s'�criait-elle, m'avez-vous fait assez de mal! Quelques heures plus tard l'�tonnante nouvelle lui fut confirm�e par la petite Marietta, qui, en faisant le sacrifice de tous ses bijoux d'or, obtint la permission de suivre la soeur touri�re qui apportait ses repas � la prisonni�re. H�l�ne se jeta dans ses bras en pleurant de Joie. --Ceci est bien beau, lui dit-elle, mais je ne resterai plus gu�re avec toi. --Certainement! lui dit Marietta. Je pense bien que le temps de ce conclave ne se passera pas sans que votre prison ne soit chang�e en un simple exil. --Ah! ma ch�re, revoir Jules! et le revoir, moi coupable! Au milieu de la troisi�me nuit qui suivit cet entretien, une partie du pav� de l'�glise enfon�a avec un grand bruit; les religieuses de Sainte-Marthe crurent que le couvent allait s'ab�mer. Le trouble fut extr�me, tout le monde criait au tremblement de terre. Une heure environ apr�s la chute du pav� de marbre de l'�glise, la signora de Campireali, pr�c�d�e par les trois bravi au service d'H�l�ne, p�n�tra dans le cachot par le souterrain. --Victoire, victoire, madame! criaient les bravi. H�l�ne eut une peur mortelle; elle crut que Jules Branciforte �tait avec eux. Elle fut bien rassur�e, et ses traits reprirent leur expression s�v�re lorsqu'ils lui dirent qu'ils n'accompagnaient que la signora de Campireali, et que Jules n'�tait encore que dans Albano, qu'il venait d'occuper avec plusieurs milliers de soldats. Apr�s quelques instante d'attente, la signora de Campireali parut; elle marchait avec beaucoup de peine, donnant le bras � son �cuyer, qui �tait en grand costume et l'�p�e au c�t�; mais son habit magnifique �tait tout souill� de terre. --O ma ch�re H�l�ne! je viens te sauver! s'�cria la signora de Campireali. --Et qui vous dit que je veuille �tre sauv�e? La signora de Campireali restait �tonn�e; elle regardait sa fille avec de grands yeux; elle parut fort agit�e. --Eh bien, ma ch�re H�l�ne, dit-elle enfin, la destin�e me force � t'avouer une action bien naturelle peut-�tre, apr�s les malheurs autrefois arriv�s dans notre famille, mais dont je me repens, et que je te prie de me pardonner: Jules Branciforte est vivant. --Et c'est parce qu'il vit que je ne veux pas vivre. La signora de Campireali ne comprenait pas d'abord le langage de sa fille, puis elle lui adressa les supplications les plus tendres; mais elle n'obtenait pas de r�ponse: H�l�ne s'�tait tourn�e vers son crucifix et priait sans l'�couter. Ce fut en vain que, pendant une heure enti�re, la signora de Campireali fit les derniers efforts pour obtenir une parole ou un regard. Enfin, sa fille, impatient�e, lui dit: --C'est sous le marbre de ce crucifix qu'�taient cach�es ses lettres, dans ma petite chambre d'Albano; il e�t mieux valu me laisser poignarder par mon p�re! Sortez, et laissez-moi de l'or. La signora de Campireali, voulant continuer � parler � sa fille, malgr� les signes d'effroi que lui adressait son �cuyer, H�l�ne s'impatienta. --Laissez-moi, du moins, une heure de libert�; vous avez empoisonn� ma vie, vous voulez aussi empoisonner ma mort. --Nous serons encore ma�tres du souterrain pendant deux ou trois heures; j'ose esp�rer que tu te raviseras! s'�cria la signora de Campireali fondant en larmes. Et elle reprit la route du souterrain. --Ugone, reste aupr�s de moi, dit H�l�ne � l'un de ses bravi, et sois bien arm�, mon gar�on, car peut-�tre il s'agira de me d�fendre. Voyons ta dague, ton �p�e, ton poignard! Le vieux soldat lui montra ces armes en bon �tat. --Eh bien, tiens-toi l� en dehors de ma prison; je vais �crire � Jules une longue lettre que tu lui remettras toi-m�me; je ne veux pas qu'elle passe par d'autres mains que les tiennes, n'ayant rien pour la cacheter. Tu peux lire tout ce que contiendra cette lettre. Mets dans tes poches tout cet or que ma m�re vient de laisser, je n'ai besoin pour moi que de cinquante sequins; place-les sur mon lit. Apr�s ces paroles, H�l�ne se mit � �crire. �Je ne doute point de toi, mon cher Jules: si je m'en vais, c'est que je mourrais de douleur dans tes bras, en voyant quel e�t �t� mon bonheur si je n'eusse pas commis une faute. Ne va pas croire que j'aie jamais aim� aucun �tre au monde apr�s toi; bien loin de l�, mon coeur �tait rempli du plus vif m�pris pour l'homme que j'admettais dans ma chambre. Ma faute fut uniquement d'ennui, et, si l'on veut, de libertinage. Songe que mon esprit, fort affaibli depuis la tentative inutile que je fis � la Petrella, o� le prince que je v�n�rais parce que tu l'aimais, me re�ut si cruellement; songe, dis-je, que mon esprit, fort affaibli, fut assi�g� par douze ann�es de mensonge. Tout ce qui m'environnait �tait faux et menteur, et je le savais. Je re�us d'abord une trentaine de lettres de toi; juge des transports avec lesquels j'ouvris les premi�res! mais, en les lisant, mon coeur se gla�ait. J'examinais cette �criture, je reconnaissais ta main, mais non ton coeur. Songe que ce premier mensonge a d�rang� l'essence de ma vie, au point de me faire ouvrir sans plaisir une lettre de ton �criture! La d�testable annonce de ta mort acheva de tuer en moi tout ce qui restait encore des temps heureux de notre jeunesse. Mon premier dessein, comme tu le comprends bien, fut d'aller voir et toucher de mes mains la plage du Mexique o� l'on disait que les sauvages t'avaient massacr�; si j'eusse suivi cette pens�e nous serions heureux maintenant, car, � Madrid, quels que fussent le nombre et l'adresse des espions qu'une main vigilante e�t pu semer autour de moi, comme de mon c�t� j'eusse int�ress� toutes les �mes dans lesquelles il reste encore un peu de piti� et de bont�, il est probable que je serais arriv�e � la v�rit�; car d�j�, mon Jules, tes belles actions avaient fix� sur toi l'attention du monde, et peut-�tre quelqu'un � Madrid savait que tu �tais Branciforte. Veux-tu que je te dise ce qui emp�cha notre bonheur? D'abord le souvenir de l'atroce et humiliante r�ception que le prince m'avait faite � la Petrella; que d'obstacles puissants � affronter de Castro au Mexique! Tu le vois, mon �me avait d�j� perdu de son ressort. Ensuite il me vint une pens�e de vanit�. J'avais fait construire de grands b�timents dans le couvent, afin de pouvoir prendre pour chambre la loge de la touri�re, o� tu te r�fugias la nuit du combat. Un jour, je regardais cette terre que jadis, pour moi, tu avais abreuv�e de ton sang; j'entendis une parole de m�pris, je levai la t�te, je vis des visages m�chants; pour me venger, je voulus �tre abbesse. Ma m�re, qui savait bien que tu �tais vivant, fit des choses h�ro�ques pour obtenir cette nomination extravagante. Cette place ne fut, pour moi, qu'une source d'ennuis; elle acheva d'avilir mon �me; je trouvai du plaisir �. marquer mon pouvoir souvent par le malheur des autres; je commis des injustices. Je me voyais � trente ans, vertueuse suivant le monde, riche, consid�r�e, et cependant parfaitement malheureuse. Alors se pr�senta ce pauvre homme, qui �tait la bont� m�me, mais l'ineptie en personne. Son ineptie fit que je supportai ses premiers propos. Mon �me �tait si malheureuse par tout ce qui m'environnait depuis ton d�part, qu'elle n'avait plus la force de r�sister � la plus petite tentation. T'avouerai-je une chose bien ind�cente? Mais je r�fl�chis que tout est permis � une morte. Quand tu liras ces lignes, les vers d�voreront ces pr�tendues beaut�s qui n'auraient d� �tre que pour toi. Enfin il faut dire cette chose qui me fait de la peine, je ne voyais pas pourquoi je n'essayerais pas de l'amour grossier, comme toutes nos dames romaines; j'eus une pens�e de libertinage, mais je n'ai jamais pu me donner � cet homme sans �prouver un sentiment d'horreur et de d�go�t qui an�antissait tout le plaisir. Je te voyais toujours � mes c�t�s, dans notre jardin du palais d'Albano, lorsque la Madone t'inspira cette pens�e g�n�reuse en apparence, mais qui pourtant, apr�s ma m�re, a fait le malheur de notre vie. Tu n'�tais point mena�ant, mais tendre et bon comme tu le fus toujours; tu me regardais; alors j'�prouvais des moments de col�re pour cet autre homme et j'allais jusqu'� le battre de toutes mes forces. Voil� toute la v�rit�, mon cher Jules: je ne voulais pas mourir sans te la dire, et je pensais aussi que peut-�tre cette conversation avec toi m'�terait l'id�e de mourir. Je n'en vois que mieux quelle e�t �t� ma joie en te revoyant, si je me fusse conserv�e digne de toi. Je t'ordonne de vivre et de continuer cette carri�re militaire qui m'a caus� tant de joie quand j'ai appris tes succ�s. Qu'e�t-ce �t�, grand Dieu! si j'eusse re�u tes lettres, surtout apr�s la bataille d'Achenne! Vis, et rappelle-toi souvent la m�moire de Ranuce, tu� aux Ciampi, et celle d'H�l�ne, qui, pour ne pas voir un reproche dans tes yeux, est morte � Sainte-Marthe.� Apr�s avoir �crit, H�l�ne s'approcha du vieux soldat, qu'elle trouva dormant; elle lui d�roba sa dague, sans qu'il s'en aper�ut, puis elle l'�veilla. --J'ai fini, lui dit-elle, je crains que nos ennemis ne s'emparent du souterrain. Va vite prendre ma lettre qui est sur la table, et remets-la toi-m�me � Jules, toi-m�me, entends-tu? De plus, donne-lui mon mouchoir que voici; dis-lui que je ne l'aime pas plus en ce moment que je ne l'ai toujours aim�, toujours, entends bien! Ugone debout ne partait pas. --Va donc! --Madame, avez-vous bien r�fl�chi? Le seigneur Jules vous aime tant! --Moi aussi, je l'aime, prends la lettre et remets-la toi-m�me. --Eh bien, que Dieu vous b�nisse comme vous �tes bonne! Ugone alla et revint fort vite; il trouva H�l�ne morte: elle avait la dague dans le coeur. End of the Project Gutenberg EBook of L'Abbesse de Castro, by Stendhal *** END OF THIS PROJECT GUTENBERG EBOOK L'ABBESSE DE CASTRO *** ***** This file should be named 797-8.txt or 797-8.zip ***** This and all associated files of various formats will be found in: http://www.gutenberg.org/7/9/797/ Produced by Tokuya Matsumoto and ebooksgratuits.com Updated editions will replace the previous one--the old editions will be renamed. Creating the works from public domain print editions means that no one owns a United States copyright in these works, so the Foundation (and you!) can copy and distribute it in the United States without permission and without paying copyright royalties. Special rules, set forth in the General Terms of Use part of this license, apply to copying and distributing Project Gutenberg-tm electronic works to protect the PROJECT GUTENBERG-tm concept and trademark. 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It exists because of the efforts of hundreds of volunteers and donations from people in all walks of life. Volunteers and financial support to provide volunteers with the assistance they need, are critical to reaching Project Gutenberg-tm's goals and ensuring that the Project Gutenberg-tm collection will remain freely available for generations to come. In 2001, the Project Gutenberg Literary Archive Foundation was created to provide a secure and permanent future for Project Gutenberg-tm and future generations. To learn more about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation and how your efforts and donations can help, see Sections 3 and 4 and the Foundation web page at http://www.pglaf.org. Section 3. Information about the Project Gutenberg Literary Archive Foundation The Project Gutenberg Literary Archive Foundation is a non profit 501(c)(3) educational corporation organized under the laws of the state of Mississippi and granted tax exempt status by the Internal Revenue Service. The Foundation's EIN or federal tax identification number is 64-6221541. Its 501(c)(3) letter is posted at http://pglaf.org/fundraising. Contributions to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation are tax deductible to the full extent permitted by U.S. federal laws and your state's laws. The Foundation's principal office is located at 4557 Melan Dr. S. Fairbanks, AK, 99712., but its volunteers and employees are scattered throughout numerous locations. Its business office is located at 809 North 1500 West, Salt Lake City, UT 84116, (801) 596-1887, email business@pglaf.org. Email contact links and up to date contact information can be found at the Foundation's web site and official page at http://pglaf.org For additional contact information: Dr. Gregory B. Newby Chief Executive and Director gbnewby@pglaf.org Section 4. Information about Donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation Project Gutenberg-tm depends upon and cannot survive without wide spread public support and donations to carry out its mission of increasing the number of public domain and licensed works that can be freely distributed in machine readable form accessible by the widest array of equipment including outdated equipment. Many small donations ($1 to $5,000) are particularly important to maintaining tax exempt status with the IRS. The Foundation is committed to complying with the laws regulating charities and charitable donations in all 50 states of the United States. Compliance requirements are not uniform and it takes a considerable effort, much paperwork and many fees to meet and keep up with these requirements. We do not solicit donations in locations where we have not received written confirmation of compliance. 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Hart is the originator of the Project Gutenberg-tm concept of a library of electronic works that could be freely shared with anyone. For thirty years, he produced and distributed Project Gutenberg-tm eBooks with only a loose network of volunteer support. Project Gutenberg-tm eBooks are often created from several printed editions, all of which are confirmed as Public Domain in the U.S. unless a copyright notice is included. Thus, we do not necessarily keep eBooks in compliance with any particular paper edition. Most people start at our Web site which has the main PG search facility: http://www.gutenberg.org This Web site includes information about Project Gutenberg-tm, including how to make donations to the Project Gutenberg Literary Archive Foundation, how to help produce our new eBooks, and how to subscribe to our email newsletter to hear about new eBooks.